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Guillaume Thouroude  : 

Éditorial

La démarche ambulatoire de Jean Rolin : un écrivain voyageur au débouché des mouvements littéraires du XXe siècle

Plan

Texte intégral

« Dans le premier bar où nous nous sommes arrêtés, en dépit de ma volonté de ne pas boire, j’ai avalé plusieurs bourbons en m’efforçant d’expliquer à M., l’administratrice du théâtre, le sens toujours dérobé, absolument insaisissable, de ma démarche littéraire ambulatoire, dans laquelle notre rencontre s’inscrivait parmi d’autres hasards arrangés. » Traverses, Nil éditions, 1999, p. 97.

Comme tous les écrivains français du voyage, Jean Rolin n’aime pas être catalogué parmi les écrivains voyageurs. Dans les entretiens qu’il accorde à la presse, et même dans ses récits, il manque rarement une occasion de prendre ses distances avec un genre littéraire auquel il semble gêné de se voir associé. Ses livres comportent pourtant tout ce qui fait d’un travail littéraire une œuvre de littérature viatique, et même une œuvre de première importance dans le paysage contemporain de la littérature des voyages, ce que ce collectif va s’efforcer de démontrer.

Note sur le genre

En effet, l’approche privilégiée ici vise à considérer l’œuvre de Jean Rolin comme appartenant à un genre littéraire polémique, discutable, méconnu et pourtant omniprésent dans le champ littéraire : le récit de voyage. Cette appellation est à prendre dans un sens à la fois strict et large : est un récit de voyage tout texte narratif et descriptif à portée géographique1. Cette désignation somme toute générique n’a pas à se limiter à la relation linéaire d’un itinéraire ni à s’imposer la moindre exigence de pittoresque ou d’exotisme. Si la théorie de Roland Le Huenen est exacte2 selon laquelle le récit de voyage est « entré en littérature » à partir du romantisme, alors il faut aussi convenir que le récit de voyage contemporain s’est complètement autonomisé du carcan narratif, du fameux « naturel » dont était censé faire preuve les livres de voyage3 ainsi que de leur « transparence du discours », de la simplicité présumée de leur style.

En revanche, le pacte de lecture est de l’ordre du « factuel », du non-fictionnel, ce qui n’enlève rien à la dimension littéraire du texte, à la différence du pacte mis en place par le geste romanesque. Le même voyage ne produit pas une littérature équivalente si le genre investi est fictionnel ou non, que ce pacte de lecture soit décidé par l’auteur ou le lecteur. Un roman tel que Voyage au bout de la nuit de Céline, ou On The Road de Jack Kerouac, se lit avec un autre horizon d’attente qu’un récit de voyage non fictionnel tel qu’Un Barbare en Asie d’Henri Michaux, ou L’Usage du monde de Nicolas Bouvier. La différence est ténue pour certains lecteurs, car les deux textes des années 1930 mettent en avant un style rapide et novateur ; même proximité pour les deux textes des années 1960, qui racontent l’un comme l’autre une longue virée d’amis sur la route. Pourtant les uns se lisent comme des narrations où le territoire n’est qu’une toile de fond sur laquelle les personnages se définissent ; les autres mettent en avant non seulement le territoire mais aussi le « je » du voyageur-narrateur et ce que lui impose le territoire voyagé. La différence est perçue comme spécieuse chez certains puisqu’il peut y avoir de l’invention, de l’imaginaire et de la fiction dans un essai, et qu’inversement les voyages racontés dans les fictions de Céline et Kerouac sont notoirement documentés et réalistes. La différence n’est donc pas d’ordre quantitatif (quel pourcentage de fiction, pour quel pourcentage de documentaire) mais elle est d’ordre poétique. Le lecteur ne doute pas que l’auteur soit susceptible de mentir et d’inventer, mais il lit les pages avec un investissement documentaire, c’est-à-dire que la nécessité ne lui paraît pas venir des ressorts internes au récit, mais d’« une dictée extérieure venant des choses rencontrées4. »

