Loxias | 60. Hommage à Michel Butor | I. Hommage à Michel Butor 

Sofiane Laghouati  : 

Michel Butor, créateur autopoïétique

Résumé

Le caractère exemplaire de l’œuvre de Butor et son apparente hétérogénéité disent la fin d’une « assignation à résidence d’écrivain » : elles témoignent non seulement de l’évolution, et de la transformation du champ littéraire, mais également de la perception de ses signataires. Michel Butor a fait de son œuvre une formidable machine autopoïétique : c’est même le processus de génération de l’œuvre par excellence, c’est-à-dire dans la pluralité et l’hétérogénéité des créations qui le constituent, qui nous permet de penser sa complexité. Après avoir exploré les structures et la manière dont s’organisent les différentes matières de l’écriture, je tâcherai de montrer comment le concept d’autopoïèse, emprunté à la biologie, nous permet de penser à nouveaux frais l’appréhension de l’œuvre et de son auteur.

Index

Mots-clés : arts , autopoïèse, intergénérique, littérature

Plan

Texte intégral

Pour Mireille Calle-Gruber

Détours : prolégomènes

Dans les premières pages de son journal Le Métier de vivre, publié à titre posthume, Cesare Pavese s’interroge sur la nature même de sa poésie et du rapport qu’elle entretient avec le pays qui l’a vu poindre : « Je ne suis pas encore sorti de la simple ré-élaboration de l’image matériellement représentée par mes liens originels avec mon milieu1 ». Cette œuvre qu’il est en train de produire et qui, sui generis, crée son propre milieu n’est-elle pas celle-là même qui génère, avec l’œuvre poétique, le poète ? Et d’abord quel est ce monde que crée la poésie ? Et que dire des poèmes d’un recueil, produits dans des conditions si différentes les unes des autres ? Comment font-ils monde et que nous disent-ils du poète ? « Est-il possible de donner une valeur « d’appartenance à un ensemble » à un poème conçu en soi, au hasard de l’inspiration ?2 »

Composé au jour le jour, entre 1935 et 1950, ce journal, retrouvé comme un testament dans sa chambre de suicidé, nous interpelle. Au seuil de la postérité, l’œuvre et sa réception reflètent-elles ou disent-elles quelque chose susceptible de caractériser une identité, l’appartenance ou non à un champ artistique ou intellectuel ? Quant à l’appartenance à un espace réel ou symbolique, quelles sont les conditions de leur permanence qui fixeraient ou caractériseraient, dans une œuvre, ce que nous sommes ?

Ces interrogations, certes topiques de la littérature, prennent une couleur particulière quand on s’intéresse à l’appréhension de l’œuvre-Léviathan de Michel Butor, créateur touche-à-tout. Cet infatigable voyageur, dont une statue le représente à Genève attendant un taxi pour l’aéroport et le monde, était-il plus français que suisse, plus niçois que normand ? Cet homme dont l’œuvre a exploré les tréfonds de la littérature et, de manière plus globale, de la création et de la connaissance était-il plus écrivain, essayiste, polygraphe que poète ?

Dominique Maingueneau, qui s’est intéressé aux discours constituants et à ce qui relève de l’ethos ou de la posture de l’écrivain, traduit bien par la notion de « paratopie » cette condition de l’homme de lettres :

L’écrivain est quelqu’un qui n’a pas de « lieu d’être » (aux deux sens de la locution) et qui doit construire le territoire de son œuvre à l’intérieur de cette faille même. [C’est] quelqu’un dont l’énonciation se constitue à travers l’impossibilité même de s’assigner une véritable place, qui nourrit sa création du caractère radicalement problématique de sa propre appartenance au champ littéraire et à la société3.

Si cette double impossibilité de « lieu d’être » de l’écrivain est généralisable, selon Maingueneau, à tous les créateurs, elle prend pour Michel Butor un caractère singulier. Celui que l’on désigne comme « l’auteur de La Modification », l’une des incarnations du « Nouveau roman », dont l’œuvre est désormais au programme de l’épreuve anticipée du baccalauréat de Lettres, dans le secondaire français, ne disparaît-il pas des horizons attendus d’une certaine idée de la littérature en prenant ses distances avec son œuvre romanesque ?

Le caractère exemplaire de l’œuvre de Butor et son apparente hétérogénéité disent la fin d’une « assignation à résidence d’écrivain » : elles témoignent non seulement de l’évolution, et de la transformation du champ littéraire, mais également de la perception de ses signataires. Michel Butor a fait de son œuvre une formidable machine autopoïétique : c’est même le processus de génération de l’œuvre par excellence, c’est-à-dire dans la pluralité et l’hétérogénéité des créations qui le constituent, qui nous permettrait de penser sa complexité. Après avoir exploré les structures et la manière dont s’organisent les différentes matières de l’écriture, je tâcherai de montrer comment le concept d’autopoïèse, emprunté à la biologie, nous permet de penser à nouveaux frais l’appréhension de l’œuvre et de son auteur.

Un poète sur la jetée des arts et de la littérature

Plus que romancier, Michel Butor a été poète avant tout. C’est essentiellement avec la poésie qu’il entre dans la vie intellectuelle et artistique de son temps ; c’est encore avec elle qu’il achève son parcours. Si la perception de l’homme devait se mesurer à l’aune des œuvres produites, la poésie occuperait assurément la première place. Davantage, elle marque les moments clés des transformations de l’œuvre.

Étudiant, comme beaucoup, j’ai écrit quantité de poèmes. Ce n’était pas seulement distraction ou exercice ; j’y jouais ma vie. Or, du jour où j’ai commencé mon premier roman, des années durant je n’ai plus rédigé un seul poème, parce que je voulais réserver pour le livre auquel je travaillais, tout ce que je pouvais avoir de capacité poétique ; et si je me suis mis au roman, c’est parce que j’avais rencontré dans cet apprentissage nombre de difficultés et contradictions, et qu’en lisant de grands romanciers, j’avais eu l’impression qu’il y avait là une charge poétique prodigieuse, donc que le roman, dans ses formes les plus hautes, pouvait être un moyen de résoudre, dépasser ces difficultés, qu’il était capable de recueillir tout l’héritage de l’ancienne poésie.
Quand je prononce une telle phrase, j’ai le sentiment de heurter des habitudes de pensée françaises. Ailleurs, on emploie souvent le même mot pour désigner poète et romancier, mais en France la tradition scolaire, raide à l’extrême, divise la littérature en un certain nombre de « genres » bien séparés, le roman et la poésie constituant ce qu’il y a de plus opposé à l’intérieur de ce domaine4.

Ce glissement générique au cœur de la littérature n’est donc pas pour Butor le signe d’un renoncement à la poésie pour la forme romanesque : il s’agit de donner à l’une toute la « charge poétique » de l’autre. Cette question d’un choix d’efficacité générique, dans les années 1950, trouve son pendant dans l’abandon du roman pour une poésie nouvelle la décennie suivante. L’année 1962 est à cet égard symbolique puisqu’elle donne naissance à deux livres : le premier Mobile, étude pour une représentation des États-Unis appert comme une « blessure » de l’ethos-écrivain et le second, Rencontre, réalisé en dialogue avec l’artiste chilien Zañartu, marque l’affirmation de la poésie comme un espace d’exploration de la création et l’une des chambres de métamorphoses pour l’œuvre.

À y regarder de plus près, tout l’œuvre de Butor dit, ab ovo, sa fascination pour la transgénéricité des œuvres, pour la porosité de ces frontières qui départent traditionnellement la littérature des autres formes de savoirs ainsi que des arts, entre eux et en eux. Le premier texte jamais publié par Butor fut le poème « Hommage partiel à Max Ernst » dont il découvre les œuvres à 19 ans.

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Michel Butor, Hommage partiel à Max Ernst © «  BMVR de Nice – bibliothèque Romain Gary »

Il y exprime non seulement sa fascination pour les images surréalistes de l’artiste, « toutes pleines déjà de ce mystère moderne5 », mais également pour ce qu’elles mettent en jeu :

L’homme aux yeux fous
qui voulait tuer la peinture,
mais la peinture était sa vie
et fut plus forte6.

