Loxias | 66. Doctoriales XVI | I. Doctoriales XVI 

Nessrine Naccach  : 

Shéhérazade, plusieurs fois morte. Éléments de réflexion sur la (dé)naissance d’une figure mythique dans « La femme en morceaux » d’Assia Djebar et J’ai tué Schéhérazade. Confessions d’une femme arabe en colère de Joumana Haddad

Résumé

Cet article se propose d’étudier, à la croisée d’une étude d’influence et de réception, la figure de Shéhérazade à travers deux de ses recréations littéraires : « La femme en morceaux » d’Assia Djebar et J’ai tué Schéhérazade de Joumana Haddad. Que représente la conteuse pour ces écrivaines ? Et pourquoi la solliciter ? L’analyse des textes devrait permettre non seulement de répondre à ces questions mais aussi de comprendre le rapport des réécritures à la figure de la conteuse -ou comment la création littéraire redéfinit le personnage- et de saisir, par là même, les enjeux littéraires et socio-poé(li)tiques des usages féminins de Shéhérazade.

Index

Mots-clés : Djebar (Assia) , figure mythique, Haddad (Joumana), réécriture, Shéhérazade

Géographique : Algérie , France, Liban

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Les Contes ont l’attrait des mirages. Comme eux ils nous fascinent. Monte alors en nous le désir […] désir d’assouvir une soif, désir de connaître […]. Et nous voilà partis à leur rencontre […] avec l’espoir de combler un manque, de posséder, de jouir. Mais au fur et à mesure de l’approche, l’horizon se déplace, l’horizon fuit, impossible à atteindre […]. Nous nous arrêtons alors avec notre soif, notre désir en suspens […] tandis qu’émerge une étrange et inquiétante certitude : c’est quelque chose de nous, quelque chose de nous-même que nous venons de contempler dans le mirage ou dans le conte […]. Miroirs qui nous ont permis un moment d’entrevoir quelque chose « de l’autre côté du miroir », d’avoir eu, de manière fugace, accès au secret1.

De quoi Shéhérazade est-elle le nom ?

Je raconte des histoires après des histoires, des rêves après des rêves donc je repousse ma mort et je vis. C’est ainsi que se présente à nous le personnage de Shéhérazade : ambassadrice des Mille et Une Nuits. Un texte « universel2», d’une richesse sémantique inouïe en ce qu’il reste toujours ouvert à moult formes d’appropriation esthétique, éthique, littéraire et politique (traductions, commentaires, réécritures, adaptations à l’écran, etc.). Dans un contexte mondialisé, qui n’est plus à l’orientalisme, le classique oriental tend à s’oublier. Toutefois, et curieusement, ce n’est pas le cas de sa chef d’orchestre qui continue à inspirer de nombreux écrivains et artistes, femmes et hommes confondus. En effet, Shéhérazade

avait un courage au-dessus de son sexe, de l’esprit infiniment, avec une pénétration admirable. Elle avait beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse que rien ne lui était échappé de tout ce qu’elle avait lu. Elle s’était heureusement appliquée à la philosophie, à la médecine, à l’histoire et aux beaux-arts ; et elle faisait des vers mieux que les poètes les plus célèbres de son temps. Outre cela, elle était pourvue d’une beauté excellente, et une vertu très solide couronnait toutes ces qualités3.

Ses talents et qualités lui ont été fort utiles pour tenir tête au roi Shahrayar. Celui-ci, trompé par son épouse, s’est livré à une guerre picrocholine contre toutes les femmes de son royaume en épousant chaque soir une jeune femme pour l’exécuter au petit matin. Afin d’arrêter le massacre, Shéhérazade décide d’épouser le roi, malgré la protestation et les mises en garde de son père le vizir. Pour ce, elle met en place un stratagème avec l’aide de sa sœur cadette Duniazade (ou Dinarzâde) -dont le rôle est rarement mis en avant dans les lectures du récit-cadre. L’astuce consiste à distraire le roi par le biais des contes-gigognes qui s’enchaînent, se juxtaposent, s’emboîtent les uns dans les autres et s’interrompent à l’aube. Entraîné malgré lui dans le cycle de l’attente, le roi désireux de connaître la suite de l’histoire, sursoit l’exécution de sa sentence. Suspens. Sursis. Promesse de vie et ainsi de suite ; un schéma qui s’étend sur mille et une nuits, durant lesquelles Shéhérazade parvient non seulement à sauver sa vie et celle de ses semblables mais aussi à résorber la violence masculine, à l’annuler comme acte en inventant « l’art de la temporisation héroïque4. » Par ailleurs, et comme l’explique Malek Chebel dans Psychanalyse des Mille et Une Nuits, Shéhérazade avait compris que raconter des histoires fait rêver les gens, en l’occurrence le roi Shahrayar, et permet de les hypnotiser.

I. PluriElle

Examiner de près la matière que travaille la figure de Shéhérazade ne va pas sans poser de facto la question : de quelle Shéhérazade s’agit-il vraiment ? Parce que Shéhérazade n’est pas seule et unique. Elle est variable selon les manuscrits – indiens, persans, arabes –, selon les traductions – Antoine Galland (1704-1717), Charles Mardrus (1898-1904), René Khawam (1986-1987), Jamel-Eddine Bencheikh et André Miquel (2005) – selon les versions : Bulâq, Breslau, Muhsîn Mahdî, mais aussi en fonction des reprises, des parallèles et des continuations qu’elle peut engendrer.

De mille et une orthographes d’un nom propre

Une remarque sur le nom de Shéhérazade s’impose. De manière générale, s’il a été tellement labouré et ce, depuis longtemps, le nom propre reste une question expansive dans la mesure où il est voué à la contradiction, aussi bien dans les modalités de fonctionnement linguistique que dans les analyses métalinguistiques. On a appris, notamment avec des linguistes comme Émile Benveniste, que

ce qu’on entend ordinairement par nom propre est une marque conventionnelle d’identification sociale telle qu’elle puisse désigner constamment et de manière unique un individu unique5.

