Loxias | 65. Jean Rolin : une démarche littéraire ambulatoire | I. Jean Rolin : une démarche littéraire ambulatoire 

Philippe Antoine  : 

« Tout ce que j’ai écrit vient du fait que je ne sais pas conduire »

Sur les routes, sans permis

Résumé

Jean Rolin pose à maintes reprises un lien de causalité entre le fait qu’il ne possède pas de permis de conduire et son écriture. Ce qui pourrait passer pour un handicap, particulièrement difficile à surmonter pour quelqu’un qui ne cesse d’arpenter le monde et de le mettre en mots, devient donc une chance dont il se saisit pour développer un « art du voyage » singulier. Le piéton se tient au plus près du motif, ralentit à sa guise le tempo, scrute les fonctionnements opaques de la face cachée de notre modernité.

Index

Mots-clés : Rolin (Jean) , voiture, voyage

Plan

Texte intégral

Jean Rolin pose à maintes reprises, dans des entretiens qu’il livre à la presse écrite ou à la radio1, un lien de causalité entre le fait qu’il ne possède pas de permis de conduire et son écriture. Ce qui pourrait passer pour un handicap2, particulièrement difficile à surmonter pour quelqu’un qui ne cesse d’arpenter le monde, devient donc une chance dont il se saisit pour développer un « art du voyage3 » singulier qui évacue tout particulièrement la « curiosité » et les considérations attendues qui saturent sa mise en mots, à l’instar de quelques voyageurs du moment romantique4. Les lieux parfois improbables qu’habite successivement l’écrivain, qui se situent pour l’essentiel en dehors ou à côté des circuits habituellement empruntés par la plupart des voyageurs, sont difficilement accessibles autrement qu’en voiture. Il faut donc se déplacer à pied ou recourir systématiquement aux transports en commun, ce qui a d’évidentes conséquences sur la nature des choses vues et des rencontres que le texte consigne. Pour autant, l’automobile (comme objet) et les infrastructures routières (qui façonnent le paysage) sont omniprésentes dans l’œuvre. Rolin, ou le narrateur de ses fictions, est certes fréquemment un piéton mais il est tout aussi souvent un passager, embarqué dans des véhicules que d’autres conduisent. Il n’est pas de ceux qui optent sciemment pour la marche en la parant de toutes les vertus et qui refusent de monter à bord d’une automobile (ou d’un bus, d’un train, d’un cargo…). Ne pas conduire est une donnée, non un choix motivé par des raisons d’ordre éthique5.

La perception, la compréhension et les topographies du territoire sont étroitement dépendantes de cet état de fait et ce, d’autant plus, que la littérature géographique et factuelle (ou « légèrement fictive6 ») de cet « écrivain qui voyage7 » est adossée à une expérience et à une exigence d’exactitude et de précision qui sont fortement déterminées par les conditions matérielles du déplacement. Rolin répond en ces termes à une question posée par une journaliste des Inrockuptibles portant sur les motivations ayant présidées à l’écriture du Ravissement de Britney Spears (2011) :

Au départ, c’est très nettement mon envie d’aller à Los Angeles. Tous mes livres commencent par le choix et la définition d’un territoire, de manière quasi militaire ou urbanistique : je me procure des plans, de plus en plus détaillés, j’étudie des itinéraires. On m’avait toujours présenté cette ville comme la seule où je serais incapable de faire quoi que ce soit, car c’est la ville de l’automobile et que, ne sachant pas conduire, je serais dans l’incapacité de m’y déplacer. Ce qui témoigne de manière assez cocasse de la relative homogénéité sociale des gens qui me tiennent ce genre de propos, puisqu’en réalité les pauvres de L. A. se déplacent en transports en commun et qu’il y a un très bon réseau de transports, surtout des bus. Ma volonté première, c’était donc de trouver ma place dans un territoire dit « hostile ». Car si en général j’aime fréquenter des endroits malcommodes, là on me le présentait comme particulièrement handicapant8.

