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Agathe Salha  : 

Le bosquet de la mort dans Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad

Résumé

Le passage du « bosquet de la mort » forme un texte à part à l’intérieur du célèbre roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres. Au début de son aventure africaine, Marlow y est confronté pour la première fois à la réalité de la colonisation en découvrant un chantier de chemin de fer et le sort réservé aux travailleurs qui y sont enrôlés de force. On analysera la puissance inoubliable de la vision de Marlow et la portée éthique d’un tel passage.

Index

Mots-clés : Afrique , Au cœur des ténèbres, bosquet de la mort, colonialisme, Congo, travail forcé

Géographique : Afrique , Congo

Chronologique : XIXe-XXe siècle

Plan

Texte intégral

Dès son arrivée au Congo, l’aventure africaine commence véritablement pour Marlow, mais la réalité tant désirée se révèle immédiatement sous l’aspect d’un cauchemar terrifiant et inimaginable.

Après une première navigation très brève sur le fleuve, au cours de laquelle le capitaine suédois du navire lui apprend la mort par pendaison d’un de ses prédécesseurs, Marlow débarque à nouveau sur la terre ferme pour se rendre au poste de la Compagnie et concrétiser son engagement. Même si le texte ne le précise pas, la scène se situe à Matadi, à quelques kilomètres en amont de l’embouchure du fleuve, endroit où Conrad a rencontré Roger Casement lors de son propre voyage et découvert la construction du chemin de fer (ligne Matadi – Kinshasa alors nommé Stanley Pool) par les colonisateurs belges. 

Matadi est donc seulement un point de départ pour Marlow et il devra ensuite remonter le courant du fleuve durant des centaines de kilomètres pour atteindre le cœur du continent africain. Or, en débarquant, Marlow est immédiatement confronté à une découverte inouïe et à une expérience radicale : dans un paysage bouleversé par la construction du chemin de fer, il découvre une scène dantesque où des travailleurs noirs sont réduits en esclavages pour les uns, abandonnés à une mort certaine lorsque leurs forces sont épuisées pour les autres1.

Cette découverte est un choc pour le narrateur, mais aussi pour le lecteur dont toutes les attentes sont dépassées par cette scène inoubliable, peut-être le sommet du roman et sans doute un des textes les plus forts écrits contre la colonisation. Le choc ressenti justifie l’aphorisme préféré de Conrad : « C’est toujours l’inattendu qui arrive ».

On peut donc s’interroger sur le rôle et le sens d’une telle scène à cet endroit du récit, alors même que l’aventure de Marlow est à peine commencée et qu’elle doit le mener « Au cœur des ténèbres ». À travers le point de vue de Marlow, le lecteur assiste au dévoilement d’une réalité infernale, mais cette réalité apparaît en même temps comme un incompréhensible scandale presque impossible à croire. C’est précisément à partir de cette tension que l’on peut interroger la puissance testimoniale d’un tel passage.

Le dévoilement d’une réalité infernale

À travers le point de vue de Marlow qui ne cesse de se modifier au gré de ses déplacements et grâce à une écriture de la sensation extrêmement précise, le lecteur découvre progressivement une réalité infernale.

Une fois débarqué à Matadi, Marlow n’a que quelques pas à faire pour atteindre le poste de la Compagnie, mais le récit marque une pause car le héros est confronté à une réalité inédite qu’il découvre lentement. Cet approfondissement descriptif change la nature même de l’espace représenté : il ne s’agit plus de l’espace ouvert de l’aventure et de l’action, mais d’un espace resserré, creusé, qui figure le lieu d’une initiation. Par une application stricte de la technique du point de vue, la description épouse les moindres déplacements du personnage, comme s’il avait une caméra à l’épaule. On peut donc reconstituer très exactement le cheminement de Marlow dans les quelques mètres qui le séparent du poste : Marlow découvre d’abord Matadi depuis le pont du navire (« At least we opened a reach. A rocky cliff appeared […] » / « Nous finîmes par déboucher sur une ligne droite. Une falaise rocheuse parut […] »), puis il débarque et entame son ascension vers le poste situé en surplomb (« I came upon a boiler wallowing in the grass, then found a path leading up the hill. »/ « Je rencontrai une chaudière vautrée dans l’herbe, puis trouvai un sentier qui montait la colline ») ; averti par un son étonnant, Marlow rebrousse chemin (« A slight clinking behind me made me turn my head. »/ « Un léger tintement de métal, derrière moi me fit tourner la tête », « Instead of going up, I turned and descended to the left. »/ « Au lieu de continuer à monter, je tournai et descendis vers la gauche »), et redescend vers les arbres qu’il avait aperçus, au début de son ascension, sur sa gauche (« Finally I descended the hill, obliquely, towards the trees I had seen. »/ « En fin de compte, je descendis la colline, en coupant vers les arbres que j’avais vus. » et « At last I got under the trees. My purpose was to stroll into the shade for a moment […] »/ « J’arrivai enfin sous les arbres. Mon intention était d’y chercher de l’ombre un moment […] ») ; il rejoint finalement le bosquet où il découvre le spectacle des travailleurs agonisant. Immédiatement après la fin de notre passage, il reprend sa route : « I didn’t want any more loitering in the shade, and I made haste towards the station. » (« Je n’avais plus aucune envie de m’attarder à l’ombre, et repris à la hâte le chemin du poste. ») Cette progression lente, sinueuse, ponctuée de montées et de descentes, a pour effet de dramatiser la scène et d’amorcer la métaphore infernale. On peut aussi y voir une image en abyme du voyage de Marlow tout entier, ainsi que du cours extraordinairement retors de son récit, tel que l’a décrit Edward Saïd :

Dans la narration de son voyage jusqu’à la station intérieure de Kurtz, sur laquelle il devient désormais la source et l’autorité, Marlow procède concrètement par avancées et reculs en spirales, petites et grandes, exactement comme les épisodes qui ponctuent sa remontée du fleuve s’intègrent au trajet principal par lequel il s’enfonce dans ce qu’il appelle le « cœur de l’Afrique »2.

