Loxias | 63. Autour des programmes de concours 2019 |  Concours CPGE 2019 

Mohamed Semlali  : 

Amour et jalousie dans La Chartreuse de Parme de Stendhal

Résumé

La jalousie est la face obscure de l’amour. C’est le résultat d’une tension qui oppose les trois parties du désir triangulaire. Obsédé par la volonté de posséder absolument l’être aimé, de s’octroyer le monopole de ses regards, de ses pensées et de ses moindres gestes, le jaloux est torturé par la présence d’un rival qui lui dispute ce monopole. Ce rival est d’autant plus haïssable qu’il semble doté de toutes les qualités qui en font un être admirable et séduisant. La Chartreuse de Parme de Stendhal, qui peut se lire comme une quête de l’amour, développe en parallèle plusieurs histoires d’amour où la jalousie introduit une composante conflictuelle et hautement romanesque.

Index

Mots-clés : amour , jalousie, La Chartreuse de Parme, rival, Stendhal

Texte intégral

1Stendhal est un écrivain de l’amour ; il a consacré un traité entier à cette question (De l’amour). Ses romans font également de l’amour un moteur essentiel de leur trame romanesque. Dans La Chartreuse de Parme, les personnages se divisent en deux catégories : la première est celle des « âmes prosaïques » et grotesques qui n’ont pas accès à l’amour parce qu’ils n’ont ni le cœur ni la nature nécessaire à la naissance de cette passion, mais cette incapacité d’aimer ne leur épargne pas pour autant les morsures de la jalousie qui prend souvent, dans leur cas, une dimension destructrice et maladive. La deuxième catégorie, celle des âmes romantiques, sensibles et passionnées (Fabrice, Gina, Clélia et Mosca), inféode tout (le pouvoir, la politique, l’argent et la carrière) à la passion. La Chartreuse de Parme se construit autour de trois grandes relations amoureuses : l’amour de Gina (la duchesse Sanseverina, diminutif d’Angelina) pour son neveu Fabrice, l’amour du ministre Mosca pour Gina et l’amour de Fabrice et de Clélia. Parmi tous ces personnages, le comte Mosca est celui qui souffre le plus de la jalousie et de ses affres, mais les autres personnages ne sont pas à l’abri de cette passion dévorante.

2La jalousie, ou « l’amour dans la haine » selon la nomination de Philippe Chardin1, intervient comme une dégénérescence ou une pathologie de l’amour. Dès l’instant où un soupçon s’immisce dans la relation amoureuse, le mécanisme de la jalousie se met en branle et la torture de l’amant malheureux commence : toutes les jouissances, les pensées et les moindres gestes sont alors empoisonnés par ce démon qui s’alimente des doutes, des fantasmes et des imaginations du jaloux. Même les qualités qu’il attribue à la personne aimée changent de nature, et, au lieu de lui procurer une jouissance supplémentaire, le plongent dans le chagrin. Ainsi, remarque Stendhal, en analysant les mécanismes de la naissance de la jalousie, « chaque perfection que vous ajoutez à la couronne de l’objet que vous aimez, et qui peut-être en aime un autre, loin de vous procurer une jouissance céleste, vous retourne un poignard dans le cœur2. » Et pour cause, toutes ces qualités qui font de l’objet aimé un être idéalisé deviennent une source de souffrance dès l’instant où le jaloux se rend compte qu’il n’en a pas la possession exclusive, qu’il doit le partager avec un rival qu’il déteste certes, mais qu’il admire aussi en secret parce qu’il lui attribue toutes les qualités dont il est lui-même dépourvu.

3Il serait donc intéressant de voir comment la jalousie, fruit d’un amour contrarié et d’une imagination aux abois, traduit toute la complexité des rapports amoureux dans l’univers romanesque de La Chartreuse de Parme. Nous aborderons la question de l’illusion de la possession de l’objet aimé qui taraude le jaloux et nous analyserons les facteurs qui favorisent la naissance de la jalousie, ainsi que le rôle central qui est attribué au rival comme médiateur du désir.

4Tout le problème de la jalousie se ramène ainsi à cette question de la possession de l’objet de désir3. Comme le remarquent Mélanie Klein et Joan Rivière, « la personne jalouse s’imagine toujours qu’on lui vole la personne aimée4. » Dans le même sens, le rival, selon René Girard, est considéré par le jaloux comme « un ennemi subtil et diabolique ; il cherche à dépouiller le sujet de ses plus chères possessions ; il contrecarre obstinément ses plus légitimes ambitions5. » Cela peut même dégénérer en une folie hallucinatoire où le jaloux se considère comme la cible d’une persécution : on conspire pour le déposséder de son bien. Le jaloux se complaît souvent dans le rôle du « propriétaire lésé6 » par un tiers. Dans ce sens, la haine du rival nourrit le besoin de retenir l’être aimé, voire de l’emprisonner, de le posséder absolument. Quand le jaloux prend conscience que l’objet aimé peut avoir une existence autonome, il ressent, à en croire Nicolas Grimaldi, une déchirure identitaire :

La jalousie consiste alors à sentir que nous échappe ce qu’on avait imaginé tenir, et à découvrir l’étrangeté de ce dont on s’était cru inséparable. Suscitée par un sentiment à la fois de proximité et d’éloignement, d’intimité et d’insécurité, la jalousie naît de sentir fissurée sa propre identité7.

5Proust, le grand écrivain de la jalousie, apporte dans La Prisonnière8 un éclairage estimable sur ces mécanismes complexes : « la jalousie, écrit-il, n’est souvent qu’un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de l’amour9. » Marcel, le héros du roman, finit par admettre que la passion captative qui vise la possession de l’objet aimé est vouée à l’échec. Les femmes sont des êtres de fuite qui échappent irrémédiablement à l’emprise du jaloux : « à ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des ailes10. » En fait, tous les jaloux qui rêvent de conquérir la femme se rendent compte, une fois que la relation est consommée et que la femme a été possédée physiquement, que cette possession n’en est pas une en réalité : « une fois dans nos bras, elles ne sont plus ce qu’elles étaient11 », et la possession se révèle sous son vrai visage, une simple illusion qui s’évanouit dès le premier rapport sexuel12.

