Loxias | 64. De seuil en seuil: Paul Celan entre les langues et entre les arts | I. De seuil en seuil: Paul Celan entre les langues et entre les arts 

Mathias Verger  : 

Lire Paul Celan entre les langues, dé-celer la traduction

Résumé

Cet article analyse la présence des langues étrangères dans les poèmes de Paul Celan et montre l’importance du geste et de l’imaginaire de la traduction dans l’œuvre. Il prolonge l’étude en proposant une lecture actualisante de la langue de Celan à partir de textes de Yoko Tawada envisageant la présence fantomatique et anachronique de la langue japonaise dans l’allemand idiomatique et les figures structurantes du poète. On peut lire l’original comme s’il avait été traduit du japonais : cette méthode de lecture « entre les langues » actualise le poème à partir d’une philologie « créative » et par des comparaisons interlinguistiques.

Abstract

This article analyzes the presence of foreign languages in Paul Celan's poems. It underlines the importance of translation processes and reveals a translational imaginary to be at work. It then considers how such practices are reactivated in Yoko Tawada's texts by tracing the ghostly and anachronistic presence of the Japanese language in Celan’s idiomatic German and structuring poetic tropes. The original can therefore be read as if it had been translated from Japanese. Drawing on interlinguistic comparisons, this "creative" philological method of reading "between the languages" enriches our literary gestures and commentaries and reactives the original in the present.

Index

Mots-clés : actualisation , Celan (Paul), plurilinguisme, traduction, Yoko Tawada

Plan

Texte intégral

« Mit Namen, getränkt
von jedem Exil »

Paul Celan, « Hinausgekrönt », Die Niemandsrose (1963)1

« Lire Paul Celan entre les langues, dé-celer la traduction » : le titre de cet article est autant descriptif que performatif. Il s’agit de donner à lire les différentes langues qui hantent et entent l’allemand des poèmes celaniens en étant attentif à la polyphonie babélienne qui sourd toujours – distinctement ou en sourdine. Ce mouvement des langues au sein du poème allemand peut être pensé comme un geste poétique de traduction générale (transfert, translation, déplacement, passage et superposition des idiomes) au cœur même de l’écriture et de l’énonciation poétiques2. Mais si la critique a depuis longtemps lu et entendu le pluriel des langues dans la poésie de Celan, nous souhaitons aussi faire de la traduction une véritable méthode de lecture qui prolonge, actualise et potentialise l’œuvre. Lire Celan entre les langues, c’est prêter l’oreille à toutes les langues qui souterrainement construisent le poème, mais c’est aussi lire l’œuvre dans le face à face de la langue originale et de ses langues traductrices. La confusion babélienne en amont et en aval de l’œuvre permet à cette dernière de « gagner en traduction ».

Dans une étude sur les rapports entre poésie et bilinguisme, Eliane Formentelli pointait la singularité de la situation du poète face à sa langue maternelle allemande, langue de la mère et langue des bourreaux :

Paul Celan, contraint de renoncer à sa langue maternelle pour écrire l’allemand, langue des bourreaux et du génocide, bourrèle cette langue jusqu’à la faire éclater. Langue exilée, et nomade, finalement presque blasphématoire, elle inscrit en elle, souterrainement et activement à l’œuvre, l’adresse silencieuse au français, langue d’accueil. L’origine s’efface dans l’appel de l’autre, dans le bilinguisme, le plurilinguisme de la traduction éperdue3.

La « traduction éperdue », traduction troublée, confuse ou affolée, traduction qui se perd hors du droit chemin de la claire mise en regard des langues, voilà une modalité centrale de l’écriture poétique celanienne.

Cette tension entre la langue maternelle (et ses différentes valeurs affectives) et les langues étrangères chez Celan est un cas particulièrement intéressant pour qui s’intéresse aux imaginaires linguistiques. Dirk Weissmann a par exemple bien montré le paradoxe de Celan qui fait son autoportrait en poète monolingue alors même que sa pratique d’écriture est tout entière marquée par le mouvement du plurilinguisme4. Celan fait partie de ses auteurs qui perpétuent un certain mythe de la langue maternelle en tant que langue originaire insubstituable, langue primordiale marquée du sceau de l’authenticité et de la vérité de l’être. Or le poème celanien met précisément en crise le monolinguisme poétique, il s’engendre dans la différence des langues et la différance de l’idiome. À en croire son biographe, Paul Celan reconduirait l’idéologie commune de la « langue maternelle » (langue originelle authentique du sujet) en traçant une ligne de partage définitive entre langue maternelle et langues étrangères : « Nur in der Muttersprache kann man die eigene Wahrheit aussagen, in der Fremdsprache lügt der Dichter5 ». L’opposition terme à terme entre eigen (propre) et fremd (étranger), Wahrheit (vérité) et Lüge (mensonge) reproduit des dichotomies non seulement suspectes mais surtout démenties par la langue des poèmes celaniens.

Il ne s’agit pas ici de ressaisir l’œuvre celanienne dans toute sa complexité ou sa profondeur historique6, mais de choisir un angle problématique particulier qui est le rapport de Celan aux langues, et aussi, ce qui est différent, le rapport de l’œuvre poétique de Celan à la pluralité linguistique. Celan est généralement lu, à raison bien évidemment, à partir de différents cadrages historiques et critiques. On lit Celan à partir de sa biographie, à partir de la crise de la culture et de la langue allemandes après Auschwitz, à partir de la crise du langage depuis la modernité poétique. Comme le résume Frédéric Marteau :

toute la poésie celanienne peut être perçue comme une manière de voir la monstruosité de la langue allemande, et de la langue poétique, en tant précisément que le langage s’y montre tel : syntaxe perturbée, fracturée, association inédite et proprement monstrueuse de vocables hétérogènes, tout un atelier d’hybridations diverses, rendues possibles par la langue allemande, sa grammaire et ses propriétés lexicales, ainsi que par l’acte poétique lui-même, censé être à même de créer, de donner naissance ; si la raison dans l’histoire a engendré des monstres, la poésie elle-même est génératrice d’une langue monstrueuse7.

En ce qui nous concerne, nous aimerions proposer ici un « cadrage » un peu différent de la poésie de Celan, qui n’est évidemment pas contradictoire avec les autres approches critiques. Ce « cadrage » répond au titre d’une journée d’étude comparatiste qui a précédé la publication de cet article : « Paul Celan entre les langues et entre les arts ».

Nos lectures de Celan gagnent-elles à sortir le poète de l’antre de l’allemand pour le relocaliser entre les langues ? Mettre en avant la question de la pluralité des langues et le rôle de la « traduction » (au sens élargi de transferts et échanges de langues) dans l’œuvre de Celan permet de sortir d’une approche surdéterminée par le cadre épistémologique des « littératures nationales ». Insister sur le pluriel des langues chez Celan et sur l’importance du processus du transfert et de la traduction, c’est insister sur le fait que la littérature a toujours débordé les monolinguismes institués et les cadrages des histoires littéraires nationales. Un présupposé théorique de notre approche est que la puissance de la littérature vient du fait que cette dernière est avant tout une affaire de « langage » et non de langues instituées et formalisées comme langues nationales. Pour le dire autrement : quand on écrit, au sens fort du verbe écrire, quand on écrit au cœur de la langue, on l’excède toujours, on en sort même quand on y entre et qu’on la creuse, l’espace du poème étant le langage (avant la partition des langues). De manière exemplaire avec Paul Celan on se rend compte que la littérature intense n’est jamais monolingue mais qu’elle est toujours au moins asymptotiquement polyphonique, babélienne ou plurilingue. Car le monolinguisme est (aussi) une fiction du savoir.

Dans un premier moment nous allons nous intéresser à la place des langues et de la traduction dans l’écriture de Celan. En rappelant quelques points biographiques et en lisant de près quelques vers et quelques poèmes, nous cernerons l’importance de l’imaginaire de la traduction, de ses opérations et de ses modalités dans la poétique celanienne.

Le deuxième moment est moins une herméneutique classique de la poésie de Celan qu’une proposition méthodologique de lecture critique actualisante. À partir de réflexions de Yoko Tawada, nous proposerons de lire l’écrivain japonais potentiel qu’est Paul Celan. Le geste comparatif devient une critique comparative en s’attachant à relever des affinités entre les langues en dehors de tout lien généalogique ou philologique entre les textes ou les langues convoqués. La langue originale des poèmes celaniens n’est pas uniquement l’allemand mais, potentiellement, la langue japonaise. Que peuvent gagner la « littérature » et les « œuvres » quand on les pense et les lit en « plus d’une langue », qu’on les lit en traduction ou qu’on réinvente les langues originales ? Peut-on relire les œuvres depuis une position de lecture sensible à la pluralité des langues, à partir d’un imaginaire linguistique qui correspond à notre condition contemporaine « post-monolingue8 » ? Cette proposition de lecture s’inscrit dans un geste critique qui déborde les normes du commentaire et de l’analyse traditionnels. Les théoriciens contemporains des études littéraires les plus inventifs nomment ces « pas de côté » critiques de différentes manières : on peut parler d’« actualisation » avec Yves Citton9, de « critique interventionniste » avec Pierre Bayard, d’un art du commentaire ou de la pratique artistique comme « malentendu »10, des lectures « intéressées » avec Sophie Rabau11 (voire de « sabotages » littéraires qui peuvent aussi être des lectures « contre l’auteur » ou des « lectures queer »). Notre proposition de lecture est de lire au-delà de la langue originale, de lire d’autres langues sous les langues. Cette proposition méthodologique correspond d’une certaine manière à la poésie d’un Paul Celan toujours déjà pris « entre les langues » mais elle pourrait s’appliquer à d’autres corpus.

La traduction comme écriture

La traversée des langues d’un poète-traducteur

Rappelons brièvement quelques éléments de la vie de Paul Celan, éléments sélectionnés à partir de notre souci d’insister sur la pluralité linguistique à l’œuvre dans le travail du poète.

Celan naît le 23 novembre 1920 à Czernowitz (Cernǎuti) en Bucovine (à l’époque en Roumanie, aujourd’hui en Ukraine) et meurt à Paris le 20 avril 1970. Depuis le XVIIIe siècle et jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale en 1918, la Bucovine était une province de l’empire des Habsbourg d’Autriche. Quand Paul Celan naît, la Bucovine vient juste d’être rattachée à la Roumanie.

Celan est un poète roumain né dans une famille juive allemande. La langue maternelle du poète est l’allemand (ses parents parlent allemand entre eux). Le jeune Paul fréquente l’école élémentaire (en langue) allemande, puis une école juive. Son enfance se déroule donc déjà entre plusieurs langues, le roumain de l’espace public (le roumain est la langue véhiculaire de la Bucovine de l’entre-deux-guerres), l’allemand familial et scolaire, l’hébreu scolaire et religieux, le yiddish auquel il est aussi exposé. Durant son adolescence, le jeune Paul lit intensément Rimbaud et Verlaine et il s’attache à lire Shakespeare en anglais.

À dix-huit ans, Celan étudie un an la médecine en France, à Tours, en 1938. Lors de cette année d’études il traduit cinq poèmes de Verlaine en allemand12. Puis il retourne en Roumanie pour étudier la littérature romane. Ses premiers poèmes personnels datent de 1940. À partir de l’occupation soviétique de la Roumanie en 1940, Celan apprend le russe. À vingt ans, Celan peut manier cinq langues : l’allemand maternel bien sûr, mais aussi le roumain, l’hébreu, le français, l’anglais et le russe. Dans la genèse de la venue à l’écriture, la traduction et le pluriel des langues comptent donc comme un moment décisif.