Les déplacements du personnage permettent en outre de varier les modalités de la perception, particulièrement de la vision, ainsi que l’intensité de ses effets : à la première vue panoramique de la scène, aperçue à distance depuis le navire, succèdent différents plans rapprochés : le paysage se laisse découvrir par étapes créant un effet de suspens dans l’appréhension même du réel dont chaque détail constitue une surprise et une nouveauté. Le texte est exemplaire d’une saisie impressionniste du monde ; la perception précède toute forme de compréhension et d’intellectualisation, selon la technique du « déchiffrement différé » propre à Conrad3. Le réel est perçu et ressenti avant d’être identifié et nommé, d’où l’importance de l’engagement du corps du narrateur, de la chaleur qui rend sa progression difficile et de la lumière aveuglante qui l’oblige à cligner des yeux :

A blinding sunlight drowned all this at times in a sudden recrudescence of glare.
Un soleil aveuglant noyait par moments tout cela dans une brusque recrudescence de lumière insoutenable. (p. 72 et 73)

To the left a clump of trees made a shady spot, where darks things seemed to stir feebly. I blinked, the path was steep.
Sur ma gauche, un bouquet d’arbres faisait une tache d’ombre, où des êtres obscurs semblaient vaguement remuer. Je cillai, le sentier était raide. (p. 72 et 73)

D’abord imprécise, comme l’indiquent les verbes de modélisation, la vision prend forme progressivement. Immédiatement après son débarquement, Marlow aperçoit le bosquet sous la forme d’une « tache d’ombre » sur sa gauche, puis il discerne des « êtres obscurs » qui semblent « vaguement remuer » (p. 73) : ce n’est que beaucoup plus tard, à la fin du passage, qu’il identifiera ces formes sombres comme des êtres humains en train d’agoniser. Entre temps, sa perception visuelle a été modifiée par le déplacement dans l’espace et par le passage du temps, car c’est seulement après la découverte du travail forcé – la vision des travailleurs enchaînés – qu’il parvient à discerner ce qui se passe dans l’ombre du bosquet. On peut d’ailleurs regretter le choix du traducteur qui rend « dark things » (p. 73) par « des êtres obscurs » au début du texte : d’une part cette indentification immédiate des formes noires à des « êtres » ne respecte pas la technique du « déchiffrement différé », d’autre part elle masque une analogie essentielle entre les objets (« things ») jonchant le sol (« la chaudière vautrée » ou le « wagon de marchandise abandonné les quatre fers en l’air ») et les travailleurs qui, une fois leur forces épuisées par le travail et la sous-alimentation, sont littéralement abandonnés au sol comme les détritus dont ils sont entourés.

 

Dans la découverte du chantier de Matadi, le sens de la vue revêt une dimension éthique : le passage montre un véritable apprentissage du regard, de la lucidité au sens propre. À ce sens dominant s’associe également l’ouïe dont le texte exploite différentes modalités. En effet, si la scène est entièrement muette, ce qui renforce son étrangeté et son inhumanité, elle est cependant marquée par une multitude de sonorités. Le bruit continu des rapides correspond à une réalité géographique bien connue : en amont de Matadi et jusqu’à Kinshasa ou Stanley Pool, le fleuve Congo est rendu impraticable par d’impressionnants rapides, raison pour laquelle Marlow continuera son chemin à pied pendant plusieurs kilomètres. Ce bruit naturel mais assourdissant est perçu comme une menace, une sonorité inhumaine :

A continuous noise of the rapids above hovered over this scene of inhabited devastation.
Le bruit incessant des rapides situés en amont planait au-dessus de cette scène de dévastation habituée. (p. 72 et 73)

[…] an uninterrupted, uniform, headlong, rushing noise filled the mournful stillness of the grove […] – as though the tearing pace of the launched earth had suddenly become audible.
[…] le fracas ininterrompu et uniforme des eaux précipitées remplissait la lugubre immobilité du bosquet […] d’un son mystérieux – comme si la vitesse folle de la terre sur son orbite était soudain devenue audible. (p. 78-80 et 79-81)

Dans ces deux passages situés au début et à la fin du texte, l’intensité sonore renforce l’impression d’assister à un bouleversement de l’ordre naturel : à la vision de fin du monde répond ensuite la sensation terrifiante d’éprouver l’immensité cosmique.

Sur ce fonds permanent, l’irruption d’un son brusque et ponctuel joue un rôle d’avertissement, selon un procédé fréquent dans la littérature fantastique. Un léger tintement précède ainsi l’apparition de la chaîne des travailleurs, tandis qu’une corne de brume mugit avant chaque explosion de mine. Rappelant la vision initiale du paysage dévasté par les Européens, le fracas récurrent des explosions évoque une réalité historique précise devenue un emblème de la colonisation. Le surnom de « Bula matari », littéralement « le casseur de pierre », avait en effet été attribué à l’explorateur Morton Stanley par les Bakongo, avant de servir à désigner le pouvoir colonial en général4. Pour Marlow, le son des explosions de mines provoque une réminiscence, en lui rappelant le canon avec lequel les Français bombardaient la côte africaine. Comme souvent chez Conrad, la perception permet d’accéder à une forme de vérité : ainsi le bruit de la colonisation, prétendument porteuse de lumière et de progrès, s’identifie au contraire immédiatement à celui d’une guerre absurde et vaine.