6Stendhal fait la même remarque : la haine du rival, à qui le jaloux attribue toutes les jouissances et tout le bonheur dont il est lui-même frustré, l’amène à oublier que la possession de la femme aimée est une chimère :

Dans cet état la fureur naît facilement ; l’on ne se rappelle plus qu’en amour posséder n’est rien, c’est jouir qui fait tout ; l’on s’exagère le bonheur du rival, l’on s’exagère l’insolence que lui donne ce bonheur, et l’on arrive au comble des tourments, c’est-à-dire à l’extrême malheur, empoisonné encore d’un reste d’espérance13.

7Cette description de la naissance de la jalousie traduit parfaitement la situation du comte Mosca qui « survint » dans le palais de la duchesse « un peu trop tôt14 », une heure à peine après l’arrivée de Fabrice à Parme, poussé sans doute par quelque soupçon inspiré par sa nature méfiante de senex amator15. S’il juge d’abord favorablement l’attitude mesurée du jeune homme, le comte ressent un malaise aussitôt après avoir remarqué les yeux doux et singuliers que la duchesse fait à son neveu : « Ce jeune homme fait ici une étrange impression16 », remarque-t-il. Dès cet instant s’opère ce que Freud appelle « l’humiliation narcissique17 », une blessure douloureuse où se mêlent des sentiments hostiles pour un rival qui respire trop le bonheur et une forme d’autocritique où le jaloux s’impute, en partie, la responsabilité de la perte de l’objet aimé, en accusant sa propre sénilité.

8En fait, suivant l’excellente analyse de Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident, le rival occupe une place importante dans l’imaginaire amoureux occidental. Il représente ce qu’il appelle l’obstacle indispensable qu’il faudrait inventer lorsqu’il n’existe pas, car sa présence, quand bien même elle serait source de souffrance et de tracas, est nécessaire pour la naissance du plaisir et pour la naissance du roman, notamment le roman fantasmatique du jaloux :

Quand il n’y a pas d’obstacle, ils en inventent [...] Ils en inventent comme à plaisir, – bien qu’ils en souffrent. Serait-ce alors pour le plaisir du romancier et du lecteur ? Mais c’est tout un, car le démon de l’amour courtois qui inspire au cœur des amants les ruses d’où naît leur souffrance, c’est le démon même du roman tel que l’aiment les Occidentaux18.

9Après quatre ans d’absence que Fabrice a passés à l’académie théologique de Naples pour faire oublier son aventure à Waterloo et se préparer à une brillante carrière ecclésiastique, le voilà qui fait son apparition dans le palais de la duchesse à Parme, portant ses bas violets de Monsignore et un très beau visage. Ce retour provoque bien des remous chez le comte Mosca, l’amant attitré de la Sanseverina. Malgré son pouvoir de ministre omnipotent et son amabilité certaine, Mosca, dont le nom évoque une mouche, est de nature soupçonneuse. Constatant avec amertume qu’il a atteint la cinquantaine, il ne reste pas insensible à la beauté frappante de Fabrice et à l’effet que cette beauté semble avoir sur Gina. En effet, Fabrice est décrit par la duchesse comme « l’un des plus jolis hommes de l’Italie19. » Cet adonis n’est plus le casse-cou enthousiaste qui est allé rejoindre Napoléon à l’âge de seize ans, mais un homme mature qui, à vingt ans, affiche l’air « le plus noble et le plus mesuré. » Gina le compare à « un diamant » qui n’a rien perdu à être poli.

10En fait, Fabrice, comme tous les rivaux des histoires de jalousie, remplit ici le rôle de la figure stéréotypée du bel homme irrésistible, doté de toutes les qualités pour être à même d’écraser le jaloux et de l’intimider. Dans l’imaginaire jaloux, la supériorité est un trait fondamental de tout rival20. Celui-ci ne peut remplir sa fonction de montreur ou de « médiateur du désir21 » sans tous ces attributs qui chagrinent le malheureux amant, d’où la nature ambivalente des rapports entre ces deux actants essentiels de la relation trinaire. Le jaloux déteste son rival, mais en même temps, il lui voue une admiration secrète et cherche à l’imiter. René Girard met en exergue cette duplicité qui fonde le désir mimétique :

Le sujet éprouve donc pour ce modèle un sentiment déchirant formé par l’union de ces deux contraires que sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C’est là le sentiment que nous appelons haine. Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d’abord lui-même en raison de l’admiration secrète que recèle sa haine22.

11René Girard, insistant sur l’ambivalence du désir jaloux qui oscille entre la haine et l’admiration, ajoute que le « médiateur est systématiquement déprécié bien que toujours secrètement désiré23. »

12La langue italienne, qui « est toute faite pour l’amour24 », exprime bien cette ambivalence déroutante du rival à travers le nom qu’elle lui attribue. Roland Barthes rappelle l’appellation pittoresque du rival amoureux : il est l’odiosamato25, cet être duplice qui est à la fois objet de haine et objet d’amour, abhorré et adulé. L’auteur de La Chartreuse de Parme n’hésite pas à rappeler une autre nomination qui désigne en italien le rôle de l’intrus, de celui qui est de trop dans une relation. Face à la complicité intime de la duchesse et de Fabrice, Mosca éprouve les effets d’un « syndrome d’exclusion » ; il a le sentiment amer de n’avoir aucun rôle à jouer au milieu de ce couple fou de bonheur, d’être le « terzo incomodo » : « Quelle douleur, ajoute-t-il, pour un homme d’esprit de sentir qu’on joue ce rôle exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s’en aller !26 »

13Aux yeux de Mosca, comme aux yeux du prince de Parme, Fabrice est un être privilégié ; le sort semble l’avoir doté de toutes les qualités désirables. Comme le remarque Barthes, le jaloux s’inscrit souvent dans « un rapport d’éloge à l’égard du rival27 . » Fabrice est désigné comme l’«  heureux mortel » qui a plus d’agréments que le sémillant et aimable Mosca. L’âge et la beauté constituent les principaux avantages de cet aimable adolescent nimbé de « cette fraîcheur de la jeunesse » qui plaît tant aux femmes. « Tout est simple à ses yeux parce que tout est vu de haut, remarque Mosca avec amertume. Grand Dieu ! Comment combattre un tel ennemi !28 » En effet, depuis son retour de Waterloo, Fabrice n’est plus un enfant de quinze ans qui ne peut inspirer qu’un amour filial à la duchesse, c’est, comme le répète Mosca, « un autre homme », un homme charmant dont le pouvoir de séduction est indéniable. Fabrice, remarque Mosca avec rage, « a surtout cet air naïf et tendre et cet œil souriant qui promettent tant de bonheur » (198), un regard pétillant et heureux qui contraste avec le regard morne ou sardonique des courtisans qui sont contaminés par la méchanceté de leurs fonctions.

