Loxias | Loxias 8 (mars 2005) Emergence et hybridation des genres 

Charles Mazouer  : 

L’émergence d’un genre : la comédie-ballet moliéresque

Index

Mots-clés : comédie-ballet , genre, Molière

Plan

Texte intégral

1La comédie-ballet fut créée par Molière, avec l’aide d’un chorégraphe qui composa également, pour l’essentiel, la musique, en 1661 ; mais, après sa mort en 1673, ce genre nouveau ne lui a guère survécu, du moins sous la forme qu’il lui avait donnée. Il s’agit d’un genre composite, hybride, qui veut mêler trois arts et leurs trois langages : le verbe du dialogue dans la comédie récitée, le langage des sons et celui de la chorégraphie ; le mélange était donc particulièrement instable. Nous appelons traditionnellement ce genre comédie-ballet, alors même que ni Molière ni ses immédiats contemporains ne se sont jamais servis de ce terme – sauf une fois, dans des conditions très particulières, pour Le Bourgeois gentilhomme. Ce genre a été à peu près totalement ignoré des théoriciens et de la critique esthétique du temps. Molière, pourtant, l’illustra une douzaine de fois – les comédies-ballets représentent près de 40% de sa production – et avec quelques chefs-d’oeuvre, comme Le Bourgeois gentilhomme ou Le Malade imaginaire.

2Pour qui s’intéresse aux problèmes d’identité générique et s’interroge en particulier sur l’émergence des genres, cette part capitale de l’œuvre moliéresque offre donc un champ de réflexion particulièrement riche, que je me propose de parcourir. La démarche se fera en trois étapes, qui permettront au moins de poser quelques jalons. Il faut réfléchir d’abord sur les conditions de naissance de la comédie-ballet. La désignation du genre mérite ensuite quelques réflexions ; nous verrons qu’on ne peut guère aller au-delà des questions de désignation, car le genre, totalement ignoré par la théorie, n’est ni légitimé, ni combattu. Enfin, ce genre nouveau entraîne pour son créateur, ou ses créateurs, des problèmes de poétique, c’est-à-dire des problèmes techniques de fabrication. Si Molière n’eut ni le temps ni le goût de formuler ses problèmes et de justifier les solutions qu’il y apporta – Molière n’est pas Corneille qui, jusqu’en 1660, c’est-à-dire pendant au moins trente ans, éclaira continûment son lecteur sur la fabrique de son œuvre – il perçut parfaitement la grande question technique et esthétique du genre : celle de l’unité, à laquelle il travailla.

3La première apparition du genre eut lieu avec Les Fâcheux. Nous sommes au château de Vaux-Le-Vicomte, en août 1661, lors de la grande fête que le surintendant Fouquet – il aura bientôt à s’en repentir – donne au jeune roi Louis XIV. Dans la nuit encore chaude que rafraîchissent les eaux, au milieu de l’obscurité éclairée de quelques étoiles et d’une multitude de flambeaux, un théâtre est dressé dans le parc, au bas de l’allée des sapins, sur lequel doivent paraître comédiens – ceux de Molière – et baladins. Pour comprendre l’émergence du genre, il faut bien se représenter ce cadre, discrètement et joliment évoqué par La Fontaine, qui était présent, dans une lettre à son ami Maucroix.

4Trois facteurs vont faire naître la comédie-ballet et lui permettre de se développer, que je présente par ordre d’importance croissante.

5Molière a d’abord saisi l’occasion aux cheveux. La naissance du genre est parfaitement fortuite ; elle ne résulte d’aucun projet, d’aucune méditation préalable. Seule entre en ligne de compte la pression des circonstances, et la réponse que des artistes inventifs durent donner, dans l’urgence, à une difficulté pratique. Molière, qui est plutôt avare de préfaces, prit la peine d’en rédiger une en éditant ses Fâcheux et de dire « deux paroles des ornements qu’on a mêlés avec la comédie » – notez au passage ce mot d’ornement et l’expression qui parle de mélange. Je redonne ce texte connu :

Le dessein tait de donner un ballet aussi ; et, comme il n’y avait qu’un petit nombre de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l’avis fut de les jeter dans les entractes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes baladins de revenir sous d’autres habits.