C’est la raison pour laquelle on associe sans véritable fruit les livres de Jean et ceux d’Olivier Rolin. Les deux frères ont naturellement beaucoup en commun, les thèmes, le passé gauchiste, les voyages. Or, Tigre en papier (2002) d’Olivier Rolin et La Clôture (2002) de Jean Rolin ont beau se passer tous deux sur les boulevards périphériques de Paris, la différence est abyssale entre eux : Tigre en papier ressortit à la fiction dans son procédé même puisqu’il s’agit d’une longue conversation imaginaire en voiture entre un ancien gauchiste et la fille d’un camarade de lutte, mort depuis longtemps. Ce procédé narratif détermine tout le reste, et jusqu’aux mentions des éléments descriptifs du boulevard. Inversement, les récits de Jean Rolin se déroulant sur les mêmes boulevards sont non-fictionnels et de ce fait mettent au premier plan de la lecture les éléments constitutifs du territoire. Zones (1995) et La Clôture mettent en place un dispositif narratif qui ressortit plutôt à l’art de la performance, comme on en trouve dans l’art contemporain (le mouvement Fluxus notamment), dans la littérature de l’OULIPO et bien sûr des situationnistes qui dès les années 1950 proposaient des promenades programmatiques5. Zones de Jean Rolin est un voyage autour de Paris obéissant à des règles telles que dormir chaque soir dans un hôtel différent, et ne jamais emprunter deux fois la même ligne de transport en commun. La Clôture, de son côté, impose au narrateur-performer de se mettre en orbite sur un segment précis du boulevard périphérique. Le résultat littéraire, ou en tout cas le contenu du récit, est entièrement redevable de ce qui se passe, ou pas, dans le cadre factuel défini. La réception de ces textes les détermine comme récits de voyage et non comme roman, ou pour le dire plus précisément, comme textes factuels de géographie.

La chose se complique lorsqu’il s’agit de comparer à l’intérieur de l’œuvre de Jean Rolin récits factuels et récits fictionnels. Dès le début de sa carrière, il fait alterner les textes et l’auteur lui-même refuse de tracer une ligne de frontière entre fiction et factualité. Du point de vue de la réception, cependant, on ne peut pas lire les deux genres de textes de la même manière, car les romans de Rolin interrogent le statut de la fiction, ce que ne font pas les récits de voyage : Ormuz (2013) par exemple, est un roman dans lequel le narrateur suit un dénommé Wax qui projette de traverser le détroit d’Ormuz à la nage. Le narrateur est censé écrire l’aventure de Wax, de ce fait même il s’agit d’une fiction qui se lit comme tel. Le genre littéraire disjoncte en fiction mais c’est une fiction « épuisée », comme on le dit de la prose de Samuel Beckett. Fiction épuisée car le fil narratif n’aboutit à rien de concret – la traversée à la nage du détroit d’Ormuz n’aura pas lieu, ou si elle a eu lieu, le lecteur n’en est pas informé – et aussi parce que Wax n’est autre que le narrateur dédoublé. Le roman se rabat alors sur le récit factuel. Pour reprendre les catégories de Gérard Genette, la fiction se perd ou se dilue dans la « diction6 ». La fiction est désactivée dès les premières pages d’Ormuz, comme une tentative avortée de faire œuvre d’imagination.

En l’espèce, le roman rolinien effectue un récit de sa propre impossibilité, faisant résonnance (dans les récits factuels) à l’impossibilité des reportages prévus par l’auteur7. Wax, en effet, a le même âge que Jean Rolin, les mêmes habitudes, les mêmes préventions, il fume les mêmes cigarettes, il nourrit la même passion pour les oiseaux, qu’il est capable de distinguer dans leur diversité. Wax, prénom beckettien s’il en est, est donc plus qu’un double, il est au sens propre un alter ego : la cire à laquelle fait référence ce prénom renvoie à la fois aux modèles identiques de personnes célèbres des musées Grévin et Tussaud, et à la matière qui permet de collecter les empreintes. Wax est nécessairement une table rase, un personnage sans consistance, un masque blanc, une plaque de cire sur laquelle le narrateur dépose ses propres notations, observations, souvenirs et désirs. Quand il a disparu, sa chambre, que le narrateur ausculte comme un enquêteur, rappelle étrangement celles qui sont décrites dans les autres livres de Rolin dont il est lui-même le narrateur. Du point de vue romanesque, Jean Rolin reprend des codes narratifs provenant du Nouveau Roman, mettant la fiction en crise, et ce qui reste, pour le lecteur peu intéressé par la problématique de la fiction, ce sont les notations d’une relation de voyage sur les rives arabes et iraniennes du détroit d’Ormuz.