14Investi de toutes les qualités qui assurent sa supériorité et qui en font un sujet fascinant, Fabrice ne peut être qu’un être détestable aux yeux du malheureux ministre qui constate, impuissant, la profonde harmonie, « l’intimité tendre » (201) et la sympathie naïve qui relient Fabrice et Gina. Si le jaloux admire en secret ou explicitement les traits avantageux de son rival, il le hait aussi pour ces mêmes qualités, d’autant plus que le statut de la duchesse pour Fabrice est lui-même frappé d’ambivalence. En tant que tante, Gina est-elle pour le jeune homme un substitut de la mère, ou est-elle l’objet d’une tendresse aux accents incestueux ? La confusion de ces sentiments qui font de la duchesse à la fois une mère et une amante, et de Fabrice à la fois un fils et un amant, ne peut que dérouter le comte. Au début de sa crise de jalousie, Mosca, encore grisé par la colère et par l’angoisse de la perte de l’objet aimé, ne cache guère sa haine pour Fabrice qui a pris la place qui lui revient auprès de Gina, le condamnant à jouer les intrus : « l’homme que j’abhorre, se dit-il, loge chez la duchesse, passe tous ses moments avec elle. » (197-198) Nous soupçonnons là un cas spécifique du complexe œdipien puisque le comte, qui souhaite que Fabrice ne soit pas plus qu’un fils pour la duchesse, s’en prend ici à ce fils en le considérant comme un usurpateur, celui qui surgit sur scène, qui change de statut en prenant la place qui lui revient de droit auprès de la femme aimée.

15Une scène caractéristique de La Chartreuse de Parme met en avant ce processus psychique complexe où la haine et l’admiration du rival se mêlent inextricablement. Le prince Ernest IV, dont les avances ont été repoussées par la duchesse, semble avoir lui-même développé une antipathie pour Fabrice dès la première entrevue qu’il lui a accordée ; il décide d’agir en Iago29 et d’éperonner la jalousie de son ministre en lui envoyant une lettre anonyme qui évoque une relation amoureuse entre Fabrice et Gina. Véritable topos des romans de jalousie, la lettre anonyme obtient l’effet escompté en inoculant le soupçon à l’âme de Mosca. L’esprit torturé par ce qu’on vient de lui apprendre et qu’il soupçonnait déjà lui-même, le comte entre dans une violente crise de jalousie, donnant lieu à une véritable logorrhée verbale qui trahit sa blessure narcissique tout en sublimant sa colère et son agressivité en un flot de paroles qui apaise sa douleur.

16Comme le souligne Roland Barthes, « l’amoureux ne peut se définir ni par son objet, ni par sa tendance, mais par son discours. L’amoureux est tout discours30. » Or, ce discours, lorsqu’il est contaminé par la fureur de la jalousie, dégénère en soliloque, en une loquèle31 qui a quelque chose de monstrueux et d’obscène. Le stratagème du prince consistait à retenir Mosca le plus longtemps possible au palais après sa réception de la lettre anonyme pour tirer une jouissance sadique de la situation. Durant des heures, le ministre est soumis à une véritable torture passionnelle : la colère et l’angoisse s’accumulaient en lui sans qu’il ait la possibilité de les extérioriser ou de les exprimer d’aucune façon. Une fois arrivé chez lui, la scène intime prend le relais et Mosca peut enfin déchaîner sa douleur. Ayant congédié tous ses serviteurs, il reste dans le noir, complètement livré à son chagrin qui s’exprime alors dans une ratiocination infinie qui lève le voile sur la souffrance de l’amant blessé. Parlant à voix haute, radotant sans cesse, Mosca donne à sa douleur une dimension spatiale pour diluer sa colère, car, en même temps, il passe en revue les différentes possibilités qu’il a pour neutraliser le rival, ou, au moins, le garder à l’œil sans éveiller les soupçons ou provoquer le courroux de la duchesse. Mosca n’ignore pas, en effet, que le caractère passionné de Gina peut la pousser à prendre quelque décision extrême si elle vient à découvrir sa jalousie. Cela peut même renforcer le lien qu’il veut briser entre sa bien-aimée et son rival. Stendhal lui-même évoque cette possibilité dans De l’amour : « beaucoup de femmes, offensées par un amant qu’elles aiment encore, s’attachent à l’homme pour lequel il montre de la jalousie, et le jeu devient une réalité32. » Ainsi, la jalousie quand elle se déclare peut non seulement rapprocher la femme du rival, mais elle inspire aussi à la femme un certain dégoût pour le jaloux : « de la part d’un amoureux qui ennuie, ajoute Stendhal, la jalousie doit inspirer un souverain dégoût qui va même jusqu’à la haine, si le jalousé est plus aimable que le jaloux33. »

17La rumination jalouse fait durer la torture du ministre passionné des heures entières. Mais, une fois dessoûlé de sa colère, Mosca, sortant progressivement de sa crise, retrouve sa rationalité habituelle et son sens de la mesure. La prudence l’emporte enfin sur la passion : « je suis fou, probablement, remarque-t-il, en croyant raisonner, je ne raisonne pas […] Puisque je suis aveuglé par l’excessive douleur, suivons cette règle, approuvée de tous les gens sages, qu’on appelle prudence34. » La crise de jalousie provoquée par la lettre anonyme est à peine apaisée que Mosca songe déjà aux moyens de cacher sa jalousie, car l’afficher serait non seulement humiliant pour lui, mais cela risque de provoquer un sentiment d’amour chez la duchesse qui, peut-être, n’existe pas encore, ou n’est pas encore conscient de sa nature. D’une certaine façon, Mosca remplit dans La Chartreuse de Parme le rôle du mari comique, celui que Veltchaninov appelle, dans le roman de Dostoïevski, l’éternel mari destiné à être trompé par la femme aimée et par cet amant qu’il a lui-même introduit chez lui :

Le caractère essentiel de ces hommes consistait à être, pour ainsi dire, « d’éternels maris », ou, pour mieux s’exprimer, à n’être dans l’existence uniquement que des maris. « Un tel homme ne naît et ne se développe que pour se marier et pour devenir aussitôt le complément de son épouse […]. Il lui est aussi impossible de ne pas porter de cornes qu’il est impossible au soleil de ne pas éclairer35. »