Les « livres-territoires » de l’écrivain, qui relèvent à la fois de l’inventaire et de l’enquête, gardent la trace des déambulations du narrateur et, indissociablement, du protocole qui a contraint leur façon. Dans le cas présent, il s’agit de relever un défi qui s’avère, à première vue seulement, impossible à tenir. Il se révèle pourtant fructueux en ce qu’il permet d’avoir une vision beaucoup plus fine des lieux et de leurs habitants. Plus encore, c’est la seule manière de pénétrer un univers qui, autrement, demeurerait incompréhensible ou indéchiffrable. Interviewé par Olivia Gesbert, Rolin affirme ainsi : « Je n’aurais pas vu grand-chose de Los Angeles si j’avais eu une voiture9 ». En somme, le voyageur sans permis développe un savoir voir particulier dont l’écrivain tire profit.

Une question d’échelle

Jean Rolin, assidu lecteur de cartes et de plans, sait combien est importante la question de l’échelle : plus elle est grande et plus la destination que l’on cherche à atteindre est précisément figurée. Lorsqu’il cartographie son territoire, c’est en approchant le motif d’aussi près qu’il est possible ou, plus précisément, en se situant au cœur du paysage – qu’il soit urbain, industriel ou naturel. Cette manière d’habiter le lieu, qui n’exclut aucunement que soient prises des distances avec le donné géographique et social, découle pour une bonne part du mode de déplacement adopté. La marche favorise l’appropriation progressive de l’espace. Le bus est en lui-même un microcosme humain, il prend son temps10 (j’y reviendrai) et conduit son passager en le faisant emprunter des itinéraires compliqués qu’il (re)découvre à mesure. Les stations que l’on ménage au cours de l’itinéraire procurent elles aussi l’occasion de plans fixes et de relevés complets.

La carrière de reporter de Jean Rolin l’a préparé à ce type d’investigations. Gardons cependant à l’esprit que ce « journaliste » s’écarte volontairement des itinéraires usuels pour leur préférer des « paysages » ordinaires qui bousculent les idées reçues : il est rare que ce qui « vaut le voyage », ou même le détour, figure en bonne place dans la prose de l’écrivain. Dans un article sur la Syrie est évacuée la description de Palmyre, au profit de « l’essentiel », à savoir une « base aérienne », « un petit hôtel de roman colonial » et Omar, « le gardien chef des ruines de Palmyre11 ». Le texte s’achève par ce propos un rien provocateur : « Et la Syrie, direz-vous, dans tout cela ? Mais il me semble avoir déjà répondu que les guides et les voyages organisés n’étaient pas faits pour les chiens12. » Il n’y a rien à dire de la « merveille13 » et c’est ailleurs qu’il faut débusquer la beauté véritable, celle d’un terrain vague, d’un chantier, d’une raffinerie14… C’est donc à pied (ou en bus, ou en tram) que le voyageur sans permis déambule dans des lieux quelquefois hostiles au sein desquels le piéton n’a pas sa place, qui n’offrent pas de repères à qui veut s’orienter ou qui ne sont tout bonnement pas répertoriés par les plans ou les cartes15. Qui plus est, la marche est le seul moyen de trouver ce que l’on cherche, par exemple « l’unique établissement qui à Tbilissi serve du café, turc comme les bains16 ». Pour peu, en effet, que l’on veuille se rendre en un point précis du territoire dont on ne connaît pas précisément l’adresse il faut nécessairement arpenter la ville en tous sens et être réceptif aux découvertes ou rencontres non programmées.