On sait également que, d’ordinaire, le nom propre est dépourvu de sens parce qu’il n’a pas de signification lexicale codée. Or – et c’est là où les choses se compliquent – si l’on se penche sur ses usages, on comprendra que « le vide [peut]se transforme[r] en trop plein et l’on parlera [ainsi] d’hypersémanticité6 ». Notion qui reprend l’idée de Michel Bréal et selon laquelle le nom propre a un sens en quelque sorte infini. Alors, un signifiant sans signifié renvoyant à la réalité individuelle de la personne qu’il désigne, soit, mais tout en restant ouvert à des possibles opacifications sémantiques qu’il acquiert au fil de ses mises en discours.

En ce sens, le nom de « Shéhérazade » est un exemple probant. Il est d’abord l’élément le plus visible de son identité (on ne sait pas grand-chose sur elle, c’est le cas des personnages des récits-cadres souvent pas très caractérisés). Ensuite, c’est un prénom à orthographe multipliée parfois à l’infini. Shéhérazade (ou Shahrazâd), traditionnellement appelée Schéhérazade vient du persan Šahrzād, diminutif de Shahrzâdeh composé de Shahr qui veut dire « ville » et Zâdeh « qui est né ». Dans Shahrazâdeh, on relève une référence à Tchehrzâd (tchehr : visage ou essence, azâd : libre) signifiant à visage découvert et, par extension, une personne libre et indépendante. De surcroît, Shahrzâd peut faire référence à Shirzâd : Shir : (lion ou roi), zâd : (né de) qui est synonyme ou shahzâdeh (féminin) ou de shahzâd (masculin) ; les deux désignant fils ou fille de roi. Outre l’indépendance, Shéhérazade serait noble7.

Pour Galland, elle est « Schéhérazade ». Avec Assia Djebar, elle devient « Shéhérazade » (le changement est minime). Joumana Haddad l’appelle « Schéhérazade » (certainement suite à la découverte de la conteuse dans la traduction de Galland). Sous la plume de Fawzia Zouari, on parle de « Shahrazade » (un choix correspondant très probablement à la prononciation du prénom en arabe). Nous arrivons enfin à « Shérazade » (avec le « h » comme syllabe qui tombe) dans la trilogie de Leïla Sebbar, pour ne citer que ces exemples. Le choix de l’orthographe relève d’un parti pris. Voici ce qu’en dit L. Sebbar :

Shérazade tient lieu de prénom et de nom, et malgré la fugue dans la géographie plutôt que dans le verbe, comme la sultane qui invente des figures extravagantes nuit après nuit contre la couche du Sultan, fugues parlées, racontées jusqu’au matin, Shérazade n’échappe pas à ce nom que le jeune Français aussitôt amoureux, lui impose avec une histoire qui n’est pas la sienne8.

Ce panorama compendieusement expéditif des graphies changeables du prénom de la conteuse montre qu’à côté de l’épaississement du personnage qui passe, ici, par la modification du nom propre, l’idée de la multiplication semble inhérente au personnage de Shéhérazade. Non seulement elle est chaque fois autre et autrement (nous le verrons dans ce qui va suivre), au fur et à mesure des réécritures mais encore, sa voix, son statut et son sexe sont d’une polyvalence – voire une ambivalence – pour le moins frappante.

Le symbole : et si Shéhérazade était féministe ?

Il convient de rappeler, à ce stade, que les contes de Shéhérazade sont à vrai dire destinés non pas à Shahrayar mais à une femme : Duniazade, qui interpelle son aînée pour lui demander de parler, mettant ainsi leur stratagème en marche. Selon Aboubakr Chraïbi :

La première page de ses Mille et une nuits n’est pas adressée au public des lecteurs, ni à ses maîtres ou à ses pairs, ni aux grands hommes de l’époque, mais à une femme, à la marquise d’O, dame du palais de la duchesse de Bourgogne. Bien entendu, à travers la dame, Galland visait aussi le défunt père de celle-ci, et d’autres dames encore. [...] Cela dit, en proposant comme destinataire modèle la marquise d’O, Galland poursuit à sa manière le mouvement interne du texte qui proposait comme destinataire modèle Dinarzade, la fille du vizir, et partage une vision idéologique très ancienne qui veut que, pour présenter les Nuits, il faut se dissimuler derrière une femme, sage et hautement cultivée, qui les raconte, et derrière une autre, d’un rang non moins élevé, qui les écoute9.

Alors œuvre d’une femme par et pour une femme ? La réponse semble couler de source. À cela s’ajoute le fait que, selon une réception plus contemporaine, la conteuse représente la métaphore du récit, surtout si l’on croit à la 602e nuit absente de tous les manuscrits et dont seul Borges parle10. C’est ainsi, et avec les différentes lectures des Nuits notamment politique et féministe11, que Shéhérazade est devenue dépositaire d’une parole-faire et donc d’un agir féminin lointain dans le temps et dans l’espace12. D’après le récit-cadre, Shéhérazade peut être féministe dans la mesure où elle s’interpose pour sauver les femmes de l’oppression et de la mort. Ce faisant, elle épargne toute l’humanité. Voici ce que pense André Miquel à ce sujet :

le conte-cadre justifierait à lui seul une approche féministe des Nuits. Mais il y a plus que cette histoire : il y a toutes les autres, ici et là, où la femme mène le jeu, s’impose à l’attention, au regard, à l’estime, à l’amour même, par un comportement bien souvent supérieur à celui des mâles…preuve d’un débat qui n’en finit pas de se poser, au moins en coulisse, dans une société où les hommes accaparent le devant de la scène13.

Déployer les ressources de son imagination océanique a permis à la conteuse de garder la vie sauve. En raison de quoi, elle s’est transformée en symbole de la femme érudite « fort instruite et diaboliquement rusée14 », incarnant l’engagement et le dévouement, l’éloquence et le savoir face à « l’obscurantisme des gouvernants15 ». Outre le fait qu’il soit une allégorie de la littérature, le récit de Shéhérazade peut être une fable sur le pouvoir de la parole qui protège aussi bien les femmes que les hommes, notamment Shahrayar qu’elle arrache à « sa folie suicidaire16 ». Par ailleurs, c’est bien

le caractère particulier de la pathologie de Schahriar [qui] met en évidence le pouvoir et la responsabilité de l’imagination [de la conteuse] : […] en tant que faculté créatrice de mondes fictifs et de représentations multiples, […] elle élargit l’esprit, dessine un espace où se rencontrer et se rejoindre dans l’émotion17.