18L’épisode de la lettre anonyme est plein d’enseignements : l’imagination jalouse, de nature paresseuse, ne peut fonctionner que si elle reçoit des soupçons ou des signes qui alimentent sa machine et la mettent en branle ; alors seulement, le jaloux peut donner libre cours à ses fantasmes et créer de toutes pièces des scénarios de trahison qui mettent en scène la jouissance de l’autre. Lorsque, le lendemain, Mosca se présente dans le palais de la Sanseverina avec la ferme intention de ne pas trahir sa douleur, il ne peut ignorer cependant le ravissement avec lequel Gina écoutait les charmantes saillies de son neveu. Sa douleur est tellement intense qu’il se laisse entraîner dans un délire paranoïaque36 : « Il devenait fou ; il lui sembla qu’en se penchant ils se donnaient des baisers, là, sous ses yeux. “Cela est impossible en ma présence, se dit-il ; ma raison s’égare. Il faut se calmer.”37 »

19Le fantasme de l’adultère et de la trahison prend ainsi une autre dimension perverse, puisque le jaloux, ayant l’impression d’être délaissé, se sent contraint de jouer le rôle de l’intrus ; il est réduit à faire le voyeur frustré38, celui qui assiste impuissant à la possession sexuelle de l’objet aimé par l’usurpateur abhorré. Le chagrin de Mosca est tellement fort que l’idée d’assassiner Fabrice lui traverse l’esprit : « Une idée atroce saisit le comte comme une crampe : ‘le poignarder là devant elle, et me tuer après ?’ […] Le comte s’approcha d’une lampe dans le premier salon, et regarda si la pointe de son poignard était bien affilée39. » Cette pulsion morbide nourrit, en l’occurrence, le désir fantasmatique de tuer le rival et de se tuer soi-même ensuite, car le jaloux espère encore, par cet acte éclatant de destruction, attirer l’attention de la femme aimée, exactement comme un enfant jaloux de son petit frère qui l’a détrôné et qui est prêt à détruire son jouet ou à commettre la pire bêtise pour retrouver son statut de fils unique qui monopolise l’attention de la mère et son affection. Si on veut pousser un peu plus l’analyse psychanalytique, on dira que le choix du poignard ici, en tant que symbole phallique, trahit une pulsion homosexuelle, un viol symbolique, un désir de posséder le rival, de le soumettre en le tuant, car, aux yeux du jaloux, le meurtre devient, dans certains cas extrêmes, l’expression de la possession absolue et définitive40.

20Alors que la douleur intense occasionnée par cette situation entraîne la décomposition des traits de Mosca, celui-ci se résout enfin à s’enfuir de la scène pour ne pas se trahir. Cette fuite n’empêche pas toutefois Fabrice de sentir l’antipathie du comte. Fabrice n’est pas du tout dupe : il a compris les enjeux de la relation triangulaire où il s’est retrouvé piégé et qui lui rappelle un épisode biblique célèbre. Il évoque le casto Giuseppe, le cas de Joseph et le ridicule qu’il encourt avec la femme de l’eunuque Putiphar41. Plus tard, prisonnier de la citadelle, il fait un rapprochement avec le cas d’Hippolyte qui est confronté au désir incestueux et adultère de sa belle-mère, ce qui revient d’ailleurs à placer Mosca dans le rôle œdipien du père lésé42. Ces deux référents, biblique et mythique, montrent la position très inconfortable du héros dans cette relation triangulaire où il doit affronter à la fois l’amour envahissant de la mère (la tante Gina) et la haine accablante du père (le comte Mosca).

21La duchesse se trouve, également, dans une situation très embarrassante : elle aime Fabrice et le désire, mais en même temps, elle perçoit cet amour comme un rapport incestueux, ce qui l’enfonce dans une noire mélancolie et lui cause bien des chagrins :

À peine enfermée dans sa chambre, elle fondit en larmes ; elle trouvait quelque chose d’horrible dans l’idée de faire l’amour avec ce Fabrice qu’elle avait vu naître ; et pourtant que voulait dire sa conduite ?43

22De son côté, Fabrice ne nie pas l’affection qu’il a pour la duchesse et redoute de s’embrouiller avec elle, car elle est « le seul être au monde pour qui [il ait] un attachement passionné44 », néanmoins, il est convaincu qu’il a un « cœur rebelle à l’amour45 », et ressent un grand embarras à devoir jouer le rôle affreux de l’homme qui refuse de comprendre et de deviner la passion qu’on lui voue :

Elle croira trouver en moi un amant ; elle me demandera des transports, de la folie, et je n’aurai toujours à lui offrir que l’amitié la plus vive, mais sans amour ; la nature m’a privé de cette sorte de folie sublime. […] Elle croira que je manque d’amour pour elle, tandis que c’est l’amour qui manque en moi46.

23En fait, Fabrice ressent l’amour de sa tante Gina, mais il refuse de s’engager dans ce qu’il appelle « un mensonge ». « Amoureux de l’amour47 », comme il soutient devant la duchesse, il est contraint par son incapacité d’aimer à se rabattre sur « le vulgaire plaisir », sur des amourettes (la petite Marietta, la Fausta, la Bettina) qui vont d’ailleurs lui valoir un séjour dans la tour Farnèse, cette prison où il va découvrir l’amour et le bonheur.

24Fabrice rencontre enfin le vrai amour auprès de la jeune Clélia, la fille de Fabio Conti, le directeur de la prison Farnèse. Toutes ces circonstances apaisent la jalousie de Mosca, mais exacerbent l’amour de la duchesse qui devient « éperdument amoureuse du jeune prisonnier48 », d’autant plus qu’elle se sent responsable de son infortune, considérant que l’incarcération de Fabrice est un complot qui vise à l’humilier, à briser son orgueil pour sceller son attachement à la cour de Parme en enchaînant son cœur dans la tour infâme. Elle ne s’empêche pas d’éprouver un certain mépris pour le comte Mosca qu’elle accuse d’être une « âme vulgaire49 », une âme de courtisan qui, sans être mauvaise, est influencée par son métier : « Je ne vois plus en vous, cher comte, que l’ombre de quelqu’un qui me fut cher50 », lui dit-elle, mais cette prise de distance ne fait qu’exacerber la passion du ministre.