Documenter précisément les lieux revient à être attentif au détail, y compris dans ce qu’il peut avoir de parfaitement banal ou d’apparemment insignifiant17. La pratique du repérage (alliée à la recherche de documentation) n’entre pas pour rien dans cet exercice de précision puisque l’écriture transforme un matériau qui a été au préalable collecté, sur le terrain (ou dans les bibliothèques). Encore faut-il choisir le mode de déplacement adéquat. Dumas se demandait dans l’un de ses Voyages en Italie comment il convenait de visiter Naples. En calèche, il ne pouvait qu’emprunter les artères principales, ce qui ne lui aurait pas permis de découvrir la ville. « À pied, écrit-il, l’on voit trop de choses » (et il opte donc pour une solution intermédiaire, à savoir le corricolo grâce auquel « on passe presque partout18 »). Pour tout voir, ou cueillir ce qu’un coup d’œil rapide ne pourrait enregistrer, il est en effet une condition nécessaire (mais non suffisante) qui tient à la place qu’occupe l’observateur dans le milieu. L’automobile présente un double désavantage : sa rapidité n’est guère propice à la saisie de la réalité du réel, elle est en outre une « carapace19 » qui isole son conducteur de ses semblables. « La difficulté d’aller à pied dans [une] ville20 » et de parcourir certaines « espèces d’espaces » est donc largement compensée par les opportunités qu’offre la flânerie : choses (entre)vues, observations relatives aux comportements humains ou animaux (notamment l’avifaune), rencontres plus ou moins éphémères. Les textes sont donc accueillants aux descriptions (y compris dans la forme minimale que constitue la liste), aux portraits et éthopées, aux anecdotes qui tous – et c’est ce qui importe ici, plus que le phrasé si particulier de Jean Rolin21 – sont « naturalisés » ou rendus vraisemblables par le point de vue adopté22. Ces croquis ou poèmes en prose (on n’oubliera pas que l’écriture les recompose ou les crée) ordonnés selon le principe de la succession et non de la causalité (car la narration chez Rolin est toujours discrète, contrariée ou inachevée), sont le fait d’un relateur qui sait voir et se donne les moyens de la faire en se tenant au plus près des êtres et des choses et en évoluant ou en faisant évoluer son personnage dans un espace qui se transforme, au gré de ses pas.

Une question de tempo

L’espace représenté est nécessairement situé dans le temps : on peut évaluer les distances et les convertir approximativement en durée. Pour le piéton, une équivalence est facilement posée entre les points qu’il s’agit de relier et le moment de la marche – quelles que soient par ailleurs les surprises que peut réserver le trajet. Quant aux autres moyens de transport, ils sont plus encore appréciés en fonction des horaires de départ et d’arrivée ou des correspondances qu’il faut savoir prendre et des attentes qu’elles génèrent. La description d’itinéraire est donc assez logiquement attendue dans des récits qui nous font suivre les trajets du protagoniste :

Après avoir franchi à pied le fameux échangeur de Bagnolet, je m’enfonçai dans les souterrains de la station de métro Galliéni, j’aboutis dans le hall de cette si prometteuse gare routière « Eurolines » d’où il part à toute heure des autocars […], je ressortis devant l’entrée du centre commercial Bel-Est et là, m’émerveillant au passage des dimensions colossales de cet établissement et de la variété presqu’infinie des objets que l’on peut y acquérir, je m’élevai prestement de deux niveaux sur un tapis roulant, au milieu de ces amoncellements de marchandises sur lesquelles jamais le soleil ne se couche, j’empruntai une passerelle qui enjambait à l’air libre une des branches de l’échangeur, je descendis un escalier et me retrouvai ainsi le plus simplement du monde dans le hall de l’hôtel Ibis […]23.

Dans cette longue phrase, qui pourrait donner l’illusion d’une coïncidence (évidemment impossible) entre le parcours effectué et son écriture, Rolin emmène son lecteur avec lui en livrant impressions et commentaires. Ces fragments ambulatoires forment un paysage en mouvement24 qui s’élabore peu à peu, au rythme de la progression du voyageur. Ils sont à la fois extrêmement précis (au point que l’on pourrait possiblement refaire semblable course) et désorientant (car ils soulignent la complexité de la configuration urbaine). La prolifération des infrastructures (échangeurs, passerelles, souterrains, tunnels…), comme celle des signes ou des messages de la « pseudo-ville25 », complique nécessairement l’exercice de la déambulation et brouille la perception. Ces univers chaotiques que l’écrivain parcourt et écrit avec constance dans l’ensemble de son œuvre sont intrinsèquement liés à la réalité urbaine et, plus particulièrement, aux zones périphériques. Encore faut-il provoquer les situations, parfois inconfortables, qui placent l’homme ou le personnage au centre de scènes indéchiffrables et mouvantes. La promenade urbaine et son pendant textuel (la description d’itinéraire) sont l’une des solutions que privilégie Rolin pour appréhender « le foisonnement, le désordre, l’imbrication des fonctions et le mélange des genres, la coexistence de styles éventuellement incompatibles26 ».

