Loxias | 63. Autour des programmes de concours 2019 |  Agrégation de Lettres 

Alice De Georges  : 

« Spécimen de portier (mâle et femelle) » : le seuil des Enfers dans Le Cousin Pons de Balzac

Résumé

Honoré de Balzac immortalise le personnage de la concierge sous les traits de la Cibot dans Le Cousin Pons. Miroir concentrique d’une classe sociale, le portrait de la fameuse « portière à moustaches » en condense toutes les caractéristiques. À ce principe de composition viennent s’adjoindre deux autres principes, la classification des espèces du naturaliste Georges-Louis Leclerc Buffon, et l’adaptation des espèces à leur milieu par Jean-Baptiste Lamarck. La surenchère de modèles heuristiques ainsi que leur exhibition ostentatoire signalent cependant une posture ironique du narrateur devant les théories mêmes qu’il emploie, ce que confirme le titre ouvertement grotesque : « Spécimen de portier (mâle et femelle) ». On peut à bon droit se demander si le jeu auquel s’adonne le descripteur ne déstabiliserait pas les modèles mêmes sur lesquels le texte se fonde.

Index

Mots-clés : Balzac , Cibot, classification, grotesque, ironie

Plan

Texte intégral

Honoré de Balzac immortalise le personnage de la concierge sous les traits de la Cibot dans Le Cousin Pons. Miroir concentrique d’une classe sociale, le portrait de la fameuse « portière à moustaches » en condense toutes les caractéristiques :

L'art littéraire, explique Balzac, ayant pour objet de reproduire la nature par la pensée, est le plus compliqué de tous les arts. […] Les idées comprennent tout : l'écrivain doit être familiarisé avec tous les effets, toutes les natures. Il est obligé d'avoir en lui je ne sais quel miroir concentrique où, suivant sa fantaisie, l'univers vient se réfléchir1.

À ce principe de composition viennent s’y adjoindre deux autres, la classification des espèces du naturaliste Georges-Louis Leclerc Buffon2, et l’adaptation des espèces à leur milieu par Jean-Baptiste Lamarck3. Balzac construit le portrait de Mme Cibot, la portière de Pons, à partir de ces deux principes naturalistes, en établissant un système d’analogies entre les espèces zoologiques et les espèces sociales. Il place le lecteur en position d’observateur qui doit inférer les lois générales régissant chacun de ces spécimens :

Pénétré de ce système bien avant les débats auxquels il a donné lieu, je vis que, sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? […] Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la société4 ?

Méthode naturaliste que confirme le titre du chapitre XII : « Spécimen de portier (mâle et femelle)5 » (96), et dont les trois premiers paragraphes seront l’objet de notre étude.

Le premier paragraphe de ce chapitre dépeint en effet le milieu naturel dans lequel évolue cette espèce sociale, le deuxième paragraphe décrit le spécimen mâle, M. Cibot, et le troisième le spécimen femelle, Mme Cibot « une ancienne belle écaillère ». En toute logique, ce deuxième portrait devrait continuer le premier en n’y ajoutant que quelques caractéristiques car « [q]uand Buffon peignait le lion, il achevait la lionne en quelques phrases6 ».

La structure du double portrait se fonde donc sur un ensemble de principes scientifiques et littéraires propres à en assurer la lisibilité et la stabilité. Les théories naturalistes structurent la répartition des paragraphes, le premier présentant le milieu naturel puis les deux autres l’espèce qui s’y insère pour que l’on puisse en vérifier l’adaptation. Ces deux autres paragraphes se répartissent rigoureusement en description du mâle tout d’abord, de la femelle ensuite. La surenchère de modèles heuristiques ainsi que leur exhibition ostentatoire signalent cependant une posture ironique du narrateur devant les théories mêmes qu’il emploie, ce que confirme le titre ouvertement grotesque7 : « Spécimen de portier (mâle et femelle) ». On peut à bon droit se demander si le jeu auquel s’adonne le descripteur ne déstabiliserait pas les modèles mêmes sur lesquels le texte se fonde.