Ce qui unit les récits fictionnels et les récits factuels de Jean Rolin, c’est notamment le dispositif d’écriture mis en place qui préside à leur production et qui les éloigne du style simple et naturel que l’on attendait autrefois des récits de voyage : chacun des récits de Rolin réalise des projets décrits généralement comme à la fois imprécis dans leurs contours et d’une ambition trop disproportionnée pour être véritablement réalisables : un projet « confus et vaste » dans La Clôture, une « mission, déjà passablement obscure dans ses objectifs, et vague quant à ses moyens de les atteindre8 » dans Le Ravissement de Britney Spears (2011). L’autodérision et l’impossibilité programmée du succès de l’entreprise figurent les invariants de l’écriture de Rolin, mais leur résultat sur la lecture varie en fonction du régime fictionnel du récit. Les romans mettent en scène l’échec de la fiction elle-même et déçoit les attentes du lecteur, tandis que les récits factuels s’installent d’emblée dans un échec annoncé, ce qui libère le lecteur d’attendus génériques stables et lui font accepter de s’abandonner au mélange des genres qui constitue précisément l’hybridité fondamentale du récit de voyage en tant que genre.

Par ailleurs, si l’on doit respecter le désir légitime d’un auteur de ne pas être enfermé dans une identité trop rigide, il convient aussi de pardonner à la critique littéraire sa tentation de céder à un certain désir taxinomique. Le but n’est pas de blesser des artistes qui aimeraient qu’on les lise sans arrière-pensée, mais de mener à bien les recherches qui permettront de distinguer ce qui fait la poétique spécifique du texte viatique, et de parvenir à l’élaboration d’une forme d’autonomie générique du récit de voyage.

Mouvements de littérature viatique

D’un point de vue générationnel, il est intéressant de constater que Jean Rolin est l’exact contemporain de plusieurs courants littéraires dissemblables, voire antinomiques, auxquels il lui arrive de contribuer, et sur lesquels il s’exprime volontiers. D’un côté, on trouve le festival de Saint-Malo « Étonnants voyageurs » et le mouvement dit de la « littérature voyageuse », tous deux animés par Michel Le Bris (au parcours de vie proche de celui de Jean Rolin, et d’ailleurs éditeur de ce dernier en 19829), et qui cherchent à remettre à l’ordre du jour l’exotisme, les romans d’aventure, l’ailleurs, le rejet des intellectuels, au profit d’une pratique de distinction sociale (les vrais voyages contre les faux) où se mêlent œuvres de fiction et textes factuels, genres littéraires disparates et populaires. De l’autre, un ensemble d’écrivains exigeants qui n’ont pas cherché à former de groupes (Jean-Paul Kauffmann, Jean-Christophe Bailly et des écrivains plasticiens tels que Raymond Depardon notamment) et qui développent une pratique du voyage non exotique, conciliant le proche et le lointain, le rural et l’urbain.

Sans présager de ce que l’histoire littéraire retiendra, il est clair que l’œuvre de Rolin se situe à un carrefour stratégique du point de vue des formes narratives et de celui de l’histoire des idées. Ce collectif se doit d’entrer dans ce qui fait la spécificité d’un auteur vivant, et dans ce qui fait sa singularité. Ce livre propose une exploration de son œuvre sous les angles majeurs de l’écriture viatique contemporaine : les approches stylistiques (comment écrire le voyage au XXIe siècle), les modalités du transport (et les questions de mobilité, ainsi que celles des migrations), les questions d’identité et les appréhensions interculturelles, géographiques et géopolitiques (l’image qui se dégage de l’Afrique ou de l’islam dans le récit de voyage contemporain).

L’écriture des voyages, voyage de l’écriture

Jean Rolin est avant tout un écrivain, avant même d’être un voyageur, et il a prouvé qu’il pouvait écrire sans avoir de territoire sur lequel intervenir. Le phrasé de Jean Rolin est un incontournable élément d’analyse, immédiatement reconnaissable et éblouissant pour certains lecteurs. La stylistique et les outils de la textométrie ont permis d’établir que les récits de voyage tendaient à inspirer des phrases plus longues que les romans10, ce qui renvoie aux longues phrases de Jean Rolin, aux rythmes variés et aux incises complexes. Le nombre d’hapax étant logiquement plus nombreux dans le récit de voyage que dans le roman, la phrase rolinienne propose un chatoiement du vocabulaire que – selon la formule heureuse de Véronique Magri-Mourgues – on peut qualifier d’«  aventure lexicale11 ». En fait d’aventures scripturaire, Jean Rolin ne se limite pas à d’exquises et sinueuses phrases-paragraphes, il incorpore à la littérature de nombreuses sources extérieures au canon littéraire : articles de journaux, prospectus, publicités ou traités scientifiques, la prose de Rolin est profondément viatique en ceci qu’elle se colore en se déplaçant. Elle se nourrit de mots rares, qu’ils soient savants ou entendus dans la rue, et le récit de voyage devient une usine de traitement des lexiques usagés.