Il arrive bien sûr que l’on s’arrête, pour prendre le temps de l’observation ou de la rencontre. C’est le privilège de l’homme sans voiture que de pouvoir interrompre quand il le veut son parcours, en descendant du bus ou du tram ou en ménageant une pause dans sa progression. Ces stations, plus ou moins longues, se prêtent à un autre type de dispositif, celui-là même que mettait en œuvre Perec dans sa « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien27 ». L’attention à des « écosystèmes » (urbains ou naturels) ou à des « trajets sociaux28 » est l’un des traits qui définissent la prose de Rolin. Ses chroniques multiplient les plans fixes et les panoramiques et proposent des inventaires : « Dans les entrepôts de la vieille Europe » on parcourt des quais déserts, on découvre un établissement thermal, on tente de s’introduire dans une salle de jeu chinoise… on explore une maison en ruine dont le « merdier pathétique » évoque des vies humaines évoquées par bribes29. Attentif aux objets, aux architectures ou au climat des lieux qu’il investit, l’enquêteur rassemble des indices, tente de reconstituer les scénarios possibles d’une activité passée ou s’essaie à introduire un peu de lisibilité dans le fatras du quotidien. Pour ce faire, il faut avoir été sur place et s’être immiscé, par effraction quelquefois, dans des univers que seul un piéton peut pénétrer, si tant est qu’il ait envie de la faire.

Ces microcosmes sont bien sûr habités, par des marginaux, des pauvres, des travailleurs auxquels le relateur donne la parole et dont il esquisse les vies minuscules. Le solitaire qui s’obstine à « marche[r] sans aucune nécessité30 » et vagabonde à l’écart des circuits habituels est naturellement amené à côtoyer ses « semblables », à savoir ceux qui peuplent les zones périphériques, les terrains vagues ou les vestiges promis à une désaffection totale de l’ère industrielle. La galerie de portraits qui émaillent l’œuvre, ressortissant à un milieu social relativement homogène, pourrait donner prise à une lecture sociologique ou ethnologique si Rolin ne prenait ses distances vis-à-vis de telles approches31. L’histoire collective qui s’écrit au fil des textes comporte une indéniable dimension politique (Rolin ne se prive aucunement de porter des jugements sur le monde comme il va) mais l’écrivain se défie de toute tentative de généralisation ou de modélisation dès lors qu’il entre en contact, dans une démarche qu’on pourrait dire de proximité, avec des individus. Il multiplie les scènes et portraits qui témoignent d’une « perception interne32 » : chaque rencontre provient semble-t-il d’un instant, l’attention extrême qui est portée aux êtres croisés leur donne la chance d’exister pour eux-mêmes, en dehors, encore une fois de toute catégorisation.

Interventions

Il serait inexact, cependant, d’affirmer que l’écrivain se déplace sans projet ou intention(s). La disponibilité qui est la sienne est la résultante d’un parti pris sciemment adopté33. Le lâcher-prise inhérent au vagabondage se construit, non sans effort, et conséquemment à un projet et à un dispositif relatifs à la déambulation. On lit dans La Clôture les lignes qui suivent. Elles sont un exemple parmi d’autres possibles de ce qui motive le voyage et son écriture, à savoir la délimitation d’un lieu et le choix de certains types d’environnements :

([…] la position exacte du point le plus à l’ouest d’où cette tour est visible depuis le trottoir du boulevard revêt pour moi une importance particulière, et ceci pour la raison suivante : au fur et à mesure que mon dispositif, sous la pression des circonstances, se décalera d’est en ouest, dans un mouvement glissé qui repoussera mon centre jusqu’à la porte d’Aubervilliers, mon aile gauche s’appuyant sur les portes de Clignancourt et de la Chapelle, mon aile droite pivotant pour s’établir tangentiellement à la limite nord-est du parc de la Villette, dans l’ouverture du « V » que dessinent en divergeant les canaux de l’Ourcq et Saint-Denis, il s’avèrera que le territoire sur lequel j’interviens désormais peut être défini comme la section du boulevard extérieur d’où se voit la tour Daewoo, à l’exclusion de toute autre section du même boulevard)34.

