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Marinella Termite  : 

L’arrière-paysage d’Ormuz

Résumé

Urbain, maritime, désertique, belliqueux, le paysage s’impose de plus en plus comme expérience de la réalité. Entre reportage et témoignage, il dépouille le regard de ses ornements et configure une relation où le sujet et l’objet ne sont plus séparés. Cette approche fusionnelle qui porte l’empreinte de l’espace assure d’une part la mobilité des événements et de l’autre l’opacité de la ligne d’horizon. D’où l’intérêt pour l’exploration des pages qui défilent géographiquement et qui défient les effets d’homologation à tel point qu’elles constituent un banc d’essai pour saisir tout ce qui apparaît ou se cache derrière les évidences et qui peut engendrer ou non un sentiment de la nature. L’analyse de la spatialisation à travers les fissures qui émergent dans Ormuz de Jean Rolin (P.O.L., 2013) – notamment le recours aux parenthèses et la présence des végétaux – interroge de près les enjeux d’une écriture du paysage qui agit en apnée pour creuser les contours du visible et qui finit par se faire paysage elle-même.

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Mots-clés : documentaire , géographie, jardin, natation, parenthèse, paysage, ponctuation, Rolin (Jean), tiret, végétal

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Texte intégral

Urbain, maritime, désertique, belliqueux, le paysage s’impose de plus en plus comme expérience de la réalité, matière où les différents points de vue convergent pour ensuite éclater. Entre reportage et témoignage1, il configure d’une part la mobilité des événements et de l’autre l’opacité de la ligne d’horizon. D’où l’intérêt pour l’exploration des récits de Jean Rolin en tant que banc d’essai pour saisir ce qui apparaît ou se cache derrière les évidences et qui peut engendrer ou non un sentiment de la nature.

Cette étude vise ainsi à dégager comment le flux des relations (visible/invisible, proche/lointain, entre autres) – qu’Augustin Berque définit par le concept de « médiance2 » – se met en place dans l’œuvre de Jean Rolin, une œuvre où le récit de voyage ancre le réel. Le mouvement cherche ici d’autres interstices pour assurer la souplesse nécessaire au développement de la narration en présence d’un goût du décor très marquant qui vise à échapper à une vision globalisante et aplatie du dehors. Dans Ormuz (2013), l’analyse de la spatialisation interroge de près les enjeux d’une écriture du paysage3 qui agit dans les coulisses du décor pour mettre en question les contours du visible et qui finit par se faire paysage elle-même à travers notamment le choix d’une ponctuation particulière.