Si l’on se tient à une interprétation féministe18, on peut s’attendre à ce quoi cette voix de femme appelle d’autres voix féminines pour se rallier à elle en la considérant comme un « modèle » dont elles peuvent se servir pour se raconter. Cependant, ce sont bien des écrivains hommes qui, dans un premier temps, se sont emparés de la figure de Shéhérazade, de sa parole et des valeurs qu’elle incarne. Ceux-ci ont mis de côté son statut de femme et ont déclenché le processus de neutralisation de son sexe19 : Shéhérazade devenue Haroun dans Haroun and the sea of stories sous la plume de Salman Rushdie ou Hamid dans La Kahéna de Salim Bachi. Quant aux reprises féminines, on y distingue deux modalités de réception de Shéhérazade. D’un côté, il y a celles qui reconnaissent le féminisme de la conteuse à l’instar d’Assia Djebar dont toute l’œuvre est une métaphore filée des paroles féminines. De l’autre, il y a celles qui cherchent à s’affirmer tout en rejetant ce que Christiane Chaulet-Achour appelle « l’injonction contique20 » parce que

LA femme qu’est Shahrazade réduit les autres femmes au statut de conteuse, celle qui raconte aux autres, qui panse la violence du monde, grâce aux histoires qu’elle raconte et non par le récit de sa propre histoire21.

« L’injonction contique » désigne en effet cette obligation faite aux écrivaines (principalement arabes) d’être répétitrices et transmettrices d’un héritage ancestral au détriment de leur propre création. Voilà pourquoi nombreuses sont celles qui se montrent sceptiques vis-à-vis de Shéhérazade qui leur pèse lourd à cause des clichés qu’elle traîne avec elle et surtout de l’image dévalorisante qu’elle donne d’elle. Certaines vont justifier ce rejet par l’inaccomplissement de son acte : la sultane a rusé pour contourner l’injustice. Mais elle n'a pas avancé dans la société à visage découvert, librement ; elle raconte toutes les histoires sauf la sienne et pour sauver sa vie, elle anéantit son existence se réduisant, de ce fait, à une figure du « dedans », de la nuit et de l’ombre. Le « contage » de Shéhérazade est pour ainsi dire un modèle écrasant de toute créatrice. Joumana Haddad appartient à cette génération qui rejette catégoriquement la figure de la conteuse et tout ce qu’elle représente, nous y reviendrons.

II. Plusieurs fois morte

Au sein des multiples continuations auxquelles a donné lieu le personnage de Shéhérazade, certaines réappropriations qui font date, contribuent à l’élévation de la conteuse au rang de figure mythique. Ces reprises témoignent non seulement d’une connaissance approfondie du personnage mais aussi d’une volonté de démontrer l’ampleur de son potentiel de vitalité.

Pour le besoin de l’analyse nous avons sélectionné deux œuvres où il est question de la mise à mort de Shéhérazade, à une différence près : alors qu’Assia Djebar se sert de la mort pour rendre hommage aussi bien à la conteuse qu’à la mémoire d’une de ses amies enseignantes, assassinée en salle de cours alors qu’elle racontait une histoire à ses élèves, le récit de Joumana Haddad répond à une autre urgence cruciale : celle de faire taire Shéhérazade pour pouvoir se mettre en mots – chose que la conteuse n’a pas faite, étant donné qu’elle a raconté toutes les histoires sauf la sienne.

Découpée en morceaux

« Le sang ne sèche pas dans la langue » : portrait de Atyka en Shéhérazade

Dans « La Femme en morceaux22 », Assia Djebar réactualise la tradition du conte des Mille et une nuits pour raconter l’histoire de Atyka, professeur de français : « une langue qu’elle a choisie [et] qu’elle a le plaisir d’enseigner23 », assassinée par des intégristes, sous les yeux de ses élèves. En effet, A. Djebar puise dans la réalité sordide des années noires en Algérie et s’inspire d’un fait réel qui lui parle tout particulièrement. Le corps de Mina, une institutrice, la cinquantaine, a été retrouvé dans un port de la Méditerranée du Nord. Mina est une femme « ordinaire, à peine un peu plus savante que ses voisines et elle transmet ce qu’elle sait c’est tout24. » Son crime ? Elle raconte, « d’un ton étale et sans théâtre l’ordinaire d’une vie. Une vie de femmes algériennes25 ». D’abord, elle reçoit des menaces au téléphone. Elle n’y comprend rien et croit avoir affaire à un déséquilibré. Après tout, elle ne fait qu’enseigner une langue étrangère et la religion n’a rien là-dedans. Quelques jours se passent, dans son habituel chemin qu’elle parcourt à pied pour aller au lycée, elle est accostée par deux inconnus armés. Les deux visent, et la tête de Mina éclate. Quelques heures après, les élèves courent dans tous les sens en pleurs ; tout un lycée en émoi. Puis, s’abat l’aphasie. Une histoire très sombre et pourtant vraie, ayant lieu dans un pays où la violence, presque établie dans le quotidien, semble banalisée. Par ailleurs, l’écrivaine connaissait bien l’enseignante et l’estimait beaucoup pour sa bravoure et son engagement dans l’enseignement. Un fait divers d’une violence qui dépasse l’entendement et dont « seul le fantastique est susceptible de restituer la trace d’une cruauté aussi inouïe26. »

Nous sommes donc à Alger, en 1994. Atyka, dont le nom en arabe signifie « libératrice », née l’année même de l’indépendance, choisit à vingt ans de faire une licence en français, contrairement à ses parents qui, eux, à l’école coloniale, n’ont pu faire que des études en français alors qu’ils parlaient le berbère et l’arabe. Un choix surprenant pour le père qui voyait sa fille – si forte en arabe – plutôt en linguistique arabe ou en exégète islamique. Atyka justifie sa décision en ces termes :

Je serai professeur de français : mais vous verrez, avec des élèves vraiment bilingues, le français me servira pour aller et venir, dans tous les espaces, autant que dans plusieurs langues27.

Rêveuse et amoureuse de la langue française et des histoires, Atyka propose à sa classe de seconde – sa préférée – de vivre une expérience fantastique : imaginer des variations autour des premiers contes de Shéhérazade. Comme elle a cette même classe cinq jours de suite, le pari consiste à longer le récit qui frange les premières nuits de la sultane.