On peut supposer que pour Butor, c’est Max Ernst qui a voulu « tuer la peinture » en confectionnant, tel le chiffonnier baudelairien de Walter Benjamin, de nouvelles trames à partir des oripeaux iconographiques du siècle précédent. Par son art consommé du collage, Ernst pose pour Butor la question des frontières génériques comme celle des processus de création qui l’occuperont toute sa vie. Et c’est d’abord par le truchement de la forme poétique qu’il tâchera d’y répondre.

Dans les quelques textes qu’il consacre partiellement ou exclusivement au travail de Max Ernst, Butor s’attache à montrer la dimension littéraire du plasticien signalant, par exemple, que :

C’est d’abord dans le titre des tableaux ou collages que la littérature de Max Ernst prend son envol, […] titres souvent intégrés plastiquement à l’œuvre même, non seulement frappants, et conservant une partie de leur pouvoir détachés de l’image qu’ils désignent, mais parfois d’une longueur surprenante7.

C’est ensuite par les matières utilisées que la poésie d’Ernst s’exprime :

(Max Ernst, par exemple, n’avait-il pas montré dans Les Malheurs des Immortels quelle poésie on peut faire jaillir de la superposition « d’images de catalogue », ne devait-il pas le montrer bien mieux encore dans ses grands « romans » par collages ?) 8.

C’est enfin dans les œuvres publiées en volumes d’Ernst que se dit, plus qu’ailleurs, son génie littéraire :

Ainsi dans les romans-collages à légendes, tableau et titre sont ces deux acteurs qui se rencontrent dans le lit en apparence non convenant de ces pages enchaînées en un mouvement romanesque, en réalité si approprié, les rendant illustration et légende. La physique du livre en est tout illuminée. […] Dans l’originale [d’Une semaine de bonté] les superbes teintures des couvertures des cinq cahiers faisaient respirer les pages blanches (les nouvelles éditions ont avec ces multiples le même rapport qu’une reproduction honnête sur papier avec une toile). Depuis que je les ai vues pour la première fois, pendant la guerre, j’ai envie d’introduire mes propres mots dans cette danse9.

Si la fréquentation des milieux surréalistes, grâce à l’écrivain Michel Carrouges, n’est assurément pas étrangère à sa découverte d’autres usages possibles des rapports aux images et aux textes, ainsi qu’aux genres et formes qui habituellement les subsument, elle ne fait en réalité que mettre en exergue l’intérêt , voire la fascination, de Michel Butor pour toutes les œuvres de l’esprit qui osent les passages de frontières, qu’elles soient symboliques, génériques ou matérielles.

Dans la série d’écrits qu’il publie entre 1948 et 1982, d’abord dans différents journaux puis en volume et, enfin, exclusivement sous cette forme, Michel Butor ne va jamais cesser de dire cet attrait pour la transgénéricité constitutive des arts et de la littérature. Le texte qui en est l’expression la plus manifeste est très certainement Les Mots dans la peinture (1969) :

Laissant à regrets pour l’instant de fascinants, d’éclairants autres lieux, autres temps, contentons-nous d’un regard rapide sur la peinture occidentale depuis la fin du Moyen Âge en ce qui concerne les mots.
Dès qu’on a posé la question, on s’aperçoit qu’ils y sont innombrables, mais qu’on ne les a pour ainsi dire pas étudiés. Intéressant aveuglement, car la présence de ces mots ruine en effet le mur fondamental édifié par notre enseignement entre les lettres et les arts.
Notre expérience de la lecture comporte en fait une considérable partie verbale. Nous ne voyons jamais les tableaux seuls, notre vision n’est jamais pure vision. […] Dès que nous nous mêlons tant soit peu de beaux-arts, on nous a parlé, on nous a montré, nous avons reçu une invitation, vu des affiches, feuilleté, lu parfois un catalogue, nous sommes venus voir quelque chose qui avait déjà dans notre esprit une forte détermination ; bien plus forte encore si nous allons au musée. Que de paroles, en effet, y conduisent ou troublent notre visite10 !

Dans cet essai qu’il dédie à son ami Jean-François Lyotard, Butor « cartographie » différentes acceptions du titre. Ainsi « les mots dans la peinture » sont composés des dispositifs de médiation qui accompagnent les arts picturaux : de sa littérature scientifique à ses discours constituants ou ses paratextes. Ce sont également les frontières qui délimitent l’œuvre dont il est ici question : le titre, la signature, les mots peints dans l’œuvre sont autant de chemins qu’arpente et interroge notre auteur, comme des ambigüités fascinantes. Il parvient à saisir cet indécidable entre le lisible et le visible dans une très belle formule : « On disait autrefois que les poètes peignent avec des mots ; les peintres le peuvent aussi11 ».

D’abord publié aux éditions Albert Skira, en1969, accompagné de nombreuses illustrations, le texte est repris sans les images et mis en volume avec vingt autres essais pour former le quatrième tome de Répertoire IV en 1974. Dans sa première version, ce texte est précédé par deux volumes importants : Répertoire III qui réunit également 21 articles revus et augmentés et Essais sur les Essais consacrés à l’œuvre de Montaigne.

La composition des cinq volumes, réunis sous les noms génériques de Répertoire obéit à une double logique d’intrication poïétique formelle et symbolique. Comme le souligne très justement, dans sa préface du premier volume des Répertoire des œuvres complètes, Mireille Calle-Gruber :

Michel Butor pratique le mélange des genres, l’essai est un espace polytechnique dans l’exercice codifié de la critique universitaire. Et comme toujours avec lui, la liberté est une contrainte, soigneusement pesée en ses effets ; le livre est pensé dans sa double dimension : unique et sérielle. Une complexité croissante scande la progression. Le premier Répertoire ne présente que des textes sur la littérature. Le second ajoute la musique à la littérature. Le troisième fait entrer la peinture. Le quatrième ajoute la géographie. Le cinquième reprend toutes ces voix et les mixe, parmi elles apparaît la fiction12.

Ainsi le troisième volume (Répertoire III) fait la part belle à l’image : dans l’essai sur Les Ambassadeurs d’Holbein, l’anamorphose du crâne va avoir une fonction essentielle dans la lecture du capital symbolique de l’œuvre ; dans celui qu’il consacre à la Corbeille de fruits du Caravage, œuvre singulière et charnière, il souligne l’évolution religieuse et mentale modernes ; l’importance pour la modernité japonaise et occidentale de l’œuvre d’Hokusai est magnifiée dans les « Trente-six et dix vues du Fuji » ; ailleurs, ce sont les ruptures et les permanents recours aux œuvres de la tradition qui sont montrés chez Picasso ; il y a également les promesses d’une réalité harmonieuse pour conjurer le désordre contemporain chez Mondrian, l’œuvre de Rothko, de Monet… Chez tous, Butor met en exergue des éléments de sa propre démarche, ou qu’il fait siens à partir de sa lecture de leurs œuvres…

Qu’ont ces œuvres de fascinant pour Butor ? À dire vrai, elles apparaissent comme autant de métaphores ou de catachrèses visuelles qui entrent en résonnance avec sa propre recherche scripturaire. Elles sont autant de tentatives artistiques pour exprimer les singularités et les trémulations du contemporain composées à la fois des vestiges des formes anciennes, de la création de formes et surtout de langages nouveaux. Si la réflexion que suscitent les œuvres d’autrui nous enjoint de considérer ce qu’elles éclairent de la démarche de Butor, les essais qu’il consacre à la littérature n’en sont pas moins éclairants sur l’influence qu’exercent sur lui ces œuvres « capitales ». Ainsi, dans « Le roman comme recherche » (1955), l’un de ses premiers essais publié après son premier roman Passage de Milan (1954), Butor exprime une ambition pour la littérature est ses acteurs semblables à ce qu’il perçoit dans les autres arts :

La recherche de nouvelles formes romanesques dont le pouvoir d’intégration soit plus grand, joue donc un triple rôle par rapport à la conscience que nous avons du réel, de dénonciation, d’exploration et d’adaptation. Le romancier qui se refuse à ce travail, ne bouleversant pas d’habitudes, n’exigeant de son lecteur aucun effort particulier, ne l’obligeant point à ce retour sur soi-même, à cette mise en question des positions depuis longtemps acquises, a certes, un succès plus facile, mais il se fait le complice de ce profond malaise, de cette nuit dans laquelle nous nous débattons. Il rend plus raides encore les réflexes de la conscience, plus difficile son éveil, il contribue à son étouffement, si bien que, même s’il a des intentions généreuses, son œuvre en fin de compte est un poison13.