25Entre-temps, Fabrice, dans la solitude aérienne de sa tour, complètement déconnecté des intrigues et des bassesses de la cour, « se laissait charmer par les douceurs de la prison51 » et fait l’expérience d’une secrète joie qu’il n’a jamais éprouvée dehors. Clélia, sans se l’avouer au départ, tombe elle-même amoureuse du jeune homme. La rumeur qui courait à Parme et qui évoquait l’imminente mise à mort du prisonnier déguisait cet amour en compassion. Mais l’intérêt qu’elle témoigne à Fabrice prend une autre tournure. N’ignorant pas toutes les démarches que la duchesse déploie pour sauver son neveu, Clélia ressent un profond malheur : « il est vrai, se dit-elle, que cet aimable jeune homme était attaché à une autre femme !52 » Sa jalousie ne tarde pas à s’exprimer : elle aurait voulu demander à Fabrice de clarifier la nature de ses sentiments pour sa tante, et le narrateur de spécifier : « Clélia ne pouvait presque plus se faire d’illusion, elle avait de la haine pour Mme Sanseverina53. » Cette haine est le pendant de son amour pour Fabrice. « Elle le croyait aimé de la duchesse, et son âme était déchirée par une jalousie mortelle54. » Désignant Gina comme « une rivale dans le cœur de Fabrice », elle est en proie à un cruel malheur et des soupçons affreux lui empoisonnent l’existence. Comme tous les jaloux, elle se représente sa rivale comme un être supérieur. Fabrice n’est-il pas aimé de « la plus belle femme de la cour, d’une femme qui, à tant de titres, était supérieure à elle Clélia !55 »

26Le chagrin de la jeune Conti est profond, à plus forte raison parce que Fabrice lui-même avait la réputation d’être un véritable don Juan incapable d’un attachement sérieux, un homme léger qui ne peut se satisfaire d’une seule maîtresse. Et que dire de la carrière ecclésiastique du jeune homme ? N’était-il pas à la veille de prononcer ses vœux ? Toutes ces pensées malheureuses livrent la jeune fille à un horrible désespoir. En transcrivant le flux de conscience de Clélia dans ce début du chapitre XIX, le narrateur introduit le lecteur dans la scène intérieure de la jeune amoureuse. Là se livre un combat acharné entre le caractère naturellement raisonnable de l’héroïne qui lui suggère de fuir dans quelque couvent lointain et son cœur qui la jette dans « le comble de la déraison56 » en lui dictant de rester auprès de l’homme qu’elle aime en dépit de tous les obstacles. Ainsi, malgré la présence de deux puissantes rivales (la plus belle femme de la cour de Parme et la carrière ecclésiastique qui promet les plus grandes dignités à Fabrice), malgré le caractère volage de l’être aimé, Clélia, contre tout bon sens, ne peut se résoudre à s’éloigner de la tour, car, comme les oiseaux de sa volière, elle est elle-même enchaînée à cet espace, prisonnière de son amour et de son chagrin.

27Fabrice, quant à lui, n’a jamais été aussi heureux qu’en prison. Il reconnaît que la proximité de Clélia l’a profondément métamorphosé : « combien, s’avoue-t-il, je suis différent du Fabrice léger et libertin qui entra ici il y a neuf mois57. » C’est bien d’une nouvelle naissance qu’il s’agit. Il ne veut pas recouvrer sa liberté parce que l’idée même de se retrouver hors de prison, loin de sa bien-aimée, le porte au désespoir ; il a trouvé le bonheur tant recherché dans cette tour terrible que l’amour a transfiguré en locus amœnus, en une sorte de paradis aérien où il savoure le « bonheur de vivre de la manière la plus intime avec Clélia58 », bien au-dessus des bassesses et des intrigues qui dominent la cour parmesane : « est-ce que jamais, se demande-t-il, l’on se sauva d’un lieu où l’on est au comble du bonheur pour aller se jeter dans un exil affreux où tout manquera, jusqu’à l’air pour respirer ?59 »

28Pendant ce temps, la duchesse redouble d’efforts et d’ingéniosité pour libérer son neveu, n’hésitant pas à conspirer contre le prince pour arriver à cette fin, tout comme Clélia d’ailleurs qui a accepté, malgré les remords les plus forts, d’apporter son aide à la Sanseverina et aux ennemis de son père pour faciliter l’évasion de Fabrice. Mais le jeune homme qui s’enfuit de cette prison, de peur d’être empoisonné, n’est plus celui qui y est entré neuf mois auparavant : « Fabrice était au désespoir d’être hors de prison60 » ; il regrette sa chambre étroite de la tour Farnèse, et se sent, loin de Clélia, comme un corps séparé de son âme. La duchesse a rapidement flairé ce changement de caractère et de comportement ; elle ne retrouve plus son Fabrice enjoué et enthousiaste d’avant, celui qui partageait en toute harmonie ses promenades autour du lac de Côme. Devant le mutisme sombre du jeune amoureux, elle soupçonne la présence de sa rivale, de cette Clélia Conti, cette autre Aricie qui a su apprivoiser le cœur rétif de Fabrice.

« Voilà ce qui devait arriver tôt ou tard, se disait la duchesse avec une tristesse sombre. Le chagrin m’a vieillie, ou bien il aime réellement, et je n’ai plus que la seconde place dans son cœur61. »

29Gina se retrouve ainsi dans une position peu enviable : elle est aimée du comte qui lui reste fidèle, mais elle est malheureuse parce que l’homme qu’elle aime lui a échappé : « Que fait, hélas ! la fidélité d’un amant estimé, quand on a le cœur percé par la froideur de celui qu’on lui préfère ?62 » Dans son « triste monologue63 » du chapitre XXIII, elle reconnaît le droit de Fabrice d’aimer une autre femme, mais, complètement dominée par sa jalousie, elle ne résiste pas au désir égoïste de briser le lien entre Fabrice et Clélia. Elle fait tout pour hâter le mariage de la jeune Conti et du marquis de Crescenzi. La douleur de Gina est d’autant plus forte qu’elle a commis l’intolérable64 pour retrouver un Fabrice ingrat qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Comme Phèdre, elle regrette de n’avoir pas osé avouer son amour à Fabrice aussitôt après son retour de Naples, car cela aurait pu l’empêcher de tomber amoureux d’une autre femme. En même temps, elle est consciente que des obstacles infranchissables rendaient cette confession impossible : n’a-t-elle pas le double de l’âge de Fabrice et de celui de la petite Clélia (quarante ans) ? Elle ressent une réelle amertume devant cette rivalité où elle est contrainte de jouer le second rôle face à une favorite qui est encore à la fleur de l’âge :

Maintenant, se dit-elle en évoquant Clélia, elle l’emporte sur moi. Quoi de plus simple ? Elle a vingt ans ; et moi, changée par les soucis, malade, j’ai le double de son âge ! … Il faut mourir, il faut finir ! Une femme de quarante ans n’est plus quelque chose que pour les hommes qui l’ont aimée dans sa jeunesse65.