L’histoire de Atyka (l’hypotexte) viendra se greffer – par le biais de « la transposition proximisante28 » qui actualise le texte-source pour le rapprocher géographiquement et temporellement du public – sur deux histoires (l’hypertexte) tirées des Mille et une nuits, et dont l’une est le prolongement de l’autre : « Les Trois pommes » et « L’histoire de la femme massacrée ». A. Djebar va ainsi s’attaquer aux non-inter-dits de l’Histoire. À ses yeux, Shéhérazade, et par extension toutes les femmes sont opprimées et par la société et par la religion. Ce qui en dit long sur la manière dont elle interprète Les Nuits ;

une interprétation qui laisse transparaître la marque d’une subjectivité qui réorganise, choisit, retient, juge, en allant exhumer les éléments les plus signifiants pour les ramener dans le champ d’une intelligibilité apte à éclairer le présent29.

Des « Trois pommes » et de « L’histoire de la dame massacrée », l’écrivaine retient un élément bien précis qu’elle cherche à réactiver pour comprendre les aberrations du présent : l’exécution de la femme inconnue. Dès lors, ce qui est une énigme amusante dans le texte d’origine devient un évènement crucial dans le conte d’A. Djebar qu’elle s’attelle à dramatiser à l’extrême afin de mieux l’accuser. La mort constitue donc la trame du fond de son récit qui s’ouvre comme suit :

Une nuit à Bagdad. Au fond, tout au fond du cours large, légèrement en pente du fleuve, un endroit entre la ville et le palais. Là, au fond de ce fleuve, le Tigre, dort un corps de jeune femme. Un corps coupé en morceaux30.

Le débat passionné et passionnant entre Atyka et ses élèves va dans le sens de la lecture féministe et politique que fait A. Djebar du récit de Shéhérazade. À la remarque faite par un élève cramoisi de timidité :

Je note que Djaffar en s’installant à son tour comme conteur devient un double de Shéhérazade. Et c’est le même cas d’une imagination… « sous menace » : comme pour elle, si le sultan qui écoute n’est pas vraiment intéressé, la sentence de mort qu’il a dans les mains va tomber, cruelle31!

Une autre élève ajoutera, indignée :

Shéhérazade risque sa vie chaque nuit, ou plutôt chaque aube. Or, Djaffar, qui certes a manqué par deux fois de mourir, c’est la vie de son esclave qu’il défend32!

Et Atyka d’intervenir pour pousser la réflexion encore plus loin :

Vous avez l’un et l’autre raison […]. Dans cette mise en parallèle, avez-vous pensé que Shéhérazade, en mettant en avant Djaffar, semble dire à son mari si redoutable : « Je pourrai être, moi, votre vizir, Seigneur […]33. ».

Le message de l’enseignante semble ainsi transmis. Le premier élève en déduit que les contes des Mille et une nuits sont des histoires politiques, ou encore féministes, comme va le souligner une élève voisine : Shéhérazade dans le rôle du vizir, « [une] révolution pour l’époque 34! »

La frontière entre les deux contes des Nuits – qui constituent la matière du cours – et l’histoire de Atyka est inscrite topographiquement dans le texte par le va-et-vient entre les caractères ordinaires et les caractères en italiques. En outre, le passage de l’hypotexte à l’hypertexte et vice-versa – ou « aller et retour de voyageuse, de passagère » comme l’appelle plus bellement A. Djebar – se fait aussi par le remodelage du cadre spatio-temporel. En effet, Atyka situe l’action des contes originaux à Bagdad, dans le palais du sultan. Exception faite du recours ponctuel au présent réactualisant tel ou tel fait, l’emploi du passé simple est de rigueur. À la fin de chacune de ses leçons, l’enseignante s’efforce de nous réveiller c’est-à-dire de nous sortir du merveilleux. Du palais du sultan à Bassora, elle nous ramène à la réalité en nous projetant « dans une autre ville arabe, [d’] aujourd’hui35. » Car au fond le hic et nunc ne peut avoir lieu sans cet ailleurs d’autrefois : à Bagdad, au palais, aux rives du Tigre et bien au-delà. Quant au personnage de Shéhérazade, c’est bien sa parole sépulcrale de la nuit que Atyka va convertir en parole éclairée par la lumière du jour.

Le corps, la tête. Mais la voix ?

Une attention particulière est accordée au cercueil dans lequel la femme inconnue a été découverte. Le cercueil se donne à nous lentement, et par petites touches. On apprend presque tout sur lui. Plus encore, il devient non seulement le thème central mais aussi le leitmotiv qui va revenir – sous des formes variées – telle une mélopée pour rythmer le texte entier :

Les morceaux soigneusement enveloppés d’un voile. D’un voile blanc […]. Un voile de lin […]. Le voile est plié dans un tapis. Un tapis de soie […] à demi roulé dans une couffe. Une large couffe faite de feuilles de palmier […]. La couffe, conservée à l’intérieur d’une caisse de bois d’olivier. Une caisse lourde à la serrure ouvragée […]. La caisse gît au fond du tigre […]. Dans la caisse, dans la couffe de feuilles de palmier, à l’intérieur du tapis roulé, enveloppé du voile de lin blanc […]. Le corps de la femme coupée en morceaux36.

Et le corps de l’inconnue y dort. Une scène qui nous rappelle le « Dormeur du val » de Rimbaud d’autant plus que l’écrivaine a recours à la métaphore du sommeil pour ne pas nommer l’innommable. Celle qui n’a ni nom ni visage et à laquelle, elle fait simplement allusion : la mort.

Il reste quoi, se demande-t-elle, dix minutes encore de discussion libre, pour arrêter le cours ? Demain aurai-je vraiment fini le conte ? Allons-nous épuiser ses niveaux de lecture37 ?

La mise en relief anaphorique de cette question qui ponctue tout le texte, traduit la crainte de Atyka dont le voyage au pays des merveilles avec ses élèves ne peut remédier, un tant soit peu, au « présent et ses alarmes38 ». Parce qu’il est impensable pour

elle [de] leur dire, à ces élèves qui semblent l’aimer, qu’une sourde inquiétude la cerne dans ce quartier périphérique où, avec son jeune époux, elle a trouvé à se loger39.