Comme la poésie le fut pour le roman, le dernier essai de Répertoire III, « La littérature, l’oreille et l’œil », dit la collision/collusion des arts et de la littérature. Il annonce également Les Mots dans la peinture qui sera publié l’année suivante, puis repris dans Répertoire IV :

Non seulement l’origine de toutes les écritures connues, au sens restreint du mot écriture, est le dessin, mais ce dessin qu’est l’écriture joue dans le spectacle qui nous entoure aujourd’hui un rôle si important qu’un paysagiste est bien obligé de mettre des mots à l’intérieur de ses peintures14.

D’une mise à l’essai à sa transformation : Montaigne et la citation

Michel Butor nous invite à une écriture complexe qui ne se révèle que si l’on s’intéresse aux liens entre les microstructures de l’œuvre (poèmes, récits, essais…) et les macrostructures qui les régissent et les transforment. S’il n’est pas étonnant d’assister à la métamorphose des textes lors de leur mise en réseau − de sorte qu’en portant le même titre la matière diffère quelque peu −, la composition globale des Répertoire nous renseigne sur d’autres enjeux. Chacun des 5 volumes est composé de 21 essais, soit 105 essais comme un « retrait respectueux15 » à l’égard de l’œuvre de Michel de Montaigne, dont Les Essais comptaient précisément 107 exercitationes.

Ce projet d’essais en volumes, sous l’égide de Montaigne, n’est pas apparu d’emblée à Butor sous cette forme ainsi qu’il nous le rappelle dans le dernier essai du dernier Répertoire, intitulé « Répertoire » :

Lorsque j’ai publié le premier Répertoire, le chiffre 21 m’a été donné par les circonstances : ces vingt et un textes étaient ceux que j’avais envie de reprendre à ce moment-là ; ils me semblaient former un ensemble cohérent, de dimensions raisonnables. Mais il aurait pu y en avoir quelques-uns de plus ou de moins. C’est lors de la parution du second tome que, pour lui faire bien équilibrer le premier, j’ai décidé que le nombre serait le même, et aussi l’organisation générale : au commencement vues d’ensemble, études des auteurs particuliers ensuite, disposées en gros selon l’ordre chronologique de ceux-ci, explications concernant mes propres travaux à la fin. Dès ce moment je me suis demandé pourquoi ce chiffre m’avait convenu et me convenait si bien. Je me le demande encore, mais je peux indiquer deux raisons : d’abord il est impair, ce qui permet à l’ensemble de se déployer autour d’un pivot, dans chaque volume, le onzième essai, mais je ne pense pas y avoir fait spécialement attention, même pour celui-ci, d’autre part c’est le produit de 3 par 7, deux nombres qui jouent un rôle éminent dans les grilles de correspondances traditionnelles en Occident. […] Répertoire est donc la première de mes séries à atteindre ce chiffre de cinq que j’ai décidé fatidique, au-delà duquel je ne veux plus poursuivre, je veux aiguiller autrement. […] Il est certain que des structures mathématiques fort générales commandent notre imagination ici et maintenant, et donc que les mathématiques sont un des moyens d’investigation poétique les plus puissants16.

Parmi les autres enjeux de ce dernier texte : les questions de genres, de formes et de matières apparaissent comme essentielles. Pour ses essais, Butor nous dit faire feu de tout bois : en compagnie de fragments d’ouvrages avortés ou articles recomposés, qui font le matériau des Répertoire, ce sont surtout les canevas de conférences dont l’efficacité orale doit trouver dans la matière écrite un chemin pour « transformer l’essai ». Entre ces différents états, il note cependant une évolution de sa pratique. S’il apporte un soin particulier à garder une « couleur » orale aux textes issus de prises de paroles d’autres, construits dans l’esprit d’un dialogue ou de la conversation, vont naturellement prendre, dans l’espace de l’essai ou ailleurs dans l’œuvre, des teintes orales. C’est que la ligne de partage et la nature de ce qui relève de l’un et l’autre champ s’estompent avec le temps. Il en va de même avec de nombreux autres éléments des textes.

Ces notions de temporalité et de nature de l’écrit, qui intéressent Butor au plus haut point, l’occupent déjà lors de la « mise en volume » de Répertoire III et surtout des Essais sur les Essais de Montaigne publiés la même année 1968. Pour ces derniers, il travaille à leur composition depuis 1964. Sollicité par le directeur de la collection 10/18 chez Plon pour une lecture recomposée de l’œuvre de Montaigne, par une série d’introductions pour chaque livre, Butor va au contraire montrer l’importance de l’organisation interne de l’œuvre, souligner sa propre temporalité. Dès l’incipit on peut ainsi lire :

Prenons, dans une édition ancienne, presque n’importe quel passage des essais. […] Nous savons qu’une moitié de ces lignes a été écrite plus de huit ans après l’autre. Trouvez donc la jointure. Essayez, puis vérifiez. […] Qu’à l’intérieur de chaque chapitre les paragraphes ne se suivent pas selon leur âge, un simple coup d’œil d’une édition critique suffit à nous en assurer. Que la « naissance » des trois livres forme une succession chronologique, nul ne songerait à le contester […] Mais de l’ordre des chapitres à l’intérieur de chaque livre : opportunité ou chronologie ? Ceux qui parlent de l’« empilage » des Essais, les interprétant comme une sorte de journal intime, choisissent nécessairement la thèse de la chronologie, mais pas ouvertement puisque dans la plupart des cas particuliers elle est indéfendable, et en directe contradiction avec la pratique ultérieure de Montaigne […]. La succession de deux chapitres peut certes correspondre à l’ordre de leurs « naissances », mais ce principe de rangement est entièrement subordonné à l’autre17.

En introduction du quatrième et dernier chapitre des Essais sur les Essais, Butor fait un constat qui nous dit l’esprit dans lequel il envisage la temporalité de l’écriture :

Le 12 juin 1588, Michel de Montaigne rajeunissait la date de son avis au lecteur pour présenter le fruit de huit années de nouvelles aventures et d’essais, son ouvrage augmenté d’un troisième livre et de six cents additions aux deux premiers, qui allait encore augmenter18.

Or, si Butor se met à l’école « buissonnière » de Montaigne, c’est qu’elle est tout à la fois chemin de vie et de création. Il s’agit moins, avec les Essais sur les Essais, de questionner leur transgénéricité intrinsèque que de caractériser, à travers eux, la dimension protéiforme et évolutive de toutes les « œuvres d’esprit » qui fascinent Butor, depuis le début de sa vie intellectuelle, et lui permettent également d’interroger l’évolution de sa propre pratique. L’une des grandes leçons de maître Montaigne est très certainement cette forme d’humilité qui consiste à ne pas renier, dans l’acte de créer, le rôle essentiel de la rencontre, attendue ou fortuite, des hommes et de leurs œuvres et dont l’expression la plus manifeste est très certainement la citation :

Dans les passages les plus délicats, Montaigne va donc accumuler des citations sans nom d’auteurs, pour tenir à distance le demi-savant, lui faire croire qu’elles sont toutes d’auteurs très fameux, de grandes autorités, surtout quand ce n’est pas vrai. Il lui arrive d’ailleurs, et il le reconnaît dans un autre passage, de déformer complètement le sens de l’auteur ancien [...] À l’égard du savant véritable, les citations vont permettre une stratégie plus subtile, car au réseau déjà fort complexe de noyaux rayonnants elles vont en superposer un second. [A]u cours de sa lecture, [le savant va chercher à] replacer [les citations de vers] dans l’œuvre originelle telle qu’il s’en souvient, chacune par conséquent va renvoyer aux vers qui la précèdent ou qui la suivent, aux pages des Essais où ceux-ci sont cités, vont suggérer d’autres trajets dans la forteresse-jardin, d’autres rapprochements, d’autres possibilités d’interprétation19.