30Cette crise de jalousie n’est pas sans rappeler celle du comte Mosca à la fin du chapitre VII ; les deux personnages font une fixation sur leur âge. La duchesse, blessée dans son ego par ce qu’elle ressent comme une ingratitude de Fabrice, y développe, à son tour, un fantasme morbide : elle imagine un scénario où elle se donne la mort pour culpabiliser son protégé et susciter, post-mortem, son attention et son affection. Elle envisage même, dans un élan suicidaire, de retourner à Parme malgré le danger éminent qu’elle y encourt depuis l’éclat provoqué par la fuite de Fabrice.

Si les choses tournaient d’une certaine façon, on m’ôterait la vie. Eh bien ! Où est le mal ? Je ferai une mort magnifique, et, avant de finir, mais seulement alors, je dirai à Fabrice : Ingrat ! c’est pour toi ! ...66

31La duchesse reste entièrement dévouée à la fortune de son chéri, mais elle refuse obstinément de lâcher prise. Comme une mère trop possessive et fusionnelle, elle rejette la nécessité de couper le cordon ombilical qui la rattache à son enfant et tient absolument à garder Fabrice dans son sillage en se rebiffant contre la possibilité de son mariage avec Clélia : « Non, cela ne sera pas !67 » À l’instar de Phèdre qui décide de précipiter le malheur de sa rivale Aricie68, Gina ne peut se résoudre à tolérer un bonheur dont elle serait exclue. Si l’amour, comme le note Barthes, est une bonne valeur qui « assure le passage de l’égoïsme à l’altruisme69 », la jalousie trahit au contraire le désir violent d’une possession exclusive qui aliène le sujet et lui inspire une attitude agressive contre le tiers et contre l’objet aimé lui-même. Denis Vasse, analysant ce déni de l’altérité et de la différence chez le jaloux, remarque que « l’altruisme tapageur de la jalousie dissimule mal un narcissisme tyrannique où le refus inconscient de l’ouverture à l’Autre peut aller jusqu’à l’obstination70. » « La jalousie, ajoute-t-il plus tard, plonge l’homme dans un amour que le désir de l’Autre n’oriente plus71. »

32L’attachement narcissique de la duchesse, que l’on peut assimiler à « un syndrome d’agrippement72 », dégénère ainsi en une pulsion mortifère où s’exprime « un besoin d’exclusivité73 » qui, au lieu de lui rendre l’être aimé, ne fait qu’accentuer la fracture qui sépare désormais les deux personnages. Fabrice, un peu comme le Joseph biblique, préfère retourner dans cette même prison où il a goûté le bonheur de l’amour réciproque. Désespérée, Gina consent un énième sacrifice pour sauver le jeune homme du poison. Elle accepte de se déshonorer, de se livrer au prince pour obtenir sa libération et sa réhabilitation. Dans la logique de la duchesse, ses grands sacrifices doivent lui assurer la reconnaissance et, surtout, l’amour de l’être aimé, mais il n’en est rien.

33En effet, Fabrice, acquitté et promu coadjuteur de l’archevêque de Parme, reste insensible à tous ces honneurs et se sent « beaucoup plus malheureux74 » dehors qu’il n’avait jamais été dans sa hideuse cellule de la tour Farnèse. Il sombre ainsi dans une mélancolie accentuée par un nouvel obstacle : le vœu de Clélia/Psyché75 qui a promis à la Madone de ne jamais voir Fabrice76. Même si les deux amoureux ont trouvé un moyen de contourner cet interdit, de nourrir ce que le roman appelle l’amicizia77, leur amour, couronné par la naissance du petit Sandrino, est condamné par la résurgence du tragique sous les allures d’une fatalité religieuse. Clélia avait le pressentiment que « le ciel irrité la punirait78 » en emportant le fruit du crime. Le désir de Fabrice d’avoir son fils à ses côtés79 et le stratagème qu’il a imaginé pour arriver à cette fin (simuler la maladie du petit et sa mort) se soldent finalement par la perte conjuguée des deux êtres chers. Fabrice et la duchesse, contrairement au comte Mosca et au prince Ernest V qui représentent le monde prosaïque de la politique, ne survivent pas longtemps à Clélia et à Sandrino.

34Cette clausule romanesque, qui dégénère en hécatombe, marque l’échec final de ce que Stendhal nomme, dès le premier chapitre de son traité, l’amour-passion80, lequel amour est condamné dans un monde dominé par l’amour-vanité, par l’argent et la politique. Analysant le cas de Stendhal et sa conception matérialiste de l’amour, Denis de Rougemont évoque « le fiasco du sublime81 », d’un amour qui repose sur une erreur (idéalisation de l’objet aimé, cristallisation). Cette conception, ajoute De Rougemont, est, au fond, profondément pessimiste parce que la perspective même du bonheur l’ennuie et parce que la douleur est nécessaire à sa survie. Ainsi, quand la jalousie cesse de nourrir et d’entretenir l’amour-passion, la fatalité intervient pour déplacer la possibilité même d’une telle passion dans un au-delà métaphysique ou mythique. Fabrice peut encore espérer, alors que tout est déjà perdu, « retrouver Clélia dans un meilleur monde82. »

35 

36Au terme de cette analyse, nous pouvons dire que la jalousie, en tant que pendant de l’amour malheureux et insatisfait, traduit l’angoisse de la perte et de la solitude ; elle exprime le refus d’accepter l’agonie de l’amour. Il est alors tout à fait normal qu’elle affecte majoritairement des personnages passionnés qui sont ou se croient en état de fragilité, comme en atteste le sentiment d’infériorité qu’ils éprouvent à l’égard du rival. Cette angoisse dégénère trop souvent en une volonté destructrice qui s’exprime, surtout dans les moments de crise, dans un langage souvent agressif et violent qui favorise l’émergence des fantasmes les plus morbides. La jalousie est enceinte de tous les paradoxes de l’amour, y compris le paradoxe de la possession qui enferme le jaloux dans un cercle vicieux, où, comme le remarque Grimaldi, « par crainte de la solitude, il rêve de s’enfermer avec la personne aimée dans une solitude plus étanche encore83. » Toutefois, si la jalousie, selon la célèbre maxime de La Rochefoucauld, « est le plus grand de tous les maux84 », transfigurée par l’écriture et par l’art, cette passion se débarrasse des oripeaux de la morale pour devenir un affluent essentiel du romanesque. Que serait, en effet, La Chartreuse de Parme sans la jalousie de Mosca, de Gina et de Clélia et d’autres sinon le récit impossible d’un amour béat et sans histoire ?