En 1942 Celan perd ses parents (son père meurt du typhus dans un camp d’internement, sa mère est exécutée d’une balle dans la nuque). En 1943, Celan est envoyé dans un camp de travail forcé en Moldavie. Il y écrit des poèmes, traduit des sonnets de Shakespeare et apprend un peu de yiddish. Il est libéré par les Russes en 1944. Il change alors de nom et se renomme Paul Aurel, puis Paul Ancel, et finalement Paul Celan. Il vit alors à Bucarest en tant que traducteur et éditeur.

En 1947, il quitte la Roumanie pour la capitale autrichienne où il publie en 1948 son premier livre : Le Sable des urnes (Der Sand aus den Urnen). C’est en 1948 à Vienne qu’il rencontre aussi Ingeborg Bachmann. Il s’installe finalement à Paris où il exerce la fonction de lecteur d’allemand à l’ENS et où il continue son activité de traducteur. En 1952, il épouse Gisèle de Lestrange. À partir de 1965, il est plusieurs fois interné dans des hôpitaux psychiatriques – où il écrit notamment quelques textes en hébreu.

Il est naturalisé français en 1955. Au cours de sa vie et des reconfigurations géopolitiques de l’Europe centrale, Paul Celan aura connu quatre nationalités successives. L’anecdote de l’identité civile emblématise d’une manière générale l’identité en traduction de Celan. Selon John Felstiner, Celan participa avec un certain enthousiasme aux manifestations de mai 1968, dans les rues du Quartier Latin, accompagné de son enfant, en chantant l’Internationale en français, en russe et en yiddish : comme si le projet politique internationaliste, partagé par Celan, était parallèlement porté par la manifestation du plurilinguisme.

Cette identité en traduction est d’une certaine manière lisible dès le nom que se choisit le poète. « Paul Celan » est un « nom de plume » et fonctionne comme l’indice du mouvement des langues que permettent les jeux de traduction. En effet, Paul Celan est le pseudonyme de Paul Antschel (en allemand) ou Ancel (en roumain). Le patronyme de l’identité civile est déjà divisible entre deux langues et deux graphies possibles. En fait, le nom d’écrivain de Paul Celan est l’anagramme de son patronyme roumain ou plutôt l’anagramme de la graphie roumanisée (Ancel avec un C) de son nom de famille germanique Antschel : Ancel se métamorphose ainsi Celan.

Ce nom de plume, cryptogramme d’une identité en traduction et prise entre les langues, est lui-même susceptible d’une lecture (c’est-à-dire d’une actualisation par la prononciation) en plusieurs langues. Faut-il prononcer « Celan » à l’allemande ? Ou « Celan » avec une prononciation française, qui permet de faire résonner la lenteur (c’est lent) et le secret (les verbes « celer » ou « sceller » – taire, cacher, garder secret étant des figures importantes de la poésie de Celan) ? L’indécision ne doit pas être tranchée car les poèmes jouent précisément de ce principe de dédoublement possible.

On aperçoit dès maintenant que le nom de plume du poète est pris dans une pluralité de langues et de sens possibles, de langues qui jouent à cache-cache, se masquent et se démasquent pour être lisibles plusieurs fois, en plusieurs langues en même temps. Celan joue aussi dans son œuvre sur le mot allemand Amsel, le merle, quasi-anagramme de son nom. Certains critiques ont aussi montré qu’il fallait entendre tout ce que le nom de Celan compte de « zählen » (« compter » en allemand) pour être sensible à la poésie du chiffre, du nombre et du calcul chez ce poète. Le nom de Paul Celan est déjà un schibboleth – procédé qui fonctionne lui-même comme une véritable signature de toute l’œuvre poétique.

On connaît aussi une signature ironique de Celan qui apparaît dans une lettre de février 1962 envoyé à l’écrivain Reinhard Federmann (lui aussi, littéralement, un « homme de plume », Feder signifiant « plume » en allemand). Celan signe ainsi : « Pavel Lvovitsch Tselan / Russki poët in partibus nemetskich infidelium / 's ist nur ein Jud » (Paul Celan, fils de Lev / poète russe dans le territoire des infidèles allemands / rien d'autre qu’un Juif). Selon Enzo Traverso, cette signature ironique « révèle à la fois la complexité du rapport de Celan aux langues et son statut d’Aussenseiter au sein de la langue allemande. Russe, latin et allemand […] se mélangent dans la reconnaissance d’une judéité assumée et revendiquée comme condition existentielle du marginal et du paria13 ».

La question du plurilinguisme chez Celan ne se pense pas comme une pluri-appartenance mais plutôt comme une non-appartenance, une dépossession qui dit la condition de l’exil. À la manière d’Alexis Nouss, on peut dire que les rapports entre poésie et traduction chez Celan s’originent « dans la ruine de Babel14 ».

 

Si le nom de plume de « Paul Celan » fédère (Feder) différentes langues possibles à reconnaître et à entendre, l’activité de traducteur de celui qu’on connaît avant tout comme poète mérite aussi qu’on s’y attarde un peu. En effet, comme de très nombreux écrivains, Paul Celan est aussi traducteur. Et on ne peut pas comprendre son écriture sans avoir à l’esprit que ces deux pratiques, écriture et traduction, participent d’un même rapport exploratoire du langage.

Celan est en effet un très grand traducteur, et ce depuis ses années d’étudiant, pendant lesquelles il a étudié le russe, puis l’anglais, puis sa langue maternelle allemande de manière délocalisée, en France, où il élabore un projet d’études sur Kafka. Ce Kafka, il l’a justement traduit en roumain dans sa jeunesse. L’activité de traducteur de Celan est polymorphe : il a traduit des œuvres entières, parfois un texte unique, il a majoritairement traduit de la poésie mais s’est aussi essayé à la traduction de la prose15. Il a traduit depuis et vers sa langue maternelle.

Il a traduit du russe vers le roumain en traduisant Iessenine dans sa jeunesse (trois traductions), mais aussi du roumain vers l’allemand en traduisant Gellu Naum, Virgil Teodorescu, Tudor Arghezi. Ces traductions du roumain vers l’allemand ne sont pas exemptes de contresens et témoignent d’une relative liberté avec laquelle Celan traduit. Mais Celan a surtout traduit vers l’allemand : de nombreux auteurs russes (Iessenine encore, Blok, Mandelstam, Evtouchenko, Slutschewski, Khlebnikov), des auteurs anglophones (vingt et un sonnets de Shakespeare en 1967, Marianne Moore, Andrew Marvell, Emily Dickinson, Robert Frost, Alfred Edward Housman, John Donne et même le célèbre Jabberwocky de Lewis Carroll). Lorsqu’il traduit du russe ou de l’anglais, Celan n’hésite pas à « marquer la disjonction par l’introduction d’un nouveau rythme16 ». Il a aussi traduit en allemand : l’italien d’Ungaretti (en s’aidant d’une traduction allemande et d’une traduction française du poète italien), le portugais de Pessoa (sous ses divers hétéronymes, et en collaboration avec Edouard Roditi), l’hébreu de David Rokeah. Il a aussi traduit de l’anglais vers le français.

Enfin, il a traduit en allemand de nombreux auteurs francophones : Maurice Maeterlinck, Breton, Eluard, Aimé Césaire, Benjamin Péret, Cocteau, Ivan Goll, Apollinaire, Artaud, Desnos, Cioran, Picasso, le commentaire de Jean Cayrol pour le film de Resnais Nuit et Brouillard, le Bateau Ivre de Rimbaud, Mallarmé, Baudelaire et Nerval, La Jeune Parque de Valéry. Il a aussi traduit André Du Bouchet, Jacques Dupin, Jules Supervielle, René Char, Jean Daive et même deux Maigret de Georges Simenon. Dans les œuvres complètes de Celan publiées par les éditions Suhrkamp Verlag, deux des cinq volumes recueillent uniquement les traductions faites par le poète.

Lorsqu’il traduit Henri Michaux en 1966, faut-il entendre les affinités poétiques entre l’auteur de « La ralentie » avec le nom de « plume » de Celan et sa forme homophonique « c’est lent » ? Certes, le titre « La ralentie » traduit par Celan devient « Die Verlangsammte », traduction fidèle et qui permet de faire entendre un possible « verlan » français dans verlangsammte, ce qui opère un premier effet de signature pour un auteur-traducteur qui a lui-même mis son patronyme à l’envers. Mais Celan opère surtout des choix parfois surprenants de non-traduction afin de mieux babéliser la langue du poème original. Sous la plume de Michaux, une expression curieuse apparaît précisément au moment où le poème thématise la question de la langue étrangère : « Ils jouent la pièce “en étranger” » écrit Michaux. Celan choisit de traduire en préservant l’étrangeté de l’expression de Michaux et ce choix passe alors par la non-traduction. Celan choisit en effet de traduire ainsi : « Sie spielen das Stück en étranger », le signifiant étranger (français) réalisant en quelque sorte le signifié de l’expression. Celan performe l’étrangeté linguistique de Michaux par une (non)traduction habile. Si Lestrange est le nom de la femme de Celan, l’étrangeté de la poésie celanienne et de ses propres traductions joue d’une conscience aiguë de la plasticité et de la porosité des langues. Ces exemples-signatures valent comme des synecdoques de la poétique celanienne.

Dans une lettre datée du 26 mars 1960 que Celan adresse à Werner Weber, le poète-traducteur écrit :

Die Sprachen, so sehr sie einander zu entsprechen scheinen, sind verschieden-geschieden durch Abgründe. […] Das übertragene Gedicht muß dieses Anders- und Verschiedenseins, dieses Geschiedenseins eingedenk bleiben17.

Celan a une haute conscience de la valeur de la différence des langues, au point que « le poème traduit doit garder le souvenir de cette différence, de cette distinction, de cette disjonction ». Claire De Oliveira a montré comment la pratique de la traduction de Celan ménage des écarts sensibles avec les originaux, le poète-traducteur semblant parfois préférer une transposition poétique à une traduction canonique18. Elle montre aussi que le discours général que Celan tient sur ses principes de traduction est fréquemment démenti par son activité réelle. Encore une fois, Celan ne fait pas ce qu’il dit (ou ce qu’il pense faire), sans que cet écart soit conscient.

Un autre paradoxe, sinon une contradiction étant donné la double activité de ce poète-traducteur, réside dans le fait qu’en tant que poète, Celan a longtemps refusé qu’on traduise ses propres poèmes, bien qu’il aidât ensuite certains traducteurs de son œuvre (mais cet accompagnement est-il signe de confiance, ou plutôt de méfiance envers la différence essentielle précisément produite par la traduction d’une œuvre ?). Cette réticence paradoxale face à la traduction de son œuvre, et qui semble se fonder sur le mythe persistant de la poésie intraduisible malgré une propre activité de traducteur de poésie, est en rapport avec l’idéologie de la langue maternelle que nous avons déjà évoquée, la vérité ou l’authenticité étant indexées sur l’idéal d’une langue maternelle-originale19.

La place de la traduction dans l’œuvre poétique

La traduction est un procédé linguistique et une activité professionnelle que Celan connaît bien, et c’est le modèle existentiel d’un homme en exil qui a changé de pays et traversé les frontières. C’est aussi le modèle éthique d’un rapport à l’autre, d’une rencontre. Le poème est l’équivalent d’une « poignée de main », selon l’image celanienne. Mais la poésie de Paul Celan est elle-même travaillée de l’intérieur par toute une polyphonie de langues, au point que la traduction peut être qualifiée de matrice de l’écriture. Le poème celanien réfléchit la porosité des langues, leurs transferts, leurs traductions.

