Loxias | 58. Doctoriales XIV | I. Doctoriales XIV
Seyedeh Fatemeh Hosseini Mighan :
La femme persane vue par les écrivains voyageurs français à l’époque des Qâdjâr
Résumé
Dans cet article on analysera la signification que revêt la Persane pour les voyageurs français du XIXᵉ siècle et la façon dont ils la décrivent. Pour ce faire, on s’appuiera sur une dizaine de récits de voyage effectués par des Français en Perse entre 1787 et 1925, période correspondant au règne de la dynastie Qâdjâr. On cherchera d’abord les éléments utilisés pour représenter la femme persane comme l’antithèse de l’Occidentale, on tentera ensuite de trouver les origines de ces représentations à la lumière des discours sur l’exotisme et l’altérité.
Abstract
In this article we will analyze the signification that Persian women conveys to the nineteenth-century French travelers and the manner they describe it. To do so, we will adhere to almost ten travel accounts written French travelers between 1787 and 1925 in Persia, the period corresponding to the reign of Qadjar dynasty. We will explore, in the first place, the elements used to represent the Persian woman as the antithesis of the occidental, and then we try to find the origins of these representations in light of the discourses on exoticism and otherness.
Index
Mots-clés : exotisme , femme, Perse, récit de voyage, voyageur
Géographique : Perse
Chronologique : XIXᵉ siècle
Plan
- L’apparence extérieure
- Le voile
- Des « êtres invisibles » aux « Fantômes noirs » de Loti
- La vie quotidienne
- La question du mariage et de la polygamie
- Les activités et les occupations
- Le monde des harems
- Les lieux féminins
- Les fêtes entre femmes
- Une journée au bain
- Dialogue entre Occidentale et Orientale
- Conclusion
Texte intégral
1Dans son Essai sur l’exotisme, Victor Segalen détermine l’exotisme comme « une esthétique du divers1 ». En partant de cette définition, on peut voir les récits de voyage comme un moyen d’étudier l’Autre dans sa différence et dans sa diversité. L’étranger est source d’émerveillement, d’attirance et de crainte et les voyageurs tentent de restituer l’étrangeté de ce qu’ils découvrent à travers des images, des constructions imaginaires et des clichés.
2Chez Segalen, la notion de différence est souvent équivalente à la notion de diversité. Ce sont les différences qui particularisent un élément d’un autre et qui décrivent l’exotique. Dans son Essai sur l’Exotisme, il souligne le fait que la diversité est un élément principal de l’exotisme. On fait allusion à la différence d’autrui tout en restant soi-même.
3C’est dans cette optique que nous allons étudier différentes perceptions de la femme persane. Femme qui est totalement exotique pour les voyageurs parce qu’en plus de son apparence différente, elle est inaccessible. C’est l’une des raisons pour lesquelles il y a souvent quelques contrastes entre les récits des voyageurs et ceux des voyageuses. Cependant tous véhiculent des différences culturelles, religieuses et sociales.
4Pour aborder ce sujet, nous avons sélectionné dix écrivains qui ont voyagé en Perse entre 1786 et 1925, période correspondant au règne de la dynastie Qâdjâr. Nous nous sommes essentiellement concentrée sur les descriptions physiques et vestimentaires. Nous avons volontairement choisi des approches assez différentes. A titre d’exemple, Jean-Baptiste Feuvrier qui était médecin à la cour et qui parlait persan, Carla Serena ou Jane Dieulafoy qui en tant que femme pouvaient approcher plus facilement les Persanes.
5Nous proposons dans un premier temps de décrire l’apparence des femmes persanes en particulier leur voile et les visions poétiques qu’en a faites Pierre Loti. Nous décrirons ensuite la vie quotidienne et sociale de ces femmes : femmes du peuple ou femmes des harems pour nous attarder enfin davantage sur leurs loisirs.
6Dans les témoignages des écrivains, la tenue vestimentaire occupe une place importante. La femme persane est souvent résumée à son apparence. Son allure vestimentaire montre son statut.