Si « la sultane mythique40 » échappe à la mort grâce à son récit et son pouvoir de conjuration, Atyka, elle, n’y parvient pas. « [S]a classe entière s’immobilise41 », elle croit être « sur la scène, devant le palais du calife à Bagdad42 ». Mais ce ne sont que les contours du passé et du présent qui se brouillent. En réalité, la classe se trouve devant cinq hommes armés, qui poussent la porte et se présentent – dans un bon français – comme des forces de l’ordre venant effectuer un contrôle. Ce qu’ils cherchent ? C’est « la soi-disant professeur, mais qui raconte, paraît-il, à ces jeunes gens des histoires obscènes43. » A. Djebar s’attarde sur le personnage du « bossu [..] sans doute un personnage de conte44. » En plus du fait qu’il soit le seul sans barbe, il est en civil et armé d’un couteau. Son « rire d’idiot45 » terrorise les élèves. Face à eux, et malgré la balle qu’elle reçoit au cœur, l’enseignante fièrement « dressée46 » derrière son bureau, poursuit son conte d’une voix ferme :

Cinq jours durant, nous avons vécu avec Shéhérazade, la sultane…avec le mari qui a avoué son crime…avec Djaffar qui a imaginé les deux frères, fils du vizir, dont le fils et la fille finiront par être réunis […]47.

L’horreur atteint son paroxysme quand le bossu décapite l’enseignante et dépose sa tête sur son bureau.

Atyka, tête coupée, nouvelle conteuse […]. Atyka parle […]. Une mare de sang s’étale sur le bois de la table, autour de sa nuque. Atyka continue le conte48,

sous les yeux du jeune Omar figé, spectateur et témoin du drame, qui dans son hystérie, court jusqu’à la tête coupée de son enseignante en criant : « entendre, je veux l’entendre jusqu’au bout49 ».

C’est la fin de la mille et unième nuit que j’aurais voulu relater Mille et unième qui apporte à la sultane enfin délivrance ! Et la voix de la tête coupée récite lentement le texte su par cœur :
Pendant tout ce temps où elle avait raconté, Shéhérazade avait donné au roi trois garçons […]50.

Peu à peu, la voix de Atyka perd son souffle et s’éteint,

comme si les mots, étouffés par le sang qui s’était mis à s’égoutter, à ruisseler sur le bois de la table, se noyaient eux-mêmes51.

Sa dernière phrase n’est pas celle de Shéhérazade mais la sienne. Aux mille et une nuits de Bassora se succèdent « mille et un jours, ici chez nous, à …52 ».

Sur fond d’histoire de femme coupée en morceaux qu’on cherche à enterrer à Bagdad, A. Djebar déterre un fait divers et réussit à dé-ranger la mémoire. Elle fouille dans le passé refoulé afin d’en exhumer les fragments, de recoller les morceaux et si possible, restituer les zones d’ombres qui permettent de mieux comprendre le présent.

.… et étranglée : Joumana Haddad assassine la sultane ab irato

L’engagement d’une vie : éléments biographiques

Au commencement,

il y eut un mot, un mot qui sauva une fille de sa sensation d’étouffer. Un mot qui la sauva entièrement. Ce même mot lui apprit à rêver et à crier, dans sa tête et sur le papier. Ce même mot qui est aujourd’hui tatoué, en arabe, sur le bras droit de la femme qu’elle est devenue. Ce même mot qui l’aide à se relever chaque fois qu’elle trébuche et tombe à genoux […] Car, comme Éluard, et tant d’autres dans le monde arabe et sur la surface de cette planète, cette petite fille est simplement un être humain « Né pour te connaître/Pour te nommer/ Liberté53. »

Je suis libre donc j’existe. C’est le cogito de l’écrivaine libanaise Joumana Haddad (1970-), militante pour les droits des femmes. Traductrice polyglotte, elle parle couramment sept langues : l’arabe, l’arménien, le français, l’italien, l’anglais, l’espagnol et l’allemand. J. Haddad écrit d’abord en français et adopte l’arabe à l’âge de vingt-trois ans. Un passage qu’elle justifie par son rapport “agressif” à la langue arabe, la langue “castrée”. Le choix d’écrire en arabe est par conséquent de nature politique « pour cesser [dit-elle] de considérer comme obscène l’usage de termes sexuels arabes54. »

Engagée dans la vie culturelle et sociale au Liban, son nom figure annuellement, depuis 2014, parmi les femmes arabes les plus influentes au monde sélectionnées par le magazine Arabian Business (position 34 en 2017). J. Haddad découvre l’expression de « guerre des sexes » au début des années 1980 en flânant dans une librairie de Beyrouth. Se bousculent alors dans sa tête mille et une questions sur le statut de la femme et l’égalité entre les sexes. Pour trouver des réponses, elle se retourne vers les travaux de Simone de Beauvoir et bien d’autres. Ses recherches et lectures l’amènent au féminisme de la troisième vague auquel elle adhère, puisqu’il allie la variété avec le changement, bien au-delà des définitions binaires stéréotypées. Elle le résume ainsi :

il y a des femmes qui croisent les jambes pour le plaisir des hommes (elles s’exploitent elles-mêmes). D’autres croisent les hommes sans les regarder (les féministes de la vieille garde). Et les féministes de la troisième vague ? Eh bien, elles croisent les doigts en traversant l’abîme, avec un homme à leur côté55.

Être une femme libre revient pour elle à tordre le cou aux tabous et à tout remettre en question : les préjugés, le mariage, la religion, la mentalité grégaire et le machisme de façon à ce qu’elle s’arrache une place dans la société. J’ai tué Schéhérazade est, en ce sens, un bel exemple qu’elle présente en ces termes :

Je ferai dans ce livre tout ce qui est en mon pouvoir pour vous “décevoir”. Je m’efforcerai de détruire vos illusions, de vous désenchanter, de vous priver d’une part essentielle de vos chimères et de vos opinions prêtes à porter56.

Et pour désappointer,

il fallait tuer un mythe historique pour libérer le corps […] l’esprit, et écrire cette expérience pour mieux l’affirmer57,

partout et dans plusieurs langues.

Entre la féministe engagée et la conteuse : désamour, mépris et vengeance

La colère de J. Haddad trouve ses racines dans ses expériences qu’elle raconte sous un ton pour le moins provocateur. De la jeune fille de treize ans lisant le marquis de Sade à l’adolescente qui connaît la guerre à Beyrouth, et de la femme écrivant des poèmes épicuriens à celle qui crée Jasad (corps) : le premier magazine érotique en langue arabe, se dégage le portrait d’une femme révoltée.