Le plus célèbre des poèmes de Celan, « Todesfuge » (Fugue de mort), peut fonctionner comme un « symptôme » d’une poétique prise dans la différance des langues. En effet, ce poème composé en allemand a été d’abord publié dans sa traduction roumaine20 sous le titre « Tangoul mortii », tango de mort, et non « Fugue de mort. » Le poème édité existe en traduction avant d’exister en allemand. Autre symptôme : ce qui est la source du poème est un document plurilingue, à savoir une brochure publiée par l’Armée rouge en plusieurs langues, parmi lesquelles le russe et le roumain, qui relatait que, dans le camp d’extermination de Lublin-Majdanek, un orchestre juif était obligé de jouer des tangos, aussi bien pendant les marches vers les lieux de travail forcé que lors des sélections pour les chambres à gaz. Dernier symptôme : quand Celan lit à voix haute ce poème devant les écrivains du Groupe 47, les réactions sont mauvaises : certains comparent le ton de Celan à celui de Goebbels alors que d’autres comparent sa lecture à une psalmodie de rabbin. Personne ne fait attention au texte, mais chacun s’interroge sur la manière dont Celan vocalise et oralise son poème. Il est étrange que l’assistance ait pu autant entendre les accents de la langue nazie qu’une sorte d’hébreu psalmodiée par un rabbin… C’est dire si, jusque dans sa profération, la poésie de Celan semble hésiter entre les langues.

Cette hésitation linguistique au cœur de la poésie celanienne se donne clairement à lire dans le poème intitulé « Schibboleth21 » qui met en scène l’identification du poète avec le combat des Républicains espagnols22. Ce poème de 1954 est publié dans le recueil Von Schwelle zu Schwelle / De Seuil en Seuil (1955). Le titre du poème fait déjà signe vers la langue « étrangère » en empruntant un mot à l’hébreu. Celan lui-même, d’après son biographe Felstiner, évoquait un « titre en hébreu » pour désigner le titre du poème Schibboleth, quand bien même ce mot est passé dans d’autres langues comme l’allemand ou le français.

Ce poème mêle des allusions à deux révoltes « rouges », deux mouvements populaires des années 30 qui ont été violemment réprimés : celui des ouvriers de « Vienne » (et des socialistes autrichiens) en février 1934 et celui des républicains espagnols en 1939 (dont Paul Celan s’est senti proche). Le titre inscrit la langue étrangère, ici l’hébreu, au seuil du poème, dans un espace liminal qui donne l’hospitalité à plusieurs langues au sein même de l’allemand. Du point de vue du sens, le « schibboleth » inscrit l’horizon de la prononciation, de l’accent, des manières variables d’accentuer et de prononcer des mots. Le schibboleth est une sorte de mot de passe, de sésame vital ou létal : bien prononcer ou mal prononcer le mot engage l’inclusion ou l’exclusion du groupe, la vie ou la mort. D’une certaine manière, la fonction du schibboleth est bien de situer la langue dans l’entre, l’entre-deux, au seuil d’une bifurcation possible de la langue. Le schibboleth « ouvre la langue » et envisage ses différentes réalisations possibles. Dans le poème, c’est l’expression en espagnol « No pasarán » qui fonctionne comme ce schibboleth et qui permet de distinguer les Républicains durant la Guerre Civile espagnole. C’est donc dans une autre langue, l’espagnol, que se réalise dans le poème le devenir-schibboleth de la langue.

Mais c’est en fait tout le poème qu’il s’agit de lire comme un schibboleth, à l’échelle de la lettre et de la syllabe, en faisant bredouiller l’allemand de Celan pour comprendre l’engendrement des images et des scènes du poème. C’est le principe du schibboleth qui, en altérant la prononciation des vers, fait surgir d’autres mots et d’autres textes dans le poème. Il y a un réseau clandestin de mots à déceler dans le poème. Il faut être sensible à la manière dont l’écriture-schibboleth du bredouillement franchit les frontières linguistiques. « Ruf’s, das Schibboleth, hinaus / in die Fremde der Heimat: / Februar. No pasarán ». C’est « dans l’étrangeté du pays » qu’il faut crier le schibboleth : « Crie-le, le schibboleth, à toute force / dans l’étrangeté du pays : février. No pasarán ». La fin du poème fait elle aussi entendre l’entrelacement des voix et des langues : « ich führ dich hinweg / zu den Stimmen / von Estremadura » (« je t’emmène loin / chez les voix / de l’Estrémadure »). Comment ne pas entendre, dans le nom de la province espagnole de l’« Estremadura », l’extrême qui dure, l’extrêmement dur – comme si la langue résonnait de syllabes étrangères en filigrane qui pluralisent le sens du poème, ses langues, ses allusions politiques ? Il y a un écho de la langue étrangère à la toute fin du poème, conformément à ce que prévoit une poésie-schibboleth attentive aux inflexions de tons, d’accents, de prononciation.

Le poème, rédigé en allemand, s’ouvre donc sur un titre en hébreu, fait résonner un schibboleth en espagnol, et se termine sur l’écho d’un autre schibboleth possible, à entendre « à toute force dans l’étrangeté du pays », un schibboleth offert au lecteur qui peut entendre l’écho d’un « extrêmement dur » en français dans le mot à cheval entre l’allemand et l’espagnol, « Estremadura ». La mobilisation internationale et la conscience politique internationaliste rassemblent et superposent les idiomes.

Cette proposition de lecture qui déploie les langues étrangères, clairement présentes ou spectrales, du poème celanien, est à l’écoute du murmure polygotte qui sourd dans toute l’œuvre. C’est une proposition qui essaie d’écouter le plus attentivement possible la langue de Celan et son travail autour de la lettre, de la syllabe, de toutes les formes d’aphasies mises en scène et en œuvre dans son écriture. Pour entendre les langues étrangères qui creusent l’allemand, il faut lire Celan au ras de la langue, à l’échelle de la lettre et de l’accent. Il faut de la même manière bien « lire » et « entendre » la fragilité du sens et la précarité des phonèmes de la dernière strophe du poème, qui joue là encore sur la possibilité de schibboleths poétiques en décalant des lettres, syllabes, prononciations possibles. La dernière strophe mérite d’être lue en prenant toute la mesure de la valeur de l’apparition de la merveilleuse licorne :

Einhorn :
du weisst um die Steine,
du weisst um die Wasser,
komm,
ich führ dich hinweg
zu den Stimmen
von Estremadura.

Licorne :
tu sais bien ce qu’il en est des pierres,
tu sais bien ce qu’il en est des eaux,
viens,
je t’emmène loin
chez les voix
de l’Estrémadure.

La scène référentielle des révoltes politiques laisse ici la place à un déport vers le merveilleux et l’imaginaire. Einhorn, c’est le nom d’Erich Einhorn, un ami de jeunesse de Celan passionné par les mouvements révolutionnaires des années 1930. Mais c’est avant tout, dans le poème, le surgissement merveilleux d’une « licorne », dans laquelle il faut « lire » aussi la « corne » ou le « cor » (Horn) possible. Par une sorte de jeu mots on passe en effet de la « Doppelflöte der Nacht », la double flûte de la nuit, au nom de la licorne, « Einhorn », littéralement une seule corne, mais aussi possiblement un « cor », l’instrument de musique. Avec la licorne, on change aussi d’univers chromatique : on passe des rougeurs de « l’aurore jumelle » (Zwillingsröte) au blanc traditionnel de l’animal fabuleux. Et c’est alors, dans ces déplacements de scènes portés par le nom de la licorne à lire « littéralement et dans tous les sens », qu’un ultime schibboleth potentiel se donne à lire dans la langue celanienne : « du weisst um die Steine, / du weisst um die Wasser » (« tu connais les pierres, tu connais les eaux ») peut se décomposer et se prononcer autrement, en décalant à la lecture la lettre T : « du weiss stumm die Steine / du weiss stumm die Wasser », ce qui permet de faire entendre la couleur blanche de cette merveilleuse licorne (weiss) ainsi que le mutisme (stumm) si essentiel aux aphasies poétiques de Celan. Le schibboleth poétique ouvre le poème à son devenir-autre par des altérations de prononciation. Le secret celé de la poésie de Celan se dévoile quand le lecteur lit chaque vers comme un schibboleth potentiel.

De la même manière, dès le début du poème, il faut bien entendre comment le vers « keinerlei Eid schwor » fait visuellement et phoniquement entendre le mot de « Leid », la souffrance. Le mot n’est pas écrit mais il brille par transparence, et on l’entend. On entend d’autant plus le mot « Leid » qui hante le poème que ce signifiant absent résume l’atmosphère du début du poème qui met en scène une sorte d’exécution publique du poète ou du moins une exposition involontaire du poète dans l’arène publique : « ils m’ont traîné / jusqu’au milieu du marché, / jusqu’au lieu / où se déroule le drapeau auquel je n’ai / prêté aucune espèce de serment ». « Keinerlei Eid schwor », l’expression inscrit en creux, en sourdine, Leid, la souffrance. Dans le poème, le mot allemand pour le souvenir, « Erinnerung », est orthographié sans -e, « Errinrung » : cette lettre amputée décale la prononciation et relance le procédé poétique du schibboleth et de l’altération linguistique tout en réalisant, dans le corps de la langue, la menace d’une exécution et d’une disparition de la personne du poète. Décaler la prononciation, écorner l’enchaînement naturel des syllabes, parler et lire avec des cailloux dans la bouche, c’est activer les schibboleths poétiques et peut-être se laisser « emmener loin / chez les voix / de l’Estrémadure ».

Le schibboleth, donc, dans ce poème, est un titre, une citation du mot d’ordre de mobilisation des Républicains espagnols (no pasarán), mais c’est peut-être aussi le nom même de la modalité de l’énonciation poétique celanienne, c’est le principe d’écriture et de lecture du poème. Écrire et lire sont des pratiques de schibboleth, la condition même d’un rapport au poème qui décentre, élargit, pluralise et superpose les langues et les prononciations possibles. No pasaràn ! – mais les langues, elles, n’en finissent pas de passer, et de passer les unes dans les autres. Voilà peut-être un credo poétique celanien.

 

On peut mettre en rapport le poème « Schibboleth » avec un autre poème qui joue du même principe du « mot de passe » et qui, là encore, met en tension le principe poétique du schibboleth avec la langue étrangère. C’est le poème « Give the word23 » dont le titre anglais est une citation du Roi Lear (IV-6) de Shakespeare. Lear est apparu dans un accoutrement floral qui fait douter de sa raison. Il demande à Edgar de prononcer le mot de passe (give the word). Dans ce poème intitulé « Give the word », Celan utilise le terme « die Parole » qui signifie en allemand « slogan », « mot d’ordre » mais aussi « mot de passe ». Le poète joue sur les effets de calque et de traduction qui impulsent à la fois de la polysémie et du plurilinguisme dans ses poèmes. La parole est mot de passe, la parole poétique est schibboleth, la parole est Parole. La polysémie celanienne est interne à l’allemand mais elle se déploie aussi sur le continuum des autres langues convoquées. Polysémie généralisée et jeux de mots translinguistiques sont des principes d’écriture essentiels chez Celan.