Pour dire cette complexité mouvante de l’être, Montaigne nous donne à lire une « marqueterie mal jointe » qui, selon Butor, s’inscrit dans un réseau de textes, d’auteurs ainsi que dans une temporalité qui ne rencontre que rarement la chronologie ou la linéarité. Elle exprime au contraire l’aporie de notre humaine condition puisqu’il s’agit de témoigner, en quelque sorte, de nos métamorphoses dans cette forme singulière qu’est l’écriture, pour Montaigne, et comme le sera toute forme de création où l’esprit s’appose sur la matière, pour Butor.

Ainsi les exercitationes sous l’égide de Montaigne, ou « essais de soi », sont affaires de réécriture : ils sont ici envisagés comme le point de rencontre et de rupture, entre la « mêmeté » de l’identité, au seuil de son expérience solipsiste, et les relations, réelles ou symboliques, qui la transforment, l’édifient et l’accompagnent simultanément. Mireille Calle-Gruber a raison de souligner la dimension « tiers » de l’essai de Montaigne à Butor :

Se mettre à l’essai, ce n’est pas seulement se mettre à faire de la critique littéraire, c’est aller à soi par l’autre, l’autre qui est celui qui toujours fait mon portrait ; c’est y aller avec « l’allure poétique » qui est, précise Butor citant Montaigne, « à saut et gambades », c’est-à-dire par analogies, affinités, associations, constellations. Car l’autre n’est pas ici un double, ni l’image en miroir : il est, de façon plus complexe, le tiers. Autre il demeure ; il appelle, et ça me regarde ; il n’y a pas identification, mais indexion ; passage à soi par la bande ; ricochet20.

D’ailleurs, les trois livres des Essais de Montaigne sont adressés à un ami en particulier et à un temps défini : le premier au passé et à La Boétie « l’ami perdu » ; le second au présent et à cet autre découvert au long des Essais, « lui-même » ; le troisième à « l’ami futur qui remplira la place prête pour lui » − celle du lecteur, de la communauté de ses lecteurs aux premiers rangs desquels siège Butor comme il nous le rappelle dans les dernières lignes des « Essais sur les essais ».

Ainsi il s’adresse à travers les nuées de poudre dont il se sentait environné à nous tous et au monde, il nous convie à entrer dans cette galerie d’où le monde apparaît à travers un air nettoyé, et, comme il a si bien su faire siennes les citations qu’il empruntait aux auteurs de l’antiquité, il nous invite à faire nôtres ses sentences.
Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans difficulté (mais certes non sans travail), je pourrais aller autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde21.

Cette dernière confidence de Butor nous rappelle que, dès les premiers articles, ses écrits sont emplis de cet usage de la citation qui transforme les textes dans leur passage au Répertoire et ailleurs. Dans les actes du colloque de Cerisy consacré à Michel Butor, en 1976, Françoise van Rossum-Guyon montre très bien quelles sont les « Aventures de la citation chez Butor22 ». Référence qui ouvre l’œuvre sur un environnement culturel et l’éclaire d’une nouvelle lumière quand elle est explicite, la citation, célèbre ou anonyme, peut aussi devenir dans son découpage un élément critique ou le matériau principal d’une œuvre nouvelle.

D’ailleurs dans mes propres livres que de citations ! Que de passages qui sont des citations transformées ! Tout nouveau texte n’est-il pas la transformation d’un ensemble de textes antérieurs23 ?

Or, quand elle n’est pas explicitée, la citation subit chez Butor souvent un découpage et une métamorphose assimilables à une forme d’innutrition ou d’une intertextualité fine. Cet usage particulier de la citation, explicite ou non, l’inscrit certes dans la continuité de Montaigne, mais davantage encore dans l’Histoire de la littérature dont il se veut l’un des maillons :

Il n’y a pas d’œuvre individuelle. [...] L’œuvre d’un individu est une sorte de nœud qui se produit à l’intérieur d’un tissu culturel au sein duquel l’individu se trouve non pas plongé, mais apparu. L’individu est, dès l’origine, un moment de ce tissu culturel. Aussi bien, une œuvre est-elle toujours une œuvre collective. C’est d’ailleurs pour cela que je m’intéresse au problème de la citation24.

Plus que la matière il s’agit de prendre pour modèle la manière25 de Michel de Montaigne. Ainsi, mutatis mutandis, peut-on lire parmi les « fortunes » et « opportunités » qu’il suscite chez Montaigne, le propre cheminement de Butor. Et l’on retrouve, çà et là, les mêmes termes pour parler de l’œuvre maîtresse :

La forme des Essais est ainsi constituée peu à peu pour pouvoir capter de mieux en mieux cette source, cette profonde fortune26.

Ou de son premier roman Passage de Milan ?

Les formes qu’on utilise sont faites pour révéler le monde, bien sûr, mais par contre pour révéler l’auteur lui aussi et cet auteur se révèle peu à peu. Au début, il y a une certaine grammaire à apprendre, on apprend à lire pendant les premières pages et puis une fois qu’on a les éléments à sa disposition, on peut lire. […] Tout ouvrage est didactique à cet égard, tout ouvrage bien fait est un ouvrage qui est fait pour nous aider à le lire, donc les choses sont disposées de telle sorte que nous puissions peu à peu le lire de plus en plus27.

Cette façon qu’a Butor de kaléidoscoper, simultanément en différents « modes », nous dit quelque chose d’essentiel sur sa manière d’appréhender et de construire son approche transgénérique propre à la lumière de créations tierces. En chiffonnier baudelairien, il nous rappelle également qu’il est impossible de démêler l’écheveau entre dimensions théoriques ou artistiques d’une œuvre, de toutes les choses qui la nourrissent ; qu’au contraire elles se construisent simultanément et participent à la transformation de leur signataire.

Penser et écrire la complexité : à la recherche des hommes et des œuvres pluriels

Très tôt fasciné par la complexité de la création28, et des chemins qu’elle peut prendre, il défendra ainsi la thèse que Rimbaud ne fait ses adieux qu’à une certaine forme de littérature29, qu’elle prend dans ses projets et lettres d’autres formes. Quand il s’intéresse à Baudelaire, Butor adopte également différents modes et approches des matières étudiées. Dans le premier Répertoire, l’essai « Les Paradis artificiels » (1959), il choisit de montrer l’importance de l’œuvre éponyme en prenant comme point de départ une image plurielle et même transgénérique :

Baudelaire ne se contente pas de fabriquer des poèmes et de les mettre en vente comme des objets d’art ; il n’est pas seulement poète, il est critique, et grand critique de lui-même ; il ne lui suffit de commencer à comprendre lui-même ce qu’il fait, il lui est nécessaire d’essayer de le faire comprendre à autrui, d’essayer de donner à autrui le mode d’emploi de la poésie, d’aider autrui à en faire une lecture correcte et fructueuse30.

Mais il y a davantage, car Les Paradis artificiels est un recueil essentiel dans l’œuvre du poète, mais également pour la poésie et l’écriture de la modernité. Selon Butor, chez Baudelaire les drogues sont des viatiques : haschisch et opium jouent « le rôle de deux grandes images31 » qui permettent, comme le faisait autrefois l’analogie à la musique et à la peinture, d’accéder à la puissance poétique dont les « effets incomparablement [sont] plus puissants et stables32 ».