Espaces en vert

Identifiables par instants dans la narration, les démarches sensibles s’installent dans la démarche documentaire et rendent mobiles les savoirs. Le déjà-vécu ou le déjà-reconnu agissent ainsi à l’intérieur de la relation paysagère en imprégnant le regard et la perception de l’espace. D’où la distinction des plans d’action et la mise en relief des marqueurs spatiaux. C’est ainsi que le détroit d’Ormuz met au cœur de cette œuvre de Jean Rolin, d’une part, la contemplation « d’une étendue d’eau apparemment sans limite4 » sous la forme de l’horizontalité et, de l’autre, la suite variable de petits événements qui construisent l’espace éphémère de la page, selon les coordonnées du témoignage et les ressources des informations propres à l’approche journalistique. Le projet de traverser à la nage le détroit qui sépare l’Iran et l’Arabie permet à Wax – personnage aussi ambigu qu’évanouissant – de se confronter d’abord aux enjeux stratégiques (politiques et économiques) d’Ormuz et ensuite de les mettre en mots par la voix du narrateur. Le doute s’impose et soutient l’attente autour de cette entreprise sportive. La référence géographique au détroit résume la dichotomie des situations, de leur origine à la prise de conscience des diverses tensions géopolitiques de la région. La tendance au concret et au polysensoriel finit ainsi par établir d’autres relations où la profondeur et la largeur – réduites dans la platitude contraignante de l’approche géographique de l’espace – acquièrent un caractère intermittent. Le détroit devient alors un motif du paysage puisqu’en tant qu’élément constitutif d’un espace concret, il peut pousser à inventer d’autres paysages. Dans ce cas-là, une fois épuisées les ressources du paysage à cause de la tension entre hyper-précision et incertitude généralisée, le détroit « unifie » les fils du récit à travers les composants d’un arrière-paysage qui mettent en marche l’intrigue elle-même. À la différence de la notion d’arrière-pays d’Yves Bonnefoy5, où l’ailleurs met en valeur les manques de l’immédiat à l’intersection du relatif et de l’absolu, l’arrière-paysage de Jean Rolin n’explore pas la distance temporelle mais privilégie l’approche spatiale par le dépouillement des situations qui multiplient les endroits en question sans glisser vers une prose poétique. Cependant, l’apparente neutralisation des référents n’exclut pas la subjectivité puisque les images sont objectivées par deux postures énonciatives indissociables mais non fusionnelles. C’est la ligne d’horizon qui les met en relation et que Rolin construit à travers la natation. Sans repères visibles ni figés, la perspective qui dérive change parce qu’elle n’est plus à hauteur d’homme mais d’eau6. Sous l’empreinte de ce caractère liquide, l’expérience sportive construit alors la boussole d’un voyage scriptural qui représente plutôt une manière de voir que de reproduire des espaces mimétiques. Cet itinéraire se crée et se recrée autour d’un lieu toujours présent en fonction d’un sujet aux contours éphémères. L’éclairage de ce monde est monochrome mais il n’empêche pas de faire ressortir des situations qui, par juxtapositions ou par écueils, témoignent de l’effort de dessiner des décors capables d’agir isolément ou en relation mais toujours à l’intérieur d’une vision éclatée de la réalité. En effet, dans la plupart des œuvres de Jean Rolin, la présence paysagère agit à deux niveaux : dans Campagne7, le récit sur la guerre dans l’ex-Yougoslavie s’appuie sur le double sens du mot du titre, à savoir étendue du pays et épisode d’une guerre. Le paysage de guerre oscille entre la ville et la campagne dans Les événements8 alors que Zone9 présente un paysage urbain où la végétation garde un espace réduit mais parfois dominateur.

Dans Ormuz, le mot « paysage » apparaît pour indiquer un endroit désertique, plat, dépourvu d’attraction pour le touriste entre Abou Dhabi et Dubaï. Parmi les montagnes les plus proches du détroit d’Ormuz, il s’impose avec sa minéralité, âpre et anguleuse. La seule variation émerge par la couleur du revêtement qui présente un dégradé de bruns. « Plat, poussiéreux, incolore, jonché de touffes éparses » (O, 89), le paysage se dessine dans l’imagination du narrateur qui devine le caractère épineux et reconnaît les trous invisibles de son passage. Face au témoignage descriptif, le repli du narrateur tant sur son souvenir que sur le fait de s’adresser à lui-même, constitue une manière de briser la séquence et de faire ressortir la dimension subjective qui recoupe et relance un espace déjà épuisé. D’ailleurs, dans le sud de l’île d’Hormoz, les collines « nues et brûlées, de formes et de couleurs si peu naturelles, et si variées » (O, 161) introduisent une dimension artificielle, résultat d’un chaos rocheux.

De cette manière, le besoin de visibilité s’appuie sur l’équilibre entre naturel et artificiel, garanti par la lecture des marqueurs spatiaux. C’est le cas des détails militaires qui apparaissent entre lignes, routes, de part et d’autre des différentes séquences désertiques ou maritimes. Là, le partage physique n’est qu’une trace imaginaire à la différence des nombreux jardins parsemés dans Ormuz qui explorent au plus près du concret les contraintes climatiques afin d’envisager un cadre artificiel actif tourné vers le visible. Dans ce contexte géographique, la présence controversée des espaces végétaux se met ainsi à l’épreuve de la narration.