 

L’acuité sensorielle de Marlow est typique de la figure de l’aventurier affrontant une nouvelle situation, mais la réalité infernale qu’il découvre dépasse toutes ses attentes et sa violence excède les limites de l’expérience humaine. La référence à L’Enfer de Dante est explicitée à la fin du passage, lorsque Marlow pénètre enfin sous l’ombre des arbres et découvre le « bosquet de la mort » :

My purpose was to stroll into the shade for a moment; but no sooner within than it seemed to me I had stepped into the gloomy circle of some Inferno.
Mon intention était d’y venir chercher de l’ombre un moment : mais à peine y fus-je entré qu’il me sembla que j’avais porté mes pas dans le cercle ténébreux de quelque Inferno. (p. 78 et 79)

Avant même cette précision, la métaphore se construit tout au long du texte. La circularité et la verticalité de la progression de Marlow évoquent une descente aux enfers et font songer au début de LInferno où l’on observe le même passage insensible du paysage réel au paysage métaphorique, du monde humain au monde infernal :

Au milieu du chemin de notre vie
Je me retrouvai par une forêt obscure
Car la voie droite était perdue.
Nel mezzo del cammin di nostra vita
Mi ritrovai per una selva oscura,
Ché la diritta via era smaritta
5.

Au centre du passage, dans un commentaire rétrospectif, Marlow énumère les différentes forces démoniaques qu’il a affrontées au cours de ses aventures, et souligne la nouveauté du démon qu’il découvre dès son arrivée au Congo. Mais l’enfer est surtout évoqué visuellement et plastiquement dans les « tableaux » saisissants des hommes à l’agonie à la fin du texte :

Black shapes crouched, lay, sat between the trees leaning against the trunks, clinging to the earth, half coming out, half effaced within the dim light, in all the attitudes of pain, abandonment, and despair.
Des formes noires étaient recroquevillées, couchées ou assises entre les arbres, appuyées à leur tronc, s’agrippant à la terre, à demi soulignées, à demi estompées dans la lumière indécise, selon toutes les attitudes de la souffrance, de l’abdication et du désespoir. (p. 80 et 81)

They were dying slowly – it was very clear. They were not enemies, they were not criminals, they were nothing earthly now, – nothing but black shadows of disease and starvation, lying confusedly in the greenish gloom.
Ils mouraient à petit feu – c’était très clair. Ce n’étaient point des ennemis, ce n’étaient point des criminels, ce n’étaient plus rien de ce monde-ci désormais – plus rien que des ombres noires de maladie et d’inanition, gisant pêle-mêle dans l’ombre verdâtre. (p. 80 et 81)

La précision de la description tend ici à faire tableau et rappelle la tradition iconographique des représentations de l’enfer : tableaux, statuaire, architecture. Quant à l’évocation des « silhouettes aussi ténues que l’air » ou des « ombres » qui peuplent les bosquets de la mort, elle constitue une allusion précise aux « umbrae » des Enfers virgiliens.

Cependant, même si l’allusion à L’Inferno semble finalement s’imposer, il faut souligner une différence essentielle. Dans La Divine Comédie, Dante découvre l’Enfer sous l’égide de Virgile et celui-ci lui présente les différents cercles, organisés selon un système rétributif : les damnés paient les fautes commises sur terre, et aussi terrifiante que soit l’éternité de la peine, elle n’en répond pas moins à une idée de justice. Dans le texte de Conrad au contraire, Marlow affronte seul une réalité tellement scandaleuse qu’elle apparaît comme une pure impossibilité, défiant à la fois l’entendement et le langage. « Et il n’y a pas moyen non plus de s’initier à ces mystères là. Il lui faut vivre au milieu de l’incompréhensible, ce qui est également détestable » affirmait Marlow au début de son récit, à propos du citoyen de Rome découvrant une Angleterre totalement sauvage6. C’est bien à l’incompréhensible, à l’impensable, que se heurte ici Marlow.

Un scandale impossible à croire

La découverte du bosquet de la mort représente un triple défi pour le héros : défi à son expérience passée, défi à l’entendement, défi au langage lui-même. Elle relève à la fois de l’inouï, de l’impensable et de l’indicible.

Tel Dante découvrant l’Enfer « au milieu du chemin de sa vie », Marlow est un homme mûr lorsqu’il débarque au Congo (ce n’est plus le héros de Jeunesse), mais il ressent pourtant cette expérience comme totalement nouvelle. Son commentaire rétrospectif met fortement en valeur ce caractère inédit :