Lorsqu’il appréhende à nouveau Baudelaire, en 1961, c’est cette fois par le truchement d’une lettre à Charles Asselineau dans laquelle il relate le récit du rêve qu’il vient de faire. Butor va se saisir du document et déployer, dans un ouvrage plus conséquent, une réflexion qui tient à la fois de l’analyse, de l’enquête et du récit. Après avoir introduit la lettre de Baudelaire in extenso, Butor dans son Histoire extraordinaire, essai sur un rêve de Baudelaire (1961) va opérer, par le jeu des citations, quelques opérations de transformations. Comme le souligne Jacques La Mothe :

Nous retrouvons le texte de Butor apparemment identique au texte de Baudelaire. Toutefois ce qui a été souligné par Baudelaire ne l’est plus, comme si Butor par cette suppression, en transformant un détail particulier du texte d’origine, se trouvait à en modifier le timbre en entier. […] Si le texte a tendance à pratiquer l’inclusion de ses aspérités, dans sa reprise on assiste aussi à un recentrement, à une condensation du texte tant du point de vue de certains éléments liés à la ponctuation que de celui du sens. […] Ainsi Butor semble s’approprier le rêve de Baudelaire écrit sous forme de premier jet de façon à en établir une seconde élaboration non pas définitive, loin de là, mais qui lui permette de hanter Baudelaire tel le poète des Foules et par là, de dialoguer avec ce Revenant considérable33.

Si l’on peut s’étonner dans les deux cas de l’économie de la mise en œuvre − quatre pages d’article pour un recueil capital contre un livre pour une lettre −, il faut surtout souligner la nature des moyens utilisés. D’un côté la convocation de la puissance des psychotropes fait image à la poésie. De l’autre, c’est l’utilisation d’un document privé, à la périphérie de l’œuvre, sur une matière des plus intimes, inconnue au poète-même, qui se retrouve comme propulsée au cœur du processus de création : celui du poète assurément, celui de Butor tout autant. Comme nous invite malicieusement à l’entendre Butor dans L’« Autre Note » amphibologique sur laquelle se clôt Histoire extraordinaire :

Certains estimeront peut-être que, désirant parler de Baudelaire, je n’ai réussi qu’à parler de moi-même. Il vaudrait certainement mieux dire que c’est Baudelaire qui parlait de moi. Il parle de vous34.

C’est en effet depuis son expérience de lecteur et de regardeur que s’élabore et se transforme son expérience de créateur et l’inverse est également vérifiable à mesure que croît son dialogue avec les plasticiens et leurs livres à partir de 1962. Toutefois, là n’est pas le propos de Butor. Il ne s’agit plus de savoir si nous avons affaire au Butor lecteur, scripteur, essayiste, romancier, critique ou professeur : ce ne sont pas ses lignes de partition, puisqu’il embrasse tout sans partage.

Le plus bel exemple est peut-être cette nouvelle occurrence autour de la figure et de l’œuvre de Baudelaire, qu’est l’Opusculum Baudelairianum où, à la manière du travail plastique de Jiří Kolář, Butor va commenter son travail tout recomposant des vers des Fleurs du mal puis des fragments du Spleen de Paris créant ainsi une petite œuvre littéraire (opusculum) au carrefour des arts :

Mon cher J.K.
Il s’agissait, non point de rédiger une préface au sens ordinaire du terme, mais pour jouer convenablement avec vos images, de soumettre le texte baudelairien à certaines techniques parentes des vôtres, avec le même respect et la même distance, découvrant en elles par le même mouvement ce par quoi elles pouvaient justement se réclamer de l’enseignement du poète. […]
Un tel traitement, tout en soulignant l’extraordinaire parenté des textes choisis, commandés par les mêmes maîtres-mots : cœur, mer, soir, parfum, à tel point qu’outre les discrets coups de pouce nécessaires à une plus libre circulation du flux grammatical, j’ai dû apporter quelques corrections pour éviter des répétions gênantes, met en évidence l’autonomie de leurs vers, mais, éloignant les rimes les unes des autres, transformant en réverbération évasive leur instance, modifie leur musique. C’est comme une nouvelle orchestration ; c’est bien la même mélodie, mais le timbre sonne tout autrement ; notre temps a passé par là35.

On pourrait, in fine, arpenter tous les autres territoires de l’œuvre pour se rendre compte comment Butor tire le meilleur parti des pratiques et des genres auxquels il se confronte tout en interrogeant et enfreignant les limites qui s’imposent à lui. Si ces explorations lui permettent de poser de nouveaux jalons, dans son processus créatif, elles esquissent également, au Butor en devenir, de nouveaux champs.

La poésie explorée dans sa jeunesse va, dans ses solutions de continuité, d’abord trouver son chemin dans la forme romanesque même si le roman montre qu’il est « incapable d’intégrer tous les nouveaux apports36 » :

J’ai écrit un certain nombre de textes romanesques, puis des livres qui pouvaient, malgré certaines nouveautés, rester encore à l’intérieur du genre romanesque. [...] Au début, je me suis adressé au roman parce que j’estimais que c’était la forme la plus libre, la plus englobante. Et puis, au bout d’un certain temps, je me suis rendu compte, ayant écrit des textes critiques, théoriques qui ne pouvaient entrer directement à l’intérieur de romans, que ce n’était pas réalisable37.

La sortie du roman, dont il fallait « faire sauter la fermeture » avec Portrait de l’artiste en jeune singe (1967) – qui est présenté non plus comme un roman mais un capriccio –, augure également celle de l’essai à la fin des Répertoire. Cette sortie ne sera pas cependant sans quelques butins qui vont lui permettre de trouver rapidement un certain vocabulaire formel et graphique. Dès son premier roman Passage de Milan, l’auteur utilise le saut de ligne pour indiquer au lecteur le changement de focalisation narrative. Ces jeux de composition se développent ensuite sur l’ensemble de son œuvre : formant tour à tour une grammaire invisible au service de la poésie, comme partitions où marquer les différents registres de voix ; où, à la faveur des jeux typographiques, se révèlent différentes modalités, tonalités, registres, gammes… La série des 5 volumes d’Improvisations qui, comme le capriccio, emprunte aussi à la musique son nom et ses formes, est intriquée à celle de la poésie, de l’essai, et puise sa matière dans les cours de littérature que donne Butor à l’université.

Après l’abandon de la poésie puis du romanesque, dans les années 1950, 1962 marque une nouvelle transformation formelle de l’œuvre de Butor avec : d’un côté Rencontre avec le peintre Enrique Zañartu qui lui permet, par le dialogue avec les arts, de revenir à une poésie qui réinvente ses formes et ses contraintes ; de l’autre, Mobile, étude pour une représentation des États-Unis qui est assurément l’œuvre-clé à partir de laquelle, la littérature, en ce compris la « littérature scientifique » et toutes sortes d’écrits à sa périphérie, s’affirme comme matière et œuvre plastiques.

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Mobile étude pour une représentation des États-Unis © Éditions de La Différence, Paris, avec l’aimable autorisation des ayants-droit

À l’instar des mobiles d’Alexander Calder, qui jouent de la tension entre l’équilibre fragile des contrepoids et le mouvement du balancier, à l’image des coulées et de projections de peinture de Jackson Pollock, auquel l’ouvrage est dédié, Mobile est une invitation au voyage et au mouvement : à une mobilité dans la page et par elle sur les territoires américains à travers le temps et l’espace. Le choix des caractères, l’italique et le romain, nous invite à penser Mobile comme une partition musicale, dans un jeu entre les couplets et le refrain, tandis que le principe de la liste et les jeux d’homonymie permettent de « parcourir » tous les États-Unis en passant du nom de la capitale d’un état à celui d’une ville secondaire dans un autre. Il y aussi des leitmotive qui se complexifient au fil des pages :

On commence sur le thème des Indiens, qui s’efface progressivement à mesure qu’apparaît et s’amplifie le thème des Noirs… [...] Laissez-vous guider par votre œil. J’ai voulu échapper à la convention livresque ordinaire, qui veut qu’il y ait un fil du discours, qu’on suive ligne à ligne, en finissant par oublier qu’un livre est d’abord un objet. Ici, vous êtes immédiatement appelé dans plusieurs directions à la fois : les capitales appellent les capitales, l’italique, l’italique ... C’est exprès, pour vous obliger non plus à suivre un chemin linéaire, mais à faire des trajets en étoile... Il faut se promener dans Mobile, c’est un livre qui joue dans l’espace38.