Le premier jardin est celui du mari de la réceptionniste et se distingue par les fruits qui y poussent (pêches, pommes et noix) (O, 12). Il se trouve dans la région de Kerman et toutes ces explications sont placées entre parenthèses. L’usage de la parenthèse semble entrer en relation avec l’écriture paysagère, comme la suite va le montrer. Un autre jardin est mentionné, celui du Trocadéro à Paris apparaît rapidement lorsque Wax échafaude son projet de traversée du détroit d’Ormuz mais le narrateur n’entre pas dans les détails (O, 33). Ensuite le jardin des chats est celui qui entoure la résidence de Wax (O, 147). À l’intérieur des parenthèses qui projettent la narration vers un « avenir indéterminé », en Iran, le narrateur évoque la possibilité de jardins arrosés au goutte-à-goutte qui remplaceront l’urbanisme modeste destinés pêcheurs que le narrateur longe en voiture (O, 186). La parenthèse permet alors de faire naître des paysages virtuels. Si la description du paysage tient compte aussi des éléments invisibles, celle du jardin privilégie la dimension fonctionnelle sans se transformer en décor. La végétation est présente à l’intérieur des parenthèses afin de juxtaposer des situations et de faire émerger un paysage là où l’action ralentit et risque de s’anéantir. Plutôt fade dans le milieu désertique, elle devient tout de même plus vitale dans la représentation d’un paysage maritime – celui qui ressemble à Ormuz – selon les données de la narration représentative, ce qui rend explicite la présence d’un double regard pour faire avancer la diégèse. Le narrateur évoque tant des arbres que des arbustes, selon les coordonnées de la hauteur. En suivant le parcours – de la taille la plus grande à la taille la plus petite –, les arbres composent un paysage désertique à travers leur identité générique. C’est le cas d’un arbre anonyme qui protège la relation amoureuse de deux hommes destinés à la prison (O, 92). Situé « dans les parages d’Al Garhoud Bridge », l’arbre est au cœur de cette information journalistique et sa situation topographique fait l’objet, encore une fois, d’une longue digression entre parenthèses. Les arbres assurent aussi une autre fonction : créer un peu d’ombre, près du passage du Khawr al-Quway, là où se trouve aussi une base de la marine royale omanaise (O, 123). Les palmiers apparaissent autour de la piscine pour garantir leur « ombre chétive » (O, 114) et pour y mettre les nids des mainates. Les petits végétaux émergent sous forme d’arbrisseaux « incolores poussant à ras de terre » (O, 31), aux structures vagues et délaissées. De même, tout en suivant les coordonnées spatiales, la végétation se mêle à la poussière à côté des centrales électriques. Malgré leur forme réduite, les arbustes assurent eux aussi de l’ombre en s’installant également sur des rochers plats qui dessinent un sentier.

Si la végétation crée de l’ombre sans tenir compte de sa taille, le recours aux parenthèses en souligne le rôle scriptural de marqueur spatial. C’est le cas de la mangrove qui, entre parenthèses, côtoie un hypermarché ou une coopérative de pêche. De plus, à côté d’un édifice militaire, on trouve des « petits poissons de mangrove » (O, 158) ; l’aspect végétal se mélange à l’aspect animal et aquatique. Un autre exemple est la pelouse d’Al Khaleej Road à la caractéristique couleur verdoyante et lustrée (O, 105) : ses parterres de fleurs (des pétunias) résistent à l’aide d’un arrosage silencieux et continuel ceinturant les périmètres. Les pots de fleurs soutiennent aussi cette exigence de cadrage des situations, comme celle de souhaiter la bienvenue. Entre parenthèses le narrateur souligne leur caractère artificiel. Sur les quais, dans un campus étendu face à un terre-plein ou dans les pelouses de l’aéroport, les pétunias sont toujours disposés de manière géométrique. La visibilité ne néglige pas le recours à la couleur, forme de résistance identifiée notamment avec ces végétaux qui, tout en étant présents dans les marges, irriguent les espaces pour les rendre vivantes. Si cette forme de ponctuation est expression ponctuelle de l’évidence, l’arbre s’identifie avec le mûrier sauvage qui accompagne un autre élément du paysage, un paysage souterrain. Il glisse tout au long du fleuve et apparaît à travers ses fruits « écrasés » qui « formaient des taches écarlates et poisseuses » (O, 104) que le narrateur évite.