I’ve seen the devil of violence, and the devil of greed, and the devil of hot desire; but, by all the stars! these were strong, lusty, red-eyed devils, that swayed and drove men – men, I tell you. But as I stood on this hillside, I foresaw that in the blinding sunshine of that land I would become acquainted with a flabby, pretending, weak-eyed devil of a rapacious and pitiless folly. How insidious he could be, too, I was only to find out several months later and a thousand miles farther. For a moment I stood appalled, as though by a warming.
J’ai vu le démon de la violence, et le démon de l’avidité, et le démon du désir brûlant, mais, par tous les dieux du ciel ! c’étaient des démons pleins de force et d’énergie, à l’œil de feu, qui dominaient et menaient des hommes – des hommes, vous dis-je. Mais là, sur ce flanc de colline, j’eus la prémonition que, sous le soleil aveuglant de cette contrée, je ferais la connaissance du démon avachi, hypocrite, au regard fuyant, d’une sottise rapace et sans pitié. À quel point il pouvait aussi être perfide, je ne devais le découvrir que plusieurs mois après et mille milles plus loin. Pendant un moment je restai épouvanté, comme sous le coup d’un avertissement. (p. 76-78 et 77-79)

L’image du démon souligne le caractère terrifiant des situations déjà traversées par l’aventurier, mais, au Congo, le démon lui-même revêt le caractère inhabituel et presque illogique d’une pure négativité : il n’incarne ni la violence, ni l’avidité, ni le désir ou la lubricité. La menace finalement est d’autant plus terrifiante qu’elle est indécise et que l’adversaire reste insaisissable : il semble effectivement impossible de préciser à quoi exactement correspond ce démon « avachi ». S’agit-il de la bêtise et de la cruauté hypocrite de la colonisation ? mais alors pourquoi Marlow annonce-t-il d’autres découvertes, alors que d’une certaine manière tout est dit, ici, dès le début, sur la réalité de la prétendue mission civilisatrice. Le voyage de Marlow au service de la Compagnie pourrait et devrait peut-être s’arrêter là comme il suggère d’ailleurs lui-même : « […] je restais épouvanté, comme sous le coup d’un avertissement ». Peut-on voir dans cette présence spectrale une image réfractée de Kurtz lui-même, dont Marlow entend justement parler pour la première fois dans la scène qui suit immédiatement ? C’est bien Kurtz en effet qui l’attend au bout du voyage, « plusieurs mois après et mille milles plus loin », mais Kurtz conserve jusqu’au bout une part de grandeur et ne saurait correspondre tout à fait « au démon avachi, hypocrite, au regard fuyant » annoncé par Marlow. L’impossibilité de faire coïncider cette image du démon avec une réalité précise dans le roman montre le caractère totalement inédit, unique, de l’expérience vécue par Marlow. Cette expérience apparaît aussi comme un défi à l’entendement, car elle résiste à tous les ordres de discours qui forment les cadres de notre compréhension du monde7.

 

À plusieurs reprises au cours de la scène, Marlow mesure l’incapacité des discours habituels à rendre compte de la réalité qu’il découvre. La réminiscence provoquée par l’explosion des mines et le souvenir du bateau français tirant à coup de canons sur l’Afrique suscitent tout d’abord l’image d’une guerre à laquelle peut faire penser la violence de la scène :

Another report from the cliff made me think suddenly of that ship of war I had seen firing into a continent. It was the same kind of ominous voice ; but these men could by no stretch of imagination be called enemies.
Une autre détonation venue de la falaise me remit soudain à l’esprit ce navire de guerre que j’avais vu canonner un continent. C’était le même genre de voix menaçante ; mais l’imagination la plus dévergondée ne pouvait appeler ennemis ces hommes-là. (p. 74 et 75)

La colonisation pourrait évoquer une guerre, mais la logique guerrière cadre mal avec une réalité par rapport à laquelle elle apparaît de toute façon disproportionnée : par défaut lorsqu’il s’agissait d’une poignée d’hommes – des Français – s’attaquant à un immense continent, par excès lorsqu’elle consiste ici à traiter en ennemis une population désarmée et exsangue. Un peu plus loin, avec l’apparition de la « chaîne des travailleurs », c’est un nouvel ordre du discours qui apparaît en défaut, celui de la justice :

They were called criminals, and the outraged law, like the bursting shells, had come to them, an insoluble mystery from the sea.
On les appelait criminels, et la loi outragée s’abattait sur eux comme les obus qui explosaient – mystère insoluble venu de la mer. (p. 74 et 75)

Ce n’est plus L’Enfer de Dante qui se dessine à l’horizon du texte, mais plutôt la justice indéchiffrable et aveugle de Kafka. Ce dévoiement du discours de la justice est confirmé dans la suite du texte : de même que les travailleurs enchaînés n’ont commis aucune faute (contrairement aux forçats des Misérables dont Victor Hugo dénonçait le châtiment disproportionné et inhumain8), de même leur « libération » ne signifie rien d’autre qu’un abandon à la mort :

[…] they sickened, became inefficient, and were then allowed to crawl away and rest. These moribund shapes were free as air – and nearly as thin.
[…] ils dépérissaient, perdaient leur capacité de travail, et avaient alors le droit de s’éloigner en rampant et de se reposer. Ces silhouettes moribondes étaient libres comme l’air et presque aussi ténues. (p. 80 et 81, nous soulignons).