6Bref, on a dû démembrer un ballet, en disloquer les entrées et les jeter dans les intervalles entre les actes de la comédie parlée. La comédie-ballet résulte du démembrement d’un ballet dont les membra disjecta farcirent et complétèrent une comédie.

7Notons bien que, pour le présent, il ne s’agit que du mélange de la comédie et d’entrées de ballet ; la musique, composée presque complètement aussi par Beauchamp, le chorégraphe qui se chargea de la danse, n’intervient que pour soutenir et entraîner les danseurs. Il faut attendre la comédie-ballet suivante, Le Mariage forcé de janvier 1664, pour que la musique se taille une place autonome dans le spectacle, à côté des entrées de ballet, sous forme de musique instrumentale – ouverture et ritournelles – et de musique vocale – récit de la Beauté, air du Magicien). Désormais, toutes les comédies-ballets mêleront les trois langages.

8On peut dire que l’occasion relève de l’anecdote, non des raisons profondes qui expliquent la naissance du genre ; elle est indispensable, mais elle explique peu. La première comédie-ballet ajuste ensemble des formes existantes ; ce qui est nouveau, Molière le dit aussitôt dans sa préface des Fâcheux, c’est le mélange. Etait-il d’ailleurs absolument nouveau ? Comment Molière put-il imaginer une conjonction nouvelle des formes ?

9Sans remonter jusqu’aux Grecs – mais on sait que l’Antiquité fonctionne alors comme instance de légitimation obligé, et Molière, dans la même préface, ne manque pas de mentionner très allusivement, pour faire mine de justifier la nouveauté, « quelques autorités dans l’Antiquité » –, des antécédents ne manquent pas. Depuis le Moyen Age, les représentations théâtrales en France connaissaient des interventions musicales ; au XVIIe siècle, la représentation des tragédies était communément entrecoupée d’intermèdes musicaux et les pièces à machines usaient de la musique et de la danse. La commedia dell’arte comprenaient des passages musicaux et des passages dansés ; l’opéra italien agrémentait sa représentation d’intermèdes dansés entre les actes. Ce sont autant de formes embryonnaires d’une certaine union des arts.

10Beaucoup plus importante pour la naissance du nouveau genre s’avère la tradition du ballet de cour. En 1652, le gazetier Loret parle d’un beau ballet où il y avait comédie et farce ; mais on ne sait pas de quoi il s’agit. Du théâtre dans le ballet. Dès 1654, Lully prit l’habitude de glisser des pages vocales – des récits – sur des paroles italiennes dans ses ballets, probablement sous l’influence de l’opéra italien. Voilà de la musique vocale dans le ballet. En 1655, à la troisième entrée de la deuxième partie du Ballet des plaisirs, Scaramouche, Trivelin et Pantalon représentaient une pièce courte et ridicule. Voilà du théâtre dans le ballet ! On cite souvent le Ballet de l’ Amour malade, de 1657, dont un voyageur parle comme d’un « ambigu de ballet, de comédie et de farce » ; en effet, Lully y introduisit trois scènes entièrement chantées en italien, devenant une sorte de petite comédie mise en musique. L’habitude restera d’intégrer des pièces vocales en italien ou en français, et même de la musique instrumentale, sous forme de concert ou de symphonie, dans les ballets.

11Tout cela donne une idée vague, incomplète et mal formée de ce que pourrait être une comédie-ballet ; mais cela montre que Molière, son musicien et son chorégraphe avaient à leur disposition des formes constituées et utilisables, et même des exemples de tentatives de mélanges. Toutefois, ni le ballet, qui restait absolument étranger au dialogue dramatique parlé, ni l’introduction de passages musicaux ou de quelques danses décoratives dans des représentations théâtrales, ne pouvaient faire accéder au genre de la comédie-ballet, dans son originalité et dans la spécificité de ses équilibres. On peut donner raison à Donneau de Visé qui, dans Le Mercure galant de 1673, affirme que Molière a « le premier inventé la manière de mêler des scènes de musique et de ballets dans ses comédies ». Oui, Molière eut bine le mérite d’une synthèse créatrice originale et il peut à juste titre affirmer, en tête des Fâcheux, que « c’est un mélange nouveau pour nos théâtres ».

12J’ai insisté tout à l’heure sur le cadre de la création des Fâcheux ; il faut y revenir et préciser. Le genre nouveau plut immédiatement au jeune roi et se développa, selon la volonté de celui-ci, comme divertissement royal.