Les modèles scientifiques sont tout d’abord posés au cœur de la peinture du milieu, le quartier du Marais dans lequel se situe l’intrigue. Le spécimen mâle est ensuite décrit avec minutie afin d’observer les caractéristiques de l’espèce sociale du portier, ainsi que son adaptation au milieu. Enfin, sa femelle bénéficie d’un long portrait au cours duquel la classification naturaliste semble s’éroder.

Les modèles théoriques et le milieu du Marais

Le premier modèle présenté est celui du miroir concentrique. Présenté à partir d’une mise en perspective historique, le quartier du Marais est conçu selon un plan particulier : « Les maisons datent de l’époque où, sous Henri IV, on entreprit un quartier dont chaque rue portât le nom d’une province, et au centre duquel devait se trouver une belle place dédiée à la France. » (96) Duplication en miniature du pays dans son entier avec ses provinces, le quartier habité par Schmuke et Pons sert d’observatoire de la société française. Chaque personnage y sera donc un échantillon d’une espèce, représentatif de l’ensemble auquel il appartient. Et puisque le roman du Cousin Pons a ce quartier pour cadre, il est lui-même le miroir concentrique de la Comédie humaine dont chaque section dépeint les scènes de la vie de province comme de la vie parisienne. Or, La Comédie humaine étant elle-même la duplication de la société française dont l’auteur n’est que « le secrétaire » ou « le copiste », on peut affirmer que le « monde se répète en toute chose partout » (96). Selon un principe de cercles concentriques qui rappelle La Divine comédie, autre modèle structurant La Comédie humaine, le phénomène d’emboîtements ne s’arrête pas ici, et cette France ainsi représentée duplique en miniature l’Europe : « L’idée du quartier de l’Europe fut la répétition de ce plan. » (96)

La parfaite intrication des différents cercles concentriques comme leur parfaite analogie instaure une structure d’emboitements successifs vertigineuse qui semble bien moins proposer une architecture fixe qu’emporter dans son tourbillon les personnages qui s’y aventurent. Moins milieu rassurant que piège, le quartier ainsi dépeint se présente comme inquiétant. Il faut dire que ce milieu n’est pas uniquement la duplication en miniature d’un pays, la France, mais du système qui la régit en « 1844 » (53), la spéculation. Ainsi, la chute ironique de l’aphorisme qui sert de clé de lecture à ce paragraphe est à considérer avec la plus grande gravité : « Le monde se répète en toute chose partout, même en spéculation. » (96)

Les espèces du « Marais » que l’on pourra y observer relèvent des espèces rampantes ou aquatiques propres aux milieux marécageux des affaires. Le substantif « marais » peut ainsi se lire au sens propre comme au sens figuré, et fonctionne souvent dans le roman en syllepse8, comme lorsque le narrateur rappelle que le docteur Poulain, après son échec, « se trouva replongé dans le Marais où il pataugeait chez les pauvres » (218).

Reste donc à présenter l’espèce que l’on va insérer dans ce milieu. Le modèle scientifique qui en permet l’analyse repose sur le principe de l’analogie entre les espèces animales et les espèces sociales, et entre le mâle et la femelle. Principe formalisé par l’isotopie du double qui envahit la deuxième moitié de ce premier paragraphe : « les deux musiciens », « entre cour et jardin », « les deux amis », « deuxième étage », « double maison », « monsieur et madame » (96). La stabilité que semble annoncer cette parfaite binarité se voit confirmée par l’adaptation de l’espèce des portiers au milieu du Marais, puisque, selon les principes de Jean-Baptiste Lamarck qui a réalisé la classification des invertébrés dans l’introduction de son Histoire naturelle des animaux sans vertèbres9, l’adaptation d’une espèce à son milieu l’amène à se transformer pour y survivre. Le premier paragraphe se termine donc logiquement sur la présentation des Cibot, ménage qui « passait pour un des plus heureux parmi messieurs les concierges de l’arrondissement » (96). Autant dire que la parfaite adaptation de ces deux spécimens de concierge dans le milieu de la spéculation leur promet un bel avenir.

