Loxias | 61. Autour de Hubert Félix Thiéfaine | I. Autour de Hubert Félix Thiéfaine 

Jean-Christophe Loison  : 

La figure de l’enfant dans l'oeuvre de Thiéfaine

Résumé

Particulièrement présente dans l’œuvre de Thiéfaine, la figure de l’enfant est très souvent associée à l’idée de la douleur et va s’exprimer soit à travers des personnages d’enfants qui souffrent, soit à travers des relations conflictuelles, voire violentes, entre le monde de l’enfance et celui des adultes. On la retrouve dans diverses situations de la vie, mais la conception (et la naissance), l’école et la guerre seront des moments privilégiés quant à l’expression de cette violence, tout comme le détournement des symboles enfantins. Néanmoins, si cette figure d’enfant blessé est omniprésente, elle finit toujours par se révolter et par permettre une sublimation de cette souffrance par l’art.

Abstract

The child figure, which is particularly represented in Thiéfaine’s entire work, is often associated with the idea of suffering and expresses itself through either suffering children characters or conflictual, sometimes violent, relationships between childhood and adulthood. We can find this violence in various life situations, but conception (and birth), school, war, and the misuse of childish symbols remain privileged mediums to express it. Nevertheless, this hurt kid figure might be ubiquitous, it always end up rebelling and thus allows the suffering to be sublimated through works of art.

Index

Mots-clés : enfance , Thiéfaine (Hubert-Félix)

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Souvent évoquée depuis les débuts de l’auteur jusqu’à aujourd’hui, la figure de l’enfant est un élément important de l’univers thiéfainien. Elle peut être à connotation autobiographique comme dans « La fin du Saint-Empire romain germanique1 », évoquer les propres enfants de l’auteur comme dans « Tita Dong Dong song2 » ou bien n’être qu’un personnage comme dans « Karaganda (camp 99)3 ». En outre, elle va également parfois sortir des textes pour envahir les pochettes extérieures4 ou intérieures et/ou les livrets5.

Néanmoins, loin d’être une image d’un monde idyllique et innocent, cette figure est quasiment toujours associée à l’idée de la souffrance mais, comme toujours chez Thiéfaine, dans un double mouvement qu’on pourrait définir, en parodiant le titre de son quatrième album6, entre balises et mutations. En effet, nous verrons que l’auteur pratique le changement dans la continuité et que si certains motifs semblent être permanents, ils n’en évoluent pas moins.

Ainsi, bien qu’associée à la souffrance, la figure de l’enfant finit toujours par évoluer vers autre chose, soit de manière radicale en amenant un changement complet et définitif, soit à travers l’idée d’un espoir possible. Si nous reprenons les photographies figurant sur le quatrième opus, les fillettes utilisées semblent prises dans des univers sombres, enfermant et desquels il est a priori impossible de se sortir, la prostitution et l’alcoolisme pour le recto et la toxicomanie pour le verso. Or, l’expression plutôt amusée des personnages vient comme contredire cela et apporter une touche ironique. En outre, sur le vinyle d’origine, chacun des ronds centraux du disque était recouvert par une nouvelle image ce ces mêmes enfants, cette fois-ci franchement amusée, chacune des petites filles riant de bon cœur.

Nous verrons donc que si cette souffrance omniprésente passe par des conflits particulièrement violents avec le monde des adultes à travers, notamment, un détournement des symboles de l’enfance à des fins destructives, que si on va jusqu’à évoquer la mort de l’enfant, ce dernier finit par se rebeller à travers l’art.

« Résilience zéro » ?

Emblématique de ce que nous venons d’évoquer, « Résilience zéro7 » permet une relecture a posteriori de cet aspect, mais dans un double mouvement contradictoire de ressassement et de libération.

Et cela se manifeste dès le titre. Si nous partons du concept de résilience tel que l’a popularisé Boris Cyrulnik en France dans le domaine psychopathologique8, il est question, non seulement de stress post traumatique, mais également de la possibilité qu’a chaque individu de se sortir des conséquences néfastes de ce traumatisme initial. Associé au mot « zéro » qui peut signifier l’absence, le titre évoque donc l’idée d’une résilience impossible.

Mais « zéro » peut également être compris comme un point d’origine, permettant ainsi une lecture opposée, à savoir celle du début de la résilience.

Nous avons donc, dans un cas, une absence de résistance, un ressassement de la douleur, et dans l’autre un début de résistance, l’origine d’une force morale propre à permettre la reconstruction, chacune de ces interprétations se superposant à l’autre, ainsi qu’invitent à le penser ces vers de « Parano safari en ego-trip-transit (ou comment plumer son ange-gardien)9 » :

les infirmières des premiers secours
qui viennent te border aux urgences
te disent : tu vas finir un jour
par souffrir d’un manque de souffrance

Le mot « zéro » vient de l’arabe « sifr » et évoque aussi l’idée du chiffrement, du codage. « Résilience zéro » peut donc également être compris, de manière psychanalytique cette fois, comme l’évocation d’une résistance au codage, au traitement qu’a fait notre inconscient du traumatisme initial.

Or, nous le verrons, la chanson autorise toutes ces interprétations.

Commençons par le refrain. Ou plutôt les refrains, car s’il est répété deux fois à l’identique, il change après la dernière strophe.

Refrains 1 et 2 :

On n’oublie jamais nos secrets d’enfant
On n’oublie jamais nos violents tourments
L’instituteur qui nous coursait
Sa blouse tachée de sang
On n’oublie jamais nos secrets d’enfant

Refrain 3 :

On n’oublie jamais les secrets
On n’oublie jamais les tourments
L’instituteur qui nous coursait
Sa blouse tachée de sang
On n’oublie jamais les secrets
On n’oublie jamais les tourments
L’instituteur qui nous coursait
Sa blouse tachée de sang

Conçu pour les deux premiers comme un quintil, il est encadré par le même décasyllabe : « On n’oublie jamais nos secrets d’enfant ». Les premier, deuxième, quatrième et cinquième vers ont une rime en [ã] et le troisième a une rime en [ε], ce qui, en plus de sa position centrale, contribue à l’isoler, insistant par là sur la figure de l’instituteur.