On pourrait proposer un parcours de lecture de l’œuvre de Celan qui s’attacherait à relever tous les branchements de l’allemand sur des langues étrangères. Il y a des alternances de langues, on l’a vu avec « no pasaran », on pourrait en donner d’autres exemples, comme dans le poème « Und mit dem Buch aus Tarussa24 » qui exhibe une citation partielle d’Apollinaire (que Celan a traduit en 1949, en même temps qu’il traduit Cocteau et Ivan Goll en allemand) : « […] vom Pont Mirabeau. / Wo die Oka nicht mitfliesst. Et quels / amours ! ». Ce poème contient d’ailleurs en épigraphe une citation en russe (et en alphabet cyrillique) de Marina Tsvetaieva qui signifie « tous les poètes sont des juifs ». Selon Jean Bollack il faudrait plutôt traduire par « tous les poètes sont des youpins » ou des « sales Juifs », car la citation a un sens ordurier.

 

Au-delà des bribes de langues étrangères qui émaillent clairement les poèmes, on peut repérer d’autres modalités d’inscription de la langue étrangère qui travaille souterrainement l’écriture de Celan. La critique a déjà beaucoup remarqué l’importance de l’hébreu et du yiddish dans les références, les images et le lexique de prédilection de Celan. Ce sont effectivement les langues les plus clairement « lisibles » et reconnaissables dans les poèmes celaniens. Nous pouvons rapidement donner quelques autres exemples de la Babel celée.

Un poème s’intitule par exemple en français « Matière de Bretagne25 », un autre « Le Menhir26 ». Ce dernier poème semble d’ailleurs s’ouvrir sur une sorte de paraphrase traductive : le titre original est français, « Le menhir », et les deux premiers vers, « Wachsendes Steingrau » (« Gris de pierre / qui grandit là »), ne proposent pas seulement une image d’un menhir, ils traduisent en quelque sorte littéralement le terme breton « menhir » composé de maen, « pierre », et hir, « longue » : « Wachsendes Steingrau », longue pierre, pierre qui s’allonge – men-hir. Quand, dans la suite du poème, la personnification du menhir est engagée, comment ne pas entendre que l’image poétique se construit à partir du rapprochement du mot « menhir » et de l’adjectif « menschlich », les deux mots affichant une syllabe initiale, « men », lisible en anglais aussi, et qui inscrit bien l’humain au cœur même de la pierre ? Le dernier mot du poème, « Schoten », les gousses ou les « cosses » d’un fruit, fait aussi entendre les « Schotten » avec deux T, c’est-à-dire les Écossais, et tout l’imaginaire celtique du poème. Il y a l’Ecosse dans les cosses, en français aussi, de même qu’il y a, à un T près, des Schoten chez les Schotten. Le tourniquet des images en métamorphose chez Celan est très souvent en rapport avec les passages possibles entre les langues, passages visibles /audibles ou passages souterrains. Tout un murmure polyglotte travaille l’énonciation poétique de Celan, à l’échelle de la lettre et de la syllabe.

Dans le poème au titre latin « Radix, matrix », les néologismes allemands « Aber-Nacht » et « Aber-Du27 » jouent aussi sur le terme français issu du breton via le celtique : « un aber » (qui désigne l’embouchure d’un estuaire et sa baie). Celan avait l’habitude de passer des vacances en Bretagne, et le thème breton comme des bribes de langues celtiques se retrouvent éparpillés dans son œuvre. Aber ou aber, une accentuation diffère et un même mot devient lisible en plusieurs langues en même temps. Mais, embouchure, aber, aber : la langue n’est à l’étale que dans l’équilibre précaire et indécis des idiomes qui refluent.

Les racines germaniques sont parfois utilisées pour s’ouvrir sur d’autres langues, parasitant ainsi les lignes étymologiques simplifiées. Un poème porte un titre danois : « Frihed28 », mot qui signifie liberté en danois et qui fait aussi apparaître le spectre d’Hamlet. Ce poème évoque un certain « Orlog-Wort », « mot-Orlog », c’est-à-dire un vieux mot germanique, Orlog, et non une « horloge », qui désigne au départ la guerre mais s’est ensuite spécialisé dans les langues scandinaves pour désigner la Marine de guerre ou la Marine tout court : « die näher / segelnde / Eiterzacke der Krone / in eines Schief- / geborenen Aug / dichtet / dänisch » (« cinglant / plus près / la dent de pus de la couronne / dans l’œil / d’un être né de travers / fait de la poésie / en danois »). Faire de la « poésie en danois » (« dichtet / dänisch ») en allemand, voilà ce que réalise aussi ce poème. Les frontières géographiques et linguistiques flottent en liberté, un imaginaire scandinave permet d’inscrire la langue étrangère et la littérature étrangère au creux du poème (le poème évoque des « Wildenten-Teichen », des « étangs de canards sauvages », en mémoire de la pièce du Norvégien Henrik Ibsen, Vildanden / Die Wildente / Le canard sauvage). La tentation est grande, alors, d’entendre dans cet « Orlog-Wort » une langue réglée à l’heure du désir plurilingue. Étymologiquement, l’horloge « dit » bien « l’heure » (hôrológion), il y a du legein (dire en grec) dans l’horloge. Baudelaire le disait déjà dans son poème « L’horloge » : « Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor ! / (Mon gosier de métal parle toutes les langues) ». On comprend alors pourquoi le poème s’ouvre sur l’image de la folie et du dédoublement (« Im Haus zum gedoppelten Wahn », « Dans la maison au délire redoublé ») et pourquoi cet « Orlog-Wort » vogue en liberté et « croise » (kreuzen) en mer (comme on croise les langues) « enfin libéré du cordon » (« wo das endlich / abgenabelte / Orlog-Wort kreuzt », « où croise le mot-Orlog / enfin / libéré du cordon »).

En larguant les amarres, le mot-Orlog a coupé les lignes étymologiques et linguistiques, le bateau comme le mot dérivent et croisent au moment même où les langues se croisent. Le cordon ombilical de la langue originale est coupé, le mot et le bateau saffranchissent des territoires et des assignations à résidence. La déterritorialisation du poème et des langues se réalise dans une confusion babélienne. Le signifiant flottant du navire (das Schiff) apparaît en transparence dans l’expression « in eines Schief-/geborenen Aug / dichtet / dänisch » (« dans l’œil / d’un être né de travers / fait de la poésie / en danois ») : celui qui est « né de travers » (le néologisme *schiefgeboren) est aussi ce navire qui croise (schief / das Schiff). La paronomase dédouble la langue « dans la maison au délire dédoublé », les langues sont de travers, doubles et croisées. C’est une Babel latente qui organise les dérives linguistiques du poème, et il n’est pas surprenant qu’apparaissent sur le quai des « Backstein-Gedanken », ces « pensées de brique cuite » qui empruntent leur matériau à la mythique tour de la Genèse. Ce poème « Frihed » met en scène d’une manière performative la liberté des dédoublements et des croisements linguistiques.

On trouve très souvent des images ou des expressions métapoétiques dans la poésie celanienne. Dans le poème Engführung29 (Strette) par exemple, l’expression « Gras, auseinandergeschrieben », traduite par Jean-Pierre Lefebvre en « herbe écriture désarticulée », est une expression performative. Elle réalise ce qu’elle énonce : la désarticulation de l’écriture se réalise par le jeu de mot translinguistique qui fait entendre la « grâce » française, la demande de « grâce », en même temps que le mot allemand de l’herbe, das Gras. Cette formule qui apparaît dès la deuxième strophe sera reprise à la toute fin du poème : « Gras. / Gras, / auseinandergeschrieben) » : le motif de l’étoile apparu auparavant, comme signe d’un faible et mince espoir, se traduit dans le son d’une « grâce ! » (en français) qui résonne dans le nom de l’herbe (Gras). Une demande de merci et de pardon résonne donc sous le signifiant allemand de l’herbe (Gras). Frédéric Marteau a développé de belles et convaincantes analyses sur le terme de Gras chez Celan :

Gras, l’herbe, se renverse en Sarg, le cercueil : l’herbe cache ou sécrète un cercueil. (Sans l’r, Gras devient Gas ; ou, selon un mouvement interlinguistique fréquent chez Celan, Gras peut s’entendre comme la grâce – on pense à ceux qui demandaient grâce quand l’air leur manquait, remplacé par un gaz assassin)30.

Cet auseinanderschreiben de la fin du poème « Engführung » est bien une manière de nommer une poétique qui s’invente dans des processus de traduction, de transfert, d’anagrammes ou d’homophonies translinguistiques31. L’« écriture désarticulée » de Celan se dérègle et se règle à partir de tout ce qui produit du mouvement dans la langue, mouvement intralinguistique, interlinguistique ou translinguistique. C’est avec grâce que l’allemand de Celan résonne toujours en « plus d’une langue » (Derrida), sacrifiant le monolinguisme sur l’autel de l’énonciation poétique.

Dans un poème intitulé « Exil » (1957), Ingeborg Bachmann, si proche de Celan, lie l’exil au devenir pluriel de la langue allemande. Ce qu’elle exprime semble tout à fait résonner avec l’exil véritable et l’exil intérieur de Paul Celan.

Ich mit der deutschen Sprache
dieser Wolke um mich
die ich halte als Haus
treibe durch alle Sprachen
32.

Moi avec la langue allemande
Cette nuée autour de moi
Que je tiens pour maison
Dérive à travers toutes les langues33.

Il y a de la nuée qui dérive vers Babel, il y a aussi, chez Celan, de la « neige » qui change de langue. De nombreux commentateurs de l’œuvre de Celan ont en effet remarqué que le signifiant « die Neige » est souvent à lire en plus d’une langue sous la plume de Celan. Die Neige (la lie du vin, mais aussi le déclin) devient facilement de la neige (der Schnee) par l’alchimie de passages translinguistiques permis par l’homographie. Die Neige et la neige s’orthographient de la même manière en français et en allemand, même s’ils se prononcent différemment. François Turner écrit à propos de la poétique celanienne :

Le sens est une indication de la valeur équivalente de deux mots, Neige et neige, lie et neige qui font de neige et lie deux mots semblables et différents s’annulant en se renvoyant sans cesse l’un à l’autre et c’est, là, le poème. Son vide, son absence de lecture34.

On pourrait pousser encore la lecture en remarquant que die Neige, en plus d’être de la lie de vin ou de la « neige » possible, produit des chimères poétiques qui entrelacent les langues. Dans le poème « Schneebett35 », Frédéric Marteau remarque que :

la neige devient un lit mortuaire, un linceul ; c’est encore le lit de l’oubli, du recouvrement, du temps qui passe et efface les traces. Neige, c’est aussi le mot allemand Neige, qui signifie déclin, fin, ce qui tombe. Celan joue de cette correspondance dans la traversée des langues36.

L’image du « lit de neige », Schneebett, associe la neige, le sens de déclin du mot Neige, homographe de la neige française, et joue sur les homophones français « lit » (das Bett) et « lie » (die Neige). Le tourniquet des langues désoriente le sens du poème. Il faut lire le poème en tenant compte à la fois du sens de la polysémie du signifiant binational Neige et de l’homophonie entre la lie et le lit en français.