Le Marais n’est pourtant pas immédiatement propice à l’épanouissement de l’espèce portier puisque Cibot ne touchait « pas des émoluments assez forts » (96). Il développe donc une activité de « tailleur, comme beaucoup de concierges » (96). Conformément à la théorie du transformisme de Lamarck, l’espèce s’améliore pour s’adapter en milieu hostile. La description de la « loge vaste et saine » paraissant particulièrement ironique au regard de « la croisée grillagée qui voyait sur la rue » (96) derrière laquelle Cibot semble se dessécher.

Les théories de Buffon et de Lamarck, ainsi que les lois de la spéculation offrent donc un système d’élucidation des portraits dans lesquels s’intègre celui du spécimen mâle, monsieur Cibot.

Spécimen mâle d’une espèce d’invertébrés : le portier

Un premier signe disjonctif, pourtant, vient porter une ombre sur ce parfait tableau, le jeu phonique sur le nom de Cibot dans lequel on peut entendre « si beau » et dont le caractère antiphrastique résonne dès les premières touches de son portrait : « Cibot, petit homme rabougri, devenu presque olivâtre à force de rester assis » (96).

La prosopographie du portier semble alors livrer des signes dis-cohérents au regard de l’adaptation au milieu annoncée dans le premier paragraphe, puisque son corps se rétrécit et son teint tourne, annonçant une mauvaise santé, éléments qui conduisent à la stérilité. Et de fait ce spécimen ne se reproduit pas ; les Cibot n’ont pas d’enfants, ce qui conduit à l’évidence cette espèce à sa future extinction. Si bien que la conclusion du portrait sonne dans toute son ironie : « Il travaillait encore, quoiqu’il eût cinquante-huit ans ; mais cinquante-huit ans, c’est le plus bel âge des portiers » (97). Ironie présente encore dans la métaphore qui semble saluer la pleine adaptation de son espèce au milieu, car les portiers de son espèce « se sont faits à leur loge, leur loge est devenue pour eux ce qu’est l’écaille pour les huîtres » (97) Le lien qui unit l’huître à son écaille est bien moins une adhésion qu’une adhérence. Quant à la forme de l’écaille, elle infère un milieu bien moins « vaste et sain […] » que clos et suffocant.

Si la destinée des personnages se conforme à leur adaptation au milieu, le plein épanouissement annoncé ne fonctionne pas pour l’échantillon mâle. Le monde de la spéculation ne fera qu’une bouchée de monsieur Cibot que Rémonencq empoisonnera discrètement en guise de placement. Le narrateur nous apprendra en effet que

Rémonencq, en évaluant à quarante mille francs les remises d’Élie Magus et les siennes, passa-t-il du délit au crime en souhaitant avoir la Cibot pour femme légitime. Cet amour, purement spéculatif, l’amena, dans les longues rêveries du fumeur, appuyé sur le pas de sa porte, à souhaiter la mort du petit tailleur. (255)

Les déclarations explicites sur « le plus bel âge » (97) du « plus heureux » (97) des « concierges » prennent une dimension ironique si l’on prend en compte l’implicite du portrait de Cibot. Cette faille discrète dans la logique attendue s’accroît encore dans le portrait de la « femelle ».

Le spécimen femelle ou les failles de la classification

La construction d’attentes illusoires continue avec le troisième paragraphe, où le portrait de la Cibot semble se présenter comme la juste continuité de celle de son époux. Si l’analogie entre les espèces animales et sociales fonctionne, une fois le portier décrit, le narrateur devrait achever la portière en quelques phrases.