En outre, alors que les vers 1, 2 et 5 sont des décasyllabes, les vers 3 et 4 sont un octosyllabe pour l’un et un hexasyllabe pour l’autre. Ce rythme décroissant associé à la musique tend à nous faire penser à un vers 4 conclusif et définitif dans la mesure où il évoque une certaine violence visant à associer l’instituteur à un boucher : « sa blouse tachée de sang ». Mais la mélodie revient sur la mesure initiale au moment de la reprise du vers 1, ce qui attire davantage notre attention sur cette répétition.

Si nous reprenons à présent les vers 1 et 5, la première partie renvoie à un principe de base de la psychanalyse, à savoir qu’on n’oublie rien, mais qu’on refoule. Anaphorique, puisqu’on la retrouve à l’identique aux vers 1, 2 et 5, elle permet d’insister sur ce qui suit, « nos secrets d’enfant ». A priori transparente, cette formule signifie bien davantage que ce que peut cacher un enfant. En effet, le mot « secret » évoque aussi l’exclusion, ce qui est mis à part, d’où ce personnage d’instituteur qui course le canteur10, de la même manière qu’on le chasserait à courre, la « blouse tachée de sang » n’évoquant alors plus seulement le boucher, mais le chasseur.

Mais le secret, à l’inverse, peut se rattacher à l’idée de la sécrétion, de ce qui est exprimé. Dès lors, si le canteur « n’oublie jamais » ce qu’il cache, il n’oublie pas non plus ce qu’il exprime. Les deux sens ne s’excluent pas, bien au contraire et, toujours dans une optique biographique, nous pouvons penser qu’il s’agit des chansons de l’auteur dans la mesure où il dit explorer son univers intérieur, ce qu’il cache, pour pouvoir créer.

Dès lors, les deux sens qu’on pensait contradictoires, se retrouvent étroitement associés puisque pour ne pas oublier les chansons qu’il crée l’auteur a besoin de ne pas oublier les secrets dont elles se nourrissent.

Concernant le mot « enfant », il vient du latin, « infans », qui signifie « qui ne parle pas encore ». Cela renvoie à nouveau à l’inconscient mais aussi au problème de la verbalisation. Or, l’art pratiqué par l’auteur est fait « d’acrobaties verbales ». Il y a ainsi sublimation par sécrétion de ce que retenait celui qui ne pouvait pas s’exprimer. Ce que nous retrouvons à la troisième strophe puisque

au commencement était le verbe
intransitif et déroutant

à savoir une parole qui ne permet pas le passage et qui trouble.

Mais la parole appartient à celui qui la manipule. Or, « professeur » a la même origine que « enfant ». Il y a donc volonté de la part du chanteur de se substituer à celui qui le torturait en procédant à des confessions libératrices. Qu’on songe à « Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable11 » ou à « Confessions d’un never been12 », par exemple.

Cependant, l’instituteur n’est pas le professeur. Or c’est bien celui-ci qui « nous coursait ». Issu du latin « Stare, status », « Se tenir debout », l’instituteur est celui qui est chargé de faire entrer l’enfant dans la norme institutionnelle. Mais le mot appartient également à la famille de « statue ». Il est donc aussi celui-ci qui rigidifie l’enfant, le modèle à sa main pendant ses cours, le verbe « courser » utilisé dans le refrain, s’il renvoie à l’idée de poursuite, signifiait également « faire cours ».

Structuré au début de la même manière que le vers précédent, le vers 2 nous précise que ce que nous n’oublions également jamais ce sont « nos violents tourments ». Comme précédemment, le groupe nominal final est introduit par le déterminant possessif « nos » qui semble inclure le canteur et l’auditeur/lecteur assurant ainsi une complicité par sympathie. Mais c’est aussi une manière d’évoquer la dichotomie entre l’enfant qui n’est plus mais qui survit à l’intérieur et l’adulte créateur qui part à sa recherche afin de verbaliser les signes non verbaux qu’il lui adresse. Dès lors les « violents tourments » qu’évoque le canteur sont autant ceux que l’enfant a subis que ceux qu’éprouve le créateur qui se qualifie souvent d’estropié, soit de manière évidente : « stropia du mérite rock’n’roll13 », « fier de ton déshonneur de poète estropié14 » ou bien « Au bout de nos cœurs estropiés15 », soit en évoquant différentes tares physiques :

moi j’ai le cœur qui tape à l’envers
et le cerveau qui a des ratés16

Articulé autour du vers 3 encadré par les vers 1 et 5 redondants, le refrain permet d’insister tout à la fois sur le traumatisme initial qui « reste au présent » et sur les moyens de le dépasser.

Mais, nous l’avons précisé, alors qu’il est répété trois fois, sa troisième occurrence diffère des deux autres, non seulement parce qu’il n’est plus chanté mais parlé, mais aussi parce que passant de cinq vers à quatre, il ne répète plus le premier vers. Enfin, non seulement le déterminant possessif « nos » est remplacé par l’article défini « les », mais en plus il n’y est plus du tout question d’enfant. Le problème autour duquel s’articule la résilience est ainsi clairement identifié puisqu’il clôt tout à la fois le refrain et la chanson :

l’instituteur qui nous coursait
sa blouse tachée de sang

Ainsi évacué, le traumatisme n’appartient plus au canteur et encore moins à l’enfant puisque l’article défini qui remplace désormais le possessif associé à la voix désormais dure et affirmée du chanteur appuyée par une musique plus dramatique viennent insister sur ce qui n’est plus qu’un aspect très général : « les secrets » et « les tourments », avant de conclure encore plus durement sur les deux derniers vers qui évoquent le souvenir traumatique précis afin, soit de l’évacuer définitivement, soit de le garder bien présent à l’esprit pour asseoir la résilience, le quatrain bissé accentuant cela.

Et cette résilience, qu’elle soit en cours ou impossible, est définitivement ancrée au souvenir traumatique. Cela est dû à l’évolution du travail du canteur perceptible dans les strophes.

Composées chacune de huit vers de huit syllabes, elles évoquent, par leur forme carrée, l’enfermement du canteur dans son souvenir.

Structurée par une série d’oppositions qui traduisent l’immobilisme du souvenir contenu dans le paradoxe du huitième vers, « Mais le passé reste au présent », la première strophe évoque une mémoire apparemment défaillante.