Dans le poème « Bei Wein und Verlorenheit37 », le troisième poème du recueil Die Niemandsrose, c’est encore le mot allemand « Neige » qui appelle la « neige » (Schnee) par ce même jeu d’homographie translinguistique : « Bei Wein und Verlorenheit, bei / beider Neige : / ich ritt durch den Schnee, hörst du » (« Par le vin et par la perte, par / la lie de l’un et l’autre : / je chevauchais à travers la neige, entends-tu38 »). Mais une troisième langue participe aussi en filigrane à la composition du poème. En effet, dans la suite du poème le motif du braiment ou du hennissement apparaît avec le mot Gewieher : ce mot surgit par le rebond d’une troisième langue, l’anglais a neigh (hennissement), proche homophone anglais de la neige. John Felstiner, lorsqu’il a traduit ce poème, n’avait pas décelé cette ruse celanienne. Le bon tour de passe-passe linguistique est repéré par Nikolaï Popov et Heather McHugh qui traduisent en anglais le poème et choisissent à raison l’expression « lied our neighing39 » là où Felstiner traduit par « lied our whinnying40 ». C’est bien la triade trilingue Neige / neige / neigh qui organise souterrainement le réseau d’images du poème. Le tourbillon des images celaniennes s’invente encore une fois dans la confusion de Babel.

Tout se passe comme si le poème s’écrivait en allemand mais en anticipant ses traductions possibles en d’autres langues, au point que l’anticipation de la traduction peut devenir l’origine du poème. La traduction, parfois, précède l’original… Pas simplement d’un point de vue éditorial, comme avec « Tangoul Mortii » / « Todesfuge » (Fugue de mort), mais dans le geste même de l’écriture.

C’est ce qui fait que Celan, qui se tient toujours entre les langues, n’est pas un auteur classiquement « plurilingue » : il est « entre » les langues, au seuil des langues, et dans cet espace liminal où original et traduction cohabitent ou point de pouvoir changer de place et de valeur. Ces « langues à images » (« bebilderten Sprachen ») sur lesquelles se clôt le poème « Bei Wein und Verlorenheit » sont des langues qui produisent des images à partir d’une pluralité de langues.

Chaque mot de Celan est potentiellement polysémique mais aussi potentiellement lisible en d’autres langues, transférable et traduisible dans d’autres idiomes eux-mêmes riches d’ambiguïtés, de polysémies et d’homophonies. Frédéric Marteau résume ainsi la poétique celanienne :

Le poème s’affirme dès lors comme un montage d’éléments linguistiques, sonores et visuels, qui glissent les uns sur les autres, les uns par rapport aux autres, matériellement. […] La ruine a donc bien lieu autour de restes localisés, résidus chantables qui n’affirment cette possibilité que sur fond d’une matérialité n’assurant plus aucun sens41.

Le latin, déjà aperçu dans le titre « Radix, matrix », est aussi une langue qui entre dans la composition de la ventriloquie poétique de Celan. Un exemple célèbre est la figure du peuplier, die Pappel, qui fonctionne souvent comme une métaphore du peuple juif car en latin pŏpŭlus (avec première voyelle brève, masculin) signifie peuple et pōpŭlus féminin, avec première voyelle longue) signifie peuplier. Cette métaphore du peuple-peuplier, évidente dans le poème « Ich hörte sagen42 », trouve son origine dans une équivoque latine. Les images souvent frappantes de Celan sont liées à un imaginaire des langues en circulation, un imaginaire généralisé de la traduction et des transferts linguistiques.

Un dernier exemple, assez connu, est la manière dont Celan fait entendre de l’anglais dans l’allemand quand il utilise la syllabe « stab ». Dans le poème « Die Silbe Schmerz » (« La Syllabe Schmerz »), les derniers vers provoquent la dissolution définitive du poème en finissant d’atomiser la langue par un travail de résonance polysémique de la syllabe, autre nom de la pure effraction douloureuse du son :

[…] die fastnachtsäugige Brut
der Mardersterne im Abgrund
buc-, buc-, buch-,
stabierte, stabierte

[…] l’engeance aux yeux de carnaval
des astres de martre dans l’abîme
syl-, syl-, syl-,
labait, labait43.

Celan décompose ici le verbe buchstabieren (épeler) en Buch (le livre), mais fait aussi entendre le hêtre (avec un H, l’arbre), die Buche, cette syllabe forestière qui compose les noms de Buchenwald et de Buchenland, sa Bucovine natale. Le radical *stabieren répété deux fois dans l’ultime vers du poème est construit sur der Stab : le trait gravé dans les tablettes de boue runiques, nous dit Jean-Pierre Lefebvre, mais fait peut-être résonner ici plus simplement la baguette ou la canne (der Stab), ces bâtons qui permettent de frapper, de bastonner, de passer à tabac la langue. Der Stabreim, c’est aussi, en allemand, le nom de l’allitération.

Paul Celan, autant traducteur que poète, fait aussi bien sûr résonner l’anglais a stab, un coup de couteau, dans ce stabieren qui poignarde la langue. To stab, poignarder44, aiguise « en plus d’une langue » le son de *stabieren. La langue du poème saigne et signe en différentes langues. En entend bien alors comment la décomposition syllabique de la poésie de Celan travaille la langue à l’échelle de la lettre et dans les échos des langues étrangères. C’est cet espace indéterminé de la langue allemande, autant minée de l’intérieur qu’en échange continu avec d’autres langues souterraines, dans une « zone de traduction » à l’échelle littérale, qui constitue le foyer de la poésie de Celan – foyer qui est un non-lieu de l’exil (pour reprendre une expression d’Alexis Nouss) et non une demeure.

De nombreux lecteurs ont été sensibles au feuilleté linguistique des poèmes de Celan. Paul Auster a raison, nous semble-t-il, de dire que :

La méthode de composition de Celan n’est pas très différente de celle de Joyce dans Finnegans Wake. Mais si l’art de Joyce était d’accumulation et d’expansion – une spirale tourbillonnant à l’infini – la poésie de Celan s’effondre sans cesse en elle-même, nie ses propres prémisses, revient éternellement à zéro. Nous nous trouvons dans l’univers de l’absurde, mais nous y avons été menés par un esprit qui refuse de s’incliner devant lui45.

George Steiner écrit quant à lui :

Épaulé par ses traductions à partir du russe, du français, de l’anglais, [Celan] est en mesure, en décalant l’allemand, de le placer en position d’étrangeté bénéfique. […] Sa propre poésie est, dans sa totalité, traduction en allemand. Au cours de laquelle la langue cible se trouve chassée de chez elle, démantelée, particularisée jusqu’aux limites de la non-communication. C’est alors un « méta-allemand » décapé de sa crasse historique et politique et par là même utilisable, après l’holocauste, par une voix profondément juive46.

Pour Régine Robin :

C’est Babel dans une seule langue. Celan brise l’allemand pour s’y inscrire en creux. Il désarticule la syntaxe, injecte dans sa poésie des mots étrangers (français, hébreux, yiddish, espagnols), utilise des citations, une intertextualité poétique qu’il remodèle. Défaisant toute la joliesse du style et de l’écriture artiste, il tente de se rapprocher du cri, du bredouillement, du balbutiement comme pour mieux signifier que le sens est définitivement blessé, que la langue est blessée et que le sens ne peut plus faire irruption que dans les failles, les manques, le silence47.

Après l’Holocauste, l’allemand pour Celan n’est pas une langue interdite (aux deux sens du terme : non autorisée, ou « muette »), mais plutôt une langue inter-dite : dite dans l’inter, dans l’entre, dans l’intersection, via la traduction. L’entre-les-langues désigne précisément l’espace à partir duquel Celan écrit.

Étrangeté linguistique et langues étrangères : « Pallaksch », « Huhediblu »

Deux exemples célèbres sont assez emblématiques de la manière dont il faut penser le continuum entre l’étrange et l’étranger chez Celan. L’étrangeté de la langue poétique celanienne est très souvent en rapport avec le mouvement des langues étrangères. Les poèmes « Tübingen, Jänner » et « Huhediblu » révèlent cette tension entre étrangeté linguistique, langue imaginaire et traduction de langues étrangères.

Le poème « Tübingen, Jänner » travaille poétiquement le balbutiement, l’aphasie, le babillage poétique. Il se termine par une parenthèse inscrivant la répétition d’un mot étrange : le vers final est « Pallaksch. Pallaksch ». Ce mot étrange condense un effet de citation érudit et une pratique de la reprise intertextuelle déplacée par la traduction. Ce mot apparemment dénué de sens « Pallaksch » aurait été proféré par le poète Hölderlin, c’est-à-dire par un poète lui-même hanté par la question de la traduction et de la langue étrangère : il cherchait à faire parler la langue grecque dans l’allemand, à retrouver un logos fantasmé dans la langue allemande. Le mot « Pallaksch » passe pour être le mot que prononçait Hölderlin à ses interlocuteurs quand il voulait dire à la fois « oui » et « non ». C’est donc un mot-pharmakon imaginaire, un signifiant contradictoire. Pierre Berteaux propose quant à lui une autre explication : Hölderlin aurait employé le mot « Pallaksch » pour s’adresser à un jeune homme, Christoph Schwab, venu lui rendre visite :

Le terme pallaksch prend alors un sens. Il suffit de prononcer à la souabe le mot grec pallax et d’en chercher la signification dans le dictionnaire. Il désigne un joli adolescent, le masculin de « mignonne ». […] [Il n’y aurait] donc pas de mystère ; en traitant Christoph Schwab de pallax, Hölderlin emploie là un terme d’argot étudiant, d’étudiants rompus aux études et aux mœurs grecques. Pallax, nous dirions : bel éphèbe48.

Celan termine son poème sur un balbutiement de syllabes et le clôt par la répétition d’un mot étrange, du grec prononcé avec l’accent souabe, en mémoire du plus grec des poètes allemands.

Le second poème qui met en tension étrangeté linguistique et langues étrangères s’intitule « Huhediblu » (Die Niemandsrose, 1963). Ce poème est l’un des plus sarcastiques et politiques de Celan. Il y dénonce les survivances du nazisme, la complicité de la poésie et ce qu’il estime être les compromissions du Groupe 4749. Celan avait envisagé d’intituler ce poème « … à l’allemande », en référence au poème d’Apollinaire « Schinderhannes » (Alcools) qu’il avait traduit en allemand. Les deux dernières strophes du poème d’Apollinaire auraient pu servir du modèle pour incriminer les meurtres antisémites commis par les Allemands (« Il faut ce soir que j’assassine / Ce riche juif au bord du Rhin », « On mange alors toute la bande / Pète et rit pendant le dîner / Puis s’attendrit à l’allemande / Avant d’aller assassiner50 »). C’est finalement un autre vers français traduit par Celan, maximalement défiguré et condensé, qui va aboutir à l’énigmatique titre « Huhediblu ».

Lors de son année d’étudiant en médecine à Tours, Celan traduit cinq poèmes de Verlaine en allemand. Le sonnet verlainien « L’espoir luit comme un brin de paille » se termine par le vers « Ah, quand refleuriront les roses de septembre ! », en souvenir de la première rencontre de Verlaine et Rimbaud en septembre 1871. Celan avait traduit ce vers par : « Wann blühen wieder die Septemberrosen ? ». C’est ce vers de Verlaine gardé en mémoire qui ouvre et clôt « Huhediblu », l’un des poèmes les plus énigmatiques de Celan. Mais le retour final de ce vers et une reprise en métamorphose : Celan le transforme (en français dans le texte) en « Oh quand refleuriront, oh roses, vos septembres ? » (au lieu de l’expression verlainienne « Ah, quand refleuriront les roses de septembre ! »).