C’est ce que semble confirmer le parallélisme de construction des deux paragraphes. À l’ouverture du second paragraphe – « Cibot, petit homme » (96) – répond en miroir celle du troisième – « Madame Cibot » –. Et l’analogie se parfait de la justification a posteriori de la métaphore de l’huître puisque la Cibot est une « ancienne belle écaillère » (96). Le mâle et la femelle appartiennent donc bien à la même espèce d’invertébrés longuement décrits par Lamarck. Cependant, ce lien entre les deux paragraphes, le deuxième s’achevant sur l’image de l’écaille, le troisième débutant sur la mention de l’écaillère, par l’exhibition outrée de sa cohérence tourne au grotesque. D’autant plus que le principe métaphorique consiste traditionnellement à prélever le comparant dans une sphère allogène de celle du comparé10. Ici, au contraire, le comparant /écaille d’huître/ est prélevé dans le contexte du comparé /Cibot/, marié à une écaillère.

À partir de cette bascule, l’intégralité du portrait de la concierge se voit dominé par l’ironie. Le groupe nominal qui la désigne, « ancienne belle écaillère », s’avère être à double entente. D’un point de vue strictement syntaxique, l’adjectif « ancienne » caractérise le métier d’écaillère. Pourtant, une fois le portrait de la Cibot achevé, il peut se lire comme rattaché l’adjectif « belle », particulièrement lorsque le lecteur peut lire quelques lignes plus loin : « Madame Cibot atteignait à l’âge où ces sortes de femmes se font la barbe. N’est-ce pas dire qu’elle avait quarante-huit ans ? » (97)

La mise à distance ironique du narrateur avec son énoncé perdure ensuite lorsqu’il indique qu’elle avait quitté sa fonction d’écaillère « par amour pour Cibot ». Car la mention du passé de l’écaillère qui accumule « toutes les aventures qu’une belle écaillère rencontre sans les chercher » (96), ainsi que son vieillissement prématuré à cause des « chauds rayons de la cuisine » qui « durcissent » les traits comme des « restes de bouteille bus en compagnie des garçons » et qui « s’infiltrent dans le teint » (97) expliquent qu’à « l’âge de vingt-huit ans », la Cibot décide de se retirer dans « le mariage légitime11 ». C’est que « la beauté des femmes du peuple dure peu ». Ainsi, pour reprendre une formule balzacienne, l’écaillère atteignait à l’âge ou ces sortes de femmes ne peuvent plus séduire. N’est-ce pas dire qu’elle avait vingt-huit ans ? Le mariage « par amour » relèverait ainsi de l’instinct de conservation : « le mariage légitime et la vie de concierge arrivèrent à temps pour la conserver » (97).

L’ironie se concentre plus encore dans l’aphorisme, « nulle fleur ne mûrit plus vite que celle d’une belle écaillère ». La métaphore convenue de la « rose […] déclose12 » pour dépeindre le corps de cette « grosse dondon » (97) détonne. Mais surtout, Balzac n’ignore pas les connotations érotiques de « la robe de pourpre » qui s’ouvre « au soleil ». Si bien que la mention des « aventures » accumulées par l’écaillère qui précèdent l’aphorisme élucident sous un angle fort trivial sa fleur trop mûrie. La Cibot, cependant, s’autorisera sans le savoir une métaphore plus horrifiante et grotesque encore lorsqu’elle vantera devant un Pons médusé la force de séduction de ses bras « qui ont ouvert autant de cœurs que [s]on couteau ouvrait d’huîtres ! » (198)

L’usage des points de vue au cours de ce portrait porte ensuite à son comble le procédé ironique. On peut s’étonner en effet de ce que les descriptions laudatives de la Cibot – qualifiée tour à tour de « modèle de Rubens » ou de « beauté », avec les « appétissants glacis » de sa chair et son « embonpoint » – alternent avec les qualificatifs de « virile », « grosse dondon », « mottes de beurre » ou encore « portière à moustaches » (97). Or, la Cibot, dans le chapitre XXXVII dédié à son bras – « Où l’on voit l’effet d’un beau bras » (196) – se montre très sûre de sa puissance de séduction. Ici alternent donc son propre point de vue sur elle-même avec celui du narrateur, incluant celui de « ses rivales de la rue » (97) qui ne la calomnient peut-être pas « en la qualifiant de grosse dondon ». L’antagonisme des points de vue atteint son paroxysme dans l’oxymore « beauté virile », la connotation de l’adjectif épithète, concernant les critères de beauté contemporains du roman, s’opposant radicalement à celle du substantif.