13Sans doute Molière a-t-il presque toujours voulu donner ses comédies-ballets aussi dans son théâtre parisien du Palais-royal, et avec les ornements de musique et de danse. Mais toutes les comédies-ballets ont été écrites, à partir de 1664, pour les fêtes et divertissements royaux. Et il faut prendre au pied de la lettre le trio vocal qui forme le prologue musical de L’Amour médecin, chanté par la Comédie, la Musique et le Ballet – les trois personnages allégoriques qui symbolisent les arts constitutifs de la comédie-ballet :

Quittons, quittons notre vaine querelle
Ne nous disputons point nos talents tour à tour
    Et d’une gloire plus belle
    Piquons-nous en ce jour :
Unissons-nous tous trois d’une ardeur sa ns seconde,
Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde.

14Oui, Molière, fournisseur avec sa troupe pour les divertissements royaux, au service du roi, fut courtisan – un courtisan, assurément qui savait mêler connivence assez profonde avec son prince, et liberté de jugement ! Car tous les divertissements et fêtes royales sont voulus, commandités par le roi et destinés à le glorifier, à glorifier sa politique et à glorifier la monarchie.

15Pour se donner du plaisir, pour régaler sa cour, pour impressionner l’Europe, Louis XIV réunit les artistes qu’il aime, les fait travailler ensemble ; et il ne se contente pas de donner l’impulsion initiale : il descend dans le détail de la réalisation, qu’il contrôle. Pour avoir le plaisir de la comédie-ballet, il met au travail, avec Molière, son musicien préféré, Lully, le maître de danse Beauchamp, mais aussi un Vigarani, grand maître de la machinerie et de ses enchantements.

16Et il faut bien se représenter le climat de ces fêtes et divertissements royaux, en particulier des grandes fêtes versaillaises qui sont un véritable carrefour des arts où travaille une armée d’artistes et d’artisans, mis en mouvement par la magnificence royale, pour créer de la beauté, de la surprise, de l’émerveillement. Que ce soit dans le parc de Versailles lors des divertissements somptueux de 1664 et de 1668, ou dans des salles des châteaux de Saint-Germain-en-Laye ou de Chambord pour des divertissements moins éclatants, on retrouve partout l’enchantement de la fête baroque à quoi Molière s’est complu et au sein de laquelle il a inscrit toutes ses comédies-ballets. Il a même profité du climat de ces divertissements pour ajouter un autre aspect à son art et enrichir sa pensée comique : au-delà d’une certaine dureté de la comédie réaliste et de son rire, la comédie-ballet accède à une fantaisie joyeuse, un peu irréelle, à une certaine poésie même.

17En un mot, sans le service du roi et sans les divertissements royaux, il n’y aurait jamais eu de comédies-ballets.

18Mais comment désigner ce nouveau genre ? Comment l’inscrire dans la liste des genres canoniques ?

19Avant d’être défini et reconnu, un genre nouveau affirme son existence par une désignation et se donne un nom. Or, tant Molière que ses contemporains ont été fort embarrassés en cette occurrence. Du côté du créateur comme du côté de la réception de ce nouveau genre de spectacle, on trouve hésitations et difficultés – essentiellement du fait que la comédie-ballet mêlait arts et genres différents.