Dans le poème Huhediblu, on assiste à une sorte de manducation de la parole où la segmentation et la répétition font passer de la forme « hühendiblüh » à la forme « huhediblu ». Cette métamorphose du signifiant exhibe un processus traductif lorsque le poème mêle clairement le français à l’allemand dans une rime interne : « Hüh – on tue… Ja, wann ? ». C’est à partir de sa propre traduction du vers verlainien (qu’il fragmente et qu’il fait bégayer) que Celan arrive au signifiant intraduisible « Huhediblu ». Nous disons ici « intraduisible » dans un sens très précis : intraduisible parce que déjà produit par la traduction. Ce qui est difficile à traduire, ce n’est pas l’original, ce n’est jamais telle ou telle langue, c’est ce qui surgit comme étant déjà « en » traduction.

Hermann H. Hetzel évoque, à propos de cet étrange vocable « Huhediblu », une sorte de « dysphasie anagrammatique » dans laquelle « les syllabes se délient et se recomposent dans un néologisme proche d’un non-sens dada51 ». Le mot, quand il se transforme par la manducation poétique, résonne de manière étrange et étrangère pour des oreilles allemandes : « hühendiblüh ». Voilà une chimère linguistique : un mot à graphie allemande, composé de morphèmes allemands incompréhensibles et qui sonne étrangement français avec ses u répétés (ü), mot qui peut rappeler un mot français bizarre, « hurluberlu ». En choisissant, au vers suivant, la graphie française et en prononçant en même temps à l’allemande on arrive finalement à la forme : « huhediblu ».

Dans ce néologisme inouï, Paul Celan joue sur les interjections « Hüh » / « hue » qui ont la même signification en allemand et en français, interjections qui servent à faire avancer un cheval (ou à le faire tourner à droite). Peut-être faut-il aussi faire résonner le mot tchèque, hudba, qui signifie musique, de même que le verbe français « dit », et le bleu anglais blue : Huhe-dit-blue – chimère translinguistique ? Quoi qu’il en soit, ce signifiant, forgé par différentes opérations de traduction et de décomposition, par un processus de transfert de langue à langue, est un appel à la rêverie sur des langues potentielles, étrangères ou imaginaires. Comme l’écrit Hermann H. Hetzel :

En allemand, le néologisme [huhediblu] attire d’autres connotations : qu’on pense au refrain « Ruckediguh / Blut ist im Schuh » du conte populaire Aschenputtel des frères Grimm ou à l’exclamation guerrière et sanguinaire de la Walkyrie, « Hojotoho ! » dans l’opéra de Wagner52.

Les termes anglais qui apparaissent à la fin du poème, « call it (hott !) / love » renvoient ironiquement au poème « Call it love » de Hans Magnus Enzensberger dans Verteidigung der Wölfe (Défense des loups) et permet de faire résonner la folie du poème avec l’entreprise de destruction nazie. Celan reproche au Groupe 47 (et à Enzensberger) de se réunir en octobre 1962 le jour anniversaire des vingt ans de la conférence de Wannsee qui avait planifié l’extermination des Juifs. L’affolement de la langue produit un bégaiement qui associe la folie (« Wahnsinn ») à la folie exterminatrice de « Wannsee ».

La folie ou fureur poétique qui fait délirer la langue celanienne est bien en prise directe avec la pluralité des langues et les processus de traduction dans « Huhediblu ». Le poème s’origine dans une intertextualité « en traduction ». La rumination syllabique permet de délirer de manière polyglotte. La ruine de la langue allemande passe par la folie d’une langue qui n’en finit jamais de se trahir et de se traduire, de se défigurer habilement par la traversée des langues.

Celan, auteur japonais ?

Nous arrivons maintenant au deuxième moment de notre proposition et nous changeons d’objet et de méthode. Les réflexions de Yoko Tawada sur la poésie de Celan nous invitent en effet à lire en Celan un poète japonais possible. Avec Yoko Tawada, nous changeons de présupposés méthodologiques. Il ne s’agit plus désormais de proposer des lectures et commentaires somme toute assez classiques de Celan, il s’agit de proposer de nouveaux gestes de commentaires – et de » lire » entre les langues, de babéliser notre propre rapport à la littérature. On pourrait nommer cette méthode une forme d’« actualisation » du texte qui ne prend plus l’herméneutique et la philologie comme outils exclusifs de nos rapports singuliers aux textes.

Les textes de Yoko Tawada engagent un rapport à la littérature qui réinvente des lectures en déplaçant imaginairement la langue originale de la poésie de Celan. À la manière dont certains auteurs écrivent entre les langues, nous pouvons imaginer un lecteur non plus in fabula, mais in translatio, pris dans la pluralité des idiomes. De nouvelles lectures des œuvres sont possibles lorsque l’acte de lecture se déprend du paradigme monolingue. La lecture que propose Tawada de la poésie de Celan montre à la fois ce qu’un texte peut « gagner » en traduction et comment notre rapport aux œuvres s’enrichit quand on désacralise l’autorité exclusive de l’original (et de la langue originale) et qu’on revalorise les œuvres pleines et entières que sont les traductions.

On peut imaginer que Celan est un poète japonais ou alors un poète allemand qui écrit depuis la langue japonaise. Cette proposition iconoclaste est puissamment féconde dans notre proposition de lire Celan « entre les langues » et elle trace les perspectives d’une forme de comparatisme post-monolingue jusque dans ses méthodes et ses manières de lire.

Yoko Tawada lectrice de Paul Celan lecteur du japonais

Yoko Tawada est née à Tokyo en 1960. Elle a étudié la littérature à Tokyo et Hambourg. Elle vit désormais à Berlin. Romancière et poète, elle écrit en japonais et en allemand, et s’autotraduit parfois - dans les deux sens. Elle pense la création et l’écriture à partir du paradigme de la traduction53, paradigme épistémologique que l’on pourrait dire tout à fait contemporain : en effet, si le XXe siècle a été le siècle où la question du langage constituait une sorte de méta-savoir structurant les différentes disciplines, le XXIe siècle s’annonce comme le siècle qui fait de la traduction son paradigme épistémologique.

Dans un texte intitulé « Das Tor der Übersetzers oder Celan liest japanisch54 » Yoko Tawada réfléchit à ce que devient la poésie de Celan en traduction japonaise. Le titre de cet article pourrait être traduit : « la porte / le portail du traducteur, ou Celan lit le japonais ». L’allusion au titre du célèbre essai de Walter Benjamin « Die Aufgabe des Übersetzers » est transparente et sert la conception de la traduction que Tawada défend.

Yoko Tawada reprend l’idée commune depuis Walter Benjamin que la traduction peut se constituer en « survie » (Fortleben) du texte original, qu’elle fait mûrir ce qui était en germe dans l’original et le prolonge, renouvelant ainsi notre conception classique de ce qui forme les frontières d’une « œuvre ». En substituant au titre de l’essai de Benjamin l’expression « Das Tor des Übersetzers », Yoko Tawada convoque la métaphore de la porte ou du portail (das Tor) afin de prendre au pied de la lettre l’idée (et la métaphore) benjaminienne d’une survie de l’œuvre dans et par ses traductions en d’autres langues. La « porte du traducteur », c’est ce qui permettrait de rendre possible une vie continuée des œuvres par-delà l’autorité parfois tyrannique de la référence à l’original : au texte original comme à la langue originale. Yoko Tawada, dans son travail personnel, pense et pratique des « traductions ininterrompues » qui neutralisent l’instance de l’original – qui n’existe pas.

Yoko Tawada n’avait pas encore appris l’allemand quand elle a découvert Celan pour la première fois en traduction japonaise (celle de Mitsuo Iiyoshi). Mais elle avait déjà le sentiment ou l’intuition que les poèmes de Celan regardaient ou louchaient vers le japonais, que les traductions auraient pu être en quelque sorte des originaux. Quand elle a relu les poèmes de Celan après avoir appris l’allemand, elle a conservé ce sentiment.

Dans « Das Tor der Übersetzers oder Celan liest japanisch », Yoko Tawada propose une lecture fortement « originale » en destituant précisément l’autorité du texte source et de la langue originale de Celan. En comparant l’original allemand et la traduction japonaise, elle propose de lire l’allemand de Celan et les images matricielles de sa poétique comme s’ils avaient été traduits du japonais – inversant en cela l’ordre logique et chronologique de l’original et de la traduction.

Yoko Tawada envisage une mise en comparaison des poèmes de Celan, originaux et traduits, en dehors des questions d’antériorité ou de postériorité chronologique des textes, en dehors de la relation hiérarchisée de l’autorité de l’original et de celle de la traduction. Elle envisage non pas des rapports disons généalogiques, philologiques ou historiques entre les textes comparés, elle préfère s’intéresser aux affinités poétiques entre l’original et la traduction. En cela, elle déstabilise le « paradigme généalogique55 » qui construit notre pensée commune des rapports entre original et traduction.

Si Paul Celan est dit lisant le japonais, « Celan liest Japanisch », c’est parce que les traductions japonaises de l’œuvre poétique de Celan permettent une sorte d’actualisation des textes originaux écrits en allemand. Yoko Tawada est fascinée par la contemplation d’une affinité translinguistique qui excède le seul geste volontaire de la traduction – affinité qui semble plutôt relever du hasard des langues, de la rencontre fortuite d’une poétique singulière (l’œuvre celanienne) et du fonctionnement idiosyncrasique de la langue japonaise. La traduction ici « trahit », non pas au sens de la trahison, mais de la révélation. La polysémie du verbe « trahir » en français permet ce changement de valeur. La traduction n’est pas trahison, mais dévoilement, révélation, manifestation. Le japonais décèle Celan.

De fait, la langue japonaise vient porter un nouveau regard sur ce qu’énonçait la langue allemande : la transaction linguistique opérée par la traduction vient redistribuer autrement ce qui ressortait du métaphorique et du connotatif chez Celan en le littéralisant dans les idéogrammes japonais. Tout ce qui n’était que latent dans la poésie celanienne, à travers des connotations et des réseaux d’images, s’inscrit littéralement dans les caractères idéogrammatiques de la langue japonaise. Tout se passe un peu comme lors du développement d’une photographie dans une chambre obscure : des images prennent forme, le japonais rend visible ce qui n’était que devinable et de l’ordre de la connotation ou de l’invention personnelle chez Celan. Pour le dire autrement, la langue japonaise serait la plus celanienne des langues dans son fonctionnement même ; ou Paul Celan serait le poète allemand le plus japonais, au point que la langue originale des poèmes semble parfois traduite du japonais. Le style celanien, ce serait la langue japonaise dans son fonctionnement. L’idiome du poète est comme une traduction d’idéogrammes que ce dernier ignore. Le tableau ci-dessous résume des réseaux de sens et d’image partagés par la langue japonaise et la poésie de Celan.

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das Tor

la porte, le portail

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die Schwelle

le seuil

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das Dunkel

l’obscurité, le sombre, l’ombre

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der Ton (le ton)

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leuchten

luire, briller

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der Mensch (l’homme)

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der Zwischenraum

l’intervalle, l’espacement, l’interstice, la distance, la lacune, le blanc typographique

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die Stunde (l’heure)

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die Zeit (le temps)

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die Sonne (le soleil)

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sich auftun

s’ouvrir

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hören

entendre

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das Ohr (l’oreille)

Tout le sème de la porte (das Tor) et du seuil (die Schwelle), de l’ombre (das Dunkel), de la pénombre (das Zwielicht), de la frontière (die Grenze), tous ces mots et images absolument structurants de toute l’œuvre de Celan, s’inscrivent dans un radical récurrent que l’on retrouve dans tous les idéogrammes japonais servant à traduire ce vocabulaire. C’est le signe-radical japonais (que l’on nomme d’ailleurs « clé ») de la porte, précisément, qui forme la base des autres idéogrammes signifiant ombre, seuil, lumière, intervalle, etc., jusqu’au nom même de l’écoute. Le tableau aide à voir la manière dont l’idéogramme japonais de la porte s’inscrit dans le corps des autres idéogrammes. Il présente en même temps une sorte de mode d’emploi de la grammaire des images poétiques celaniennes.