Le jeu sur l’onomastique reprend alors en écho celui du deuxième paragraphe, car si la formule superlative « si beau » correspondait mal à l’homme « rabougri » et « olivâtre », elle ne correspond pas mieux à la « grosse dondon ». Le jeu phonique sur le nom laissant entendre un adjectif masculin, il peut résonner ici aussi en antithèse pour désigner la femelle, sauf à considérer sa virilité et ses moustaches. Le jeu ironique autour du nom Cibot se fait tout en renversements successifs.

Les inversions ironiques se font parfois au cœur d’une phrase voire d’un groupe nominal, grâce aux changements subits de point de vue. Par exemple, si la Cibot a tout du « modèle de Rubens », la comparaison picturale se file avec le « glacis » de ses « tons de chair », auréolant la portière d’une vénusté sans pareille. Cependant l’épithète « appétissants », antéposé à « glacis », réoriente subtilement la lecture. Pris dans le cotexte gauche du terme, il semble désigner la sensualité de son embonpoint. Mais le complément prépositionnel postposé réoriente le terme « appétissant » vers une dénotation culinaire laissant retomber la comparaison dans la trivialité : « Ses tons de chair pouvaient se comparer aux appétissants glacis des mottes de beurre » (97). Qui plus est, l’élégante volupté des chairs que laissait entendre la mention du modèle de Rubens bascule dans l’obscénité écœurante des chairs adipeuses que dénote le comparant « mottes de beurre ». Enfin, l’acmé ironique est atteinte avec le complément prépositionnel postposé à « mottes de beurre », ajoutant une précision surnuméraire : « Ses tons de chair pouvaient se comparer aux appétissants glacis des mottes de beurre d’Isigny ». La gratuité de cette adjonction fait basculer dans le grotesque la figure de style en mettant en relief la matérialité de l’aliment13.

Rémonencq reprendra à son tour maladroitement la métaphore du narrateur lorsqu’il confiera à la Cibot les fantasmes que lui inspirent son fameux bras : « je rêvais, cette nuit, que c’était du pain et que j’étais du beurre, et que je m’étendais là-dessus !... » (197)

Le point de vue du narrateur et des « rivales » sur la supposée beauté de la portière atteint enfin son paroxysme lorsqu’elle est résumée en ces termes : « Cibot atteignait à l’âge où ces sortes de femmes sont obligées de se faire la barbe. N’est-ce pas dire quelle avait quarante-huit ans ? » (97) Le lien de cause à conséquence entre « se faire la barbe » et atteindre « quarante-huit ans » est assez faible pour que se signale l’ironie, et ne se conçoit que si l’on en prend pour clefs de lecture l’axiologie négative contenue dans « ces sortes de femmes ». La Cibot est bien le miroir concentrique de la catégorie femelle de l’espèce des portiers.