L’apparence extérieure
7Deux éléments se retrouvent quasiment toujours dans les descriptions vestimentaires des femmes persanes : le voile et les parures, soit deux éléments antinomiques. Le voile sert en effet à cacher la femme et la parure à la rendre attirante.
8Jean-Baptiste Feuvrier, le médecin du Chah2 entre 1889 et 1892, dans Trois ans à la cour de Perse, oppose la vie publique des femmes, cachées sous l’uniforme du voile, à leur vie privée :
De ce que le costume de ville de toutes les Persanes est généralement de même forme, de même étoffe et de même teinte, il ne s’ensuit pas que le costume qu’il cache ait pour toutes, la même simplicité. C’est à l’anderoun3 que la coquetterie féminine reprend ses droits, se donne carrière ; ici, les bijoux de haut prix, les plus rares étoffes, les tissus les plus riches brochés d’or et d’argent jouent leur rôle4.
9Guillaume Olivier, naturaliste qui a voyagé entre 1792 à 1798 en Perse, relève également cette tendance extrême de la femme orientale à la parure. Selon lui, elle n’est pas instinctive mais conséquence du mode de vie et de la condition de la femme dans la société5.
10Quinze ans après, Gaspard Drouville note également que les bijoux sont indispensables en Perse et que quel que soit la situation de la famille, la femme doit en posséder quelques-uns, en particulier les femmes des harems qui en ont de manière excessive.
11Un siècle plus tard en 1911, Henry-René d’Allemagne remarque que le fait de se parer ainsi est une sorte de distraction chez les riches et un moyen d’augmenter la séduction. En effet « les dames les plus fortunées couvrent leur poitrine de colliers d’or, de perles ou de turquoises, tandis que les femmes plus pauvres se contentent de gros grains d’ambre ou même de simples coquillages6 ».
Le voile
12De tous les vêtements, le voile est celui qui porte évidemment le plus une connotation morale en prétendant protéger la femme contre le regard des hommes. Il est donc un attribut constant qui alimente l’imaginaire sur la femme orientale. Le voile au XIXe siècle était omniprésent dans tout le monde musulman de l’empire ottoman jusqu’à la Perse et il est abondamment décrit chez tous les écrivains voyageurs.
13La Persane apparaît donc ainsi couverte d’un long voile. Drouville au début du XIXᵉ siècle évoque le chadera, mot qui signifie tente et qui correspond à une énorme pièce de tissus pendant jusqu’à terre. Les femmes persanes, au moment de sortir, le fixent à leur tête. Il parle ensuite d’un autre voile nommé rouband qui leur couvre la figure. Condamnées à ne jamais lever ce voile en dehors de la maison, elles désobéissent rarement à cette coutume que Drouville trouve « tyrannique ». Il ajoute que le voile des femmes du peuple est différent de celui des femmes de la Cour7.
14Carla Serena, en 1883, nous décrit aussi ce voile presque intégral, elle est surtout frappée du fait qu’en plus, les femmes ne sont jamais accompagnées d’hommes. Cet habit lui fait penser à un « domino mystérieux » :
Le premier coup d’œil jeté sur le bazar rappelle une réunion costumée, où le masque n’est de rigueur que pour les femmes. Mais, s’il est difficile de reconnaitre les Européennes cachées sous un domino mystérieux, l’accoutrement des Persanes avec le tchadra et le roubend, les rend plus méconnaissable encore. La galanterie envers le beau sexe est inconnue et jamais un cavalier n’accompagne une dame8.