 

La lecture proposée par Yoko Tawada est non seulement puissamment éclairante, mais elle permet aussi d’envisager le texte original comme déjà travaillé de l’intérieur par les traductions à venir. Comme si la traduction avait commencé avant de commencer.

Translater Celan en japonais permet de montrer, autrement, à quel point l’écriture celanienne se situe « entre les langues », et pas seulement au niveau d’une pratique consciente de bribes de plurilinguisme, d’effets de transferts et traductions liés à la pratique d’écriture d’un poète-traducteur. Si le lieu essentiel de Celan est bien le seuil de « l’entre les langues », c’est aussi parce qu’à une autre échelle l’allemand brisé et métamorphosé qu’il forge s’invente, sans le vouloir et par un heureux hasard linguistique, dans le mouvement et la grammaire même de la langue japonaise.

Le geste de lecture actualisante que propose Yoko Tawada me semble d’une importance fondamentale pour nos méthodes comparatistes, nos gestes de lecture et nos pratiques de commentaires : elle propose, en somme, un comparatisme qui ne se réduit pas à une philologie comparée. Elle propose d’activer un rapport aux textes qui ne hiérarchise plus l’original et la traduction, elle propose un rapport inventif à la lecture qui réalise en quelque sorte le corollaire du vœu d’Edouard Glissant qui appelait à écrire « en présence de toutes les langues du monde ». On peut en effet essayer de « lire en présence de toutes les langues du monde ». Ce faisant, l’opération de lecture in translatio devient un geste de création critique qui fait du « malentendu » la relève du sens des œuvres. Cette nouvelle « façon de lire56 », de « lire délire57 » rejoint la définition que Michel Thévoz donne de l’art et de la relation artistique :

Avec le temps, une œuvre d’art s’éloignera fatalement du sens que, par provision, son auteur lui donne. Celui-ci, néanmoins, escompte secrètement cette méprise future comme une solution possible à son énigme. S’il est vrai que « le fondement même du discours interhumain est le malentendu » (Lacan), on devrait considérer l’art, ou la relation artistique, comme un malentendu spécialement productif, paradoxal et initiatique. Ce ne sont ni les peintres ni les regardeurs qui font les tableaux, mais la conjugaison de l’inconscience des uns et des bévues des autres : ils se déchargent l’un sur l’autre de la responsabilité d’un sens qui n’en finit pas de leur échapper58.

Yoko Tawada insiste sur le fait que c’est un ami allemand à elle qui a attiré son attention sur ce radical idéogrammatique de la porte : la trop grande familiarité de Tawada avec sa langue maternelle japonaise lui faisait en fait « lire » sa langue sans la « voir ». Il s’agit donc de relancer nos lectures en défamiliarisant nos langues maternelles et en décentrant les langues originales grâce aux langues traductrices.

Le rapport de Yoko Tawada aux langues met en tension le lisible et le visible. Elle lit et elle regarde les langues. Celan, c’est lent : en ralentissant la lecture, le poème peut faire apparaître des signes nouveaux qui relancent la lecture, des signes qui permettent aussi de « brancher » une langue sur une autre. C’est une autre manière de lire par-delà les langues et les monolinguismes institués, c’est une autre manière de pluraliser le sens d’un texte en actualisant des possibles linguistiques.

Dans un autre texte de Yoko Tawada qui porte sur le recueil celanien Die Niemandsrose, divagation critique intitulée « Die Krone aus Gras59 », l’autrice remarque d’autres heureux hasards linguistiques dans les traductions japonaises de Celan. Le poème « Zweihäusig, ewiger » débute par un mot fort singulier et riche de significations plurielles. « Zweihaüsig », terme forgé par zwei et Haus (« deux maisons »), est un terme de botanique. En français on parle de plante « dioïque » pour désigner une plante dont les fleurs mâles et les fleurs femelles se trouvent sur des pieds séparés. Le thème végétal de la Rose de personne s’affiche donc dès l’entame de ce poème qui naît dans le « zweihäusig », dans le « dioïque », c’est-à-dire aussi dans le double foyer, la double résidence. Ce dédoublement n’est pas sans rapport avec la lecture binoculaire que propose Yoko Tawada de ce poème : une double lecture qui scrute l’allemand et le japonais en reconnaissant dans des signes partagés le double foyer poétique de Celan, foyer optique diffracté par le pluriel des langues possibles – plutôt que doux foyer de l’identité unique et tranquille. Zweihäusig plutôt que Haus ou Heimat. Yoko Tawada indique d’ailleurs que ce terme de « zweihäusig » lui semblait très familier même quand elle ignorait le sens botanique spécifique du terme. On comprend bien que l’autrice partagée entre les continents et les langues fait ici entendre une acception littérale de ce « zweihaüsig », double résidence.

Yoko Tawada explique qu’elle regarde le poème « Zweihäusig, ewiger » comme un petit jardin botanico-poétique. Elle tombe sur un mot qui l’interpelle, le mot « Bettstatt » (châlit, cadre de lit). Ce mot retient son attention car il produit un effet visuel particulier avec la répétition de la lettre T : ce mot inscrit deux fois un double T, signes alphabétiques que Tawada voit aussi comme des croix. Cette fois-ci, les langues se croisent grâce à un imaginaire de la lettre alphabétique et du caractère imprimé.

C’est quand elle traduit deux jours plus tard le titre du recueil Die Niemandsrose en japonais qu’elle comprend pourquoi son attention avait été piquée par le deux doubles T du terme « Bettstatt ». Le mot japonais pour la « rose » (bara) se compose de deux idéogrammes tous deux coiffés de deux doubles T horizontaux :

Die Rose

bara

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Comme on le voit, chacun des deux idéogrammes est coiffé du même radical dont la forme ressemble à un double T allongé. Ce radical se nomme en japonais « kusa-kanmuri » (littéralement : couronne d’herbe) : couronne, pour désigner la place supérieure du radical qui coiffe le caractère, et « d’herbe » pour indiquer que tous les idéogrammes qui sont couronnés de ce radical auront quelque chose à voir avec les herbes, le végétal. C’est le cas par exemple de l’idéogramme (ha) de la feuille, celui de la fleur (hana), celui de la tige (kuki) ou encore celui de l’herbe (kusa).

Feuille

Blatt

ha

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Fleur

Blume

hana

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Tige

Stiel

kuki

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Herbe

Gras

kusa

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Il est rare qu’en japonais un nom de plante soit formé de deux idéogrammes portant chacun le radical kusa-kanmuri, celui de la couronne d’herbe. C’est pourtant le cas du nom de la rose, qui, couronné de ses quatre T allongés, rappelle les quatre T du mot allemand Bettstatt. Et, comble du hasard, ce radical couronne aussi un idéogramme signifiant « écrire », ainsi que l’adjectif « amer » :

écrire

schreiben

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amer

bitter

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On peut y voir, avec Yoko Tawada, un hasard des signes et des langues qui permet encore une fois de repérer des affinités électives entre l’allemand de Celan et la langue japonaise. Le poème de Celan s’écrit comme s’il avait été produit par l’imaginaire et le fonctionnement de la langue japonaise, langue à lire et à voir. On pourrait dire que Tawada lit Celan comme Celan écrit, c’est-à-dire en faisant jouer des spectres de langues étrangères, en inscrivant dans l’écriture et la lecture la trace d’autres langues possibles, le mouvement d’une traduction potentielle. Et à ce moment-là, le lecteur peut devenir ce « contre-héros » évoqué par Barthes dans Le plaisir du texte :

Cet homme serait l’abjection de notre société : les tribunaux, l’école, l’asile, la conversation, en feraient un étranger : qui supporte sans honte la contradiction ? Or ce contre-héros existe : c’est le lecteur de texte, dans le moment où il prend son plaisir. Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse60.

Lire dans la co-présence des langues

Ce rapport sensible à la différence des langues, à leurs différences comme à leurs ressemblances précaires et fortuites, permet à Yoko Tawada de proposer des lectures « intéressées » et actualisantes de la poésie de Celan, des lectures comparatistes « créatives » qui enrichissent l’herméneutique classique d’un regard singulier en produisant du sens en lisant « entre » les langues, en accordant aux traductions et aux originaux un égal intérêt et une égale puissance poétique.

On pourrait poursuivre le geste proposé par Tawada en frayant de nouvelles lectures de Celan attentives à l’étrangeté des langues et aux frontières réelles ou imaginaires de ces dernières. On sait par exemple à quel point le souffle, Atem, est un mot important chez Celan : Atemwende (Renverse du souffle) est même le titre d’un recueil. Elias Canetti pointait :

le côté étrange du mot allemand « Atem » – le souffle – comme s’il appartenait à une autre langue. Il y a quelque chose d’égyptien, d’hindou, mais plus encore une résonance de langue primitive61.

On peut effectivement fantasmer des langues étrangères inscrites secrètement dans une langue, on peut imaginer des origines, des étymologies étrangères ou des traductions possibles au sein des langues : comme Canetti face au souffle Atem, comme le Pallaksch de Celan, comme Tawada face à Celan. On peut aussi, comme le fait Tawada, lire une traduction comme un révélateur actualisant de l’original. Et cela peut, idéalement, fonctionner dans toutes les langues, pas seulement avec le japonais.

Nous terminons en prenant un seul exemple, en français. Dans le poème « Hinausgekrönt62 » (« Poussé dehors sous une couronne »), on lit au début du poème :

[…] - ich flocht,
ich zerflocht,
ich flechte, zerflechte.
Ich flechte

Dans ces vers, Celan fait allusion au célèbre « Chant des tisserands » de Heine et il invente le néologisme « zerflechten » à partir du verbe « tresser », flechten, auquel est adjoint le préfixe négatif « zer- ». La traduction française proposée par Jean-Pierre Lefebvre fait entendre un heureux hasard de traduction :

[…] - je tressais,
détressais,
je tresse, je détresse.
Je tresse

En français, le néologisme verbal « détresser » fait entendre la détresse dans la dé-tresse. Cette nouvelle polysémie de la traduction augmente le sens de l’original d’une manière tout à fait consonante avec l’univers celanien. Voilà un exemple qui montre qu’un original peut « gagner » en traduction. Martine Broda avait été sensible à ce hasard qu’elle considérait elle aussi comme un « gain ». Elle avait traduit les vers de Celan au passé composé : « j’ai tressé, / détressé, / je tresse, je détresse / je tresse » et expliquait :

on entend bien sûr le mot détresse, qui n’est pas dans l’original, mais celui-ci peut à bon droit qualifier tout le contexte du poème. Il importe avant tout de savoir recomposer des chaînes paronymiques, car c’est ainsi que la poésie fonctionne63.

Est-ce alors tout-à-fait un hasard si le dernier mot du poème « Hinausgekrönt » est « Babel » ? Le poème appelait-il à déceler la traduction possible d’un étrange « zerflechten » en dé-tresse ? Est-ce la traduction française qui est anticipée dans le choix du néologisme allemand ? D’où vient le bon tour ? Anticipée, inconsciente ou fortuite, la traduction est bien cette opération nécessaire à l’écriture et à la lecture de l’œuvre celanienne.