Outre cette circulation dans l’œuvre, Michel Butor fait des catalogues de vente par correspondance, mode de vente et de consommation fort peu présents alors en Europe, autant de bréviaires et d’abécédaires pour appréhender l’espace paginal et le territoire américain. Mobile est ainsi conçu sur le principe de la liste du catalogue : non seulement elle peut supporter d’infinis ajouts, suggérant l’ouverture, l’immensité et la diversité américaine, mais en même temps, paradoxalement, le catalogue met en avant l’uniformisation et la standardisation des modes de vie.

Mobile donne suite par sa matière, et non par sa manière, au premier volume de la série des cinq Génie du lieu, cependant que la fortune graphique de sa forme signifiante, dont la composition typographique fut confiée au célèbre Massin, affleure comme un limon fertile dans de nombreux ouvrages tant dans la série du Génie du lieu, que dans l’entretien fictif avec Béatrice Didier (Le retour du Boomerang) et le capriccio autobiographique (Portrait de l’artiste en jeune singe) avec de nouvelles fonctions et de nouveaux enjeux.

Créer une machine autopoïétique

À l’affirmation introductive de Dominique Maingueneau, selon laquelle tout écrivain ou créateur n’a pas « lieu(x) d’être », l’œuvre de Butor semble répondre doublement : si, d’une part, ce sont la littérature et les arts qui n’ont pas « lieu(x) d’être », du devenir des uns (artistes ou écrivains) dépendent les autres (littératures et arts) ; d’autre part, si l’on considère ces pratiques du point de vue de leur transgénéricité, elles nous enjoignent de penser à nouveaux frais leur nature et celle de leurs signataire(s).

Assurément la question de la nature indécidable de la littérature, est déjà une réflexion au long cours. William Marx écrit, dans La Haine de la littérature, que celle-ci « n’a pas d’objet propre39 » et décide de la caractériser précisément par ce qu’elle n’est pas, ou à partir de ce que les autres champs veulent bien lui concéder. On songera pareillement à l’image du vaisseau Argo, qui sert à Roland Barthes de métaphore pour la désigner, et dont les écrivains et les poètes, en équipage temporaire, contribuent tout à la fois à maintenir l’unité et à renouveler la structure :

Je désire, je souffre, je m’indigne, je conteste, j’aime, je veux être aimé, j’ai peur de mourir, c’est avec cela qu’il faut faire une littérature infinie. L’affectivité est banale, ou, si l’on veut, typique, et ceci commande tout l’être de la littérature ;car si le désir d’écrire n’est que la constellation de quelques figures obstinées, il n’est laissé à l’écrivain qu’une activité de variation et de combinaison : il n’y a jamais de créateurs, rien que des combinateurs, et la littérature est semblable au vaisseau Argo : le vaisseau Argo ne comportait – dans sa longue histoire – aucune création, rien que des combinaisons ; accolée à une fonction immobile, chaque pièce était cependant infiniment renouvelée, sans que l’ensemble ne cessât jamais d’être le vaisseau Argo40.

À sa manière, Butor se propose de répondre à la double injonction contradictoire d’une littérature qui ne cesse de se renouveler par ses formes, ses matières et ses moyens, mais qui se donne, cependant, assez de caractéristiques pour témoigner d’une certaine continuité d’elle-même. On peut dès lors qualifier le processus d’écriture de Butor d’autopoïétique.

Construite sur le préfixe grec, αὐτός (soi-même) et ποιεῖν (faire, fabriquer), cette notion d’autopoïèse, je l’emprunte à deux biologistes, Humberto Maturana et Francesco Varela, qui ont cherché à définir par-là le vivant à partir de l’observation d’une cellule :

Un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau. Il s’ensuit qu’une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Ainsi, une machine autopoïétique est un système à relations stables dont l’invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit)41.

L’idée proposée par les deux biologistes est de concevoir l’autopoïèse comme un réseau de relations où chaque composante participe à la production et à la transformation des autres éléments permettant, à la manière du vaisseau Argo, la nécessaire stabilité et répondant au besoin de transformation. Cette description de la vie cellulaire a servi de modèle dans d’autres domaines comme les groupes sociaux et humains ou l’intelligence artificielle. Toutefois, notons une première différence essentielle : dans le cas de l’autopoïèse, le système semble se suffire à lui-même, dans l’Argo son renouvèlement dépend des Argonautes.

Cette conception de la vie cellulaire, et par elle de la création, a été l’objet de discussions qui me semblent servir ici le propos.

La formule de l’autopoïèse décrit la circulation d’une sorte d’activité vitale qui est plus qu’une circulation automatique. Sinon, il serait impossible que se produisent les transformations que l’on peut observer chez les amphibiens. Dans la circulation mécanique, c’est un mécanisme de simple autonomie qui est en jeu. Ce n’est qu’une partie de ce qu’on appelle traditionnellement autoconservation. À s’en tenir là, on ne décrirait qu’une petite partie de l’essentiel de la vie : l’autoproduction implique la production continue de soi, le soi comprend en lui le devenir perpétuel de lui-même. C’est là un aspect essentiel qui a échappé à Maturana et à Varela qui ont eu le tort de se contenter de la notion d’autoconservation42.

Selon Hideo Kawamoto, l’autopoïèse de Maturana et Varela mérite d’être spécifiée selon deux choses qui ne sont pas des invariants absolus : le temps et l’espace dans lequel la cellule, où toute « machine autopoïétique » est amenée à évoluer. Le réseau de relation est à la fois clos (l’unité cellule) et ouvert dans la mesure où, étant un système dissipatif, il dépend des échanges d’énergie et de matière avec l’environnement dans lequel il évolue. Davantage, la cellule est doublement tributaire de son environnement : elle dépend d’un environnement auquel elle doit s’adapter et, tout en mettant en place les propres conditions de sa survie, se constitue son espace de survie. Pour filer la métaphore de l’Argo, la mer et le temps du mythe sont à la fois les raisons de la permanence et de la transformation du vaisseau par les argonautes ; comme le navire est nécessaire à l’existence du mythe et des mers qu’il y parcourt...

Évoquant dans ces pages le parcours et l’œuvre-monde de Michel Butor, on a pu voir sa machine autopoïétique s’accroître : on peut dire qu’elle passe d’une structure semblable à la description de la vie cellulaire selon Maturana et Varela à celle proposée par Kawamoto. En effet, Butor n’a cessé d’intégrer de nouveaux sujets et de nouvelles matières à son œuvre, mais également d’y assumer des rôles, d’abord différents puis de plus en plus intriqués et indifférenciés. D’abord poète sur une matière picturale, puis cherchant dans le romanesque le souffle poétique, tout en poursuivant une pratique d’essayiste, il renonce au roman, mais pas au récit, pour des formes plus transgénériques où théories et pratiques ont partie liée. À chaque étape du cheminement, sa pratique n’a jamais cessé de se complexifier : au gré des rencontres ou de ses découvertes, Butor a dit ses métamorphoses et celles de son œuvre au point qu’un texte publié dans une revue ou journal, pour un cours ou une conférence, n’était plus tout à fait de même nature dans sa reprise en essais (Répertoire), en Improvisations, Illustrations...