Si la logique de la justice, pas plus que celle de la guerre, ne permettent d’expliquer ce que voit Marlow, il reste alors celle du travail puisque c’est un chantier qu’il découvre à Matadi. On peut ajouter que la construction du chemin de fer est souvent présentée comme un des « aspects positifs » de la colonisation et de son œuvre civilisatrice. Pourtant, ici encore, l’éthique du travail et de l’efficacité, à laquelle Marlow souscrit explicitement, est mise en défaut par la réalité qu’il observe au Congo. À plusieurs reprises le chantier est décrit comme absurde et inutile :

A heavy and dull detonation shook the ground, a puff of smoke came out of the cliff, and that was all. No change appeared on the face of the rock. They were building a railway. The cliff was not in the way or anything ; but this objectless blasting was all the work going on.
Une forte et sourde détonation fit trembler le sol, un petit nuage de fumée rond se détacha de la falaise, et ce fut tout. La paroi rocheuse n’offrait aucune transformation visible. On construisait un chemin de fer. La falaise ne gênait pas du tout son passage, mais c’est à ce tir de mines sans objet que se réduisaient les travaux en cours. (p. 74 et 75)

Le chantier n’est pas seulement inutile, il se révèle surtout destructeur et meurtrier, par exemple lorsque Marlow découvre une énorme excavation qui n’est ni une « carrière », ni une « sablière », mais un simple « trou » creusé dans un « dessein impossible à deviner ». Ce trou incompréhensible recèle lui-même une quantité d’objets importés de loin pour être aussitôt jetés dans « un jeu de massacre délibéré9 ». C’est cette entreprise absurde qui requiert l’aide de travailleurs eux aussi amenés de loin suivant un processus tout aussi absurde :

Brought from all the recesses of the coast in all the legality of time contracts, lost in uncongenial surroundings, fed on unfamiliar food, they sickened, became inefficient, and were then allowed to crawl away and rest.
Amenés de tous les recoins de la côte, dans toute la légalité de contrats temporaires, perdus dans un cadre hostile, nourris d’aliments auxquels ils n’étaient pas accoutumés, ils dépérissaient, perdaient leur capacité de travail, et avaient alors le droit de s’éloigner en rampant et de se reposer. (p. 80 et 81).

Selon cette logique inversée, la prétendue construction du chemin de fer est en réalité destruction, la mission civilisatrice ne produit que mort, décadence et corruption. Le paysage bouleversé aperçu depuis le bateau dévoile progressivement à Marlow une accumulation terrifiante d’objets abandonnés puis de cadavres agonisants, réduits aux statuts de déchets par l’exploitation coloniale. Cette découverte suscite son exclamation indignée :

The work was going on. The work !
L’ouvrage se poursuivait. L’ouvrage ! (p. 80 et 81)

Le terme anglais « work » permet de désigner à la fois l’idée de l’œuvre civilisatrice et l’idéologie du travail dont elle se réclame. Dans ce dernier exemple comme dans les précédents, les mots apparaissent en total décalage, voire en contradiction, avec la réalité perçue qui représente ainsi un défi au langage lui-même.

 

Dans le roman de Conrad, le discours de Marlow est presque constamment ironique, en particulier lorsqu’il emprunte les mots et les concepts de l’idéologie coloniale, mais au-delà de l’ironie, il semble éprouver ici l’incapacité du langage à traduire la réalité de ce qu’il a vu. Les exemples de ce décalage entre les mots et les choses sont innombrables. Ainsi lorsque Marlow décrit la chaîne des travailleurs suivie du garde-chiourme :

Behind this raw matter one of the reclaimed, the product of the new forces at work, strolled despondently, carrying a rifle by its middle.
Derrière cette matière première, l’un des ex-barbares, produit des forces nouvelles à l’œuvre, marchait d’un pas morne, portant son fusil par le milieu. (p. 76 et 77) 

L’expression française « l’un des ex-barbares » traduit l’anglais « one of the reclaimed », littéralement « l’un des rachetés ». Le langage dit ici exactement le contraire de ce qui est, puisque l’enfer et la damnation sont confondus avec la rédemption que les colons prétendent apporter aux indigènes. On observe la même ironie par antiphrase dans l’expression « les forces nouvelles à l’œuvre » alors que la scène ne révèle que destruction et barbarie ou encore lorsque Marlow évoque en conclusion : « la noble cause de ces mesures de haute justice ». La parodie du discours de la colonisation permet de dénoncer un langage mensonger en constant décalage avec le réel. Mais le texte va au-delà car, inversement, lorsqu’il emploie un langage décalé, à première vue inapproprié, le discours de Marlow atteint une forme de vérité. Dans la phrase citée plus haut, l’expression « matière première » qui traduit littéralement « raw matter » semble a priori étrange pour désigner des êtres humains, mais elle exprime en fait très exactement la réalité de leur exploitation par les colons. La déshumanisation n’est pas seulement symbolique – comme dans la vision humiliante des forçats dont les pagnes se balancent « comme des queues de chien » et dont les membres « saillent comme les nœuds d’un cordage » – mais aussi réelle : dans le chantier que découvre Marlow les hommes n’ont pas plus de valeur que les objets. Ce bouleversement était perceptible dès le début du texte lorsque Marlow décrit « une chaudière vautrée dans l’herbe », puis « un petit wagon de marchandise qui gisait sur le dos les roues en l’air » qui lui semble « aussi mort[e] qu’un cadavre de bête ». D’emblée le texte marquait le bouleversement de toutes les hiérarchies habituelles entre monde animé et inanimé, entre les objets, les bêtes et les hommes10.

Le travail de dé-sémantisation à l’œuvre à chaque ligne du texte suggère la faillite du langage commun à dire la réalité que découvre Marlow, faillite que renforce encore l’absence totale de dialogue entre les différents acteurs de la scène. Cette tension entre le dévoilement d’une réalité infernale et l’incapacité à en rendre compte selon les mots et les cadres habituels de l’expérience conduit finalement à s’interroger sur la valeur testimoniale du passage.

Une éthique testimoniale ?