En effet, cette dernière « joue sur les reflets », à savoir la surface des choses, comme avec un miroir. Mais l’utilisation du mot « reflets », qui signifie étymologiquement « retour en arrière » nous fait également part d’une redondance avec le mot « mémoire ». Cependant, il s’agit des « reflets / Des étoiles mortes », puis « Des regards aveugles et muets ». Succession de figures d’opposition par association de deux compléments du nom oxymoriques au nom noyau « reflets », ces trois premiers vers mettent en évidence le difficile accès au souvenir que le quatrième vers verbalisera puisque tout cela se fait « Dans l’immobilité du temps ».

L’accumulation des trois vers suivants qui proposent des situations dans lesquelles l’impossible devient possible :

L’aubépine se prend pour la rose
Et l’idiot devient président
Les naïades se métamorphosent

vient trancher avec ce qui a précédé, d’autant plus qu’elle vient s’opposer à la conclusion de cette première strophe : « mais le passé reste au présent » qui reformule le premier vers, bouclant ainsi sur cette idée de l’impossibilité du surgissement du souvenir.

Structurée sur une opposition entre les quatre premiers vers et les quatre suivants, la deuxième strophe fait surgir lentement le souvenir en substituant aux « derniers soleils du matin » le « lent crépuscule d’automne / Sous la pluie des mortes saisons ». Introduits chacun par le présentatif « C’est », les vers 18 et 20, par leur parallélisme de construction, affirment l’identité entre le « crépuscule d’automne » et « la cloche des lundis qui sonne ». Étymologiquement « jour de la lune », le lundi vient poursuivre l’idée apportée par le « crépuscule » en situant la suite dans la nuit au cœur de laquelle sonneront « Les heures de la désolation », ce dernier mot évoquant tout à la fois une immense tristesse et une grande solitude puisqu’il vient du latin « desolare », « laisser seul ». Mais il évoque aussi ce qui sera le souvenir traumatique, la cloche sonnant le retour à l’école après un week-end de liberté, retour perpétuel ainsi que le signifie le pluriel « des lundis ».

Marquée par un changement mélodique qui fait suite à un pont musical joué au synthétiseur, la troisième strophe n’est plus chantée, mais parlée.

S’appuyant sur le premier verset de l’Evangile selon Saint-Jean : « Au commencement était le Verbe », l’auteur l’inscrit dans une sorte de roman des origines tout en plaçant le canteur dans un processus salvateur puisque selon Jean, de ce « Verbe [qui] était Dieu », va naître le Sauveur.

Cependant, ce « Verbe » est décrit comme

venu des profondeurs acerbes
et noires des garderies d’enfants

et sera associé à un collectif bestial qui va le torturer par l’intermédiaire du vers suivant puisque le mot « univers » du vers 31, complément du nom « les rugissements » qui évoque le rut et les cris d’animaux, vient du latin « universus » et signifie « tourné d’un seul élan vers ». Il vient en outre s’opposer à « mes vers », puisqu’en lieu et place du pluriel, il ne propose qu’un uni – vers, un vers unique.

Dès lors, ce verbe qui était censé sauver le canteur, va être à l’origine des « humiliations » du vers 34, mais également de la possibilité pour celui-ci de s’emparer de ce verbe pour construire « les pieds de [s]es vers ». D’où le fait qu’il soit défini comme étant « intransitif et déroutant » puisqu’à l’origine tout à la fois de sa souffrance et de la possibilité d’y échapper par la création poétique. En effet, s’il est « déroutant » au sens de « déconcertant », il est aussi celui « qui fait prendre une autre route ».

En opposant le monde de l’enfance à celui des adultes et des institutions en général par l’intermédiaire du personnage de l’instituteur, « Résilience zéro » permet d’évoquer un univers source de souffrance et d’humiliations, quand bien même il y aurait un moment de joie ou de bonheur qui lui serait associé, et souligne une révolte possible par le biais de la création artistique.

« Si ça continue, faudra qu’ça cesse » : la violence adulte

Et ce double mouvement proposé par cette chanson va traverser toute l’œuvre de Thiéfaine, à commencer par la première chanson du premier album, « L’ascenseur de 22h4317 », qui nous propose déjà un conflit lié à une volonté affichée d’instituer l’enfant. Métaphorisés par des « oiseaux qui piaillaient », des élèves sont rabroués par « le surveillant général [qui] vient de sortir de son laboratoire » et qui leur dit : « si ça continue faudra qu’ça cesse ».

Si nous pouvons comprendre ce passage comme un court récit mettant en scène un pion ou un instituteur, il contient aussi une dimension sexuelle puisqu’il sort « en refermant sa braguette ». L’association avec les oiseaux permet une lecture évoquant aussi la pédophilie qui sera associée au religieux puisque « surveillant général » est la signification étymologique d’« archevêque ». Il y a donc superposition de la hiérarchie cléricale à l’institution scolaire et à la pédophilie, ce que peut accréditer le mot « laboratoire » qui associe une racine évoquant les lèvres, « lab- », au mot « oratoire » qui renvoie non seulement à un lieu de prières mais aussi à la bouche.

Et cette évocation de l’Institution vécue de manière conflictuelle, nous la retrouvons dans d’autres chansons comme « Villes natales et frenchitude18 » où le canteur nous dit n’avoir jamais été attentif aux autres élèves, préférant plutôt la sexualité à la camaraderie, ce qu’évoquent « les nuages19 » et les « galaxies » qui, par la référence étymologique au lait, renvoient aux seins :

mais t’as jamai’s vu les visages
de tes compagnons d’écurie
t’étais déjà dans les nuages
à l’autre bout des galaxies

L’auteur, dans un double mouvement pris entre balises et mutations, mêle donc violence et plaisir en associant étroitement à l’enfance douleur et sexualité.