Toujours près d’un endroit liquide, on trouve encore des palmiers en pot dont la disposition géométrique impose ce que le narrateur caractérise comme une « bienveillante étrangeté » par rapport au proche environnement militaire.

En tout cas, la rareté de la végétation propre à la géographie du Golfe persique n’empêche pas tout de même qu’elle garde ses propriétés essentielles : sous plusieurs formes, les végétaux marquent des limites, marquent la verticalité là où l’horizon s’étale en largeur ; la dimension horizontale l’emporte cependant sur tout et, du point de vue scriptural, tout se déploie en platitude à travers la mise en évidence de la fonction. Jean Rolin enregistre ces espaces verts en tant que toile de fond du récit où installer les incongruités du paysage afin d’en interroger la valeur créatrice.

Espaces en apnée

Si les espaces verts encadrent les situations afin de présenter plutôt que de représenter les traits narratifs d’Ormuz, le choix d’une ponctuation articulée contribue à mettre en place un système de décalages propre à une écriture d’attente. Au défi de la nage de Wax correspond le défi de l’apnée du narrateur ; il retient son souffle par les incises afin de suivre ce voyage en parallèle. Lorsque Wax planifie son projet de traversée, le narrateur s’insinue dans les interstices de son détroit, à savoir d’une page qui s’empare du caractère mystérieux du personnage principal pour enchaîner des énoncés fantomatiques. Le recours au conditionnel favorise cette orientation qui est rendue explicite par la double référence aux verbes de la vue (notamment « voir » et « observer »). De plus, les deux personnages peuvent envisager et s’attribuer une manière particulière de s’habiller, ce qui crée un mouvement narratif.

Wax aurait pu se voir lui-même, vêtu comme l’auteur de ces lignes d’une combinaison règlementaire de sécurité […] il aurait vu le Cassard passer à nouveau le détroit dans les deux sens […] Peut-être est-ce le moment d’observer […] (O, 23)

Dans ce contexte de l’informe liquide, tirets et parenthèses – chiffre essentiel du tissu d’Ormuz – recréent une tentative de recréation d’un paysage sur la page à travers la mise en évidence des espaces d’explication, d’approfondissement, de précision. La ponctuation sauvegarde la volonté de déplacement pour construire un décor sans ombres. La suite diégétique se charge de la fragmentation de manière à ce que le paysage s’enrichisse de points de vue et de registres différents, ce qui favorise le glissement de l’ordre des choses à l’ordre du discours. Porteuses de frontières là où il n’y en a pas, les brisures ouvrent la voie à la digression et contribuent à rapprocher le paysage de la réalité puisque ces marqueurs de discontinuité se placent au plus près des tensions qui agitent le détroit d’Ormuz. C’est ainsi que l’évocation d’un arrière-paysage n’affaiblit pas la narration ; en effet, le descriptif croise et module le réflexif afin de rendre plus visible et plus intense l’authenticité d’un paysage aride entre désert et mer. Le repli métatextuel n’enferme pas les situations évoquées tout en les encadrant visuellement par le recours notamment aux tirets et aux parenthèses ; il favorise les pauses et les reprises pour renforcer la construction d’un paysage en en soulignant des traits ambigus afin de les éclaircir. Le travail des coulisses est ainsi affiché ; les greffes (narratives, descriptives, explicatives) peuvent laisser ouverte la structure d’un récit sans fondre ses composants.

Points de non-coïncidence et d’hétérogénéité – comme le reconnaît Jacques Dürrenmatt10 –, les tirets et les parenthèses constituent la marque de l’inquiétude dans la quête du sens ; par conséquent, la tension dont ils sont porteurs agite la prise de conscience d’une autonomie difficile à atteindre et l’effort de maîtriser – malgré tout – les ramifications du linéaire.