On s’interrogera tout d’abord sur la fiabilité de la parole du narrateur dans cette scène, puis sur l’autonomie d’un tel passage par rapport à l’ensemble de l’œuvre, avant de poser la question de l’interprétation et de la responsabilité du lecteur.

Que vaut la parole du narrateur Charles Marlow dans une telle scène ? En quoi peut-on parler du point de vue du témoin ? La question se pose d’autant plus que Marlow n’est pas exempt de préjugés raciaux comme le montrent au moins deux passages du texte. Tout d’abord à propos des travailleurs enchaînés :

They passed me within six inches, without a glance, with that complete, deathlike indifference of unhappy sauvage.
Ils passèrent à six pouces de moi, sans un regard, avec cette totale indifférence, semblable à la mort, qui est celle des sauvages quand ils sont malheureux. (p. 74-76 et 75-77)

Mais aussi, un peu plus loin, devant l’un des travailleurs à l’agonie :

The man seemed young – almost a boy – but you know with them it’s hard to tell.
L’homme semblait assez jeune – un adolescent presque – mais, vous savez, chez eux c’est difficile à dire. (p. 82 et 83)

Il est intéressant de confronter ces deux remarques, car, dans leur banalité même, ces clichés disent une forme de vérité que confirme l’ensemble de la scène : l’absence totale de compréhension et de communication entre les deux mondes, celui des indigènes et celui des colons. C’est d’ailleurs ce que confirme a contrario une autre remarque de Marlow à propos du gardien noir de la chaîne des travailleurs :

[…] white men being so much alike at a distance that he could not tell who I might be.
[…] les Blancs se ressemblant tellement vus de loin qu’il ne pouvait pas discerner qui j’étais au juste. (p. 76 et 77)

On sait à quel point Au cœur des ténèbres a influencé l’analyse de la colonisation par Hannah Arendt dans son ouvrage sur L’Impérialisme paru en 195811 : celle-ci a souligné l’impression des colons de traverser une « Afrique fantôme » peuplée de spectres avec lesquels nulle communication n’était possible alors qu’inversement les premiers explorateurs blancs ont été vus eux aussi comme des fantômes par les habitants des régions qu’ils découvraient. Selon Hannah Arendt ce sentiment général d’irréalité, cette difficulté à admettre une humanité commune, a eu pour conséquence la morale inversée, ou plutôt l’absence de morale, du colon, bien résumée par une phrase du directeur de la Compagnie : « Anything – anything can be done in this country. » (« Dans ce pays on peut faire n’importe quoi – n’importe quoi12. ») L’impossibilité de communiquer est au centre du passage où la mort est sans parole : pas un mot n’est échangé entre Marlow et les ombres du bosquet. Quant au geste du biscuit tendu, rien ne dit comment il a été compris par le jeune noir agonisant qui referme ses doigts sur lui sans que Marlow à son tour ne soit capable d’interpréter ce geste. De même, l’aventurier se contente de poser une série de questions sans réponses à propos du bout de fil blanc noué autour du cou de l’adolescent. Mais c’est précisément ce silence, l’absence de sympathie au sens propre, entre Marlow et les mourants, qui garantit paradoxalement la vérité du témoignage : nul discours ne vient concurrencer ou parasiter la force de la vision qui vaut par elle-même, en dehors de tout jugement de valeur explicite, au-delà même des préjugés que Marlow partage avec d’autres Blancs. Si Marlow témoigne de ce qu’il a vu, il exprime d’ailleurs peu d’émotions ou de sentiments, tout juste se contente-t-il de noter qu’il demeure pendant un moment « épouvanté, comme sous le coup d’un avertissement » ou encore, un peu plus loin, qu’il est « frappé d’horreur » : dans les deux cas, le texte suggère que la vision possède en elle-même un pouvoir médusant, elle immobilise un moment Marlow avant qu’il ne reprenne sa marche vers le poste de la Compagnie.

 

Ce coup d’arrêt, noté à deux reprises, invite à s’interroger sur le rôle de ce passage à l’intérieur des aventures de Marlow et par rapport à l’ensemble de l’œuvre. Marlow note qu’il demeure « frappé d’horreur » : l’expression vaut d’être relevée car elle annonce la suite de l’œuvre et fait signe vers sa conclusion : les ultimes paroles prononcées par Kurtz « l’horreur ! l’horreur ! » dont Marlow fera en quelque sorte son testament. Le passage du « bosquet de la mort » anticipe la fin du roman, il lui fait écho par avance, et tout indique qu’il constitue un seuil dans l’œuvre, voire une première fin possible. Si ce passage a la force du témoignage c’est bien parce qu’il échappe à la logique narrative du récit d’aventure qui repose sur la progression et sur le suspens. Ici, au contraire, tout est dit dès le début et le summum de l’horreur est immédiatement atteint dans cette vision inoubliable des travailleurs à qui la dignité même de la mort n’est plus reconnue : leur mort n’est pas une mort, mais l’abandon d’objets qui ne servent plus à rien. Marlow est donc d’emblée initié à la réalité de la « noble cause du progrès » et l’on peut se demander pourquoi il continue son voyage. De fait, dans le passage qui suit immédiatement, sa quête va changer d’objet, ou plutôt trouver enfin l’objet qui lui manquait en la personne de Kurtz. C’est en effet juste après l’épisode du « bosquet de la mort », dans le poste de la Compagnie, auprès du comptable à l’uniforme impeccable, que Marlow entendra parler de lui pour la première fois. (Le lecteur en revanche a déjà entendu parler de Kurtz au début de la narration rétrospective de Marlow.) Dans Au cœur des ténèbres, le récit trouve donc en cours de route son origine et il ne va cesser de l’approfondir en progressant.