15Elle remarque aussi que certaines femmes pour rentrer dans les restaurants et les cafés s’habillent en homme. Pour elle le costume de ville des femmes évoque les « gondoles de Venise », par sa monotonie. Feuvrier pour décrire les femmes utilise la même expression : « Dans la rue donc, toutes les persanes sont vêtues de la même façon, toutes se ressemblent, comme les gondoles de Venise9 ». Pour Henry-René d’Allemagne, le voile des Persanes est « l’accoutrement [le] plus laid et [le] plus grotesque10 » qui existe. Comme Carla Serena il trouve une similitude avec le domino des bals masqués. Claude Anet, lors de son voyage en Perse en 1909, relève aussi cette non-mixité permanente :
Deux femmes enveloppées d’étoffes noires serrées sur la tête par un mouchoir blanc sont assises à l’arrière de la barque ; d’elles, on ne voit rien, pas même les yeux. [...] Aucune familiarité n’est possible avec ces dames qui se cachent aux regards11.
16Les voyageurs décrivent, tous ce costume extérieur des femmes persanes en expliquant la composante de cet habit et en lui attribuant systématiquement un adjectif évocateur. Si le vêtement de sortie de la femme persane évoque souvent l’emprisonnement, c’est plutôt sa dimension esthétique que les voyageurs retiennent.
Des « êtres invisibles » aux « Fantômes noirs » de Loti
17De tous les écrivains c’est peut-être Pierre Loti qui est le plus intrigué par ces femmes, et qui cherche le plus à les connaître. Tout au long de son ouvrage Vers Ispahan, publié en 1904, différentes figures féminines défilent mais c’est surtout, celle de la « femme fantôme » qui est dominante. Il est charmé par la beauté sauvage des nomades et des paysannes et impressionné par la tenue des femmes des villes qu’il nomme « Fantômes noirs » :
Les belles filles de l’oasis sortent, non voilée, pour faire en plein air leurs toilettes, s’asseyent sur quelque pierre devant leur demeure et se mettent à peigner en bandeaux leur chevelure noire12.
18Parmi les filles des oasis, certaines mettent un voile léger et couvrent leurs cheveux ; mais cela ne cache pas leur beauté aux yeux de Loti. Il décrit bien le charme de ces douces sauvages des oasis.
19À Chiraz il voit que « les femmes glissent et s’écartent comme de silencieux fantômes, enveloppées toutes, de la tête aux pieds, dans un voile noir, et la figure cachée par un loup blanc avec deux trous ronds pour les yeux13 ». En sortant du désert et en allant en ville, il espère croiser des figures citadines mais il ne retrouve que de « mystérieux fantôme de deuil ». Cette non-mixité permanente de la société persane occupe beaucoup son esprit, il est désolé que son regard soit sans arrêt bloqué par le voile et de hautes murailles qui cachent les femmes :
Rien que des portes, et encore y a-t-il un second mur bâti derrière pour les masquer, leur faire un éternel écran […]. Oh ! Les femmes drapées en noir, qui entrent par ces portes-là, contournent le vieux pan de mur intérieur, et disparaissent au fond de la maison cachée14 !
20Dans une autre ville, il découvre des femmes au voile coloré et moins austère qu’il décrit comme « de nuances fanées ». À Abadeh il voit des femmes voilées en bleu qui ne ressemblent ni aux « fantômes noirs » de Chiraz, ni aux villageoises au « voile fleuri » mais qui « ressemblent à de gracieuses madones n’ayant pas de figure15 ».
21Loti paie une fortune à un marchand pour entrevoir trois femmes d’Ispahan par un trou du mur d’un jardin mais le résultat est décevant :
Je les espérais plus jolies ; celles qui sont peintes sur les boites des antiquaires m’avaient gâté, et aussi les quelques paysannes sans voiles aperçues dans les villages du chemin. Très pâles, un peu trop grasses, elles ont du charme cependant, et des yeux de naïveté ancienne16.
22La quête de la figure imaginaire de la femme persane ne quitte jamais Loti. Tout au long de son voyage en Perse il recherche cette beauté idéale.
La vie quotidienne
La question du mariage et de la polygamie
23La question du mariage en particulier la polygamie a toujours été à l’origine de beaucoup de discours en Occident et les écrivains voyageurs ne font pas exception. Ces discours renvoient à la notion de domination sexuelle masculine. Ce schéma sous-entend l’idée de la soumission intégrale de la femme à l’homme.