Les tirets sont des outils dialogiques qui rendent la discontinuité de la phrase à travers un interlocuteur dont on souligne la nature fictive ; l’auteur reconnaît tout de même la nécessité d’assurer à une intrigue documentaire d’autres enchaînements logiques possibles. Les tirets visent à accroître la présence de certaines situations en laissant éclater les postures des mots ou des parties de phrases utilisés. C’est ainsi que leur conséquente mise en valeur privilégie l’horizontalité, élément – d’ailleurs – propre à la nage.

Parmi les formes de couture textuelle, la reprise est la plus exploitée par Rolin puisqu’elle complexifie la linéarité. Dans l’exemple suivant, la jetée et l’embarcadère – d’abord reliés par l’indication d’une partie d’une totalité – finissent par constituer deux foyers d’une ellipse explicative.

[…] la jetée de l’embarcadère – embarcadère d’où émanent, ou vers lequel convergent, à intervalles irréguliers, des vedettes assurant le transport des passagers entre Bandar Abbas et les îles de Qeshm ou d’Hormoz –, la jetée se divise en plusieurs branches dont la plus longue s’avance loin en mer (O, 14).

La chaîne des référents peut également se déployer à l’aide des démonstratifs qui se chargent de préciser les situations narratives de manière explicite. Le narrateur exploite cette fonction pour dépasser la perception fragmentaire et déplacer sans cesse les points de repères des séquences. Dans ce contexte, le tiret peut rendre aussi la reprise d’un mot par l’opposition qui arrête l’image et la précise :

Le 12 juillet 1986, au milieu de la nuit – mais il s’agit d’une nuit brillamment éclairée par la lune, ne manque pas de préciser Wax, quels que soient son interlocuteur et son niveau d’alcoolémie – […] (O, 37).

Outre ces emplois qui brisent et cicatrisent la trajectoire narrative, le tiret peut expliquer et approfondir par ajout comme dans le cas de l’identification des causes possibles de certains événements fantastiques à l’aide des adverbes (O, 16) ou dans l’évocation d’autres personnages impliqués dans le récit à l’aide des relatifs (O, 27, 34, 37, 81). Il circonscrit11 en essayant aussi de mettre en question les données12 ou amplifie les traits des événements tant par comparaison13 que par conjonction14 mais c’est la relativité du point de vue qui contribue à bâtir un système de doutes capables de déstabiliser le récit. Autour de la réitération du mot « petite », la reprise des équivalences rallonge des situations descriptives immobiles qui sont amplifiées seulement par la contemplation à l’horizontal : « […] d’une petite falaise – je dis « petite », mais elle doit bien faire tout de même trois ou quatre mètres de haut –, Wax, pensif, contemple le détroit. (O, 15) »

En poursuivant la lecture de cette instabilité, la dimension littéraire dans l’emploi des tirets apparaît au moment où ce signe double vise à préciser les références en finissant par brouiller les situations. C’est le cas des couleurs dans un contexte monochrome ; leur instabilité est placée entre tirets pour ménager des marges de souplesse par rapport à la tentative de récupérer la perspective de la profondeur.

Entre-temps, elle est passée par différents tons de bleu – dont le turquoise est le plus agréable à l’œil, et celui qu’elle revêt aussitôt dégagée du ressac et de son blanc laiteux – au fur et à mesure qu’elle prenait de la profondeur (O, 15).

Un autre exemple concerne la figure de Wax. La reprise du début d’une phrase déclarative qui emboîte des éléments biographiques incertains engendre un effet de brouillard au lieu d’éclaircir la présentation du nageur. Les tirets rendent ce besoin de clarté à travers l’instabilité, à savoir le revers de leur nature ontologique. Rigoureux et inquiets à la fois, ils décrochent les marques de l’horizontalité en les mettant en valeur et en exploitant tant les propos de l’argumentation que les troubles de la réflexion.