Si l’écriture est habitée par la curiosité sans bornes de Butor, pour les sciences et toutes autres formes de savoirs − comme l’alchimie −, son écriture est hantée par la peinture et la musique, pratiques pour lesquelles il a toujours eu une inclination naturelle43. Et c’est assurément dans la rencontre avec les artistes contemporains et leurs œuvres, qui ont été les matières et les manières de nombreuses collaborations44, que se sont nourris et l’homme et l’œuvre :

Cette collaboration avec les artistes m’apporte énormément, chaque artiste me fournit un monde particulier et l’effort que je fais pour entrer à l’intérieur de sa chambre, de son domaine, m’oblige à inventer et à écrire des choses nouvelles que je n’aurais jamais imaginées. Je n’aurais pas pu écrire sans leur aide, parce que la plupart du temps ces réalisations sont faites en sens inverse de l’illustration habituelle étant donné le statut du livre et de l’écriture en Occident en général. C’était le texte d’abord, puis l’illustration ou l’ornementation, mais en ce qui me concerne, très souvent c’est prioritairement l’objet, la gravure ou le livre entièrement fait et à l’intérieur duquel il faut que j’introduise mon écriture, ce qui me donne une prosodie extérieure, des contraintes qui me sont très utiles, illuminées par l’œuvre de l’artiste45.

C’est dire si on est loin, chez Michel Butor, d’une représentation monolithique de l’œuvre ainsi que de la figure du Grantécrivain46 des siècles précédents. On ne cherchera guère plus avec lui un style, une littérarité, capable de fixer pour l’éternité son identité littéraire. C’est que l’époque n’est plus à la fixation, avec laquelle avait maille à partir Cesare Pavese, ni à celle de l’écrivain comme figure d’autorité. Jan Baetens a raison de souligner que :

le grantécrivain a dû céder le pas, potsmodernité et remplacement du Grand Récit par les microhistoires obligent, à une foule d’écrivains minuscules, sans que le glissement vers de nouveaux imaginaires supprime toute trace du modèle récusé47.

Pour autant à l’aune de l’œuvre réalisée, Michel Butor ne peut pas être envisagé non plus comme cet « écrivain minuscule » que Baetens décrit. Plus précisément, il a connu la gloire du grantécrivain dès ses premiers romans, consacrés par de nombreux prix, mais il était déjà ailleurs quand on le sollicitait encore pour incarner cette figure moribonde ou pour adopter son ethos. Dire de Michel Butor qu’il était « en avance sur son temps », formule du reste assez usée, ne serait guère juste. Au contraire, Michel Butor a été « de son temps » en menant la littérature au seuil des expérimentations, recherches et trouvailles glanées dans d’autres champs auprès des artistes ses contemporains48. Aussi ne pouvait-il plus être seulement écrivain, pas davantage à l’ancienne mode qu’à la nouvelle. Et s’il lui est arrivé d’être cet « homme-orchestre49 », que décrit Baetens à propos de l’écrivain contemporain, c’est moins pour cette finalité particulière que pour accompagner les transformations de sa pratique et de sa personne conjointement.

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Boomerang © Éditions de La Différence, Paris, 2006, avec l’aimable autorisation des ayants-droit.

À l’image des œuvres de ses amis artistes, Butor a défendu par son œuvre une conception large de la littérature, plus transgénérique et moins astreinte à ses formes et moyens traditionnels. À l’instar de ses amis artistes, il nous a également permis de considérer la transformation profonde de la vision et de la place autrefois concédées à la figure de l’écrivain : à sa manière, il nous dit qu’il n’a plus à être assujetti ni aux moyens d’un art ni à ceux d’une condition. Il est à cet égard davantage proche de la qualification de l’« homme pluriel50 » – telle que nous invite à la penser Bernard Lahire en sociologie –, et son œuvre a tenté de dire toutes les métamorphoses, les contradictions et les émulations... Si l’œuvre de Michel Butor parle assurément de lui, incroyable créateur autopoïétique, il parle tout autant de nous ses contemporains et de notre aptitude à considérer la littérature dans le champ des autres pratiques artistiques, comme dans celui de nos vies multiples…

Notes de bas de page numériques

1 Cesare Pavese, Le Métier de vivre, [1958], Paris, Gallimard, 2014, p. 19.

2 Cesare Pavese, Le Métier de vivre, [1958], Paris, Gallimard, 2014, p. 19.

3 Dominique Maingueneau, Les Discours littéraires. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, « U », 2004, p. 85.

4 Michel Butor, « Le roman et la poésie », dans Répertoire II, [1964], Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 371.

5 Michel Butor, « Le point suprême et l’âge d’or à travers quelques œuvres de Jules Verne », [1949], dans Répertoire II [1964], Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 132.

6 Michel Butor, « Hommage partiel à Max Ernst », Vrille, la peinture et la littérature libres, 25 juillet 1945, n.p. (Je tiens à remercier ici la Bibliothèque Municipale à Vocation Régionale de Nice ainsi que la Bibliothèque d’étude et du patrimoine Romain Gary, où se trouve le Fonds Michel Butor, de m’avoir donné accès au document et permis de le reproduire).

7 Michel Butor, « Ce que dit la femme 100 tête », dans Répertoire IV, [1964], Répertoire 2, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 354.

8 Michel Butor, « Le roman et la poésie », dans Répertoire II, [1964], Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 375.

9 Michel Butor, « Ce que dit la femme 100 tête », dans Répertoire IV, [1974], Répertoire 2, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 359.

10 Michel Butor, « Les Mots dans la peinture », dans Répertoire IV, [1974], Répertoire 2, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 119.

11 Michel Butor, « Les Mots dans la peinture », dans Répertoire IV, [1974], Répertoire 2, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 166.

12 Mireille Calle-Gruber, « Les bonheurs de l’essai : à l’école de Montaigne », préface du premier volume des Répertoire des œuvres complètes, dans Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 16.

13 Michel Butor, « Le roman comme recherche », dans Répertoire I, Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 23.

14 Michel Butor, « La littérature, l’oreille et l’œil », dans Répertoire III, [1968], Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, Paris, La Différence, 2006, p. 1042.

15 Michel Butor, « Répertoire », dans Répertoire V, [1982], Répertoire 2, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 804.

16 Michel Butor, « Répertoire », dans Répertoire V, [1982], Répertoire 2, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 804-805.

17 Michel Butor, « Essais sur les essais », [1968], Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 682.

18 Michel Butor, « Essais sur les essais », [1968], Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 619-621.

19 Michel Butor, « Essais sur les essais », (1968), Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 666-667.

20 Mireille Calle-Gruber, « Les bonheurs de l’essai : à l’école de Montaigne », préface, du premier volume des Répertoire des œuvres complètes, dans Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 9-10.

21 Michel Butor, « Essais sur les essais », (1968), Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 715.

22 Françoise van Rossum-Guyon, « Aventures de la citation chez Butor », dans Colloque de Cerisy/Butor, Paris, UGE, 1974, p. 17-39.

23 Michel Butor, « La connexion littéraire », (s.d.), Recherches, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 382.

24 Michel Butor, L’Arc (numéro spécial autour de Butor), n° 39, 1969, Aix-en-Provence, p. 2.

25 « C’est, en cela, radicalement la manière de Montaigne que Michel Butor prend pour modèle et qu’il exporte vers d’autres œuvres ; la manière plus que les matières traitées par Montaigne. » Mireille Calle-Gruber, « Les bonheurs de l’essai : à l’école de Montaigne », préface du premier volume des Répertoire des œuvres complètes, dans Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 8.

26 Michel Butor, « Essais sur les essais », [1968], Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 624.

27 Georges Charbonnier, Entretiens avec Michel Butor, Paris, Gallimard, 1967, p. 78-79.

28 Il envisage au début de sa carrière universitaire une première thèse intitulée « Les aspects de l’ambiguïté en littérature et l’idée de signification », sous la direction de Jean Wahl fondateur du Collègue de philosophie.