20Molière ne donna pas de nom au mélange nouveau qu’il avait créé. Quand il publia se comédies-ballets, donc de son vivant, Molière les désigna simplement comme comédies. Quelques exceptions, cependant. La princesse d’Elide n’est pas publié à part, mais s’intègre dans le volume qui rend compte des Plaisirs de l’île enchantée (1664) ; elle est désignée – par qui, exactement ? – comme « comédie mêlée de danse et de musique ». Pour cette même comédie-ballet, La Grange Vivot, dans leur édition de 1682, diront « comédie galante mêlée de musique et d’entrées de ballets ». La deuxième exception est fort intéressante, car elle met en circulation notre appellation générique traditionnelle : Molière publie Le Bourgeois gentilhomme en tant que comédie-ballet. Mais il convient aussitôt d’en voir la raison : Molière ne découvre pas en 1670, tout à coup, le terme qu’il cherchait pour ses spectacles de cour – et j’ai déjà fait remarquer que ce terme convient mal pour rendre compte de l’union des trois arts – ; il imagine simplement la terminologie la plus exacte pour le spectacle complet du Bourgeois gentilhomme, c’est-à-dire une comédie plus le grand Ballet des nations auquel assistent tous les personnages de la comédie et qui clôt le spectacle dans sa complétude. Le Bourgeois gentilhomme est une comédie-ballet car il est constitué d’une comédie suivie d’un ballet – pas du tout par référence aux nombreux ornements dansés et musicaux qui se trouvent à l’intérieur des cinq (trois à la création, à Chambord) actes de la comédie bourgeoise. On expliquerait de manière analogue, par la présence de grands ballets, le fait que Psyché ait été éditée par Molière sous l’appellation de tragédie-ballet. Enfin, Le Malade imaginaire, dont Molière n’a pu donner une édition avant sa mort, parut pour la première fois comme « comédie mêlée de musique et de danse ».

21En somme, pour Molière, ses comédies-ballets sont une sorte de sous-genre de la comédie, qu’il ne cherche pas à inscrire au tableau des genres reconnus. Peut-être parce que sa volonté constante a été que le dramaturge ait la haute main sur le spectacle et pense lui seul la totalité que le musicien et le chorégraphe sont invités à orner de leur art. L’auteur de la comédie veut garder la primauté. Pour chaque spectacle donné à la cour, des livrets étaient imprimés et distribués aux spectateurs, avec la trame du spectacle et le nom des danseurs et des musiciens. Ces livrets, dont Molière n’est pas responsable, parlent de ballet (pour Le Mariage forcé), en passant sous silence la comédie, ou de divertissement « mêlé de comédie, de musique et d’entrées de ballet » (pour Monsieur de Pourceaugnac).

22La désignation de comédie-ballet commence à apparaître avec l’édition de 1682 des œuvres de Molière, due à La Grange et Vivot, mais très timidement, pour le seul Monsieur de Pourceaugnac. En revanche, elle sera systématisée au XVIIIe siècle, dans l’édition de 1734.

23Les contemporains de Molière qui ont vu ces spectacles sont aussi embarrassés pour les désigner. Gazetiers et chroniqueurs signalent tous la difficulté – il y a mélange d’arts et de genres connus –, hésitent entre un terme générique ou l’autre et finissent par adopter une désignation longue qui les additionne. Loret signale Le Mariage forcé comme « pièce assez singulière » : ballet et comédie en prose à la fois – mettant d’ailleurs le ballet en premier, ce qui constitue une indication intéressante concernant la réception du spectacle ; de la même manière, par parenthèse, les modernes musicologues parlent plus volontiers des comédies-ballets de Lully… Au XVIIe siècle, donc, on parlera d’une comédie mêlée, entremêlée, accompagnée ou accrue de ballets. Robinet, pour Les Amants magnifiques, présente une hésitation intéressante : « ballet en comédie ou bien comédie en ballet » ; il est vrai que la structure de ce spectacle était particulière et que le déséquilibre entre la comédie et les entrées de ballet se réalisait au détriment de la comédie, qui semblait servir de simple fil directeur pour amener les spectacles musicaux et dansés. Les interventions musicales sont elles aussi explicitement mentionnées dans désignations, à partir de George Dandin ; on précise alors la présence de récits, d’airs, de concerts ou tout simplement de musique. Le Grand Divertissement royal de 1668 – où, en une structure encore fort originale, une grande pastorale en musique de Lully enchâssait justement ce George Dandin – posait clairement le problème terminologique pour désigner un spectacle particulièrement hybride. La Gazette trouve une désignation fort juste, mais d’une longueur qui avoue son échec à trouver un terme unique pour le genre ; elle parle, en choisissant d’ailleurs de privilégier l’œuvre de Molière par rapport à la pastorale en musique de Lully, de « cette comédie, qui était mêlée dans les entractes d’une espèce d’autre comédie en musique et de ballets ». Félibien de son côté, qui se chargeait des comptes rendus officiels des grandes fêtes royales, mais aussi sensibles et intelligents, souligne que l’unité du spectacle est faite du mélange très diversifié entre une comédie récitée en prose et une autre où les vers chantés et les danses charment les yeux et les oreilles.