Et ce conflit entre l’enfant et le monde adulte est en germe bien avant la naissance et commence dès lors que le bébé vient au monde. En effet, alors que dans « Demain les kids20 »

l’ovule qui s’accroche au ventre de la femme
a déjà mis son casque et sorti son lance-flamme

dans « Also sprach Winnnie l’ourson21 », l’enfant est à peine né qu’il est confronté à la violence du monde des adultes :

la nuit s’achève les étoiles pèlent le jour se lève
ta mère vêle et ton rêve amer commence en transe
et sans trêve en enfer car tu sais qu’on achève
les nouveaux-nés les veaux de l’année qui cassent la cadence
dès que tu nais on te met le pied à l’étrier
et faut ramer toute la journée tu es damné

Ce destin tragique réservé aux nouveau-nés peut même aller jusqu’à la mort, comme cela est évoqué dans « Une fille au rhésus négatif22 » où non seulement « les bébés tombent du lit en lisant Mein Kampf », mais se suicident :

oh ! love
lové sur ton ventre le bébé s’ouvre les veines
et tu me demandes s’il a bien pris sa dose ?

Particulièrement conflictuel, le rapport aux parents, notamment au père, va être véritablement violent dans « L’agence des amants de Madame Müller23 ». En effet, le canteur nous dit que parce que : « un jour ou l’autre, je sais que la police viendra chez moi pour une sombre histoire de mœurs », alors, « je rentrerai mes gosses dans le ventre de ma femme ». Fantasme violent de la négation de l’individu par un retour aux origines, certes impossible, mais envisagé, nous pouvons cependant lui superposer celui d’une volonté d’androgynie puisque le mot « gosse », en argot québécois, désigne les testicules. Il y est donc aussi question d’une fusion du masculin dans le féminin. De la même manière, ce même désir d’un retour aux origines sera également vécu comme salvateur pour le canteur dans « Buenas noches Jo24 » :

la tête mouillée entre tes cuisses
et l’œil plombé de nostalgeo
j’voudrais rentrer dans ta matrice
comme au vieux temps de ma létargeo

La période prénatale est alors vécue comme un cocon protecteur, ce que le canteur nous fait comprendre dans « Solexine & ganja25 » : « si t’as peur de te mouiller retourne à ton fœtus ».

Moment particulier, comme suspendu, la période prénatale est celle qui permet l’androgynie dans l’attente du pire comme dans « Villes natales & frenchitude26 » où les enfants, ces « générations fœtales », ne sont que des apprentis névrosés susceptibles de s’ennuyer à l’instar de ceux de « Comme un chien dans un cimetière27 ».

La figure de l’enfant permet ainsi à Thiéfaine de superposer en permanence plusieurs niveaux de lecture qui ne s’excluent jamais, quand bien même ils se contrediraient. À cet égard, l’utilisation des symboles liés à l’enfance va être particulièrement éclairante.

« Aux disneyeuses gargouilles d’un mickey toxico » : le détournement des symboles enfantins

Dans « De l’amour, de l’art ou du cochon28 », le canteur évoque ses souvenirs avec un personnage féminin : « souviens-toi ! souviens-toi mon amour ... j’étais beau comme un passage à niveau et toi tu étais douce ... douce comme les roubignolles d’un nouveau-né ». Plutôt agréables quoiqu’un peu étranges, ils en deviennent traumatisants alors même qu’il y est question de « sucres d’orge » : « des mots qu’on avait oublié d’inventer à cause de notre enfance malheureuse … de notre enfance malheureuse parce qu’on avait mal aux dents … on avait mal aux dents parce que toujours on nous obligeait à manger des sucres d’orge et qu’on n’aimait pas ça ! » A la perte du langage s’ajoute une obligation du bonheur, les adultes forçant les enfants à manger des sucreries. Cependant, comme pour « L’ascenseur de 22h4329 », ce bonheur autoritaire peut dissimuler de la pédophilie à travers la métaphore sexuelle du sucre d’orge.

Dans « Première descente aux enfers par la face nord30 », il n’y a pas à proprement parler de personnage d’enfant, mais reprise de la comptine « Une souris verte ». Chantée a capella et sur un ton enjoué, elle est interrompue par un martial et conclusif « garde à vous ! » qui vient soumettre le monde de l’enfance à l’autorité militaire, ce qu’annonçait déjà la référence ironique au « Chant du départ » qui ouvre la deuxième strophe et qui est chantée d’une voix tremblée, à la manière des personnes âgées :

la victoire en chantant
nous ouvre la barrière.

Si elle peut être utilisée dans une intention révolutionnaire, ce que laissent penser la première strophe :

on devrait s’amuser
à détraquer l’ennui
à tout mettre en danger
devant notre folie

et la répétition du mot « liberté », cette citation vient également ancrer la génération du canteur dans un monde adulte désuet, vécu comme agressif, et évoquer ainsi un conflit générationnel, ce qu’accréditerait le phrasé choisi à l’interprétation. En effet, utilisé pour la première fois en 1794 pour célébrer la victoire de Fleurus, ce chant peut aussi évoquer la Première Guerre mondiale pendant laquelle il a été utilisé pour amener les troupes au front, « la fleur au fusil », voire faire écho au film de Jean-Jacques Annaud31, les vers 3 et 4 de la première strophe allant également dans ce sens :

mais on apprend la haine
dans nos livres d’histoire

Dans « Scènes de panique tranquille32 », c’est sur une mélodie évoquant à nouveau une comptine enfantine et chantée par un chœur de petites filles que vont être évoquées la mort et la vengeance sur fond d’humour noir absurde. Cette très courte chanson s’ouvre sur un fond sonore évoquant la plage. Un vendeur à la sauvette vient nous proposer diverses drogues et des yaourts : « valium, tranxène, nembutal, yogourts, acides ? » Il va ensuite céder sa place au chœur féminin juvénile dans un fondu enchaîné sonore et la chanson va prendre un tour plutôt grinçant, les enfants réclamant la mort par deux fois en bissant le premier vers par l’intermédiaire de la métonymie « linceul » :

fais-moi une place dans ton linceul
quand y en a pour un y en a pour deux
fais-moi une place dans ton linceul

La conclusion parlée dite par l’auteur vient détourner la loi du talion en associant l’amour ultime et la vengeance sur fond de destruction de l’enfance : « pour un coup d’dents, j’t’arrache les yeux ».

Personnage de la littérature enfantine créé par Alan Alexander Milne en 1926 et adapté en film d’animation par les studios Disney en 1977 sous le titre Les aventures de Winnie l’ourson, long-métrage réalisé par John Lounsbery et Wolfgang Reitherman, Winnie l’ourson est vu par Thiéfaine comme une parodie du prophète nietzschéen d’Also sprach Zarathoustra inféodé au capitalisme, qui prône l’acculturation et prédit à l’enfant un destin particulièrement servile et violent.