24La critique de la polygamie est souvent abordée par les voyageurs. Dupré prend pour responsable non seulement les Persans et les Turcs mais tous les Asiatiques. Son discours se base sur l’opposition de l’homme sauvage et de l’homme civilisé :
Les Persans et les Turcs, de même que tous les autres Asiatiques, ne connaissent point ce doux sentiment de l’amour qui fait le suprême bonheur de l’homme civilisé. Ils sont sans cesse dominés par la jalousie ; mais elle n’est chez eux que l’effet de la défiance et de l’idée qu’ils se font de leur supériorité. La plupart regardent les femmes comme des esclaves tributaires de leurs désirs, de leurs caprices, et destinées à perpétuer leur race. Les mépris a produit la défiance, la défiance entretient la jalousie17.
25Amédée de Jaubert en 1805, à la différence des autres voyageurs, ne considère pas la femme orientale comme opprimée mais une femme satisfaite de sa condition qui ne cherche pas vraiment la liberté. Cependant il reprend l’idée de la femme-esclave et il interprète le respect conjugal de la part de la femme comme une marque de soumission. En effet aux yeux de Jaubert les premières responsables de la condition féminine sont les femmes elles-mêmes18.
Les activités et les occupations
26À l’époque des Qâdjâr en Perse, la liberté des femmes correspond à leur statut social. Les femmes du peuple peuvent sortir seules mais les femmes de la classe élevée se déplacent avec leurs domestiques. Les épouses du Chah ne sortent que rarement, mais toujours accompagnées de leurs eunuques et de leurs servantes, et avec la permission du Chah.
27Henry-René d’Allemagne explique que « les occupations des femmes sont très limitées, et en dehors des soins à donner aux enfants, ainsi qu’à leur ménage, la plupart ne sont aptes qu’à s’occuper du tissage des tapis ou des étoffes plus ou moins précieuses19 ». Les femmes du peuple sont de bonnes cuisinières et de bonnes couturières pour la famille. À la campagne elles doivent soigner les animaux domestiques. Lui aussi, comme les autres voyageurs, souligne que les occupations des femmes aisées sont très réduites : certaines femmes peuvent être habiles en broderie et en pâtisserie mais la plupart n’ont pas d’autres activités que de fumer le kalian20. La grande majorité des femmes ne savent pas lire, il reconnaît cependant qu’il y a des « Persanes très instruites, aimant la lecture, et capables, même, de composer de fort jolies poésies ». La musique et le chant, sont souvent pratiqués dans tous les andérouns.
28Quelques voyageurs ont souligné que l’exercice de la médecine était exclusivement réservé aux femmes dans la tribu des bakhtiaris, vivant au centre de la Perse. Aller au bain, au bazar et même au cimetière sont les autres occupations des femmes selon les voyageurs.
Le monde des harems
29Tous les voyageurs occidentaux, de retour d’Orient, évoquent systématiquement les coutumes sur la vie sexuelle des Orientaux : la polygamie, les eunuques et les esclaves feront fantasmer des générations de lecteurs. À ce sujet Jane Dieulafoy dénonce que « l’imagination des Européens se surexcite vivement au seul mot d’andéroun ou de harem et se plaît à évoquer, pour se représenter ces demeures fermées, toutes les splendeurs des récits des Mille et une Nuits21 ».
30La plupart du temps les femmes orientales sont évoquées comme des prisonnières vivant dans un lieu carcéral. Leur condition de vie est donc à l’opposée de celle des Occidentales qui peuvent sortir plus librement. Feuvrier s’interroge sur cet espace clos :
Les hautes murailles des anderouns, la vie comme cloîtrée des femmes, leur costume au dehors, ces eunuques qui ne doivent pas les quitter, toutes ces précautions enfin, prises par la jalousie immémoriale des Persans, mettent-elles ceux-ci à l’abri de ce qu’ils redoutent tant22 ?