24On le voit : le XVIIe siècle ne dispose pas d’un terme simple et sans équivoque qui puisse désigner le nouveau genre moliéresque. Les dictionnaires de Richelet, de Furetière et de l’Académie ignorent l’existence de la comédie-ballet ; et il faudra attendre longtemps pour le dictionnaire de l’Académie fasse droit au genre, et de manière erronée : dans sa 9e édition de 1986, il consacre une sous-entrée à la comédie-ballet, dans l’article comédie, avec une définition inexacte et un exemple faux ! C’est le XVIIIe siècle qui adoptera le terme de comédie-ballet et l’imposera.

25S’il n’a pas de nom au XVIIe siècle, ce genre existe-t-il ? Chercha-t-il à se légitimer, à se définir afin de se constituer ?

26Molière ne nous a jamais donné un exposé de ces autorités de l’Antiquité qui assoiraient l’autorité du nouveau genre ; sa promesse de la préface des Fâcheux était une plaisanterie : moquerie à l’égard des pédants qui vont chercher leurs théories et leurs règles – au prix parfois de contresens et de contorsions qui faussent toutes les perspectives historiques – chez les anciens Grecs et les anciens Latins. Et pour cause ! Ce genre tout moderne, apparu dans un contexte bien particulier et bien daté, n’a pas de référence dans l’Antiquité.. Pas davantage, on s’en doute, Molière n’a pris la peine de produire quelque texte théorique que ce soit pour définir le genre de la comédie-ballet, bien qu’il ait eu une conscience très aiguë, comme nous allons le voir, des problèmes esthétiques qu’il posait.

27Par ailleurs, le genre de la comédie-ballet n’a aucune sorte d’existence chez les théoriciens et critiques du temps. Seul le théoricien du ballet, le P. Ménestrier, mentionne Le Mariage forcé dans Des ballets anciens et modernes de 1682 ; il le fait à cause des ballets qui faisaient partie de la comédie et constituaient des intermèdes au théâtre parlé. Mais il n’est absolument pas sensible à la spécificité de la création moliéresque en ce genre nouveau issu de la rencontre de plusieurs arts. Et à part le P. Ménestrier, rien d’autre. La comédie-ballet fut parfaitement ignorée par la théorie dramatique du temps.

28Pourquoi ce silence d’indifférence ou de mépris ? On peut toujours faire des hypothèses. Peut-être considérait-on que la comédie-ballet n’était qu’une variété de la comédie, elle-même bien répertorié comme genre traditionnel ; au fond, Molière lui-même n’était sans doute pas très éloigné de cette position. Comme genre de cour, réservé d’abord aux divertissements royaux, la comédie-ballet pouvait ne pas mériter l’attention des législateurs du Parnasse. Enfin, le caractère parfaitement hybride de la comédie-ballet, qui semblait mélanger les incompatibles en brouillant les catégories fixées, avait de quoi gêner autant les créateurs que les théoriciens.

29Molière, s’il ne formula aucune théorie, s’il n’imagina jamais de méditer quelque art poétique de la comédie-ballet, fut bien le premier à affronter le problème esthétique du genre : le mélange des trois arts et de leurs langages. Il le pointa dès Les Fâcheux où il s’efforça, dit-il, de coudre au mieux les entrées de ballet au fil de la pièce, « et de ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie » (Avertissement au lecteur). Les ornements font rire, charment, émeuvent, plaisent en un mot par les grâces unies de la poésie, de la musique et de la danse. Mais comment réaliser l’heureuse intégration de ces ornements dans la comédie ? Comment « enchaîner ensemble tant de choses diverses » (Avant-propos des Amants magnifiques) ? Quelle vraisemblance esthétique donner à leur union ? L’analyse des œuvres montre les difficultés, les tâtonnements et laisse entrevoir l’idéal esthétique d’union réussie entre les ornements et la comédie auquel Molière aspira et auquel il parvint parfois.

30Avant même d’envisager l’enchaînement des ornements de musique et de danse, leur couture à la comédie, il convient d’apprécier, à l’intérieur de chaque comédie-ballet, la place et l’importance relative des éléments musicaux et chorégraphiques par rapport à la comédie proprement dite – bref, l’équilibre esthétique du mélange nouveau pour les théâtres. Deux tendances de distinguent.