Dans « Pogo sur la deadline33 », le personnage est qualifié de « pénible bavard » qui « polémiquai[t], mickey des lupanars ». Associée par ce jeu de mots à un personnage de marginal punk et cynique, la dysnéenne souris vient « des lupanars » et peut être autant le client que la pensionnaire. Ainsi, ce symbole du dessin animé pour enfant devient-il soit un asocial « couché dans des renvois de bière et de bretzel », soit une prostituée.

Dans « Est-ce ta première fin du millénaire34 », chanson qui évoque la fin du deuxième millénaire dans une vision d’apocalypse amusée, l’auteur va associer les parcs d’attraction et l’univers dysnéen à la destruction :

déjà les chauve-souris s’échappent en ricanant
des parkings souterrains et des bouches de métro
des luna parks en ruines, chaotiques flamboyants,
aux disneyeuses gargouilles d’un Mickey toxico

Et c’est encore à travers Walt Disney que le personnage de « 24 heures dans la nuit d’un faune35 » va nous faire part de son dîner :

le chef qui avait tenu le catering autrefois chez Disney
nous fit cuire un crapaud avec des raclures de Mickey
et on s’est régalé comme dans un film avec Blanche-Neige
quand les 2 méchantes sœur se font sauter sur le manège
puis j’ai fumé un des sept nains en me demandant
si les morts s’amusaient autant que les vivants

Associé à la dévoration, au sexe et à la drogue, le monde de l’enfance avait auparavant été particulièrement maltraité puisque dès le début, le canteur personnage dit à sa femme à propos des « gones », mot d’argot lyonnais qui désigne les enfants :

j’commençais à viser les gones quand t’as saisi ma crosse
en me disant : « Chéri tu n’vois pas qu’ce sont des gosses »
j’t’ai répondu : « Mon amour tu vois pas qu’j’suis un Serbo-
Croate en train d’rêver d’un week-end à Sarajevo »

Il nous renvoie à « Crépuscule transfert36 », pour laquelle, lors de la tournée de 199537, Thiéfaine dit en introduction : « voici une chanson qui aurait pu s’intituler "Sarajevo transfert" ».

Mais « gones » peut aussi être lu comme une apocope de « gonades » et renvoyer ainsi aux testicules. On a alors une sorte de tautologie ironique, le mot « gosses » employé par le personnage féminin signifiant la même chose en argot québécois.

Dès lors, nous avons confusion entre la naissance et la mort, l’Eros se mêlant au Thanatos dans une circularité inextricable, Thiéfaine inscrivant à nouveau son discours entre balises et mutations.

Or, nous le verrons, ce brouillage entre pulsion de vie et pulsion de mort va être au centre de ce qui constitue la figure de l’enfant.

« Kill the kids », de l’enfance à la mort

Dans « La fin du Saint-Empire Romain Germanique38 », le canteur accumule les tares soit physiques :

moi j’ai le cœur qui tape à l’envers
et le cerveau qui a des ratés

d’ailleurs je suis toujours mal foutu
j’ai mal aux seins, j’ai mal au …

soit mentales :

aujourd’hui j’ai l’air tell’ment con
qu’on veut pas d’moi même dans l’armée

Dans « La vierge au Dodge 5139 », les personnages qui « se sont amusés à casser des huîtres sur le rebord du trottoir avec des démonte-pneus » « au lieu de se rendre à l’école » ne sont pas les enfants que l’évocation scolaire nous fait attendre, mais des « vieillards ».

Dans « Variations autour du complexe d’Icare40 », l’enfant cherche à échapper à l’adulte : « je vole ... /... maman, maman ... / ... adieu maman ... » Mais cela ne se fait pas sans quelques dégâts, puisque le canteur enfant nous dit d’emblée : « j’ai oublié mon cerveau dans mon cartable au fond de l’auto » pour ensuite expliquer à sa mère : « cours vite me le chercher ... / ... je suis perdu sans […] je perds mon sang ».

Si nous prenons l’auto au sens étymologique, il est question de soi-même. Le canteur a donc oublié son cerveau dans son cartable au fond de lui-même. Or cartable, vient de « charta », « feuille pour écrire ». Il y a donc oubli par le canteur au fond de lui-même de la page sur laquelle il a écrit ce qu’il a dans la tête, ce qui est une métaphore de la création. Vouloir que la mère, premier public de l’enfant, aille la chercher pour que le canteur puisse après s’envoler évoque clairement le « complexe d’Icare » du titre. Terme psychanalytique pour désigner ce qu’on associe aujourd’hui au burn-out, il est une pathologie liée à des besoins d’admiration et d’ascension. Souvent associé aux artistes, il évoque surtout un fantasme lié à un but inatteignable symbolisé dans la légende par le soleil que veut atteindre Icare grâce aux ailes qu’il s’est fabriquées et à la recherche duquel l’individu finit par se consumer. C’est la même chose que nous retrouvons dans cette chanson, mais aussi dans le titre Soleil cherche futur ou la chanson « Syndrome albatros » :

puis en busard blessé, cerné par les corbeaux
tu remontes vers l’azur, flashant de mille éclats
et malgré les brûlures qui t’écorchent la peau
tu fixes dans les brumes : « Terra Prohibida »

Particulièrement délétères, les différents traumatismes de l’enfance évoqués par l’auteur vont aller jusqu’à évoquer la mort.

Ainsi, dans « Ad orgasmum aeternum41 », l’enfance est-elle assassinée ainsi que le canteur personnage le dit à la « barmaid » de « cité X » :

je reviendrai chercher notre enfance
assassinée par la démence
et lui coller des lunettes noires
le blues est au fond du couloir

Mais « assassiner » renvoie au haschich. Nous retrouvons à nouveau une superposition de sens qui amène encore le lecteur-auditeur à osciller entre plusieurs interprétations, d’autant plus que cette chanson s’ouvre sur ce vers : « je r’viendrai comme un veux junkie » et cite deux drogues, la benzédrine et le STP.