Notes de bas de page numériques

1 C’est ainsi que Philippe Chardin désigne la jalousie dans le titre du livre qu’il a consacré à cette question. Voir Philippe Chardin, L’Amour dans la haine ou la jalousie dans la littérature moderne, Droz, 1990.

2 Stendhal, De l’amour, édition revue et corrigée par Sainte-Beuve, Paris, édition Garnier frères, 1906, chapitre XXXV (De la jalousie), p. 95.

3 On retrouve cette idée notamment chez La Rochefoucauld qui affirme dans la maxime 28 : « La jalousie est en quelque manière juste et raisonnable, puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir. » Voir François de La Rochefoucauld, Réflexions, ou Sentences et maximes morales, 4e édition, revue, corrigée et augmentée depuis la 3e, Paris, 1678, maxime 28, p. 11. (Cette édition est disponible sur Gallica.bnf.fr).

4 Mélanie Klein et Joan Rivière, L’Amour et la haine, Payot (Petite bibliothèque Payot n° 18) 1982 et 2001, p. 42.

5 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, éditions Grasset & Fasquelle, 1961, p. 25.

6 L’expression est de Philippe Chardin, L’Amour dans la haine ou la jalousie dans la littérature moderne, op.cit., p. 27.

7 Nicolas Grimaldi, Métamorphoses de l’amour, chapitre « Une frénésie possessive », éditions Grasset et Fasquelle, 2011. Nicolas Grimaldi approfondit cet aspect en analysant l’imaginaire proustien. L’amour est nourri par l’angoisse de l’absence, « il n’y a d’amour, dit-il, que par le désir de posséder une personne, de connaître son intériorité, de participer à son monde, il n’y a corrélativement de jalousie que par tout ce qui fait obstacle à cette possession. » Voir Nicolas Grimaldi, La Jalousie, étude sur l’imaginaire proustien, Actes sud, 1993, p. 37.

8 Mais aussi dans les autres volumes de À La Recherche du temps perdu, où la jalousie occupe une place centrale.

9 Marcel Proust, La Prisonnière, Édition Gallimard, coll. Folio classique (2089), 1988, p. 82.

10 Marcel Proust, La Prisonnière, op.cit., p. 84.

11 Marcel Proust, La Prisonnière, op.cit., p. 133.

12 En fait, comme le remarque Denis Vasse, le jaloux ne brigue pas la possession du corps de l’être aimé, mais bien la possession de cet être comme altérité, comme réceptacle d’une jouissance potentielle qui dépasse largement le corps : « Ce dont la jalousie veut jouir, ce qu’elle veut posséder, c’est l’Autre comme tel, justement ce qui ne se possède pas. Elle veut le posséder au lieu de le désirer. Elle en perd la parole. » Voir Denis Vasse, Inceste et jalousie, Éditions du Seuil, 1995, p. 39.

13 Stendhal, De l’amour, op.cit., p. 96.

14 Ce sont les termes du roman qui suggèrent sans doute une jalousie déjà latente et la méfiance de Mosca. Voir, La Chartreuse de Parme, édition LGF, coll. Le livre de poche (851), 1983, p. 186.

15 Ayant atteint la cinquantaine, Mosca incarne le type comique du barbon amoureux, du senex amator dont la jalousie est exacerbée par l’âge.

16 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 186.

17 Sigmund Freud, « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité » (1922), in Névrose, psychose et perversion, Presses universitaires de France, 2010, p. 271.

18 Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, édition Plon, 1939, révision 1956, ch.7 : « L’amour du roman », p. 38-39.

19 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 186.

20 Il n’y a pas de jalousie sans rival, ainsi, même dans les jalousies imaginaires et fantasmatiques, la personne jalouse invente de toutes pièces un rival supérieur. On pense, en l’occurrence au cas d’Émilia dans Senilità d’Italo Svevo qui invente dans ses délires nocturnes une rivale qu’elle nomme naturellement « Victoria ».

21 C’est le rôle que lui assigne René Girard dans le cadre de ce qu’il nomme « le désir triangulaire », voir René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, op.cit., premier chapitre (Le désir triangulaire).

22 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, op.cit., p. 24.

23 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, op.cit., p. 25.

24 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 203.

25 Roland Barthes, Le Discours amoureux, suivi de Fragments d’un discours amoureux, Le Seuil, coll. Traces écrites, 2007, entrée 64 : « Parler avec le rival ».

26 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 203.

27 Roland Barthes, Le Discours amoureux, suivi de Fragments d’un discours amoureux, op.cit., entrée 24 : « Éloge du rival ».

28 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 202.

29 Iago est le personnage qui, par vengeance, fait naître la jalousie d’Othello et l’attise dans le drame éponyme de Shakespeare, le poussant en définitive à détruire l’objet même de son amour.

30 Roland Barthes, Le Discours amoureux, suivi de Fragments d’un discours amoureux, op.cit., pages inédites, « Comment est fait ce livre », entrée : « Amour/Discours ».

31 Barthes définit la figure de la loquèle comme suit : « crise verbale interne, lâcher ininterrompu de mots, de phrases, de discours, coulée à flots de langage intérieur [...] état de crise intérieure, fièvre de langage, flot de discours intérieur qui saisit le sujet amoureux, défilé irrépressible de blessures, de raisons, de raisonnement, d’interprétations, d’allocutions, de thèmes, etc. » voir Roland Barthes, Le discours amoureux, suivi de Fragments d’un discours amoureux, op.cit., entrée 54 : « Loquèle ».

32 Stendhal, De l’amour, op.cit., p. 98.

33 Stendhal, De l’amour, op.cit., p. 103.

34 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 199.

35 Dostoïevski, L’Éternel Mari, Gallimard, coll. Folio classique, 1956 (traduction de Boris de Schloezer), 1972 (préface de Roger Grenier), p. 68-69.

36 Ce délire se reproduit dans la plupart des romans de jalousie, notamment dans La Jalousie de Robbe-Grillet où le mari jaloux espionnant sa femme et Franck croit voir, même si le doute subsiste, le baiser échangé par les deux personnages, sans omettre le délire de l’adultère qui revient sans cesse à travers la scène obsessionnelle de l’écrasement de la scutigère.