31L’une convient bien à notre goût : la comédie y reste prééminente tandis que les parties chantées et dansées y occupent une place relativement modeste et s’intercalent naturellement dans la suite de l’action dramatique. On le voit bien dans Le Mariage forcé, dans L’Amour médecin, parfaitement dans Le Sicilien – la plus exquise, peut-être, des comédies-ballets de Molière – et encore dans Monsieur de Pourceaugnac. L’autre tendance paraît dans La Princesse d’Elide et l’emportera, sous la pression de Lully sans doute, et en tous cas en conformité avec le goût du roi et de la cour : c’est le développement des intermèdes, avec aussitôt la volonté de les organiser dramaturgiquement. La Princesse d’Elide comporte six de ces intermèdes, qui se lient entre eux. Pour George Dandin les intermèdes se sont tellement développés qu’ils sont devenus une grande pastorale en musique de quatre actes qui enchâsse les trois actes de la petite farce paysanne ; c’est en somme, en un étrange renversement, la comédie des Molière qui sert d’intermède à la pastorale de Lully ! Les Amants magnifiques reviennent à une hiérarchie moins paradoxale, mais on a parfois l’impression que l’intrigue de la comédie galante imaginée par Molière, trop méconnue à l’instar de celles de La Princesse d’Elide où le dramaturge classique annonce Marivaux, sert un peu de prétexte au déploiement d’une série de six spectacles intérieurs.

32Le Bourgeois gentilhomme représente une apothéose du genre – récapitulant tous les agréments de musique et de danse possibles, dans la continuité de la comédie qui demeure la base du spectacle qu’enrichissent le musicien et le chorégraphe, et en les intégrant naturellement à elle. Si l’on ajoute le Ballet des nations, qui dure plus de quarante minutes, on voit culminer ici la tendance au développement, voire à l’hypertrophie des ornements. Molière a sans doute cherché un nouvel équilibre des volumes avec son nouveau musicien pour Le Malade imaginaire, qui revient pour l’essentiel aux intermèdes séparés ; mais près de la moitié de la partition de Charpentier est consacrée au Prologue, cette grande églogue en musique et en danse que Molière ne put donner devant le roi avant sa mort.

33La chronologie n’a rien à voir ici et ne signale pas un développement rectiligne : pas de progrès organique ! Répondant à des sollicitations impromptues et diverses, Molière a essayé des formules différentes, par goût et par nécessité, avec des continuités et des ruptures, perfectionnant ici, semblant revenir en arrière là.

34Cette observation est entièrement valable en ce qui concerne le grand problème esthétique de ce genre hybride : l’articulation des ornements avec la comédie. Je suis persuadé que Molière avait en vue un idéal d’unité naturelle entre les ornements et la comédie, et qu’il a recherché un lien naturel, un rapprochement justifié, une union nécessaire entre ces éléments disparates ; mais il n’est pas parvenu à cet idéal par une évolution continue : il faut admettre essais, tâtonnements, réussites puis retours en arrières. On ne peut donc présenter qu’une sorte de tableau logique – et non chronologique – des solutions à ce problème, de l’enchaînement le plus lâche à l’unité la plus essentielle.

35Dans certains spectacles, le prologue ou tel ornement sont détachables. Ainsi des prologues des Fâcheux, de L’Amour médecin, du Malade imaginaire ; ainsi du premier intermède du Malade imaginaire. Toute la pastorale en musique qui enrobe George Dandin – elle a son autonomie et sa complétude – peut se séparer de la comédie ; les contemporains le comprirent ainsi et Molière donna George Dandin seul dans son théâtre parisien, non sans changement de signification du spectacle, d’ailleurs.

36Un degré au-dessus, le dramaturge cherche à donner une place nécessaire, une vraisemblance de plus en plus assurée à ses ornements pour les intégrer mieux à un tout unifié de la comédie-ballet. Il y parvient souvent en faisant des ornements des petits spectacles intérieurs que se donnent les personnages de la comédie, des divertissements nécessaires aux héros. On pense aux intermèdes des Amants magnifiques, ou au Ballet des nations ; aux spectacles qu’un galant offre à sa belle ou qui agrémentent la joie finale des noces ; aux divertissements censés dissiper la mélancolie du héros comique dans Monsieur de Pourceaugnac ou dans Le Malade imaginaire ; à tous les ornements de musique et de danse qui chargent le premier acte du Bourgeois gentilhomme, puisque les maîtres doivent donner des illustrations de leur art à Monsieur Jourdain.