Maéva Bovio étudie la narrativité de l’échec dans « Désorientations : poétique de l’échec dans Chrétiens et Ormuz ». À travers son analyse, le lecteur prend conscience de l’appartenance de Jean Rolin au contexte littéraire de son époque, et de sa situation au débouché des grands courants littéraires de l’après-guerre. Nouveau Roman, ethnographie du proche et du quotidien, les expérimentations littéraires du XXe siècle trouvent chez Jean Rolin un terrain de jeu fertile, ludique et ironique. Il en résulte qu’un sentiment de désorientation saisit le narrateur autant que le lecteur.

Les longues phrases ne sont pas seulement l’occasion d’une aventure lexicale, elles exigent aussi un acrobatisme de la digression et un art consommé de la ponctuation. Marinella Termite articule les questions du paysage, du végétal (notamment dans Ormuz) et celles des parenthèses et des tirets qui opèrent respectivement par verticalité et horizontalité pour parvenir à dire ce qu’elle appelle un « arrière paysage ».

Les transports et la mobilité

Qui dit littérature de voyages dit trajets, transports, voies, déplacements et moyens de transport. Jean Rolin est un grand marcheur qui ne dédaigne pas la bicyclette (l’usage du vélo est visible dès le premier récit, Chemins d’eau, sur les chemins de halage des canaux de France, ainsi que sur l’île de Peleliu où le narrateur chevauche un VTT12.) C’est aussi un amateur de voitures qui ne conduit pas et un amoureux des cargos qui ne les pilote pas. Il n’est en revanche ni très porté sur l’avion ni très attaché au train, et les aéroports qu’il fréquente beaucoup n’ont pas l’heur de l’inspirer. Ce volume offre une analyse des grands véhicules roliniens, ceux qui forment la trame et le contenu de ses récits viatiques, comme accompagnant les pas et les coups de pédales du voyageurs : la voiture, le cargo et le (porte-) conteneur.

Philippe Antoine aborde le transport paradoxal d’un voyageur qui n’a pas le permis de conduire et qui semble obsédé par l’automobile. A priori, l’absence de permis devrait conditionner certains voyages : randonnée, pistes cyclables, centres villes, etc. Or Jean Rolin aime imaginer des dispositifs qui nécessiteraient l’usage d’une voiture (friches industrielles éloignées du centre, mégapoles tentaculaires, traversées de la France) car cela exige des déplacements trop longs pour la marche et trop court – ou trop excentrés – pour le train et l’avion. Du coup, si plusieurs récits de Rolin consistent en des excursions à pied13 et à bicyclette, beaucoup, la plupart, mettent plutôt en scène une relation à la fois conflictuelle et inséparable entre la voiture et l’écrivain piéton : soit le narrateur se donne pour mission d’acheminer une voiture au Congo sans jamais conduire ledit véhicule14, soit il évolue dans des villes faites pour la voiture (Los Angeles15, Dubaï) à l’exclusion de tout autre moyen de transport.

Or, Jean Rolin est aussi fasciné par la mer, mais loin de jouer à l’éternel Breton plus ou moins marin, il s’intéresse aux ports industriels, aux paquebots porte-conteneurs et à leur poétique intense. De Journal de Gand aux Aléoutiennes (1982) jusqu’à Terminal Frigo (2005), Rolin revendique avec autodérision le titre de meilleur spécialiste français du conteneur. C’est ainsi que Pascal Gin signe ici « À propos d’un “objet anodin” : le conteneur et ses récits », centrant sa réflexion sur Terminal frigo, publié en 2005. Pascal Gin montre comment la mobilité du texte fait écho aux destins migratoires des travailleurs qui peuplent les chantiers portuaires, en prenant appui sur des courants de pensée contemporains tels que la sociologie de Bruno Latour.