Mais voici que Max – qui prétend avoir reçu autrefois une formation de nageur de combat, une assertion invérifiable. Comme presque tout ce qui concerne le passé –, voici que Wax entreprend de descendre sur la plage, fort étroite que surplombe la falaise (O, 17).

Tout en assurant la discontinuité d’un paysage plat, les parenthèses intègrent au texte des brins de phrases plus ou moins longs. En détaillant les situations pour répondre à une fausse exigence de clarté, elles finissent par mettre à l’abri la narration. Le fait d’englober des séquences marginales issues, par exemple, des sources journalistiques crée des emboîtements, capables d’agir en parallèle. D’une part, les parenthèses qui concernent le personnage principal agissent en sourdine15 et cette discrétion accompagne le projet de la traversée comme une action sans aucune justification ; d’autre part, celles qui s’appuient sur les doubles points de vue interrogent directement des interlocuteurs fictifs avec lesquels le chroniqueur essaie d’établir une relation imaginaire : « (ce qui revenait un peu à la lui céder, non16 ? ». Les mécanismes de description, de définition et d’approfondissement répondent également aux besoins de cadrer les informations (O, 21, 52, 58, 62, 104) et aux tentatives de restreindre17 ou de rallonger (O, 64, 66, 92, 93, 94, 113, 114, 122, 138, 163), typiques des approches incertaines du récit et des mouvements de la brasse. Entre repli et détente, la gestion des comparaisons entre parenthèses propulse elle aussi la narration ; sans nuances ni bifurcations, la nage ne pourrait pas être pratiquée18. Cependant, l’effet littéraire se fraie un chemin lorsque les parenthèses gagnent en verticalité par des formes implicites ou indéterminées qui fixent les images, comme dans le cas du participe présent dans l’exemple suivant : « (Wax négligeant de relever le plaisir que lui-même avait pris, ou l’excitation qu’il avait ressentie, à regarder ce clip) (O, 60) ». Une analogie par hypothèse montre l’échec du mouvement : « (comme si c’était à une foule immense qu’il adressait, alors qu’on ne voyait pas âme qui vive) » (O, 73).

Or les tirets et les parenthèses n’agissent pas seulement séparés dans les pages mais aussi par contigüité et enveloppement. Dans ces cas-là, l’effet de discontinuité est accru parce que l’orientation s’ébranle. Lorsque les tirets s’installent dans les parenthèses, ils établissent des comparaisons à l’horizontale qui rallongent les approfondissements et les réflexions sur une action contemporaine, comme dans le cas suivant : « (La statue de cette figure de cire – au demeurant très ressemblante, comme en témoignait une photographie de son modèle disposée à côté de la vitrine – avait sans doute été légèrement magnifiée […])19 ». Si au contraire les parenthèses se placent à l’intérieur des tirets, les emboîtements ouvrent la voie à un effet d’horizontalité qui part à la quête de la profondeur par la chaîne logique des sélections et des relations de cause à effet.

Cependant, après avoir marché le long de la rive droite de la Creek – à travers cette sorte de marché aux puces, ou de tombola géante (premier prix, une Toyota 4x4, deuxième prix, un téléviseur Panasonic, troisième prix – au choix – un fauteuil roulant pour infirme ou un bidon de 50 litres d’huile de palme), que forme sur le quai l’étalage incessamment remodelé des marchandises en voie de chargement sur les boutres, à destinations principalement de l’Iran, et dans une moindre mesure de pays aussi lointains que la Somalie ou le Kenya – j’atteignis enfin son embouchure20.