31Les clichés sur les harems sont nombreux, soit en peinture, soit en littérature. Mythifié par les Occidentaux, le harem impérial a un fonctionnement assez complexe et il est directement lié au pouvoir. Les Européens l’ont souvent réduit à un lieu de jouissance rempli de femmes paresseuses qui passent leur vie allongée sur des coussins. Feuvrier est ravi d’imaginer les mille femmes23 de Nasseridin Chah :
Quels beaux rêves ne doit-on pas faire dans ce joli palais isolé, silencieux, gardé par un millier de femmes ! Oui ! Mille femmes24
Les lieux féminins
32Les extérieurs des lieux destinés aux femmes sont dénudés et presque négligés selon certains voyageurs. Ils contrastent complètement avec les intérieurs luxueux aux décors souvent raffinés mais complètement privés. En effet le premier abord des demeures des femmes évoque l’apparence simple et sombre des Persanes dans leur tenue extérieure. Alors que le luxe intérieur de ces bâtiments est à rapprocher de la tenue exubérante des femmes à l’intérieur.
33Presque tous les voyageurs surtout les hommes insistent dans leurs témoignages sur la hauteur des murs des maisons persanes ainsi que sur la séparation de l’intérieur et de l’extérieur. Les descriptions des femmes voyageuses sur les lieux au contraire des hommes comportent plutôt la description des décors des palais que son architecture. Carla Serena lors d’une fête chez une princesse, donne un témoignage sur le décor et des objets de l’andéroun. Elle a été frappée par l’entassement de tant d’objets européens évoquant une salle de vente.
Les fêtes entre femmes
34La vie à la Cour est ponctuée de nombreuses fêtes que ce soit des cérémonies religieuses ou des fêtes liées au pouvoir comme la naissance des princes ou les commémorations militaires. Mais ces cérémonies se fêtent séparément ; à l’andéroun pour les femmes et au biroun pour les hommes. Claude Anet écrit :
Il y a eu un grand mariage l’hiver dernier dans la famille du Chah. Les Européennes invitées furent menées dans l’anderoun ; les hommes restèrent dans les appartements publics. Les deux sexes mangèrent chacun de leur côté25.
35L’ambiance des fêtes féminines est abondamment décrite par les voyageuses. Ces fêtes n’ont pas lieu uniquement dans l’enceinte fermée de l’andéroun, mais également dans les jardins. Carla Serena nous décrit une fête féminine chez une princesse persane ; la femme du grand vizir. Elle explique qu’« en général, les princesses de la famille royale, les épouses des ministres et des hauts fonctionnaires refusent rarement leurs portes aux femmes de situation inférieure, désireuses de les voir. Celles-ci sont introduites dans l’enderoun, où souvent elles restent installées pendant plusieurs heures, accroupies ou debout au fond de l’appartement où le kalian, le café et le thé leur sont offerts comme aux visiteuses de la classe élevée. Les dames de plus noble condition s’annoncent toujours à l’avance, soit par un message verbal, soit par un billet26 ». Lors d’une autre fête invitée par la fille du Chah, Carla Serena est émerveillée par des scènes insolites et inattendues :
Ce fut un de ces tableaux, d’un charme indicible, ensoleillé par les tons chauds et dorés d’un ciel asiatique, qui frappa mes regards éblouis lorsque je pénétrai du jardin du biroun à celui de l’enderoun où la princesse royale se tenait entourée de plusieurs centaines de femmes. Au sortir d’une solitude complète, je me vis tout à coup dans un milieu brillant et plein de vie. Je ne soupçonnais pas qu’un simple rideau de verdure me séparait d’un monde féminin si nombreux et si charmant. Cette vue me rappelait Calypso entourée de ses nymphes27.