Suite à la réflexion d’une journaliste étonnée de voir une femme, comme J. Haddad, arabe mais émancipée, l’écrivaine trempe sa plume dans l’encre la plus défensive. Commence dès lors son combat acharné contre les clichés sur la femme orientale qui a donné naissance au véritable pamphlet qu’est J’ai tué Schéhérazade. Le livre s’ouvre par la définition de ce qu’est être arabe aujourd’hui, qu’elle développe en trois points. D’abord, l’hypocrisie : la conséquence de l’incapacité à vivre et à penser librement, en toute sincérité ; un droit dérobé par les obscurantistes qui sévissent dans la société arabe cadenassée. Ensuite, elle réfute catégoriquement l’injonction d’appartenir à la masse pour renoncer « à l’individualité [et] se laisser guider aveuglément par un chef, une cause ou un slogan58. » Vient enfin l’obligation de faire face à plusieurs impasses, entre autres celle du totalitarisme, du sexisme, du conflit au Moyen-Orient, de l’extrémisme religieux, des régimes dictatoriaux et du désespoir. Après l’avoir dite sur le mode du cri, J. Haddad articule sa rage ainsi :

Je n’ai jamais été fan de Schéhérazade. Pourtant je sais que, en tant que femme arabe, je suis censée être pleine d’admiration, ou du moins soutenir sa cause. Il n’en est rien […]59.

La Shéhérazade de J. Haddad n’a rien en commun avec celle des Nuits si ce n’est le fait qu’elle est « une bonne fille, douée d’une imagination débordante et de talents de négociations60. » En effet, dans son réquisitoire contre la conteuse qu’elle accable de plus belle d’une page à l’autre, l’écrivaine en brosse un profil très sombre. Ce faisant, elle déploie une panoplie d’adjectifs péjoratifs. De l’intarissable conteuse, Shéhérazade est réduite à une incurable bavarde, voire même à « [une] imbécile61 ». Plus encore, elle estime que ce personnage de conte n’est ni « le symbole de l’opposition culturelle arabe62 » ni la voix féminine s’insurgeant contre le patriarcat et l’injustice sociale. Il est fondamental de rappeler que l’écrivaine conteste le principe même qui fait de la parole féminine une rançon de vie :

on nous persuade que pour réussir dans la vie il faut satisfaire l’homme. Par une fable, un repas, une paire de seins siliconés, une bonne partie de jambes en l’air63.

J. Haddad dénonce ce schéma de tromperie qui est porteur d’un message erroné transmis aux femmes : pour être épargnée, il faut user de persuasion et donner aux hommes ce dont ils ont besoin. En effet, la remise en cause de la méthode adoptée par la conteuse – et qui, jusque-là, lui ne lui a valu que des éloges – pointe du doigt ses limites. C’est une pseudo-stratégie qui renforcerait les inégalités en étançonnant l’homme dans la position omnipotente du dominant et en plaçant la femme dans celle du dominé. Du moment que les contre-analyses et les défis intellectuels ne suffisent pas, J. Haddad opte pour une solution radicale : le silence définitif de Shéhérazade. Autrement dit, sa mort.

J’ai tué Schéhérazade. Je l’ai étranglée de mes propres mains. Quelqu’un devait finir par le faire […]. J’ai tué Schéhérazade […]. Mais je ne peux pas m’en attribuer le mérite à moi seule. De nombreux complices m’ont aidée à monter le coup […]. J’ai tué Schéhérazade avec les mains de toutes les femmes […], avec les mains de tous les hommes […], avec les mains de ma mère […], avec les mains des mannequins de Calvin Klein, des James Bond girls et de toutes les femmes traitées comme un morceau de viande dans les magazines, les films sur les écrans de télé et dans la vie […], avec les mains des poupées Barbie qui polluent l’esprit de toutes les fillettes […]. Oui, j’ai tué Schéhérazade. Je l’ai tuée en moi64.

Tel un thrène, cet extrait sonne non seulement comme un avis de décès mais aussi comme un passage aux aveux. J. Haddad revendique son geste pour ainsi joindre l’action à la parole. Pourquoi donc tuer un personnage de fiction ? Une femme de papier ? Parce que ce n’est qu’une fois la société patriarcale, ses complices et « complot65 » (dont Shéhérazade) dénoncés, que les femmes peuvent vraiment se frayer une place et s’affirmer. Bien loin de toutes images fausses et clichés généralisateurs qu’une figure comme Shéhérazade ne fait que contribuer à promouvoir au sujet de la femme et de sa valeur. Quant à son vrai modèle, il est ailleurs. J. Haddad le découvre en feuilletant un livre sur la mythologie. Plutôt que la danseuse du ventre, l’écrivaine propose Lilith. Une référence pour elle en matière de liberté et d’accomplissement à laquelle elle s’identifie :

Je suis Lilith, la femme-destin. Aucun homme n'échappe à mon sort, et aucun mâle ne voudrait s'échapper […]. Je suis la femme-paradis qui chuta du paradis, et je suis la chute-paradis […]. Je suis la vierge Lilith, visage invisible de la libertine, la mère aimante et la femme-homme […] 66.

Plutôt qu’une femme invisible du fait de son enfermement derrière des moucharabiehs ou sous un voile, d’autres femmes existent. Et c’est bien leur histoire que J. Haddad raconte (telle une Shéhérazade ?) entre et sous lignes, à travers l’assassinat symbolique du personnage de la conteuse.

En guise de conclusion : et pourtant palingénésique

À travers la figure de Shéhérazade, les deux écrivaines orchestrent un chœur de voi(e)x de féminines qu’elles représentent comme une voix, comme un corps – qu’il soit étranglé ou découpé en plusieurs morceaux –, comme un sujet à part entière. On l’aura bien compris : A. Djebar conçoit la conteuse comme un mythe fondateur qu’elle réécrit pour mettre au grand jour un fait divers destructeur, représentatif de la violence que subissent les femmes au quotidien. Ce choix se veut « une mise en écho, dans un besoin compulsif de garder trace des voix, tout autour, qui s’envolent et s’assèchent67. » L’attitude d’A. Djebar est celle de l’écouteuse par excellence. Elle convoque d’abord des voix lointaines et frémissantes ; ensuite, les recueille et transcrit afin d’en fabriquer – comme Shéhérazade – des récits dont la prolongation serait un réseau d’écoute et de transmission de femme à femme. C’est ainsi que l’histoire individuelle de Mina (dans la réalité) et de Atyka (dans le conte) se transforme peu à peu en histoire collective. De son côté, J. Haddad malmène la conteuse, remettant en cause son pouvoir « de contagion épidémiologique68 » – car oui, du pouvoir elle en a ! comme celui de circuler dans le temps et dans l’espace et ce, encore aujourd’hui – plus en réaction contre les lectures apologétiques qu’on en a faites que contre le personnage lui-même. Ceci dit, ce qui fondamental, chez A. Djebar tout comme J. Haddad, c’est ce moment de prise de parole qui fait rupture : c’est la dissipation du silence.