Dans le cas présent, le périmètre de l’investigation est rigoureusement tracé (géographiquement, mais aussi socialement). Ce n’est pas, on le sait, la seule contrainte qui organise un livre se donnant pour objet de croiser un destin (celui du maréchal Ney) et le présent désolé d’une certaine France au début du XXIe siècle. On retiendra surtout, dans le corps de cette citation le verbe « intervenir ». Si Rolin intervient sur les territoires, c’est d’abord parce qu’il en modifie les représentations en montrant ce qu’un homme pressé ne pourrait saisir, en transformant des poches urbaines dénuées de tout intérêt touristique en lieux dignes d’être décrits et narrés. Grâce à l’appropriation patiente des zones qu’il arpente méthodiquement, il parvient à donner un visage à ceux qui restent la plupart du temps invisibles, à raconter leur histoire35, à figurer l’espace dans lequel ils se meuvent.

Il se trouve par ailleurs que ces territoires, pour peu qu’on sache les lire, échappent partiellement à l’indétermination qui les définit à première vue. Rolin « réinscrit les terrains vagues et les bidonvilles dans la narration historique et géographique de la ville36 » et parvient somme toute à dresser un état du monde qui tient compte de l’histoire et, plus largement, de la bibliothèque. Les îles d’Aran sont habitées par les voix des écrivains37. L’itinéraire suivi au Congo, dans L’Explosion de la durite, est jalonné de réminiscences personnelles, de séquences relatives à l’histoire récente, de souvenirs littéraires… Dans Peleliu (2016), l’exploration de l’île se mêle à l’évocation d’une bataille particulièrement meurtrière de la guerre du Pacifique. Chaque lieu investi est toujours relié à une documentation (qu’il s’agisse de témoignages ou de textes inscrits dans le canon littéraire), découvert grâce à une expérience puis mis en livre au retour chez cet auteur qui voyage pour écrire. Il importe, dans ce protocole qui paraît la marque de fabrique de Rolin (et lui permet, on le signalera au passage, de faire peu de cas de la distinction entre littérature factuelle et fictionnelle), que le temps du voyage soit étiré : l’épaisseur historique et culturelle d’un lieu ne se donne pas d’elle-même. Pour saisir ce que faute d’un terme meilleur on appellera un climat (composé d’impressions nourries d’abondantes lectures) il vaut mieux habiter l’espace et laisser libre cours aux excursions mentales que la flânerie ou le vagabondage suscitent.

C’est également par ce dernier biais que Rolin « intervient » sur les lieux : ses « commentaires », qu’ils soient ironiques ou nostalgiques, mélancoliques ou mordants, semblent surgir au cours de la déambulation (mais sont activés par la « revie » du voyage, au moment de l’écriture). Le narrateur, on le sait, ne s’absente jamais de ses relations. Dans ses reportages apparaissent ainsi les marques suivantes : « je », « on », « nous », « le soussigné », « votre serviteur », « l’auteur de ces lignes ». Lorsqu’il délègue sa vision à un personnage tiers c’est encore lui qui parle, même si la distance ainsi ménagée entre celui qui endosse la responsabilité de l’énoncé et « Jean Rolin » fragilise le pacte référentiel. Chaque chose vue, événement ou rencontre est susceptible de supporter une évaluation qui renvoie aux manières de voir, de penser et de sentir de l’écrivain. Le paysage du « promeneur », produit de l’interaction entre le monde, le moi et la bibliothèque, est ainsi façonné par les itinéraires sinueux et quelquefois aléatoires qu’emprunte Rolin et les destinations qu’il sélectionne. Il n’aurait rien vu (ou pas ce qu’il voulait voir) s’il s’était déplacé en automobile. Il n’aurait pu occuper la position de témoin « engagé » qui est la sienne, comprendre les soubresauts de l’histoire en train de se faire ou approcher ces petites sociétés qui essaient d’inventer des modes de survie, en marge des manières d’être et de faire dominantes.