36Cette scène lui rappelle les théâtres européens lorsqu’ils tentent de représenter une ambiance orientale avec des jeux de lumière. Carla Serena presque envoûtée par ce spectacle, est séduite par la gaieté des couleurs qui contrastent complètement avec les fantômes noirs de Loti :
Les femmes réunies autour de la princesse formaient des groupes ravissants. Entre des massifs de roses, de jasmins et d’autres fleurs, elles étaient accroupies sur des tapis aux teintes délicates, faiblement accusées, et se fondant avec harmonie. Mais si ces nuances étaient vagues, indécises, leurs vêtements tranchaient puissamment, car le rouge écarlate, le jaune, l’orange étaient les couleurs dominantes. Ces tissus, ces gazes soyeuses, lamés, brochés d’or, d’argent, constellés de joyaux, formaient un mélange réellement éblouissant28.
37Carla Serena indique que, comme dans toutes les fêtes, le kalian, le café, le thé, les plateaux de bonbons, de confitures et une multitude de plats circulent sans arrêt. Les danseuses, les musiciens, les eunuques et les jeunes garçons en habit féminin sont présents. Les femmes discutent paisiblement en laissant la parole l’une à l’autre, une ambiance très agréable pour Carla Serena. La fête, qui se déroule entre le palais et le jardin, évoque par moment des contes féeriques pour la voyageuse. Ce témoignage d’une fête féminine décrit par Carla Serena contraste complètement avec la description que fait Claude Anet d’une fête masculine qu’il trouve « mélancolique ».
Une journée au bain
38Passer plusieurs heures au bain était l’une des distractions des femmes orientales. Cet endroit entouré de mystère et strictement interdit aux hommes a inspiré bon nombre d’écrivains et de peintres. Carla Serena qui ne saurait renoncer à cette expérience, raconte son passage dans un hammam impérial. Elle consacre un long paragraphe où elle décrit les pratiques des baigneuses et l’ambiance du bain. Sa description pourrait évoquer une scène de genre.
39À la différence des tableaux de genre évoqués par les orientalistes qui sont alimentés par une vision fantasmé et érotique, le tableau dressé par Carla Serena révèle plutôt une vision exotique et donc le plaisir de regarder d’autres femmes qu’elle. Pour bien souligner sa différence en tant que femme occidentale, elle indique que cette journée a plu davantage à la princesse et à ses amies étant orientales. À la fin elle ne cache pas son regret qu’au bout de cette longue journée de toilettes, elles doivent sortir en mettant leurs sombres voiles, ce costume qui rend « uniforme princesse et servante29 ».
Dialogue entre Occidentale et Orientale
40À part Feuvrier, aucun voyageur homme n’avait de vraies conversations avec les Persanes. Par conséquent, on ne peut essentiellement qu’étudier les conversations des femmes voyageuses avec les Persanes.
41La plupart du temps il y avait un obstacle important pour les voyageuses : la question de la langue. Souvent le dialogue était difficile voir impossible sans interprète. Certaines voyageuses, comme Dieulafoy, parlaient le persan. Les femmes persanes ont donc eu quelquefois l’opportunité de s’exprimer au sujet des femmes occidentales. En s’appuyant sur quelques exemples il est intéressant de voir qu’elles aussi avaient beaucoup de clichés et de stéréotypes en tête, ce qui donne régulièrement lieu à des dialogues stériles. Jane Dieulafoy s’est entretenue directement à plusieurs reprises avec des Persanes. Lors d’une visite d’un andéroun, ses hôtesses sont intriguées de la voir travailler comme photographe et lui demandent si elle est pauvre. Comme elle répond non, les Persanes insistent :
Mais alors pourquoi voyagez-vous ? Qu’êtes-vous venue faire en Perse ? Pour toute femme, le plaisir consiste à se reposer et à se parer30.
42Dieulafoy, en femme active et indépendante, pose à son tour des questions aux Persanes. Leurs réponses soulignent le fossé qui les sépare : « Quand vous avez terminé votre toilette, à quoi vous occupez-vous ?31 ». Une Persane lui répond : « Je fume, je prends du thé, je me rends chez mes amies32 ». À travers ces dialogues, Dieulafoy met en valeur sa situation et sa propre culture.