Sa « beauté virile » serait ainsi corrélative à sa fonction, car une « portière à moustaches est une des plus grandes garanties d’ordre et de sécurité pour un propriétaire. » Le complément du nom grotesque « à moustaches » synthétise la laideur de la Cibot, laideur hyperbolique qui repousse et effraye assez pour lui donner la fonction d’un chien de garde rassurant pour son « propriétaire ». La concierge verra son double superlatif dans la Sauvage qualifiée de « cerbère femelle » (230). Sa laideur garantit donc la sécurité parce que nul n’ose s’aventurer à franchir le seuil qu’elle garde, comme l’ordre parce que nul ne sera tenté de la séduire et de la détourner de sa fonction. Les caractéristiques propres à ce spécimen de portier femelle, conformément à la classification qui lui sert de fondement, instaure un équilibre parfait… Si ce n’est que, justement c’est cette gardienne du temple qui fera pénétrer illégalement les serpents tentateurs et autres démons dans le « sanctuaire » du cousin Pons. Et c’est aussi sans compter sur Rémonencq qui, pour en faire sa femme, assassinera Cibot. Prétendre à la stabilité de la classification des espèces sociales revient donc à faire fi du démon de la spéculation qui sème le désordre au cœur de la Monarchie de Juillet et fait éclater les catégories. Ainsi, si Élie Magus est le miroir concentrique de la catégorie du « Juif » telle que la caractérise le narrateur, c’est-à-dire une « race » au « vice endémique », guidée par un « instinct de peuple » qui pratique évidemment le « commerce » et « jouissait d’une immense fortune inconnue » (183), la soif de spéculation devrait lui être réservée14. Or, il gangrène au contraire toutes les couches sociales et réunit les portiers, les médecins, les avocats, les collectionneurs, la haute bourgeoisie et l’aristocratie autour d’un désir unique, tuer Pons pour s’accaparer sa fortune.

La portière dépasse donc très largement la catégorie à laquelle elle appartient pour se faire allégorie du désordre qu’elle sème à son passage dans le roman : « Si Delacroix avait pu voir madame Cibot posée fièrement sur son balai, certes il en eût fait une Bellone ! » (97) La sœur de mars en effet, déesse de la guerre, en incarne avant tout les horreurs. Accompagnée de l’Épouvante et de la Mort, elle ne sème que chaos sur son passage et s’élance dans les batailles comme la Cibot qui, dans sa lutte contre Pons, contribue à assassiner les « deux Casse-noisettes » (68).

Conclusion

La surenchère de modèles classificatoires exhibés à l’orée de ce chapitre XII – le naturalisme scientifique, le déterminisme du milieu, le transformisme, l’adaptation des espèces, le système de miroirs concentriques et les analogies – ont moins pour fonction de stabiliser l’interprétation que de mettre en relief les désordres d’une société régie par la soif de l’argent. « Avoir ou n’avoir pas de rentes, telle était la question » (180) suprême pour le personnel romanesque du Cousin Pons, lui-même miroir concentrique de la Monarchie de Juillet. L’ordonnancement du monde devient chaos. Au cœur de la société civile se cache le « Sauvage » que tout un chacun devient lorsque l’instinct de la spéculation s’en mêle. Mais si toutes les espèces sociales, dans Le Cousin Pons, se rejoignent dans ce vice, la classification naturaliste perd de sa pertinence et les cercles concentriques qui structurent la description du Marais font avant tout signe vers les cercles concentriques de l’Enfer de Dante. Or, la portière, chien de garde de l’immeuble de Pons, est censée en garder jalousement l’entrée, comme Cerbère – auquel est comparée la Sauvage, double hyperbolique de la Cibot – garde le seuil des Enfers. Mais lorsque les intérêts s’en mêlent, elle fait au contraire clandestinement entrer dans le « sanctuaire » si jalousement gardé par Pons les Rémonencq et les Magus, lâchant ainsi la bride aux désirs criminels. La portière ne barre plus le seuil mais ouvre la porte à tous les serpents rampants du marais. Et, second renversement, l’Enfer est la société entière que la portière aurait dû empêcher d’entrer dans le musée sacré du protagoniste éponyme. Dans ce contexte, la référence mythologique à la Bellone fait de la Cibot l’origine de la terrible bataille qui anéantira Pons et Schmuke.

Balzac, pourtant, nous avait prévenus dans l’« Avant-propos » de La Comédie humaine. L’analogie entre la structure de son cycle de romans et la zoologie s’arrête lorsque la catégorie femelle intervient. Il n’est que de lire l’intégralité de son propos pour s’en convaincre :

Mais la Nature a posé, pour les variétés animales, des bornes entre lesquelles la Société ne devait pas se tenir. Quand Buffon peignait le lion, il achevait la lionne en quelques phrases ; tandis que dans la Société la femme ne se trouve pas toujours être la femelle du mâle. Il peut y avoir deux êtres parfaitement dissemblables dans un ménage. La femme d’un marchand est quelquefois digne d’être celle d’un prince, et souvent celle d’un prince ne vaut pas celle d’un artiste. L’État Social a des hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature plus la Société. La description des Espèces Sociales était donc au moins double de celle des Espèces Animales, à ne considérer que les deux sexes15.