29 « Une des grandes erreurs de la critique est de considérer qu’à 20 ans Rimbaud s’est arrêté d’écrire. Il ne veut plus écrire des "chansons", sans doute ne veut-il plus être poète au sens où l’entendent Verlaine et ses amis symbolistes parisiens. La poésie "littéraire" ne l’intéresse plus, mais il ne renonce pas à écrire. Son projet poétique change. […] Il y a des moments où il n’écrit pas, bien sûr. Mais surtout, il prend de la distance par rapport à ce qu’il a écrit. Il n’y a pas une grande rupture dans sa vie, mais une succession de ruptures. […] En 1879, il dit à son ami Delahaye, qui l’interroge sur la littérature : "Je ne pense plus à ça", mais l’année suivante, dès qu’il arrive en Abyssinie, il conçoit le projet d’un livre de géographie et d’ethnographie sur la tribu Galla d’Abyssinie. […] En 1887, il se rend au Caire pour se soigner et publie dans Le Bosphore égyptien son article sur la situation dans le Choa, qui sera transmis à la Société de géographie. De retour en Abyssinie, il s’installe peu à peu à son compte. À partir de ce moment-là, il bazarde l’appareil photo et abandonne tout projet de livre. Son idée fixe est maintenant de se marier et d’avoir un fils. Mais pendant tout son séjour africain, il écrit à sa famille des lettres magnifiques qu’il faut lire absolument ». Michel Butor, « Rimbaud n’a jamais cessé d’écrire », entretiens, dans Lire, novembre 1990.

30 Michel Butor, « Les Paradis artificiels », [1960], dans Répertoire I, Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 120.

31 Michel Butor, « Les Paradis artificiels », [1960], dans Répertoire I, Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 121.

32 Michel Butor, Histoire extraordinaire, Essai sur un rêve de Baudelaire, (1961), dans Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 122.

33 Jacques La Mothe, L’architexture du rêve : la littérature et les arts dans Matière de rêves de Michel Butor, Amsterdam – Atlanta, Éditions Rodopi B.V., 1999, p. 94.

34 Michel Butor, Histoire extraordinaire, Essai sur un rêve de Baudelaire, [1961], dans Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 367.

35 Michel Butor, « Opusculum Baudelairianum », dans Répertoire IV, [1974], Répertoire 2, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 284-286.

36 Michel Butor, « Le roman comme recherche », dans Répertoire I, Répertoire 1, dans Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 23.

37 Michel Butor, « Pourquoi ça marche », TELM Texte en main, n° 2 (Écrire avec Michel Butor), 1984, p. 11.

38 Michel Butor, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire 1956-1996, Nantes, Joseph K. éditeur, 1999, p. 190.

39 « Qu’est-ce que la littérature ? Trop de choses : nul objet identique à lui-même, à travers les siècles, auquel se puisse attribuer ce beau nom ; la réalité est tellement diverse, le nom d’une plate constance. On l’utilise pourtant, sans trop de scrupules, pour désigner des textes dont les plus anciens ont en Occident trois mille ans d’existence (la Mésopotamie et l’Égypte feraient remonter plus haut dans le temps : elles se laissent englober sans davantage de difficulté sous cette vaste et souple dénomination). Qu’est-ce donc qui permet de regrouper sous ce nom trois mille ans de poésie, de fiction, de théâtre, Homère et Beckett, Eschyle et Bolaño, Dante et Mishima ? En toute logique, rien – sinon le fait que ce discours ait été mis au ban de tous les autres et qu’on s’y soit sans cesse opposé : adversaire permanent, ennemi public numéro un, celui qu’on a le plus de plaisir à mépriser, attaquer, dévaloriser. Discours toujours le plus faible, le plus suspect, toujours en voie d’être démodé ou dépassé. Les autres ont tous une identité positive, discutable parfois, mais revendiquée : la philosophie recherche la sagesse, la science la vérité de la nature, la théologie la connaissance de Dieu, etc. Seule la littérature n’a pas d’objet propre : elle en avait, on les lui a volés ». William Marx, La Haine de la littérature, Paris, Éditions de Minuit, 2015, p. 10-11.

40 Roland Barthes, Essais critiques, [1964], Paris, Le Seuil, 1991, p. 14.

41 Francisco Javier Varela, Autonomie et connaissance, essai sur le vivant, [1979], Paris, Le Seuil, 1989, p. 45.

42 Hideo Kawamoto, « L’autopoïèse et l’« individu » en train de se faire », Revue philosophique de la France et de l’étranger 2011/3 (Tome 136), p. 347-363. DOI 10.3917/rphi.113.0347

43 Voir à ce sujet Michel Butor et Lucien Giraudo, 105 œuvres décisives de la peinture occidentale montrées par Michel Butor, Paris, Flammarion, 2015.

44 Plus de 3000 livres d’artiste ont été réalisés par Michel Butor.

45 « Entretien : Michel Butor », propos recueillis par Pierre Caracan, Scènes Magazine, mars 2007. https://owl-ge.ch/arts-scenes/secteur-des-mots-cles/special-20-ans/article/entretien-michel-butor

46 Dominique Noguez, Le grantécrivain et autres essais, Paris, Gallimard, 2000.

47 Jan Baetens, « Écrivains d’aujourd’hui », Sofiane Laghouati, David Martens and Myriam Watthee-Delmotte (dir.), Écrivains : modes d’emploi. De Voltaire à BleuOrange (revue hypermédiatique), Morlanwez, Musée royal de Mariemont, 2012, p. 115-124.

48 Voir à ce sujet le remarquable livre issu de la thèse de Lucien Giraudo, Michel Butor, le dialogue avec les arts, Presses Universitaires du Septentrion, 2006.

49 « [I]l devient typographe, correcteur, éditeur, libraire, diffuseur-distributeur, voire critique et commentateur ». Jan Baetens, « Écrivains d’aujourd’hui », dans Sofiane Laghouati, David Martens and Myriam Watthee-Delmotte (dir.), Écrivains : modes d’emploi. De Voltaire à BleuOrange (revue hypermédiatique), Morlanwez, Musée royal de Mariemont, 2012, p. 123.

50 « On pourrait résumer notre propos en disant que tout corps (individuel) plongé dans une pluralité de mondes sociaux est soumis à des principes de socialisation hétérogènes et parfois même contradictoires qu’il incorpore. Plutôt que de considérer la cohérence et l’homogénéité des schèmes qui composent le stock de chaque acteur individuel comme la situation modale, celle qui est le plus fréquemment observable dans une société différenciée, nous pensons donc qu’il est préférable de penser que c’est cette situation qui est la plus improbable, la plus exceptionnelle et qu’il est bien plus courant d’observer des acteurs individuels moins unifiés et porteurs d’habitudes (de schèmes d’action) hétérogènes et, en certains cas, opposées, contradictoires ». Bernard Lahire, L’Homme pluriel, Les ressorts de l’action [2001], Paris, Fayard, « Pluriel », 2011, p. 50.

Pour citer cet article

Sofiane Laghouati, « Michel Butor, créateur autopoïétique », paru dans Loxias, 60., mis en ligne le 13 mars 2018, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8907.

Auteurs

Sofiane Laghouati

Auteur de travaux et ouvrages en rapport avec les archives littéraires de Michel Butor et d’Henry Bauchau, Sofiane Laghouati s’intéresse tant à l’histoire du livre qu’aux œuvres d’écrivains francophones (Abdelkebir Khatibi, Claude Ollier ou Assia Djebar, Aimé Césaire…) – interrogeant à partir de questions de langues et d’écritures, la formalisation d’enjeux esthétiques, culturels et politiques. Conservateur, chargé de recherche au Musée Royal de Mariemont, il est responsable de la Réserve précieuse d’œuvres graphiques et de livres (1830 – Contemporain) et commissaire de plusieurs expositions autour du livre, des arts graphiques et de la littérature. Il est également professeur invité à l’Université de Louvain-La-Neuve en Belgique, où il enseigne la littérature ainsi que le graphisme appliqué au livre. Responsable de la plateforme www.littératuresmodesdemploi.org, avec David Martens (KULeuven) et Myriam Watthee (UCL) et des RIMELL (Recherches interdisciplinaires sur la muséographie et l’exposition de la littérature et du livre).