43Une autre fois lors d’une séance de photographie, une Persane veut savoir quelles sommes Jane Dieulafoy dérobe. Agacée par cette question, elle écrit :
L’attrait de l’étude, les questions d’honneur ou de désintéressement scientifique sont inconnus ici ; le Persan aime l’argent et mesure le mérite de chaque fonctionnaire d’après son habileté à voler. Aussi pour se faire une idée du degré d’estime qu’elle doit m’accorder, la femme du gouverneur cherche-elle tout d’abord à connaitre le montant des sommes que je suis susceptible de dérober33.
44Embarrassée par ce sujet, Dieulafoy se concentre sur son appareil photographique et entend les chuchotements des deux Persanes : « Dans le Faranguistan [...] les femmes sont bien moins heureuses qu’en Perse : les hommes les obligent à travailler. Celle-ci est ackaz bachy (photographe en chef), d’autres sont mirzas (écrivains) ou moallem (savants) ; quelques-unes même, comme la fille du chah des Orous (le roi des Russes), ont obtenu le grade de général et font manœuvrer des armées34 ».
45Cette scène révèle bien des stéréotypes que les Persanes peuvent avoir sur les femmes occidentales.
46Les conversations entre Jane Dieulafoy et les Persanes correspondent à la confrontation de deux cultures différentes et sont marquées par une incompréhension réciproque.
Conclusion
47Les descriptions vestimentaires et les mœurs des Persanes sont donc pour les voyageurs occidentaux un moyen de distinguer les femmes occidentales des femmes orientales. Les abondantes descriptions des voyageurs sur les habits cassent les clichés des représentations mythifiées que l’on trouve sur les dessins et miniatures persans des siècles précédents.
48La plupart des voyageurs masculins limite la description des Persanes à leur voile pour la simple raison que les coutumes leur interdisaient de les voir dans une autre tenue. Ils sont donc le plus souvent conduits à rêver, imaginer la femme persane plus qu’à la décrire. Les femmes écrivains même si elles ont été impressionnées par tout un inventaire de bijoux et de décors sont restées, assez superficielles et distantes dans leurs descriptions.
49Les questions de la domination masculine, de l’oppression de la femme et de l’enferment par le voile sont davantage traitées par les hommes voyageurs.
Notes de bas de page numériques
1 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme. Une esthétique du divers, Paris, Fata Morgana, 1978, p. 71.
2 Chah ou Shah est un terme persan qui signifie le roi.
3 L’anderoun est un mot persan qui signifie le harem.
4 Jean-Baptiste Feuvrier, Trois ans à la cour de Perse, Paris, F. Juven, 1900, p. 160.
5 Guillaume Antoine Olivier, Voyage dans l’empire Othoman, l’Égypte et la Perse, fait par ordre du gouvernement pendant les six premières années de la république, Tome V, p. 269.
6 Henry-René d’Allemagne, Du Khorasan au pays des Bakhtiaris, Trois mois de voyage en Perse, Paris, Hachette et Cie, 1911, p. 6.
7 Gaspard Drouville, Voyage en Perse fait en 1811- 1813, Tome I, Paris, Librairie nationale et étrangère, 1825, p. 74-75.
8 Carla Serena, Hommes et choses en Perse, Paris, G. Charpentier et Cie, 1883, p. 62.
9 Jean-Baptiste Feuvrier, Trois ans à la cour de Perse, Paris, F. Juven, 1900, p. 159.
10 Henry-René d’Allemagne, Du Khorasan au pays des Bakhtiaris. Trois mois de voyage en Perse, Paris, Hachette et Cie, 1911, p. 7.