L’automobile malgré tout

Les récits de voyage de la période romantique font du passager d’un véhicule un objet, ballotté par les cahots des pataches, coucous et autres malles-poste. Dans la période contemporaine, le conducteur est incessamment soumis à des injonctions qui le privent pour partie de son libre-arbitre et en font le jouet d’éléments sur lesquels il n’exerce aucune maîtrise. Rolin, qui n’a conduit qu’une centaine d’heures dans sa vie38, est évidemment souvent embarqué dans toutes sortes de véhicules. Mais, par un retour de situation cocasse, il transforme l’automobile en objet, lequel dysfonctionne souvent. Une durite qui explose, une roue arrière qui crève, des « problèmes gastroentériques39 » dont le symptôme le plus apparent consiste en ce que l’eau versée dans le radiateur ressort par le tuyau d’échappement… Ces ennuis mécaniques ont ceci de bon qu’ils procurent l’occasion de rencontres ou fournissent des scénarios élémentaires (réparer une panne, attendre des secours, chercher un asile provisoire…) que le texte exemplifie. Qui plus est, l’automobile fait partie du paysage et peut, à ce titre, figurer une réalité sociale ou politique. Il en va ainsi de « ces berlines “Shanghai” qui, on ne sait trop pourquoi, partagent avec les Tatra tchèques et les Pobieda soviétiques le privilège d’exprimer l’essence même du totalitarisme appliqué à l’automobile40 ». Enfin, l’entrelacement des voies de circulation constitue en lui-même un spectacle qui vaut la peine d’être observé et décrit : à la réception d’un hôtel, le narrateur insiste, « pour obtenir une chambre donnant – et donnant le plus possible – sur l’échangeur41 ». On comprend aisément que, pour bien voir et ressentir la manière dont l’automobile a modifié en profondeur les espaces contemporains, il faille descendre du véhicule. C’est à cette condition que le piéton pourra enquêter efficacement sur les lieux qu’il arpente et que l’écrivain composera des « livres-territoires » convaincants. La distance qui est celle de Rolin vis-à-vis des scènes qu’il croque, non exempte d’une réelle empathie pour les milieux qu’il investit, provient pour une bonne part de sa position excentrée ou marginale, de cet « art du voyage » qui le conduit à regarder à côté, ou autrement, en se tenant près du motif, en ralentissant le tempo, en scrutant les fonctionnements opaques de la face cachée de notre modernité. Ne pas savoir conduire est, dans ce cas, une chance.

Notes de bas de page numériques

1 La citation qui donne le titre de cet article provient de l’émission diffusée sur France Culture le 29/12/2014 : Laure Adler, « “Sans excédent de bagages : écriture et voyage” : Jean Rolin », Hors-Champs, 29’30’’, https://www.franceculture.fr/emissions/hors-champs/sans-excedent-de-bagages-ecriture-et-voyage-jean-rolin [consulté le 08 août 2017].

2 Dans un entretien, Jean Rolin fait état de sa résistance à toute forme d’apprentissage technique (conduite et maîtrise d’un ordinateur par exemple). « Jean Rolin, De la nostalgie de la modernité », entretien avec Philippe Tretiack, Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris, 12 mars 2010, https://www.youtube.com/watch ?v =kKJnTNjUP8Y , 3’18’’ [consulté le 8 août 2017].

3 À savoir, indissociablement, une manière d’être au monde et de l’écrire. La « littérature apodémique » prodiguait des conseils pratiques au voyageur, accompagnés de prescriptions relatives à la consignation de l’expérience.

4 Le sentiment du déjà vu (et du déjà écrit) conduit bien des relateurs à refuser le chromo ou les descriptions attendues par le lectorat. Théophile Gautier peut ainsi écrire, en prenant à partie son ami Fritz (Nerval) : « […] nous évitons les monuments avec soin, et en général ce qu’on appelle les beautés d’une ville » (« Une journée à Londres », in Caprices et Zigzags, Paris, Lecou, 1852, p. 114).

5 L’éloge de la marche est une constante de la littérature viatique. Associée à la réflexion et à la rêverie, par exemple chez Montaigne et Rousseau, elle devient une forme de résistance à la modernité ou une expérience proprement spirituelle chez de nombreux auteurs contemporains qui y voient, à l’instar de Nicolas Bouvier « un processus de connaissance et d’illumination » (Routes et déroutes, Genève, Métropolis, 2004, p. 90).

6 Jean Rolin utilise l’expression (ou le néologisme « fictionné ») pour qualifier les livres dans lesquels il bouscule, sciemment, le pacte référentiel, en s’imaginant parfois comme un personnage de fiction (Hors-champs, émission citée, 31’30’’. Il n’y a pas de solution de continuité, dans son œuvre, entre les textes (plutôt) fictionnels ou autobiographiques et ce qui pourrait relever de la littérature viatique.

7 Jean Rolin refuse de se définir comme un « écrivain voyageur » en refusant le pittoresque qui serait selon lui l’une des caractéristiques du genre.