Dans « Buenas noches Jo42 »,

la barmaid qui joue Marilyn
dans sa layette simili cuir

se perd dans son personnage. Rattachée au monde de l’enfance par une double évocation du jeu puisqu’elle « joue Marilyn », donc qu’elle joue quelqu’un qui joue, elle est également celle qui se dissimule derrière une double série de masques dans la mesure où si elle s’amuse à être Marilyn Monroe, cette dernière, dont le vrai nom était Norma Jean Mortensen, se dissimulait également derrière son pseudonyme, mais de manière tragique puisqu’elle sera rattrapée par les démons de son enfance qui finiront par la pousser au suicide43.

Et si le personnage de Marilyn nous renvoie bien à un destin tragique, il en va de même avec le personnage de Rank Xérox cité dans cette même chanson :

soudain je t’aperçois petite
entre un flipper et un juke-box
frottant ton cul contre la bite
d’un hologramme de Rank Xérox

Héros d’une bande dessinée cyberpunk créée par Tanino Liberatore et Stefano Tamburini au début des années 80, Rank Xérox est un androïde créé à partir des pièces d’un photocopieur, mais qui a surtout la particularité d’être l’amant d’une très jeune fille de 12 ans appelée Lubna. Le canteur, qui aperçoit donc le personnage féminin, va finir par la prendre de manière un peu violente :

j’arrache ta fermeture de jean
et m’engouffre dans ton néant

Associée au personnage de Lubna non seulement par sa volonté de s’accoupler à Rank Xerox, mais aussi par l’appellation « petite », ce personnage d’enfant se perd dans la sexualité précoce et la violence extrême de la bande dessinée à laquelle elle se rattache.

Destin ultime de l’enfant, la mort est évoquée dès le premier album à travers une chanson comme « Maison Borniol44 » dans laquelle le canteur croque-mort propose des « cercueils à fleurs pour les pauvres mômes ». Certes, le mot peut désigner aussi une femme, mais le vers suivant : « et à roulettes pour les vieillards » autorise l’acception première d’enfant dans la mesure où on peut penser que l’auteur évoque ainsi les deux extrémités de la vie.

Dans « Une fille au rhésus négatif45 », les enfants sont non seulement emmenés vers la mort puisque « le bébé s’ouvre les veines », mais également, comme dans « Alligators 42746 », dans une phase régressive létale puisque « les mômes […] se déguisent en momies ».

Dans « Demain les kids47 », la chanson évoque en permanence la mort, que ce soit avec la guerre :

Beyrouth aéroport ou Mozambic city
le sang des tout petits coule aux surprises-parties

les criminels ordinaires :

petite poupée brisée entre les mains salaces
de l’ordure ordinaire putride et dégueulasse
kill the kid

ou les religieux :

pendant qu’un Abraham ivre de sacrifice
offre à son dieu vengeur les sanglots de son fils

« Crépuscule transfert48 » va davantage se resserrer sur la guerre :

t’as juste appris à éviter
les snipers et les tirs d’obus

et « Karaganda (camp 99)49 » va évoquer les totalitarismes à travers le stalinisme :

C’est l’histoire assassine qui rougit sous nos pas
C’est la voix de Staline, c’est le rire de Béria
C’est la rime racoleuse d’Aragon et d’Elsa
C’est le cri des enfants morts à Karaganda

Quoi qu’il en soit, dans les chansons de Thiéfaine, la figure de l’enfant est systématiquement en proie à la violence du monde adulte, mais se voit tout aussi systématiquement sublimée par une confusion permanente entre l’Eros et le Thanatos, la mort étant très souvent associée à la sexualité, voire à la reproduction comme avec le personnage de Rank Xerox.

« Demain les kids en armes, demain les kids enfin », la révolte

Mais malgré les horreurs évoquées, l’espoir d’une révolte est également présent comme dans « Demain les kids50 » qui s’achève sur l’idée d’une insurrection à venir :

mais l’ovule qui s’accroche au ventre de la femme
a déjà mis son casque et sorti son lance-flamme
kill the kid
attention monde adulte inutile et chagrin
demain les kids en armes demain les kids enfin

Mais si cette fin semble évoquer un retournement de la violence des victimes sur leurs bourreaux, puisqu’il est dit « demain les kids en armes », elle peut également évoquer l’avènement du règne des arts.

En effet, dans cette chanson, le refrain nous fait comprendre que dès lors qu’il est question des enfants, il est également question des poètes :

sacrifiez les enfants, fusillez les poètes
s’il vous faut tout ce sang pour animer vos têtes
kill the kid
s’il vous faut tout ce sang pour jouir à vos fêtes
sacrifiez les enfants, fusillez les poètes
kill the kid

En outre, ces armes, si elles peuvent être comprises comme étant des outils meurtriers, elles peuvent aussi être vues comme des blasons, autre sens du mot « armes ». Dès lors, les derniers distiques de la chanson peuvent être relus comme l’idée que demain sera le règne des arts. Car si le « lance-flamme » est bel et bien une arme, il est également une lance avec une flamme, une sorte de drapeau.

La femme du vers « et l’ovule qui s’accroche au ventre de la femme » peut alors être vue comme étant Minerve, déesse des arts, puisqu’elle porte un casque, qu’elle tient une lance et qu’elle arbore l’égide, bouclier protecteur recouvert d’une peau de chèvre et de forme renflée, ovoïde, comme un « ovule qui s’accroche au ventre de la femme ». En outre, le mot « kid » signifie également chevreau. Sa présence métonymique sur le bouclier de Minerve va ainsi renforcer le lien entre l’enfant et le poète.

Étymologiquement, une flamme est une lancette. Cette redondance vient permettre la superposition de l’enfant à la déesse en lui offrant le même attribut mais en plus petit par l’utilisation du suffixe diminutif « -ette ». Ce qu’accrédite la naissance même de cette déesse, venue au monde armée et casquée, comme le sont décrits les enfants à la fin de la chanson.

Nous avons donc un enfant-poète, l’« enfant-lyre » du septième distique, victime de la barbarie des adultes mais qui va finir par se révolter pour imposer sa vision du monde. Révolte également autorisée par l’hypotexte baudelairien puisque la forme du texte renvoie aux « Litanies de Satan », poème de la section « Révolte » des Fleurs du Mal.

Nous retrouvons cette révolte dans « Pogo sur la deadline51 » où le personnage

pouvai[t] embuer la vision la plus saine
de [s]on haleine de hyène obscène et noire de haine.