Dans tous les cas de figure, la ponctuation d’Ormuz essaie de souder les rivages du détroit même si elle garde de près les échappatoires possibles du sens. De cette manière, l’autonomie globale de la traversée qui échappe à la double subjectivité des points de vue en action résiste seulement dans les seules coordonnées conventionnelles citées, celles des plateformes du champ pétrolifère de Bukha où Wax peut s’arrêter pour fumer une cigarette : « Au même moment, Wax, bien qu’il n’ait aucun moyen de le savoir, et nous encore moins, se trouve très précisément par 26°25ʹ de latitude nord et 56°10ʹ de longitude est. » (O, 196, 197). Placées à la fin d’Ormuz, ces coordonnées émergent en surface, en pleine mer, comme une normativité décalée dont le récit. Indispensables pour localiser les endroits et pour s’orienter pendant un voyage, elles ne le sont plus dans ces pages de Rolin où l’orientation s’appuie sur tous les détours envisageables de la narration.

 

Loin d’être un récit de voyage qui exploite les ressources de la natation, Ormuz joue sur les distances, visibles et invisibles, entre les deux côtés du détroit. Tout en dévoilant la nécessité de marqueurs spatiaux, la lecture verte de ces pages témoigne de leur caractère artificiel, effet d’autant plus paradoxal qu’il a à faire aux éléments de la nature. Cette perspective – confirmée également par le choix de figures particulières de la ponctuation – insiste sur les limites du réel et sur son manque d’ombre qui étale sur le même plan le paysage et ses souches. Par conséquent la tendance à aplatir la profondeur au nom de la ligne d’horizon fait de la nage l’outil curieux pour explorer ce monde monodimensionnel. Tout bouge en suivant cette coordonnée fondée sur l’attente qui dessèche un paysage déjà désertique. Autant qu’un roman – genre de la parenthèse, selon Aragon, comme le rappelle Philippe Dufour21 –, Ormuz s’invente un arrière-paysage scriptural capable de réagir à un discours fictionnel sans issue par une langue factuelle qui atteste les empreintes du possible et rend vivant le doute du reportage.

Notes de bas de page numériques

1 Cf. Myriam Boucharenc (dir.), Roman et reportage : XXe-XXIe siècles, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2015.

2 Augustin Berque, La Pensée paysagère, Paris, Archibooks, « Crossborders », 2008 ; Augustin Berque, Médiance. De milieux en paysages, Montpellier, Reclus, « Géographiques », 1990 ; Augustin Berque, Michel Conan, Pierre Donadieu, Bernard Lassus, Alain Roger (dir.), Cinq Propositions pour une théorie du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1994 ; Augustin Berque, Michel Conan, Pierre Donadieu, Bernard Lassus, Alain Roger (dir.), Mouvance. Cinquante mots pour le paysage, Paris, Éditions de la Villette, 1999.

3 Sur la question de « paysage » dans l’écriture de l’extrême contemporain, voir Marie Thérèse Jacquet, « Exercices de violence : Humbert, Littell, Millet », p. 112-134, dans Matteo Majorano (dir.), Écrire le fiel, Bari, B.A. Graphis, coll. « Marges critiques/Margini critici », 2010 ; Marinella Termite, « Pour une écriture végétale », p. 213-239, dans Matteo Majorano (dir.), Tendance-présent, Bari, B. A. Graphis, « Marges critiques/Margini critici », 2007 ; Marinella Termite, Le Sentiment végétal. Feuillages d’extrême contemporain, Préface de Marie Thérèse Jacquet, Macerata, Quodlibet, « Ultracontemporanea », 2014.

4 Jean Rolin, Ormuz, Paris, P.O.L, 2013, p. 15. Dorénavant, toute référence à cette œuvre sera indiquée par O suivi du numéro de la page et insérée directement dans le texte entre parenthèses.

5 Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, Paris, Gallimard, 2003.

6 Voir Pierre Patrolin, Traversée de la France à la nage, Paris, P.O.L, 2012.

7 Jean Rolin, Campagne, Paris, Gallimard, 2000.

8 Jean Rolin, Les Événements, Paris, P.O.L, 2015.

9 Jean Rolin, Zones [1995], Paris, Gallimard, « Folio », 2012.

10 Jacques Dürrenmatt, Bien coupé mal cousu, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, 1998. Sur la question de la ponctuation, voir aussi Sabine Pétillon-Bucheron, « Les détours de la langue. Études sur la parenthèse et le tiret double », Cahiers de praxématique, n° 42, 2004.