Le recours renouvelé à la figure de Shéhérazade démontre qu’elle transcende son statut de personnage fictif qui lui assigne d’être une bouche parleuse et plus que cela : une véritable gardienne des lieux. C’est justement grâce à sa plasticité qu’elle devient apte à exprimer au mieux les préoccupations de l’époque qui nous est contemporaine. On ne peut dès lors l’imaginer sans palingénésie69. De plus, la considérer comme un outil d’analyse des créations littéraires (et artistiques), permet non seulement d’observer sa longévité et son ubiquité mais aussi c’est un angle d’attaque remarquable pour réfléchir aussi bien sur l’histoire en mouvement – celle des femmes en l’occurrence – que sur les imaginaires, les mémoires, les identités collectives et les altérités.

Notes de bas de page numériques

1 Edgard Weber, « Avant-propos », Le secret des Mille et Une Nuits, l’inter-dit de Shéhérazade, Toulouse, Eché, 1987, p. 1.

2 André Miquel, Sept contes des « Mille et Une Nuits » ou : il n’y a pas de conte innocent, Paris, Sindbad, 1981.

3 Les mille et une nuits, Contes arabes, trad. d’Antoine Galland, t.1, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 35.

4 Dominique Jullien, Les Amoureux de Schéhérazade : variations modernes sur les Mille et une nuits, Genève, Librairie Droz, 2009, p. 14.

5 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1976, p. 200.

6 Paul Siblot, « Lecture de : Le nom propre. Construction et interprétations de K. Jonasson », Cahiers de praxématique [En ligne], 23 | 1994, document 11, mis en ligne le 01 janvier 2013. URL : http://journals.openedition.org/praxematique/1520 .

7 Explication étymologique citée en note de bas de page par C. Chaulet-Achour dans Christiane Chaulet-Achour (dir.), Les 1001 nuits et l’imaginaire du XXe siècle, L’Harmattan, 2004, p. 21. D’après Negin Malevergne-Daneshvar, chargée de cours à l’Université de Cergy-Pontoise, à partir des sources suivantes : Ali-Akbar Dehkhoda, Loghat-Name, Téhéran, 1970 p. 123 et Jean-Jacques Desmaisons (Baron), Dictionnaire Persan-Français, Rome, 1908, t. 1, p. 669.

8 Leïla Sebbar, « Shérazade, la syllabe perdue », in Lucette Hellen-Goldenberg (dir.), Les Mille et une nuits dans les imaginaires croisés, Actes de la 7e session de l’université euro-arabe, Cahiers d’études maghrébines, n°6-7, 1994, p. 101.

9 Aboubakr Chraïbi, Les Mille et une nuits en partage, Arles, Actes Sud, 2004, p. 102.

10 Si l’on croit à ladite 602e nuit énigmatique – introuvable dans presque tous les manuscrits et toutes les versions des Nuits et dont seulement Borges parle – où on dit qu’elle raconte au sultan sa propre histoire. Voici ce qu’en dit Borges dans « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » : « Je me rappelai aussi cette nuit qui se trouve au milieu des 1001 Nuits, quand la reine Shéhérazade (par une distraction magique du copiste) se met à raconter textuellement l’histoire des 1001 Nuits, au risque d’arriver de nouveau à la nuit pendant laquelle elle la raconte, et ainsi à l’infini », Fictions, trad. P. Verdevoye, I. et R. Caillois, Paris, Gallimard, 1965, « Folio », p. 100.

11 Voir à ce sujet Dominique Jullien, Les Amoureux de Schéhérazade. Variations modernes sur les Mille et une nuits, Genève, Droz, 2008.

12 Marie Lahy-Hollebecque, Le Féminisme de Schéhérazade, la révélation des Mille et Une Nuits, Paris, Radot, 1927, réédité sous le titre Schéhérazade ou l’Éducation d’un roi, Puiseaux, Pardès, 1987.

13 André Miquel, Jamel Eddine Benccheikh, Claude Brémont (dir.), Les Mille et un contes de la nuit, Paris, Gallimard, 1991, pp. 50-51.

14 Malek Chebel, Psychanalyse des Mille et Une Nuits, Paris, Payot & Rivages, 1996, p. 202.

15 Malek Chebel, Psychanalyse des Mille et Une Nuits, op.cit., p. 202.

16 Mourad Djebel à propos des Cinq et Une nuits de Shéhérazade, « Entre écrit et oral : le conte, voyage aux rives multiples », entretien avec Nathalie Carré, publié en ligne, in Africultures, le 04/04/ 2011.

17 Jean-Paul Sermain, Le conte de fées du classicisme aux Lumières, Paris, Desjonquères, 2005, p. 197.

18 Pour M. Lahy-Hollebecque, Shéhérazade se trouve en présence d’un tyran : ses contes vont servir non seulement à sauver les femmes mais surtout à materner le roi en faisant son éducation morale, intellectuelle et sentimentale.

19 Christiane Chaulet-Achour, « Shahrazade a-t-elle un sexe ? », dans Christiane Chaulet-Achour (dir.), Féminin/Masculin, Lectures et représentations, Cergy-Pontoise, Encrage, 2000, p139-155.

20 Christiane Chaulet-Achour, « La résistance des écrivaines arabes à l’injonction contique. Deux essais et des fictions », Littératures francophones et orientalisme, Maghreb et Machrek (journée d’étude dans le cadre du séminaire « orientalismes », Dominique Combe, Daniel Lançon, Sarga Moussa, Michel Murat).

21 Dominique Jullien, Les amoureux de Schéhérazade : variations modernes sur les Mille et une nuits, op.cit., p. 116.

22 Assia Djebar, « La femme en morceaux », Oran, langue morte, Arles, Actes Sud, 1997.

23 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 167.