11 Claude Anet, Feuilles Persanes, Paris, Bernard Grasset, 1924, p. 3.
12 Pierre Loti, Voyages (1872- 1913), Paris, Robert Laffont, 1991, p. 888.
13 Pierre Loti, Voyages (1872- 1913), Paris, Robert Laffont, 199, p. 911.
14 Pierre Loti, Voyages (1872- 1913), Paris, Robert Laffont, 1991, p. 911.
15 Pierre Loti, Voyages (1872- 1913), Paris, Robert Laffont, 1991, p. 950.
16 Pierre Loti, Voyages (1872- 1913), Paris, Robert Laffont, 1991, p. 984.
17 Adrien Dupré, Voyage en Perse fait dans les années 1807, 1808 et 1809 en traversant l’Anatolie et la Mésopotamie, suivie de détails sur les mœurs des Persans, Tome II, Paris, J.G. Dentu, 1819, p. 412.
18 Pierre Amédée Jaubert, Voyage en Arménie et en Perse fait en 1805 et 1806, Paris, Chez Pelicier et Nepveu, 1821, p. 299.
19 Henry-René d’Allemagne, Du Khorasan au pays des Bakhtiaris, Trois mois de voyage en Perse, Paris, Hachette et Cie, 1911, p. 30.
20 Mot persan désignant le narguilé.
21 Jane Dieulafoy, La Perse, la Chaldée et la Susiane, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1887, p. 182.
22 Jean-Baptiste Feuvrier, Trois ans à la cour de Perse, Paris, F. Juven, 1900, p. 164.
23 Nasseredin Chah avait 85 femmes selon les documents historiques.
24 Jean-Baptiste Feuvrier, Trois ans à la cour de Perse, Paris, F. Juven, 1900, p. 157.
25 Claude Anet, Feuilles Persanes, Paris, Bernard Grasset, 1924, p. 13.
26 Carla Serena, Hommes et choses en Perse, Paris, G. Charpentier et Cie, 1883, p. 112.
27 Carla Serena, Hommes et choses en Perse, Paris, G. Charpentier et Cie, 1883, p. 250.
28 Carla Serena, Hommes et choses en Perse, Paris, G. Charpentier et Cie, 1883, p. 250.
29 Carla Serena, Hommes et choses en Perse, Paris, G. Charpentier et Cie, 1883, p. 165.
30 Jane Dieulafoy, La Perse, la Chaldée et la Susiane, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1887, p. 179.
31 Jane Dieulafoy, La Perse, la Chaldée et la Susiane, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1887, p. 179.
32 Jane Dieulafoy, La Perse, la Chaldée et la Susiane, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1887, p. 179.
33 Jane Dieulafoy, La Perse, la Chaldée et la Susiane, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1887, p. 210.
34 Jane Dieulafoy, La Perse, la Chaldée et la Susiane, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1887, p. 210.
Bibliographie
Corpus
ANET Claude, Feuilles persanes, Paris, Bernard Grasset, 1924.
D’ALLEMAGNE Henry-René, Du Khorasan au pays des Bakhtiaris. Trois mois de voyage en Perse, Paris, Hachette et Cie, 1911.
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DROUVILLE Gaspard, Voyage en Perse fait en 1811-1813, 2 Tomes, Paris, Librairie nationale et étrangère, 1825.
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FEUVRIER Jean-Baptiste, Trois ans à la cour de Perse, Paris, F. Juven, 1900.
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Études et autres textes
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Pour citer cet article
Seyedeh Fatemeh Hosseini Mighan, « La femme persane vue par les écrivains voyageurs français à l’époque des Qâdjâr », paru dans Loxias, 58., mis en ligne le 15 septembre 2017, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8768.
Auteurs
Seyedeh Fatemeh Hosseini Mighan
Seyedeh Fatemeh HOSSEINI MIGHAN est doctorante à l’Université Clermont-Auvergne, en partenariat avec le Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS, EA 4280). Sa thèse en littérature comparée, sous la direction du professeur Éric Lysøe, s’intitule « L’image de la femme dans les récits des voyageurs français en Perse au XIXᵉ siècle ».