Odile Gannier étudie plus largement la place des cargos dans l’œuvre de Jean Rolin, ce qui lui permet de faire entendre un système d’échos littéraires et théoriques avec la littérature navale comme point de mire. C’est dans ce contexte littéraire qu’elle tire des enseignements sur l’usage de l’autofiction chez Rolin ainsi que sur d’autres procédés narratifs, ce qui complète par la marge la section de ce volume consacrée aux approches scripturaires de l’écrivain voyageur.

Identités

On sait depuis Montaigne que le récit de voyage peut, sous certaines conditions, se confondre avec le genre des mémoires. Chateaubriand n’a-t-il pas déclaré que son Itinéraire de Paris à Jérusalem faisait office de « mémoire d’une année de [s]a vie16 » ? De même, l’après-guerre n’a pas été en reste d’œuvres viatiques particulièrement proches de l’écriture du moi : L’Amérique au jour le jour de Simone de Beauvoir ainsi que Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss sont à la fois des récits de voyage et des autobiographies intellectuelles. Chez Jean Rolin aussi les voyages forment ce qu’il appelle lui-même une « autobiographie subliminale17 ». Dans « L’autodissolution du moi », Antoine Jurga explore la psychologie intime telle que révélée par les récits de voyage. L’écriture autobiographique de Jean Rolin tend à dissoudre le moi dans le géographique. Cela nous ouvre à une dimension originale de l’écriture viatique, celle de la santé, de l’identité personnelle du voyageur, de sa psychologie et des passions qui le traversent. Ces questions personnelles sont autant déterminées par les voyages qu’elles sont influentes elles-mêmes, tant sur les rythmes des déplacements, que sur l’usage des territoires et les relations avec les populations voyagées.

Cet ouvrage se voulait davantage qu’un simple catalogue des thèmes viatiques fondamentaux d’un écrivain voyageur incontournable. Nous voulions aussi intégrer des dimensions qui n’apparaissaient pas à première vue relever de cette critique et qui pourtant se révélaient pertinente pour nos recherches. Liouba Bischoff-Kompanietz interroge dans « Voyage et Masculinité » la pertinence des projets de déconstruction des « stéréotypes du genre », et met en lumière la douloureuse et parfois puissante présence féminine dans l’œuvre viatique de Jean Rolin. Cette contribution est aussi l’occasion d’expérimenter les relations théoriques que peuvent établir les études féministes avec la critique du récit de voyage.

Les orientations géographiques

Un voyageur n’est rien sans les territoires déterminés sur lesquels il exerce ses déplacements, ses séjours et ses dispositifs. Jean Rolin, plus que tout autre auteur, définit un territoire avant d’écrire et se tient à son projet de départ, que celui-ci soit fructueux ou pas, qu’il soit réalisable ou pas. Ce qui compte, dans les textes de Rolin, ce n’est pas la faisabilité de tel ou tel projet, et encore moins sa réussite, que le fait d’avoir parcouru et quasiment épuisé un territoire, un trajet ou une dimension géographique à travers un dispositif textuel déterminé.

L’Afrique, par exemple, a donné plusieurs fois le prétexte d’un sujet de livre de Jean Rolin. Benoît Carrot étudie ici le tropisme africain qui apparaît dans plusieurs récits, non seulement ceux comme Ligne de front et L’Explosion de la durite18, qui sont massivement « africains », mais aussi d’autres comme Zones qui introduit un personnage congolais qui reviendra dans L’Explosion de la durite. C’est ainsi que l’Afrique nous fait découvrir que Rolin est un auteur qui aime les personnages à la fois ancrés dans une réalité ethnique et spectraux, fantomatiques, passant disparaissant et apparaissant d’un chapitre l’autre, d’un récit l’autre.

Le monde arabo-musulman est aussi un territoire infatigablement parcouru par Jean Rolin. À cet égard, Guillaume Thouroude nous convie à une expérience critique, en appliquant aux récits tels que Chrétiens et Ormuz le prisme de l’analyse postcoloniale initiée par Edward Saïd. Il ressort de cette expérience que « le musulman » est essentialisé chez Rolin de la même manière que chez nombre d’orientalistes classiques et que la modernité audacieuse de la prose contemporaine peut faire bon ménage avec des réflexes idéologiques issus d’une perception hiérarchique des territoires, mais que Jean Rolin sait aussi sortir des pièges du « discours de l’altérité » pour mettre au point une prose post-orientaliste, dénuée de tout jugement de valeur.