24 Assia Djebar, « Postface », Oran, langue morte, op.cit., p. 368.

25 Assia Djebar, « Postface », Oran, langue morte, op.cit., p. 367.

26 Giuliva Miló, Lecture et pratique de l’Histoire dans l’œuvre d’Assia Djebar, Bruxelles, Documents pour l’histoire des francophonies, vol. 11, 2007, p. 230.

27 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 168.

28 Gérard Genette, Palimpsestes, Editions du Seuil, 1982, coll. « Points-Essais », p. 431.

29 Giuliva Miló, Lecture et pratique de l’Histoire dans l’œuvre d’Assia Djebar, op.cit., p. 231.

30 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 167.

31 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 199.

32 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 199.

33 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 199.

34 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 200.

35 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 167.

36 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., pp. 163-164.

37 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 207.

38 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 190.

39 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 190.

40 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 166.

41 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 208.

42 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 208.

43 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 166.

44 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 208.

45 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 209.

46 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 210.

47 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 212.

48 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 211.

49 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 213.

50 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 163.

51 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 213.

52 Assia Djebar, « La femme en morceaux », op.cit., p. 213.

53 Joumana Haddad, Superman est arabe. De Dieu, du mariage, des machos et autres désastreuses inventions, traduit de l’anglais Superman is an Arab par Anne Laure Tissaut, Arles, Actes Sud, 2013, p. 215.

54 Entretien avec Joumana Haddad à Beyrouth, 29 novembre 2011. Propos recueillis et cités par Franck Mermier, « “Corps”, “A découvert”: passage en revues de l’érotisme au Liban », EchoGéo [Online], 25 | 2013, Online since 10 October 2013, https://journals.openedition.org/echogeo/13574?lang=en.

55 Joumana Haddad, Superman est arabe, op.cit., p. 130.

56 Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade. Confessions d’une femme arabe en colère, traduit de l’anglais I Killed Scheherazade par Anne-Laure Tissut, Arles, Actes Sud, 2010, p.13.

57 Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade, op.cit., p. 13.

58 Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade, op.cit., pp. 20-21.

59 Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade, op.cit., p. 127.

60 Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade, op.cit., p. 129.

61 Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade, op.cit., p. 129.

62 Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade, op.cit., p. 128.

63 Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade, op.cit., p. 128.

64 Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade, op.cit., pp. 129-132.

65 « Je suis convaincue que ce personnage est un complot contre les femmes arabes en particulier, et les femmes en général. » J. Haddad, J’ai tué Schéhérazade, op. cit., p. 128.

66 Joumana Haddad, Le retour de Lilith, traduit de l’arabe ‘Awdat Lilith par Antoine Jockey, L’Inventaire, pp. 9-37.

67 Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1999, p. 26.

68 Dan Sperber, La contagion des idées, Odile Jacob, 1996.

69 Entendons la continuité de la figure mythique dans le temps mais aussi ouverture à de nouvelles significations, car « un mythe ne disparaît jamais ; il se met en sommeil, il se rabougrit, mais il attend un éternel retour, il attend une palingénésie ». Gilbert Durand, Champs de l’imaginaire, Grenoble, ELLUG, 1996, p. 101.

Bibliographie

Œuvres d’Assia Djebar et Joumana Haddad

DJEBAR Assia, « La femme en morceaux », Oran, langue morte, Arles, Actes Sud, 1997.

HADDAD Joumana, J’ai tué Schéhérazade. Confessions d’une femme arabe en colère, traduit de l’anglais I Killed Scheherazade par Anne-Laure Tissut, Arles, Actes Sud, 2010.

HADDAD Joumana, Le retour de Lilith, traduit de l’arabe ‘Awdat Lilith par Antoine Jockey, L’Inventaire, 2007.

HADDAD Joumana, Superman est arabe. De Dieu, du mariage, des machos et autres désastreuses inventions, traduit de l’anglais Superman is an Arab par Anne Laure Tissaut, Arles, Actes Sud, 2013.

Études

ABOUL-HUSSEIN Hiam, PELLAT Charles, Chéhérazade, personnage littéraire, Alger, Société nationale d’édition et de diffusion, 1976.

BRUNEL Pierre (dir.), Dictionnaire des mythes féminins, Monaco, Éditions du Rocher, 2002.

CHAULET-ACHOUR Christiane (dir.), Féminin/Masculin, Lectures et représentations, Cergy-Pontoise, Encrage, 2000.

CHAULET-ACHOUR Christiane (dir.), À l’aube des Mille et Une nuits. Lectures comparatistes, Saint‑Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Hors frontière », 2012.

CHRAÏBI Aboubakr, Les Mille et une nuits en partage, Arles, Actes Sud, 2004.

GAUCH Suzanne, Liberating Shahrazad : Feminism, Postcolonialism, and Islam, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007.

JULLIEN Dominique, Les amoureux de Schéhérazade : variations modernes sur les Mille et une nuits, Genève, Librairie Droz, 2009.

WEBER Edgard, Le Secret des Mille et Une Nuits, l’inter-dit de Shéhérazade, Toulouse, Eché, 1987

Pour citer cet article

Nessrine Naccach, « Shéhérazade, plusieurs fois morte. Éléments de réflexion sur la (dé)naissance d’une figure mythique dans « La femme en morceaux » d’Assia Djebar et J’ai tué Schéhérazade. Confessions d’une femme arabe en colère de Joumana Haddad », paru dans Loxias, 66., mis en ligne le 15 septembre 2019, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9240.

Auteurs

Nessrine Naccach

Doctorante en littérature générale et comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, bénéficiaire d’une bourse d’excellence pour Master et Doctorat (2015-2019), Nessrine Naccach est associée au CERC, EA 172 (Centre d’études et de recherches comparatistes), co-fondatrice du collectif « Les Parleuses ». Intermédialité, gender studies, figures et mythes du féminin, et créatrice d’un carnet de recherche dédié aux productions littéraires et artistiques de femmes (francophones et arabophones) : « Histoires de femmes. Voix d’elles, d’ailleurs et d’à côté. » Elle prépare, depuis 2016, une thèse sur les représentations et usages contemporains de Shéhérazade dans la littérature et les arts, sous la direction de Claudine Le Blanc.