Si Marlow assiste ici à une scène d’agonie muette, s’il ne recueille de la part des mourants aucune parole qui pourrait donner sens à leur vie, ne serait-ce par exemple que sous la forme d’un cri de révolte, à l’inverse il recueillera avec admiration et reconnaissance les dernières paroles de Kurtz :

This is the reason why I affirm that Kurtz was a remarkable man. He had something to say. He said it. Since I had peeped over the edge myself, I understand better the meaning of this stare, that could not see the flame of the candle, but was wide enough to embrace the whole universe, piercing enough to penetrate all the hearts that beat in the darkness. He had summed up – he had judged. « The horror ! » […] True, he had made that last stride, he had stepped over the edge, while I had been permitted to draw back my hesitating foot. And perhaps in this is the whole difference ; perhaps all the wisdom, and all truth, and all sincerity, are just compressed into that inappreciable moment of time in which we step over the treshold of the invisible.
C’est bien pourquoi j’affirme que Kurtz était un homme remarquable. Il avait quelque chose à dire. Il le dit. Depuis que j’ai moi-même jeté un coup d’œil par-dessus le bord, je comprends mieux le sens de son regard fixe, qui ne percevait pas la flamme de la bougie, mais était assez large pour embrasser l’univers entier, assez perçant pour pénétrer dans tous les cœurs qui battent dans les ténèbres. Il avait résumé – il avait jugé. « L’horreur ! » […] Il avait fait cette dernière enjambée, c’est entendu, il avait franchi le bord, alors qu’il m’avait été permis de retirer mon pied hésitant. Et c’est peut-être en cela que réside toute la différence : peut-être que toute sagesse, et toute la vérité, et toute la sincérité, sont concentrées dans ce laps de temps, impossible à mesurer, au cours duquel nous franchissons le seuil de l’invisible. (p. 304-306 et 305-307).

Ce « seuil de l’invisible », mais aussi la sagesse que confère une telle expérience constitue l’horizon de l’aventure et du récit de Marlow, que l’on peut donc analyser à la lumière des réflexions de Walter Benjamin dans son article sur « Le Narrateur13 ». Or, qu’il s’agisse de Kurtz ou des travailleurs noirs, dans les deux cas l’expérience ultime conduit à une forme d’aporie : au silence des ombres du bosquet de la mort répondront les paroles indéchiffrables de Kurtz. Ce passage est donc déjà une fin : d’une part il fait signe vers la fin, d’autre part, surtout, il se détache du reste de l’œuvre par la force inoubliable de la vision qu’il transmet et le sommet qu’il atteint dans la dénonciation de l’horreur coloniale, de ce que Philippe Lacoue-Labarthe nomme « l’horreur occidentale14 ». Cette horreur c’est au lecteur qu’il revient de la percevoir et de la comprendre : la fiction d’oralité du récit de Marlow, adressé aux marins réunis sur le pont du Nellie, est une manière de l’amener à recevoir le témoignage, c’est-à-dire à le faire sien.

 

Dans ce passage essentiellement descriptif, faire sienne l’expérience de Marlow consiste tout d’abord pour le lecteur à partager son expérience sensible, conformément au programme énoncé par Conrad dans la préface du Nègre du Narcisse : « Le but que je m’efforce d’atteindre est, avec le seul pouvoir des mots écrits, de vous faire entendre, de vous faire sentir, et avant tout, de vous faire voir15 ». Sans aucun discours explicatif, le lecteur doit comprendre ce qu’implique la vision de Marlow et cette liberté d’interprétation comporte une part de responsabilité : les hommes abandonnés à terre comme les objets et réduits au rang de détritus, l’abolition de toute frontière entre l’humanité et l’animalité, entre les hommes et la « matière première ». Le passage revêt en outre une fonction mémorielle, il s’érige d’une certaine manière en lieu et place des rites funéraires et de la sépulture absente : la vision extraordinairement précise transmise par Marlow à son auditoire correspond à un souvenir qui le hante visiblement ; à son tour, elle est suffisamment frappante pour hanter le lecteur, pour lui revenir à l’esprit. On notera d’ailleurs que ce passage se distingue à l’intérieur de l’œuvre par un titre autonome : on parle en effet couramment du passage « du bosquet de la mort », selon une expression empruntée à Conrad lui-même dans Au cœur des ténèbres. Un peu plus tard au cours de son voyage, alors que Marlow attend désespérément les rivets nécessaires à la réparation de son vapeur, la scène du chantier fait l’objet d’une réminiscence :

Rivets I wanted. There were cases of them down at the coast – cases – piled up – burst – split ! You kicked a loose rivet at every second step in that station yard on the hillside. Rivets had rolled into the grove of death. You could fill your pockets with rivets for the trouble of stooping down – and there wasn’t one rivet to be found where it was wanted.
C’était des rivets qu’il me fallait. Il y en avait des caisses entières là-bas sur la côte – des caisses – entassées – pleines à craquer – éventrées ! On ne pouvait faire deux pas dans la cour de ce poste à flanc de colline sans donner du pied dans un rivet. Des rivets avaient roulé jusque dans le bosquet de la mort. Pour se remplir les poches de rivets, on n’avait qu’à se donner la peine de se baisser – et là où il en fallait, on n’en trouvait pas un seul. (p. 126 et 127)