8 http://www.lesinrocks.com/2011/08/20/livres/britney-spears-lheroine-trash-et-romanesque-de-jean-rolin-1110973 / [consulté le 8 août 2017].

9 « Jean Rolin : “C’est très souvent en reportage que j’ai eu des idées ou des sujets de livre” », Les Masterclasses, France Culture, diffusion le 02/08/ 2017, 25’15’’, https://www.franceculture.fr/emissions/les-masterclasses/jean-rolin-cest-tres-souvent-en-reportage-que-jai-eu-des-idees-ou-des [consulté le 8 août 2017].

10 « Le bus 160 ne se presse pas : via Saint-Cloud et le Mont Valérien, il lui faut près d’une heure pour atteindre Nanterre […] » (Zones, Paris, Gallimard, « NRF », 1995, p. 26).

11 « Tourisme : la Syrie en six scoops », in L’Homme qui a vu l’ours, Paris, P.O.L, 2006, p. 234.

12 « Tourisme : la Syrie en six scoops », in L’Homme qui a vu l’ours, p. 235.

13 « Quant à l’île elle-même [Suomenlinna, à proximité d’Helsinki], sous la neige et par beau temps, c’est une merveille, ce qui fait, malheureusement, qu’il n’y a pas grand-chose à en dire. « Shadows in Helsinki », in L’Homme qui a vu l’ours, p. 926.

14 « La beauté de cette raffinerie était de nature à désespérer les âmes simples pour qui le paysage ne saurait tirer parti des violences de l’industrie. » (« Impressions de vestiges », in L’Homme qui a vu l’ours, p. 449). Jean Rolin s’est exprimé à plusieurs reprises sur l’attirance qu’exerçait sur lui les délaissés urbains, les chantiers, les friches industrielles, les entrepôts ou le paysage portuaire « qui [le] met invariablement de bonne humeur » (L’Explosion de la durite, Paris, Gallimard, « Folio », 2009 [P.O.L, 2007], p. 60).

15 « S’il existe un plan de Tirana, on a oublié de nous le signaler », « Reportage dans le huis clos albanais », in L’Homme qui a vu l’ours, p. 550.

16 « Géorgie soviétique : le concombre à visage inhumain », in L’Homme qui a vu l’ours, p. 263.

17 Rien n’empêche sur ce point de songer à Perec : « […] malgré soi, on ne note que l’insolite, le particulier, le misérablement exceptionnel, c’est le contraire qu’il faudrait faire » (Espèces d’espaces, Paris, Galilée, « L’espace critique », 1974, p. 73).

18 Alexandre Dumas, Le Corricolo, Paris, Boulé, 1841, p. 9. Je souligne.

19 À Kinshasa, le narrateur de L’Explosion de la durite, se décrit comme un « Blanc facile d’accès – parce que dépourvu de sa carapace automobile », op. cit., p. 187.

20 L’Explosion de la durite, p. 186.

21 Sur les choix stylistiques de Jean Rolin, voir Guillaume Thouroude, La Pluralité des mondes. Le récit de voyage de 1945 à nos jours, Paris, PUPS, « Imago Mundi », 2017, p. 167-179.

22 La filiation entre le réalisme français et la « narration documentaire » a été relevée par Lionel Ruffel, « Un réalisme contemporain : les narrations documentaires », Littérature, 2012/2, n° 166, p. 13-25. Philippe Hamon, dans son Introduction à l’analyse du descriptif (Paris, Hachette, « Langue, linguistique, communication », 1981) avait établi que le faire descriptif, en régime réaliste, était notamment adossé au point de vue du personnage, p. 186-197.

23 Zones, op. cit., p. 79-80.

24 Qui pourrait tout aussi bien être vu du bus ou du train. Songeons au récit de François Bon (Paysage fer, Lagrasse, Éditions Verdier, 2000) dans lequel le narrateur rend compte de la succession des trajets qu’il accomplit entre Paris et Nancy.

25 Zones, op. cit., p. 95.

26 Chemins d’eau, Paris, Payot & Rivages, 2004 [Jean-Claude Lattès, 1980], p. 198.

27 Texte publié par le collectif « Cause commune », in Le Pourrissement des sociétés, Paris, 10/18 (UGE), 1975, p. 59-108.