Considéré comme un « mickey des lupanars », il se rattache à une enfance pervertie et le refrain nous le montre victime de sa propre annulation par animalisation :

requiem à gogo
pour le repos
du mal dans l’âme d’un animal
qui retourne au niveau
zéro

à l’inverse de « Demain les kids » où les enfants sont victimes d’adultes animalisés :

quelque épave au regard usé par le délire
poursuit dans sa folie le chant d’un enfant-lyre
kill the kid
et dans ses yeux squameux grouillant de noires visions
le désir se transforme en essaim de scorpions

La révolte stérile de « Pogo sur la deadline » s’oppose ainsi à celle en germe de « Demain les kids », le personnage de cette première s’animalisant tandis que les enfants de cette dernière humanisent les animaux. En effet, l’auteur les qualifie d’« enfant-lyre », jeu de mots fabriqué à partir du terme « oiseau-lyre », la substitution des termes humanisant l’oiseau qui devient enfant.

Et si dans « Le temps des tachyons52 » l’adolescence est également destinée à la mort puisqu’il n’y a

Pas d’émeutes aujourd’hui dans la ville aux yeux vides
Juste quelques ados qui s’exercent au suicide

c’est elle qui, dès le début de la production thiéfainienne, porte essentiellement la révolte.

Dans « Enfermé dans les cabinets (avec la fille mineure des 80 chasseurs)53 », le conflit avec le monde adulte est induit par l’amour du canteur pour une jeune fille et s’exerce à l’encontre d’un monde adulte régi par des règles désuètes, les personnages masculins restant bloqués dans un passé nostalgique et militaire, le beau-frère de la jeune fille et ses copains étant :

heureux de ressortir leurs pétards
ça doit leur rappeler le bon temps de l’Algérie

alors que le père est :

déguisé en pingouin
avec une plume dans le fion et ses cartes d’Indochine

et peut se montrer particulièrement violent :

s’il veut refaire sur moi ce qu’il a fait au Tonkin
bientôt je ne serai plus qu’une vieille tache d’hémoglobine

Néanmoins, alors qu’ils sont acculés, les deux jeunes gens vont finir par se révolter à travers l’évocation de l’explosion :

déjà tous tes voisins entonnent le Te Deum
ne tire pas la chasse d’eau on va se faire repérer
passe-moi plutôt le Bickford qu’est planqué dans ton chewing-gum
et maintenant tiens-toi bien on va tout faire sauter

Mais, à nouveau, nous pouvons superposer à ces évocations, qu’elles soient liées à la violence des adultes ou à la révolte des jeunes tout un arrière-plan sexuel à travers les métaphores des armes et des explosions.

« La ballade d’Abdallah Geronimo Cohen54 » nous donne également à voir un personnage d’adolescente en révolte. En effet, alors qu’elle est surveillée par une mère qui guette ses premiers émois sexuels :

avec les radars de sa reum surveillant ses draps mauves
et ses frelons d’écume froissée sur ses claviers d’alcôve
avec ses dieux chromés, ses fusibles hallucinogènes
et ses mitrailleurs albinos sur ses zones érogènes

elle va non seulement garder sa sérénité :

c’est juste une go
qui cache pas ses blèmes
et qui s’caresse le placebo
sur la dernière rengaine

mais va en plus exprimer sa révolte

avec ses Doc Martens à pointes et son tutu fluo
pour le casting de Casse-Noisettes dans sa version techno

Cela va lui permettre d’accéder à la création puisque dans la troisième occurrence du refrain il est précisé que :

c’est juste une go
qui cache pas ses blèmes
et qui s’caresse la libido
sur la dernière rengaine

En effet, si on croise ce texte avec « Psychanalyse du singe55 » :

j’étais déjà un petit barbare
qui chantait pour sa libido

on s’aperçoit que la découverte de la libido accompagne à la fois la révolte et la création.

Dans « Demain les kids56 », cet aspect va passer par le jeu de mots « enfant-lyre » dont nous avons déjà parlé et qui renvoie au « syndrome de l’albatros » créé par Baudelaire et, de manière plus large, à toutes les animalisations du poète comme le pélican chez Musset ou le crapaud chez Tristan Corbière.

Mais l’enfant est également associé au créateur de manière plus directe par la lyre, instrument par excellence du poète et de sa figure emblématique, Orphée, plusieurs fois évoqué chez Thiéfaine dans « Chambre 2023 (& des poussières)57 » :

et depuis je suis là moi le cradingue amant
soufflant dans mon pipeau la chanson d’Eurydice

« Orphée nonante-huit58 », « Eurydice nonante-sept59 » ou « Mytilène Island60 ». En effet, dans cette dernière chanson, le canteur nous dit dans le refrain : « moi qui les mate en me noyant ». Or, dans la légende, la tête d’Orphée, dépecé et décapité par les Ménades, va continuer à chanter et se retrouver aux abords de l’île de Mytilène.

Enfin, il est à noter que « Syndrome albatros », la chanson qui évoque le mieux la création et son rapport à l’enfance puisqu’il s’agit d’en fuir « les cauch’mars souterrains », est contemporaine de la première paternité de l’auteur. Or, s’il est deux chansons dans toute l’œuvre de Thiéfaine dans lesquelles l’enfant n’est pas soumis à la violence, ce sont bien celles qui évoquent la naissance de ceux de l’auteur, « Septembre rose61 » et « Tita Dong Dong song62 » et que complétera l’unique reprise par Thiéfaine d’une chanson d’un autre auteur enregistrée sur un album studio, « Père et fils63 » de Cat Stevens.

En guise de conclusion - « Chéri tu n’vois pas qu’ce sont des gosses »

Prise dans un tourbillon de violence extrême depuis sa naissance jusqu’à son adolescence, la figure de l’enfant est confrontée au monde adulte qui va chercher par tous les moyens à la façonner contre son gré. Cela va passer par des personnages tutélaires comme les parents, l’instituteur ou des personnalités religieuses comme cet « Abraham ivre de sacrifice » de « Demain les kids », mais aussi par un détournement systématique des symboles de l’enfance, que ce soient les comptines, la littérature enfantine ou l’école.