Notes de bas de page numériques

1 Paul Celan, « Hinausgekrönt », La rose de personne, trad. Martine Broda, édition bilingue, Paris, Le Nouveau commerce, 1979, p. 114. « Avec des noms, imbibés / de tout exil », p. 115.

2 Catherine Fabre, « La traduction, principe d’écriture », Études germaniques, n° 3, Dossier Paul Celan, 2000.

3 Eliane Formentelli, « Bilinguisme et poésie », Du bilinguisme, Paris, Denoël, 1985, p. 112.

4 Dirk Weissmann « Paul Celan’s (M)Other Tongue(s): On the (Self-)Portrayal of the Artist as a Monolingual Poet » in Juliane PRADE (ed.), (M)Other Tongues: Literary Reflexions on a Difficult Distinction, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2013, p. 142-152.

5 Chalfen Israel, Paul Celan : eine Biographie seiner Jugend, Frankfurt am Main, Insel Verlag, 1979, p. 148. « On ne peut exprimer la vérité qui vous est propre que dans sa langue maternelle ; dans une langue étrangère, le poète ment » (notre traduction).

6 Voir : Alexis Nouss, Paul Celan : les lieux d’un déplacement, Lormond, Bord de l’eau, 2010.

7 Frédéric Marteau, Le dessein de l’écriture : une poétique de la lecture : Paul Celan et Charles Racine, Thèse de doctorat en langue et littérature française, Université Paris 8 Saint-Denis, 2006, p. 374.

8 Yasemin Yildiz, Beyond the Mother Tongue: the Postmonolingual Condition, New York, Fordham University Press, 2014.

9 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser : pourquoi les études littéraires, Paris, Ed. Amsterdam, 2017.

10 Bruno Clément, Marc Escola (dir.), Le Malentendu : généalogie du geste herméneutique, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2003. Michel Thévoz, L’art comme malentendu, Paris, Minuit, 2017.

11 Voir les essais de création critique, « lectures intéressées » ou « sabotage littéraire » proposés par Sophie Rabau dans différents numéros de la revue Vacarme. Voir aussi : Sophie Rabau, Carmen, pour changer : variations sur une nouvelle de Prosper Mérimée, Toulouse, Anacharsis, 2018.

12 « Mon rêve familier » des Poèmes saturniens, « Sur l’herbe » et « Colloque sentimental » des Fêtes galantes, « Dans l’interminable ennui de la plaine » des Romances sans paroles, et « L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable » de Sagesse.

13 Enzo Traverso, L’Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Paris, Cerf, 1997, p. 148.

14 Alexis Nouss, « Dans la ruine de Babel : poésie et traduction chez Paul Celan », TTR : traduction, terminologie, rédaction, 9 (1), 1996, p. 15–54.

15 Nous reprenons ces informations à : Alexis NOUSS, « Dans la ruine de Babel : poésie et traduction chez Paul Celan », TTR : traduction, terminologie, rédaction, 9 (1), p. 15–54.

16 Claire De Oliveira, « Traduction celanienne et multiculturalité », Études germaniques, n° 245, 2007 (1), p. 155.

17 Cité dans : Claire De Oliveira, « Traduction celanienne et multiculturalité », Op. cit., p. 146. « Les langues, en dépit de leur apparente correspondance, sont distinctes, disjointes par des abîmes (verschieden-geschieden). […] Le poème transposé doit garder le souvenir de cette différence, de cette distinction, de cette disjonction. »

18 Claire De Oliveira, « Traduction celanienne et multiculturalité », Etudes germaniques, n° 245, 2007 (1), p. 145-157.

19 Sur la notion de langue maternelle, voir : Mathias Verger, « La haine de la langue maternelle. Une lecture de James Joyce, Jean Genet, Thomas Bernhard », thèse de doctorat en littérature comparée, Université Paris 8 Saint-Denis, 1250 pages, 2013.

20 Si la composition du poème date du printemps 1945, ce dernier a été publié en roumain en mai 1947 avant d’être publié en allemand à Vienne en 1948 dans Le Sable des urnes (il sera repris ensuite au centre du livre Pavot et Mémoire, publié à Stuttgart en 1952).

21 Paul Celan, « Schibboleth », Choix de poèmes réunis par l’auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre, édition bilingue, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1998, p. 112-115.

22 Theo Buck, « “Schibboleth” oder die Identifikation mit dem Spanischen Bürgerkrieg », Schibboleth. Konstellationen um Celan, Celan Studien III, Aachen, Rimbaud, 1995, p. 9-28.

23 Paul Celan, « Give the word », Choix de poèmes réunis par l’auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre, édition bilingue, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1998, p. 275.

24 Paul Celan, « Und mit dem Buch aus Tarussa », Choix de poèmes réunis par l’auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre, édition bilingue, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1998, p. 216-217.

25 Paul Celan, « Matière de Bretagne », Op. cit., p. 144-147.

26 Paul Celan, « Le Menhir », Op. cit., p. 202-203.

27 Paul Celan, « Radix, matrix », Op. cit., p. 188.

28 Paul Celan, « Frihed », Op. cit., p. 270-273.

29 Paul Celan, « Engführung », Op. cit., p. 154-155.

30 Frédéric Marteau, Le dessein de l’écriture : une poétique de la lecture : Paul Celan et Charles Racine, Thèse de doctorat en langue et littérature française, Université Paris 8 Saint-Denis, 2006, p. 462.

31 Voir aussi : Frédéric Marteau, « Auseinandergeschrieben. Traduire Paul Celan à la lettre », in Jörg Dünne, Martin Jörg Schäfer, Myriam Suchet, Jessica Wilker (dir.), Les intraduisibles : langues, littératures, médias, cultures, Paris, Editions des archives contemporaines, 2013, p. 237-251.

32 Ingeborg Bachmann, « Exil », Werke I, München / Zürich, Piper Verlag, 2010, p. 153.

33 Ingeborg Bachmann, « Exil », Toute personne qui tombe a des ailes, trad. Françoise Rétif, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 2015, p. 397.

34 François Turner, « Le code poétique de l’extermination », in Catherine Coquio (dir.), Parler des camps, penser les génocides, Paris, Albin Michel, 1999, p. 466.

35 Paul Celan, « Schneebett », Choix de poèmes réunis par l’auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre, édition bilingue, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1998, p. 141-143.

36 Frédéric Marteau, Le dessein de l’écriture : une poétique de la lecture : Paul Celan et Charles Racine, Thèse de doctorat en langue et littérature française, Université Paris 8 Saint-Denis, 2006, p. 366.

37 Paul Celan, « Bei Wein und Verlorenheit », La rose de personne, trad. Martine Broda, édition bilingue, Paris, Le Nouveau commerce, 1979, p. 16.

38 Paul Celan, « Par le vin et par la perte », La rose de personne, trad. Martine Broda, édition bilingue, Paris, Le Nouveau commerce, 1979, p. 17.

39 Paul Celan, Glottal Stop : 101 Poems by Paul Celan, trans. Heather McHugh and Nikolai Popov, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 2000.

40 Paul Celan, Selected Poems and Prose of Paul Celan, trans. John Felstiner, New York, W. W. Norton & Co., 2001.

41 Frédéric Marteau, Le dessein de l’écriture : une poétique de la lecture : Paul Celan et Charles Racine, Thèse de doctorat en langue et littérature française, Université Paris 8 Saint-Denis, 2006, p. 349.

42 Paul Celan, « Ich hörte sagen », Choix de poèmes réunis par l’auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1998, p. 82-83.

43 Paul Celan, « Die Silbe Schmerz », Choix de poèmes réunis par l’auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1998, p. 210-211.

44 Pour l’anecdote : dans la nuit du 23 au 24 novembre 1965, dans un accès de folie, Paul Celan essaie de tuer sa femme Gisèle de Lestrange avec un couteau. Il sera ensuite interné en hôpital psychiatrique jusqu’au 11 juin 1966. En 1967, le 30 janvier, Celan tente de se suicider avec un couteau.

45 Paul Auster, Le Carnet rouge, trad. Christine Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 1993, p. 144.

46 George Steiner, Après Babel : une poétique du dire et de la traduction [1975], trad. Lucienne Lotringer, Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, [1978] 1998, p. 525.

47 Régine Robin, Le Deuil de l’origine, Paris, Kimé, 2003, p. 18-19.

48 Pierre Bertaux, Hölderlin ou le temps d’un poète, Paris, Gallimard, 1983, p. 361-362.

49 Werner Wögerbauer, « L’engagement de Paul Celan », Études germaniques, vol. 55, n° 3, 2000, p. 595-613.

50 Guillaume Apollinaire, Alcools [1913], Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1920, p. 103.

51 Hermann H. Wetzel, « Verlaine et les poètes de langue allemande », in Pierre Brunel, André Guyaux (dir.), Paul Verlaine, Paris, PUPS, 2004, p. 146. Nous reprenons des éléments d’analyse à cet article.

52 Hermann H. Wetzel, « Verlaine et les poètes de langue allemande », Op. cit., p. 146.

53 Voir notamment : Linda Koiran, « Jeux de mots et de regards croisés entre Orient et Occident », TRANS-, n° 5, 2008, mis en ligne le 31 janvier 2008. URL : http://journals.openedition.org/trans/223. Tom Rigault, « L’original n’existe pas : Yoko Tawada entre allemand et japonais », TRANS-, n° 22, 2017, mis en ligne le 02 octobre 2017. URL : http://journals.openedition.org/trans/1670

54 Yoko Tawada, « Das Tor der Übersetzers oder Celan liest japanisch », Der Talisman [1996], Tübingen, Verlag Claudia Gehrke, 2011, p. 125-138.

55 François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, Paris, Léo Scheer, 2005.

56 Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2011.

57 Anne-Marie Picard, Lire délire. Psychanalyse de la lecture, Toulouse, Erès, 2010.

58 Michel Thévoz, L’art comme malentendu, Paris, Minuit, 2017, quatrième de couverture.

59 Yoko Tawada, « Die Krone aus Gras », Sprachpolizei und Spielpolyglotte, Tübingen, Verlag Claudia Gehrke, 2007, p. 63-84. Une première publication avait eu lieu dans le recueil Text+Kritik. Paul Celan, Heft 53/54, November 2002.

60 Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1973, p. 10.

61 Elias Canetti, Le cœur secret de l’horloge. Réflexions 1973-1985, trad. Walter Weideli, Paris, Albin Michel, 1987, p. 33.

62 Paul Celan, « Hinausgekrönt », Choix de poèmes réunis par l’auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre, édition bilingue, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1998, p. 204.

63 Martine Broda, « Traduit du silence : les langues de Paul Celan », Arcadia, n° 32, 1997, Berlin, New York, Walter de Gruyter, p. 269-273.

Bibliographie

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Autres textes

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Pour citer cet article

Mathias Verger, « Lire Paul Celan entre les langues, dé-celer la traduction », paru dans Loxias, 64., mis en ligne le 16 mars 2019, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9151.

Auteurs

Mathias Verger

Mathias Verger est Maître de conférences en Littérature comparée à l’Université Paris 8 Saint-Denis et membre de l’équipe de recherche EA 7322 « Littérature, Histoires, Esthétique ». Il est l’auteur d’une thèse comparatiste portant sur « La haine de la langue maternelle. Une lecture de James Joyce, Jean Genet, Thomas Bernhard ». Il travaille sur la traduction et les imaginaires linguistiques et prépare un ouvrage sur l’histoire de la notion de « langue maternelle ».