28 Voir à ce propos l’article de Filippo Zanghi, « Politiques littéraires du voyage : les boulevards des Maréchaux de Tillinac et de Rolin (Paris) », Le Globe. Revue genevoise de géographie, t. 152, 2012, Ville et littérature, p. 43-55.

29 « Dans les entrepôts de la vieille Europe », dans L’Homme qui a vu l’ours, op. cit., p. 36, 39, 42, 52.

30 Chemins d’eau, op. cit., p. 136.

31 Un exemple suffira : « Les abords des gares sont partout dans le monde des lieux particulièrement propices à l’exercice de l’ethnologie approximative et de la sociologie sommaire », « Géorgie soviétique », in L’Homme qui a vu l’ours, op. cit., p. 261.

32 Je reprends ici, de manière cavalière, les analyses de Filippo Zanghi, art. cité, notamment p. 55.

33 Dans Zones, l’auteur définit cette « économie du “voyage” » : « […] le premier principe consiste à réduire graduellement mes échanges avec le monde extérieur, à transformer mon métabolisme, un peu à la manière d’un animal entrant en hibernation, de façon à dilater le temps et l’espace dont je dispose sinon pour ne rien faire, du moins pour ne rien entreprendre de plus précis, de mieux défini, que rêvasser, lire, marcher sans but, observer à la dérobée, me tenir à l’écart, attendre, voir venir. », op. cit., p. 39.

34 La Clôture, Paris, Gallimard, « Folio », 2004 [P.O.L, 2002], p. 26.

35 La démarche présente des points communs avec celle de James Atgee et Walker Evans, dans Louons maintenant les grands hommes, Paris, Plon, « Terre humaine, 2017 [1939-1940]. Chez Rolin, toutefois, il ne s’agit pas de saisir une réalité sociale homogène en magnifiant les victimes de la crise économique. Son histoire collective est plus composée de manière kaléidoscopique, selon une succession de fragments qui présentent l’image d’une France plurielle : les nouveaux prolétaires ou sous-prolétaires des sociétés post-industrielles forment un groupe particulièrement divers, non réductible à une classe, à un habitus, à une culture…

36 Voir Guillaume Thouroude, « “Lieux de mémoire” et “non-lieux” dans l’œuvre de Jean Rolin », in François Moureau (dir.), Travaux de littérature XXVI, Paris, ADIREL, 2013, p. 337-346, ici p. 345. L’auteur de cet article insiste à juste titre sur le double mécanisme de réappropriation des délaissés urbains : les habitants réinventent une « sociabilité à géométrie variable » (p. 346), l’écrivain redonne « une continuité temporelle et mémorielle » (p. 345) à des « non-lieux » qui s’avèrent in fine « lieux de mémoire ».

37 « Aran, îles de saints et d’écrivains », in L’Homme qui a vu l’ours, p. 963-967.

38 En 1965, au Congo et sans permis, à bord d’une R4 si l’on en croit L’Explosion de la durite, op. cit., p. 26-27.

39 « Les naufragés du lac Victoria », in L’Homme qui a vu l’ours, op. cit., p. 828.

40 « Voyage au pays du Laogai et des Marlboro », in L’Homme qui a vu l’ours, op. cit., p. 520-521.

41 Zones, op. cit., p. 80.

Pour citer cet article

Philippe Antoine, « « Tout ce que j’ai écrit vient du fait que je ne sais pas conduire » », paru dans Loxias, 65., mis en ligne le 09 juin 2019, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9180.

Auteurs

Philippe Antoine

Philippe Antoine, professeur de littérature française du XIXe siècle à l’Université Clermont Auvergne, consacre ses travaux aux écritures non fictionnelles de la période romantique et, notamment, à l’œuvre de Chateaubriand (participation à l’édition des Œuvres complètes et coordination du dictionnaire dédié à cet auteur). Il s’intéresse tout particulièrement aux littératures de voyage, anime à ce titre le site www.crlv.org et assure la direction de la revue en ligne Viatica. Il prépare actuellement un livre sur les objets du voyage. Il a notamment publié : Quand le Voyage devient Promenade. Écritures du Voyage au temps du romantisme, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « Imago Mundi », 2011 et Les Récits de voyage de Chateaubriand. Contribution à l’étude d’un genre, Paris, Champion, 1997.

Université Clermont Auvergne