37Un dernier pas reste à franchir : faire coïncider le plan de l’intermède avec celui de la comédie, les ornements restant au même niveau que l’intrigue de celle-ci, sur le même plan que le récit théâtral. C’est le cas dès Les Fâcheux et dès Le Mariage forcé, selon une formule qui sera reprise dans les comédies-ballets où le volume des ornements reste modéré. C’est le cas dans La Princesse d’Elide où les intermèdes intérieurs développent une intrigue secondaire, avec des effets de décalage burlesque provoqués par le personnage de Moron – personnage de la comédie et personnage des intermèdes. C’est le cas enfin et surtout dans les deux grandes cérémonies burlesques du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire ; ces deux grands morceaux de haut comique verbal, musical et dansé sont non seulement indispensables à l’action mais indispensables avant tout à la peinture des héros comiques. En faisant de Monsieur Jourdain un mamamouchi et d’Argan un médecin – métamorphose véritable pour eux, déguisement de carnaval pour les autres – Molière montre l’épanouissement de leur illusion en folie et achève de les peindre. L’ornement ne pouvait être mieux justifié ni mieux uni à la comédie.

38On ne me fera pas croire que Molière, sans formuler aucun propos théorique, n’était pas parfaitement conscient de l’enjeu esthétique de son genre nouveau !

39***

40Il faut même penser que Molière fut le seul, avec ses collaborateurs, à être capable de réaliser la difficile unité du genre – unité de structure et unité de signification. Car si ses contemporains et ses successeurs donnèrent des comédies à ballets ou à divertissements musicaux, on ne trouve plus chez eux cette nécessité profonde de l’union des arts, cette unité qui embrasse chez Molière les contrastes de matière et de sens pour produire une signification originale, c’est-à-dire où les ornements combinés avec la comédie offrent à celle-ci une signification qu’elle n’aurait pas exactement si elle était privée d’eux. Chez les épigones, la musique et la danse ne comptent pas peu pour installer l’euphorie ; mais leurs pièces ne sont plus des comédies-ballets comme les concevait Molière.

41La comédie-ballet, genre improbable ? D’une certaine manière, oui : les conditions fortuites de sa naissance et le cadre particulier du divertissement de cour dans lequel elle s’est développée, son caractère essentiellement hybride qui veut rapprocher des arts différents avec leur langage et leur code en transgressant les catégories établies, la difficulté à le désigner, l’absence de toute reconnaissance et de toute théorie le concernant permettent de le penser. Molière, qui le créa, lui donna cependant tout son éclat et laisse voir à celui qui analyse les comédies-ballets qu’il avait clairement conscience des problèmes spécifiques qui se posaient à ces spectacles nouveaux.

42Enfin, la comédie-ballet, qui brilla très peu de temps et ne compta qu’un petit nombre d’œuvres, reste essentiellement un genre éphémère. Molière garda le secret d’un équilibre et d’une proportion bien spécifiques entre la comédie et ses ornements de musique et de danse. La comédie-ballet marque sans aucun doute une étape dans le développement du théâtre lyrique avec des genres bien reconnus dans ce domaine : son héritage fut recueilli par l’opéra-comique ; mais on pourrait évoquer d’autres genres, comme le vaudeville, le Singspiel allemand, l’opérette ou la comédie musicale, qui tous cherchent une alliance et un compromis entre le texte récité et la partie chantée. Mais ce n’est plus la comédie-ballet telle que Molière l’avait conçue … Une douzaine d’œuvres – seraient-elles des chefs-d’œuvre – suffisent-elles à constituer un genre ? On peut toujours en douter ; mais je persiste à penser que, pour isolée et réduite qu’elle soit, la tentative de Molière était bien d’inventer un nouveau genre de spectacle.

Pour citer cet article

Charles Mazouer, « L’émergence d’un genre : la comédie-ballet moliéresque », paru dans Loxias, Loxias 8 (mars 2005), mis en ligne le 15 mars 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=89.


Auteurs

Charles Mazouer

Université Michel de Montaigne-Bordeaux III