Si la classification des espèces animales inclut en une même catégorie le mâle et la femelle, celle des classes sociales doit doubler la catégorie mâle d’une catégorie différente, celle de la femelle, qui ne lui est en rien analogique. Ainsi, la structure si lisible des trois premiers paragraphes de ce chapitre XII était trompeuse, et contrairement à ce que le parallélisme de construction des portraits du mâle et de la femelle laissait attendre leur lien relève de l’inversion. Si les grilles classificatoires sont omniprésentes pourtant dans La Comédie humaine, et si elles sont outrancièrement exhibées dans Le Cousin Pons, c’est pour mieux souligner ce qui distingue l’humanité de l’animalité. La soif de spéculation et le désir de posséder brisent l’ordonnancement des lois naturelles pour plonger la société humaine en un véritable pandemonium.

Notes de bas de page numériques

1 Honoré de Balzac, préface de La Peau de chagrin [1831].

2 Georges-Louis Leclerc Buffon, Histoire naturelle des animaux [1749-1804], dans Œuvres, éd. Stéphane Schmitt, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007.

3 Travaillant aux côtés de Buffon, Lamarck précède Darwin par sa théorie du transformisme, selon laquelle l’adaptation d’une espèce à un nouveau milieu l’amène à se transformer pour s’améliorer ou dégénérer, comme le cheval, par exemple, qui aurait dégénéré en âne.

4 Honoré de Balzac, « Avant-propos » à La Comédie humaine [juillet 1842], Paris, Furne, Dubochet et Cie, Hetzel, Paulin, repris dans Écrits sur le roman. Anthologie, éd. Stéphane Vachon, Paris, LGF, coll. « Le Livre de poche. Références », 2000, p. 281.

5 Honoré de Balzac, Le Cousin Pons [1847], éd. Gérard Gengembre, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1993, mise à jour en 2015 (notre édition de référence dont nous précisons entre parenthèses les numéros de page après chaque citation).

6 Honoré de Balzac, « Avant-propos » à La Comédie humaine, éd. cit., p. 282.

7 Lire à ce sujet Ruth Amossy, « L’esthétique du grotesque dans Le Cousin Pons », dans Françoise Van Rossum et Michiel Van Brederode (dir.), Balzac et les parents pauvres (« Le Cousin Pons », « La Cousine Bette »), Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1981, p. 135-145.

8 Jean Mazaleyrat et Georges Molinié définissent la syllepse de sens comme une « variété de trope, telle qu’un signifiant a au moins deux signifiés, soit un tropique et un non-tropique – cas général –, soit deux tropiques différents » (Vocabulaire de la stylistique, Paris, PUF, 1989, p. 345).

9 Publié de 1815 à 1822.

10 Pour Michele Prandi, la métaphore, transfert motivé par une analogie, se fonde sur une ressemblance qui n’est pas observable dans l’expérience quotidienne. Elle est créée par la métaphore, contrairement à la synecdoque et à la métonymie. « De ce fait, la métaphore prend, parmi les tropes, un relief singulier : plutôt que de nous rappeler une énigme à clé, elle se présente comme un conflit conceptuel ouvert, dépourvu d’une issue prédéterminée ; plutôt que comme une valorisation des schèmes conceptuels acquis, elle apparaît comme un instrument de création conceptuelle. » (Grammaire philosophique des tropes, mise en forme linguistique et interprétation discursive des conflits conceptuels, Paris, Éditions de Minuit, 1992, p. 18).

11 On peut noter au passage l’ironie de cet apparent pléonasme qui induit la quantité de « mariages illégitimes » contractés par l’aventurière.