37 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 202.

38 Cette posture du voyeur est assez commune dans les romans de jalousie. On pense notamment à la scène de la fenêtre illuminée dans Un amour de Swann de Proust, à la poursuite d’Angiolina par Emilio Brentani dans Senilità de Svevo et à l’attitude du mari jaloux de La Jalousie de Robbe-Grillet.

39 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 202.

40 Des romans comme La Sonate à Kreutzer de Tolstoï ou L’Éternel Mari de Dostoïevski sont des romans de meurtre. On pense aussi à Othello qui tue sa femme Desdémone par jalousie.

41 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 205.

42 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 414.

43 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 211.

44 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 205.

45 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 300.

46 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 206.

47 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 318.

48 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 376.

49 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 380.

50 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 388.

51 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 418.

52 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 432.

53 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 434.

54 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 439.

55 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 440.

56 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 440.

57 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 518.

58 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 452.

59 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 479.

60 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 529.

61 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 530.

62 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 544.

63 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 549.

64 Elle a commandé l’assassinat du prince à Ferrante Palla.

65 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 549.

66 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 549.

67 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 549.

68 « Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage,

69 Roland Barthes, Le Discours amoureux, suivi de Fragments d’un discours amoureux, op.cit., figures inédites, entrée : « De l’amour ».

70 Denis Vasse, Inceste et jalousie, Éditions du Seuil, 1995, p. 10.

71 Denis Vasse, Inceste et jalousie, op.cit., p. 276.

72 Expression citée par Willy Pasini, La Jalousie, [Titre original : La Gelosia], (traduit de l’italien par Jacqueline Henry), Édition Odile Jacob, 2004, p. 93. Par « syndrome d’agrippement », on désigne une absence d’autonomie qui pousse, par exemple, un enfant à s’agripper aux jupons de sa mère. En l’occurrence, c’est Gina qui s’agrippe à Fabrice, car, au fond, elle ne voit en lui qu’un reflet de sa propre image. Pasilini remarque, en effet, que « le narcissique n’instaure pas de véritables relations, mais il ‘utilise’ les autres comme miroir de sa propre image. », in La Jalousie, op.cit., p. 97.

73 Une forme extrême de possessivité marquée par « le désir que l’autre nous appartienne de façon exclusive. » Voir Denis Vasse, Inceste et jalousie, op.cit., p. 212.

74 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 612.

75 Ce vœu rappelle l’histoire de Psyché et de Cupidon et l’interdiction qui frappe la vision. La transgression de l’interdit entraîne le châtiment et une succession d’épreuves qui marqueront le parcours initiatique de l’héroïne.

76 À cet obstacle s’ajoute d’ailleurs le mariage de Clélia avec le marquis Crescenzi. Tout rapport entre Clélia et Fabrice s’inscrit désormais dans l’interdit religieux lié à l’adultère.

77 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 668. Voir aussi la page 666 où Clélia, lors du rendez-vous qu’elle donne à Fabrice après plus de quatorze mois d’absence, l’invite à entrer en l’appelant « ami de mon cœur ».

78 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 670.

79 « Je veux du moins avoir auprès de moi un être qui te rappelle à mon cœur, qui te remplace en quelque sorte. », in La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 669.

80 Stendhal, De l’amour, op.cit., p. 1.

81 Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, op.cit., Livre IV « Le mythe dans la littérature », entrée 17 : « Stendhal, ou le fiasco du sublime ».

82 Stendhal, La Chartreuse de Parme, op.cit., p. 673.

83 Nicolas Grimaldi, Métamorphoses de l’amour, chapitre : « Une frénésie possessive ».

84 François de La Rochefoucauld, Réflexions, ou Sentences et maximes morales, op.cit., maxime n° 503. Cette maxime est adoptée par Stendhal lui-même dans son traité De l’amour, op.cit., p. 96.

Bibliographie

Œuvres romanesques

Stendhal, La Chartreuse de Parme, LGF, coll. Le livre de poche (851), 1983.

Dostoïevski, L’Éternel Mari, Gallimard, coll. Folio classique, 1956 pour la traduction de Boris de Schloezer, 1972 pour la préface (Préface de Roger Grenier).

Proust Marcel, La Prisonnière, Édition Gallimard, coll. Folio classique (2089), 1988.

Robbe-Grillet Alain, La Jalousie, Les éditions de Minuit, 1957/2012.

Œuvres critiques

BARTHES Roland, Le Discours amoureux, suivi de Fragments d’un discours amoureux, Le Seuil, coll. Traces écrites, 2007.

Chardin Philippe, L’Amour dans la haine ou la jalousie dans la littérature moderne, Droz, 1990.

FREUD Sigmund, « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », in Névrose, psychose et perversion, Presses universitaires de France, 2010.

De Rougemont Denis, L’Amour et l’Occident, Édition Plon, 1939, révision 1956.

GIRARD René, Mensonge romantique et vérité romanesque, Éditions Grasset & Fasquelle, 1961.

GRIMALDI Nicolas, La Jalousie, étude sur l’imaginaire proustien, Actes sud, 1993.

GRIMALDI Nicolas, Métamorphoses de l’amour, Éditions Grasset et Fasquelle, 2011.

KLEIN Mélanie et RIVIERE Joan, L’Amour et la Haine, Payot, coll. Petite bibliothèque Payot (n° 18) 1982 et 2001.

PASINI Willy, La Jalousie, [La Gelosia], traduit de l’italien par Jacqueline Henry, Édition Odile Jacob, 2004.

Stendhal, De l’amour, édition revue et corrigée par Sainte-Beuve, Édition Garnier frères,1906.

VASSE Denis, Inceste et jalousie, Éditions du Seuil, 1995.

Pour citer cet article

Mohamed Semlali, « Amour et jalousie dans La Chartreuse de Parme de Stendhal », paru dans Loxias, 63., mis en ligne le 10 décembre 2018, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9064.


Auteurs

Mohamed Semlali

Professeur de littérature générale et comparée, Université Sidi Mohamed Ben Abdellah – Faculté des lettres et des sciences humaines- Saïs – Fès – Maroc. Membre du laboratoire « Langues, Représentations et Esthétiques » (LARES). Auteur de plusieurs articles, communications et ouvrages sur la question du voyage, de l’identité et de l’altérité.