11 Jean Rolin, Ormuz, op. cit., p. 49 : « – certains reproduisant exactement les dimensions et l’aspect de ces bonbons Mentos dont je n’étais moins friand que Wax – ».

12 Jean Rolin, Ormuz, op. cit., p. 42 : « Car c’était une de ses qualités – si c’en est une – que d’être généralement capable » ; p. 74 : « – mais il reconnaissait n’en avoir jamais vu d’aussi près que le commandant de M. – ».

13 Jean Rolin, Ormuz, op. cit., p. 27 : « – tel le souverain pontifie dans la cage en verre blindée de sa Papamobile – ». 

14 Jean Rolin, Ormuz, op. cit., p. 37 : « – et bien que le soupçonne, une fois de plus, […] à déterminer – ». D’autres exemples se trouvent p. 55, 87, 80, 84, 88, 95, 101, 111, 114, 146, 163, 192, 195,

15 Jean Rolin, Ormuz, op. cit., p. 13 : « (Wax souffrait lui aussi d’embarras de ce genre, et c’était une des raisons pour lesquelles, à plusieurs reprises, il avait envisagé le report ou l’abandon pur et simple de sa tentative) » ; p. 31 : « (Wax, afin d’étoffer le récit de son exploit qu’il me souhaitait voir écrire, m’avait suggéré de répertorier […], comme « le plus proche du détroit d’Ormuz ») » ; p. 37 : « (cela dépend de son interlocuteur, et de son niveau d’alcoolémie […] ) » ; p. 43 : « (Wax, qui s’estimait ne pouvoir le faire lui-même […] pour un hôte indiscret) ».

16 Jean Rolin, Ormuz, op. cit., p. 82. Voir aussi un autre exemple p. 92, ainsi qu’une autre note de connivence voulue avec le lecteur, mais hors parenthèse, p. 13 : « Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons nous rapprocher de la fenêtre ».

17 Jean Rolin, Ormuz, op. cit., p. 56 : « (à la limite, m’a-t-il semblé, de ses compétences) ».

18 Jean Rolin, Ormuz, op. cit., p. 54 : « de lents et larges mouvements circulaires (assez semblables, mais au ralenti, à ceux que décrivent des canards en celluloïd dans une attraction de fête foraine) » ; p. 61 : « supporté (ou feignait de l’être) par un réseau de poutres gigantesque imitant la ramure d’un cerf (tout du moins est-ce l’impression que j’en retirais) ».

19 Jean Rolin, Ormuz, op. cit., p. 26. Voir aussi d’autres exemples p. 23-24, 69, 102.

20 Jean Rolin, Ormuz, op. cit., p. 103. Voir aussi l’exemple de p. 160.

21 Philippe Dufour, « Le paysage parenthèse », Poétique, n° 150, 2007, p. 131-147.

Pour citer cet article

Marinella Termite, « L’arrière-paysage d’Ormuz », paru dans Loxias, 65., mis en ligne le 09 juin 2019, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9170.

Auteurs

Marinella Termite

Marinella Termite est « professore associato » (maître de conférences) en littérature française au département de lettres, langues & arts de l’Université de Bari (I), où elle fait partie du groupe de recherche sur l’extrême contemporain (GREC – www.grecart.it). Elle a entre autres publié L’écriture à la deuxième personne. La voix ataraxique de Jean-Marie Laclavetine, Berne, Peter Lang, 2002 ; Vers la dernière ligne, Bari, B.A. Graphis, coll. « Margini critici/Marges critiques », 2006 ; Le sentiment végétal. Feuillages d’extrême contemporain, Macerata, Quodlibet, coll. « Ultracontemporanea », 2014.

Groupe de Recherche sur l’Extrême Contemporain, Università degli Studi di Bari (Italie)