 

Le lecteur contemporain perçoit aussi désormais la portée prophétique d’un tel texte. Certains aspects du système concentrationnaire des régimes totalitaires du XXe siècle se dessinent dans une telle scène, en particulier celui des camps de travail où les vies humaines seront systématiquement sacrifiées à des tâches absurdes et inutiles. À propos des travailleurs laissés à l’agonie, Marlow note avec ironie qu’ils ont été « libérés », mais il faut comprendre ici que leur libération signifie une condamnation à mort. Ce jeu de mots macabre évoque la phrase célèbre inscrite au fronton du camp d’Auschwitz par les nazis. Dans cette même perspective historique, on citera donc pour conclure un passage de L’Impérialisme dans lequel la réflexion d’Hannah Arendt semble faire directement écho à la vision du bosquet de la mort :

Le racisme peut conduire le monde occidental à sa perte, et, par la suite, la civilisation tout entière. […] Peu importe ce que les scientifiques chevronnés peuvent avancer : la race est, politiquement parlant, non le début de l’humanité mais sa fin, non pas l’origine des peuples mais leur déchéance, non pas la naissance naturelle de l’homme mais sa mort contre nature16.

Notes de bas de page numériques

1 Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres/Heart of Darkness, trad. de l’anglais par Jean Deurbergue, Paris, Gallimard, « Folio bilingue », 1985. Toutes les citations sont tirées de cette édition à laquelle les références seront désormais données directement dans le texte, entre crochets. L’extrait commenté va des pages 73 à 83, de « Nous finîmes par déboucher » à « sa tête laineuse tomber sur son sternum. »

2 Edward W. Saïd, Culture et impérialisme (1993), trad. de l’anglais par Paul Chemla, Paris, Fayard, 2000, p. 61.

3 Le « déchiffrement différé », traduit l’expression anglaise « delayed decoding » forgée par Ian Watt dans son analyse du roman de Conrad : « Impressionnisme and Symbolism in Heart of Darkness », in Joseph Conrad : A commemoration, éd. N. Sherry, Londres, 1976, p. 37-53.

4 David Van Reybrouck, Congo, une histoire, trad du néerlandais par Isabelle Rosselin, Paris, Actes Sud, « Babelio », p. 75 : « Stanley fut nommé […] Bula matari, « casseur de pierre », par les Bakongo parce qu’il pouvait faire exploser des rochers avec de la dynamite. Le terme Bula matari allait même devenir plus tard celui désignant le pouvoir colonial. »

5 Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, vers 1 à 3, trad., introduction et notes de Jacqueline Risset, Paris, GF-Flammarion, 1992, édition bilingue, p. 24-25.

6 « There’s no initiation either into such mysteries. He has to live in the midst of the incomprehensible, which is also detestable. » (p. 34 et 35).

7 Sur les ordres de discours, voir l’article de Peter Brook, « Un rapport illisible : Au cœur des ténèbres », Poétique n° 44, Le Seuil, 1980.

8 Dans le deuxième volume des Misérables, Jean Valjean et Cosette au cours d’une de leurs promenades matinales croisent une chaîne de forçats, apparition d’autant plus terrifiante qu’elle impose aux yeux du héros un passé d’infamie qu’il désire oublier.

9 « It wasn’t a quarry or a sandpit, anyhow. It was just a hole. […] I discovered that a lot of imported drainage-pipes for the settlement had been tumbled in there. There wasn’t one that was not broken. It was a wanton smash-up. » (p. 78-79).

10 Ces procédés sont très fréquents dans L’Acacia de Claude Simon mais aussi dans le style « baroque » de Lobo Antunes.

11 À propos de l’influence du roman de Conrad sur les analyses d’Hannah Arendt dans son ouvrage sur L’Impérialisme, voir l’article de Marie Baudry : « Relire Au cœur des ténèbres avec Hannah Arendt », en ligne sur le site du CRLC : http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/FR/Page_colloque_detail.php ?P1 =488 .

12 P. 146 et 147.

13 « La mort est la sanction de tout ce que le narrateur peut raconter. Son autorité, c’est à la mort qu’il l’emprunte. » (Walter Benjamin, « Le Narrateur, Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov » [1936], Écrits français, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1991, p. 278-279.)

14 Philippe Lacoue-Labarthe, « L’Horreur occidentale », La Réponse d’Ulysse et autres textes sur l’Occident, Fécamp, Imec, « Archives de la pensée critique », 2012.

15 J. Conrad, Le Nègre du « Narcisse », trad. de l’anglais par Robert d’Humières, Paris, Gallimard, 1913, « Préface », p. 10.

16 Hannah Arendt, L’Impérialisme [1958], trad. de l’anglais par Martine Leiris, in Les Origines du totalitarisme, t. 2, Paris, « Points Essais », 2002, p. 74.

Pour citer cet article

Agathe Salha, « Le bosquet de la mort dans Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad », paru dans Loxias, 59., mis en ligne le 02 juin 2018, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8957.

Auteurs

Agathe Salha

Maître de conférences en Littérature comparée à l’université Grenoble Alpes, membre de l’U.M.R. 5316 Litt&Arts, Agathe Salha a travaillé sur la réception de l’Antiquité, sur la forme des Vies imaginaires, sur les liens entre histoire et mémoire dans la littérature contemporaine. Elle a dirigé, avec Anna Saignes, un ouvrage collectif sur le programme de littérature comparée, Romans de la fin d’un monde, paru aux PURH, en 2015.