Cela va amener une « Résilience zéro », soit tout à la fois le début de la résilience et son absence. Car, apparemment systématiquement soumise à la violence, la figure de l’enfant chez Thiéfaine s’inscrit toujours dans un double mouvement pris entre balises et mutations visant à associer inextricablement Eros et Thanatos. Alors qu’elle s’exerce parfois de la pire des manières, la violence est aussitôt tempérée par une sexualité omniprésente, l’auteur construisant ses textes de telle sorte que plusieurs sens parfois même contradictoires puissent se superposer sans jamais s’exclure.

Fin de l’enfance, l’adolescence va être le point de départ de la révolte qui va s’exprimer tout à la fois à travers l’art et la sexualité, même si ces deux aspects étaient déjà en germe chez l’enfant ainsi que le montrent des chansons comme « Variations autour du complexe d’Icare », « Demain les kids » ou « Résilience zéro » dans lesquelles l’auteur associe étroitement enfance et création poétique.

De manière plus large, la figure de l’enfant est peut-être une variation de celle de l’androgynie, fantasme thiéfainien par excellence, l’auteur cherchant souvent la fusion avec le corps féminin, voire maternel, à travers le ventre ou la matrice.

Notes de bas de page numériques

1 … tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir …, Paris, Sterne, 1978.

2 La tentation du bonheur, Paris, Sony music, 1996.

3 Stratégie de l’inespoir, Paris, Sony music, 2014.

4 Qu’on songe à Dernières balises (avant mutation), Paris, Sterne, 1981, ou à Soleil cherche futur, Paris, Sterne, 1982.

5 Pochette intérieure du vinyle pour Eros über alles, Paris, Sterne, 1988, ou livret de La tentation du bonheur, par exemple.

6 Dernières balises (avant mutation).

7 Stratégie de l’inespoir.

8 Voir par exemple Boris Cyrulnik, Les Vilains Petits Canards, Paris, Odile Jacob, 2001.

9 Défloration 13, Paris, Sony music, 2001.

10 Mot emprunté à la cantologie et à Stéphane Hirschi. Il équivaut à la notion de narrateur dans le récit et part du principe que toute chanson doit être portée par une voix. Cela permet de distinguer le moi chantant, qui peut être n’importe qui, du moi textuel afin d’éviter une identification systématique entre les deux, notamment à propos de chansons plus ou moins ouvertement autobiographiques comme peuvent l’être celles de Thiéfaine. Cf. Stéphane Hirschi, Chanson, l’art de fixer l’air du temps – De Béranger à Mano Solo, Paris, Les Belles Lettres/Presses Universitaires de Valenciennes, 2008, collection « Cantologie », p. 20.

11 Le bonheur de la tentation, Paris, Sony music, 1998.

12 Scandale Mélancolique, Paris, Sony music, 2005.

13 « Diogène série 87 », in Météo für nada, Paris, Sterne, 1987.

14 « Syndrome albatros ».

15 « Gynécées », in Scandale Mélancolique.

16 « La fin du Saint-Empire romain germanique ».

17 … tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir …

18 Chroniques bluesymentales, Paris, Justine – World Music Distribution, 1990.

19 Cf. « La fille du coupeur de joints » : « on pédalait dans les nuages / au milieu des petits lapins » où le mot « lapin » renvoie au sexe de la femme et le verbe « pédalait » au sexe masculin. Françoise Salvan-Renucci, https://www.youtube.com/channel/UCBYsVlljItqRZdriVLIjIBg.

20 Chroniques bluesymentales.

21 Défloration 13.

22 Dernières balises (avant mutation).

23 De l’amour, de l’art ou du cochon, Paris, Sterne, 1980.

24 Alambic / sortie-sud.

25 Soleil cherche futur.

26 Chroniques bluesymentales.

27 De l’amour, de l’art ou du cochon.

28 De l’amour, de l’art ou du cochon.

29 … tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir …

30 … tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir …

31 Jean-Jacques Annaud, La victoire en chantant, 1976

32 Dernières balises (avant mutation).

33 Chroniques bluesymentales.

34 Fragments d’hébétude, Paris, FNAC music, 1993.

35 La tentation du bonheur.

36 Fragments d’hébétude.

37 Paris-Zénith, Paris, Tristar Sony music, 1995.

38 … tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir …

39 Autorisation de délirer.

40 Autorisation de délirer.

41 Soleil cherche futur.

42 Alambic / sortie-sud.

43 Boris Cyrulnik, Le murmure des fantômes, Paris, Odile Jacob, 2003.

44 … tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir …

45 Dernières balises (avant mutation).

46 « Je sais que mes enfants s’appelleront vers de terre », Autorisation de délirer.

47 Chroniques bluesymentales.

48 Fragments d’hébétude.

49 Stratégie de l’inespoir.

50 Chroniques bluesymentales.

51 Chroniques bluesymentales.

52 Contribution à l’album concept de Grand Corps Malade, Il nous restera ça, Paris, Believe recordings, 2015.

53 Autorisation de délirer.

54 Le bonheur de la tentation.

55 De l’amour, de l’art ou du cochon.

56 Chroniques bluesymentales.

57 Alambic / sortie-sud.

58 La tentation du bonheur.

59 Le bonheur de la tentation.

60 Stratégie de l’inespoir.

61 Eros über alles.

62 La tentation du bonheur.

63 Stratégie de l’inespoir, traduction et adaptation française par HF Thiéfaine.

Pour citer cet article

Jean-Christophe Loison, « La figure de l’enfant dans l'oeuvre de Thiéfaine », paru dans Loxias, 61., mis en ligne le 24 juin 2018, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8986.

Auteurs

Jean-Christophe Loison

Anciennement professeur de lettres modernes et de culture générale au lycée Curie-Corot de Saint-Lô et de littérature à l’Université Inter-Ages de l’Université de Caen Basse-Normandie et actuellement professeur de lettres modernes au collège de l’Aulne à Châteauneuf-du-Faou. Il a publié en 2011 un article, « L’intertextualité chez Thiéfaine », pour la revue Eidôlon n° 94, sous la direction de Céline Cechetto aux Presses Universitaires de Bordeaux. Il a également publié en 2017 un article, « Le temps des rires et des glaïeuls », pour un ouvrage collectif, Thiéfaine, poésie souterraine, sous la direction de Rémi Astruc et Alexandre Georgandas, Paris, RKI Press.