12 Nous faisons évidemment allusion au poème de Ronsard « Mignonne, allons voir si la rose » [1545] qui débute par ces vers : « Mignonne, allons voir si la rose/Qui ce matin avait déclose/Sa robe de pourpre au soleil » (ode I, 17 « À sa maîtresse », dans Œuvres complètes, éd. J. Céard, D. Ménager et M. Simonin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. I, p. 667).

13 Cette esthétique rejoint en cela le « rire populaire [médiéval] qui organise toutes les formes du réalisme grotesque [et] a été lié de tout temps au bas matériel et corporel. Le rire rabaisse et matérialise. » (M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire, op. cit., p. 29).

14 Lire à ce sujet, Alice De Georges, « Classifications naturalistes et analogies grotesques dans Le Cousin Pons de Balzac », Marie de France, Marot, Scarron, Marivaux, Balzac, Beauvoir, Gilles Couffignal et Adeline Desbois-Ientile (dir.), Paris, Sorbonne Université Presses, 2018, p. 189-214.

15 Honoré de Balzac, « Avant-propos » à La Comédie humaine [juillet 1842], Paris, Furne, Dubochet et Cie, Hetzel, Paulin, repris dans Écrits sur le roman. Anthologie, éd. Stéphane Vachon, Paris, LGF, coll. « Le Livre de poche. Références », 2000, p. 281.

Bibliographie

Amossy Ruth, « L’esthétique du grotesque dans Le Cousin Pons », dans Françoise Van Rossum et Michiel Van Brederode (dir.), Balzac et les parents pauvres (« Le Cousin Pons », « La Cousine Bette »), Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1981, p. 135-145.

Bakhtine Mikhaïl, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, « Tel », 1982.

Balzac Honoré de, Le Père Goriot, dans La Comédie humaine, éd. dirigée par Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », t. III, 1976.

Balzac Honoré de, « Avant-propos » à La Comédie humaine, Paris, Furne, Dubochet et Cie, Hetzel, Paulin, [juillet 1842], repris dans Écrits sur le roman. Anthologie, éd. Stéphane Vachon, Paris, LGF, coll. « Le Livre de poche. Références », 2000, p. 275-306.

Balzac Honoré de, Le Cousin Pons, éd. Gérard Gengembre, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1993, mise à jour en 2015.

Buffon, Georges-Louis Leclerc, Histoire naturelle des animaux [1749-1804], dans Œuvres, éd. Stéphane Schmitt, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007.

Mazaleyrat, Jean et Molinié, Georges, Vocabulaire de la stylistique, Paris, PUF, 1989.

Prandi, Michele, Grammaire philosophique des tropes, mise en forme linguistique et interprétation discursive des conflits conceptuels, Paris, Éditions de Minuit, 1992.

Pour citer cet article

Alice De Georges, « « Spécimen de portier (mâle et femelle) » : le seuil des Enfers dans Le Cousin Pons de Balzac », paru dans Loxias, 63., mis en ligne le 15 décembre 2018, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9081.

Auteurs

Alice De Georges

Alice De Georges est Maître de Conférences de littérature française à l’Université Côte d’Azur. Elle est membre du Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la littérature. Elle a publié Les Illusions de l’écriture ou la crise de la représentation dans l’œuvre romanesque de Jules Barbey d’Aurevilly (Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernité », 2007) et Poétiques du descriptif dans le roman français du XIXe siècle (Alice De Georges, dir., Paris, Classiques-Garnier, « Rencontres », 2015). Son édition de Du dandysme et de George Brummell de Jules Barbey d’Aurevilly (Alice De Georges éd., in P. Glaudes et Catherine Mayaux (éd.), Œuvres critiques, vol. VIII, Paris, Les Belles Lettres) est à paraître. Après avoir publié des articles sur Léon Bloy, Octave Mirbeau, Charles Baudelaire, Alfred de Musset et Honoré de Balzac, elle travaille actuellement sur l’œuvre romanesque de Joris-Karl Huysmans.

Université Côte d'Azur, CTEL