Dialogues à l’intérieur du collectif : alors que Maeva Bovio avance qu’« on cherchera en vain dans Chrétiens ou Ormuz la moindre mention orientaliste », Guillaume Thouroude soutient le contraire et voit en Rolin une incarnation très circonstanciée d’une branche repérable de l’orientalisme classique. D’autres désaccords sont mis au jour sur des questions éthiques : Jean Rolin est-il « du côté de » telle communauté ou se montre-t-il toujours objectif sans porter de jugements ? Certains contributeurs voient en Rolin un vagabond refusant de prendre parti, accréditant ainsi le portrait du narrateur qui se met en scène en « imposteur peu au fait des enjeux géopolitiques » se situant en deçà des conflits en cours, d’autres identifient dans les récits de Rolin un soutien indirect à certaines causes et un alignement politique avec certaines lignes internationales. Ce collectif n’a pas pour but de prendre part à ces discussions mais de permettre l’existence du débat. Les apparentes similarités entre article ne seront pas à voir comme des redondances mais au contraire comme des nuances et des oppositions constructives. La richesse littéraire de l’œuvre de Jean Rolin mérite qu’un effort de recherche concerté rende justice à ses ambiguïtés volontaires et les discussions qu’elle occasionne.

Notes de bas de page numériques

1 Guillaume Thouroude, La Pluralité des mondes. Le récit de voyage de 1945 à nos jours, Paris, PUPS, coll. « Imago Mundi », 2017.

2 Roland Le Huenen, « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », Études littéraires, vol. XX, n° 1, 1987, p. 45-57.

3 Philippe Antoine, Itinéraire de Paris à Jérusalem de François de Chateaubriand, Paris, Gallimard coll. « Foliothèque », 2006, p. 124.

4 Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyage en France, Paris, Éditions du Seuil, 2011, p. 14.

5 À propos de la littérature de voyage comme art de la performance, voir Charles Forsdick, « The essay as a peripatetic genre », dans Charles Forsdick et Andrew Stafford (dir.), The Modern Essay in French : Movement, Instability, Performance, Oxford, Peter Lang, 2005, p. 45-60.

6 Gérard Genette, Fiction et Diction, Paris, Éditions du Seuil, 1991.

7 Voir plus loin les articles de Maéva Bovio et de Guillaume Thouroude.

8 Jean Rolin, Le Ravissement de Britney Spears, Paris, P.O.L., 2011, p. 15.

9 Jean Rolin, Journal de Gand aux Aléoutiennes, [Paris, Jean-Claude Lattès, 1982] Payot & Rivages, coll. « Voyageurs », 1995.

10 Véronique Magri-Mourgues, Le Voyage à pas comptés. Pour une poétique du récit de voyage au XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 127-139.

11 Véronique Magri-Mourgues, Le Voyage à pas comptés, p. 127.

12 Jean Rolin, Chemins d’eau [Jean-Claude Lattès, 1980] Paris, Payot & Rivages, 1995, et Peleliu, Paris, P.O.L., 2016.

13 Philippe Antoine poursuit son analyse sur les marcheurs entrepris dans « La marche ou la passion de l’ordinaire. De quelques marcheurs en France : Lacarrière, Rolin, Picard », dans Philipe Antoine (dir.), La Revue des lettres modernes, coll. « Voyages contemporains I. Voyages de la lenteur », Caen, Lettres modernes Minard, 2010, p. 33-54.

14 Jean Rolin, L’Explosion de la durite, Paris, P.O.L., 2015.

15 Jean Rolin, Le Ravissement de Britney Spears, op. cit.

16 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem [1811], éd. J.-C. Berchet, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2005, p. 55.

17 Jean Rolin, Terminal frigo, Paris, P.O.L., 2005.

18 Jean Rolin, La Ligne de front [Quai Voltaire, 1988, prix Albert-Londres] Paris, Payot, 1992.

Pour citer cet article

Guillaume Thouroude, « La démarche ambulatoire de Jean Rolin : un écrivain voyageur au débouché des mouvements littéraires du XXe siècle », paru dans Loxias, 65., mis en ligne le 09 juin 2019, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9165.

Auteurs

Guillaume Thouroude

Université de Nizwa