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Daniel Urrutiaguer  : 

La financiarisation des théâtres privés parisiens au tournant du XXIe siècle

Résumé

Des groupes ainsi que des producteurs se sont engagés dans une appropriation multiple de théâtres privés parisiens. L’article situe d’abord les flux de capitalisation opérés depuis les années 2000 puis analyse les enjeux posés par la volonté de contrôler des entreprises situées aux différents segments de la chaîne de valeur du spectacle vivant. Le renforcement des logiques d’action et d’évaluation de l’industrie, du marché, de la renommée doit nécessairement s’imbriquer avec le maintien d’une logique d’inspiration artistique pour maintenir une attractivité des spectacles.

Index

Mots-clés : capital , financiarisation, programmation, théâtre privé

Géographique : France , Paris

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Dans les circuits de production et de diffusion des théâtres privés, la logique marchande entre en relation avec la logique de l’inspiration artistique, nécessaire pour qu’un degré d’originalité dans les spectacles puisse attirer l’attention et l’intérêt des spectateurs mais aussi une réception positive de la part des journalistes culturels dont les jugements influent sur le degré de notoriété des artistes. La reproduction d’un succès commercial sous la forme d’une variante du spectacle antérieur est exposée à un risque d’échec si la proposition artistique est perçue comme étant décalée par rapport aux attentes implicites des spectateurs du moment et ne semble pas assez renouvelée. De plus, un même genre théâtral, qu’il soit comique comme le vaudeville ou musical léger comme une opérette, n’est pas homogène dans la composition des œuvres. Les travaux de l’historien Christophe Charle sur la production théâtrale dans la seconde moitié du XIXe siècle ont ainsi montré une différenciation des auteurs de boulevard à succès entre deux pôles principaux. Un pôle populaire est tourné vers la satisfaction des attentes de la majorité du public, ce qui requiert une productivité importante grâce à des collaborations afin de conserver une visibilité face à l’arrivée de nouveaux venus. Un pôle littéraire regroupe des auteurs issus de milieu social aisé, formés à la rhétorique classique comme Alexandre Dumas fils ou Victorien Sardou, avec des pièces jouées sur des séries plus courtes mais reprises sur d’autres scènes en raison de la reconnaissance de leurs qualités esthétiques, ce qui a permis la patrimonialisation de certaines d’entre elles1.

À la différence d’autres capitales européennes, une logique domestique, fondée sur des rapports de dépendance personnelle, orientait aussi la direction des théâtres parisiens qui était confiée à un producteur et non à un homme ou à une femme d’affaires. Les capacités organisationnelles du directeur et son sens du discernement des attentes éthiques et esthétiques des publics doivent ainsi être complétées par des compétences artistiques pour développer des stratégies adéquates de valorisation du lieu et de sa programmation. Comme l’indique encore aujourd’hui le site web de l’Association de soutien au théâtre privé (ASTP) : « le Théâtre Privé présente en France une forte spécificité : un directeur de Théâtre Privé ne se contente pas d’exploiter un lieu, il est aussi son propre producteur qui choisit, accompagne et défend chacun de ses spectacles2. » De plus, l’ordonnance de 1945 sur la licence d’entrepreneur de spectacle vivant interdisait en France la possession de plusieurs théâtres afin de moraliser l’exercice de la profession et mieux garantir à ce moment-là le maintien d’une exploitation théâtrale des lieux. Cette interdiction, tombée en désuétude à partir des années 1970, a été officiellement levée lors de la refonte des dispositions juridiques encadrant l’attribution de la licence d’entrepreneur de spectacles vivant par la loi n° 99-198 du 18 mars 1999.

L’articulation entre les fonctions de direction et de production de spectacles programmés par le lieu dans les théâtres privés parisiens a été remise en cause par un mouvement de financiarisation au tournant du XXIe siècle, qui a touché un certain nombre de grandes salles surtout. L’objet de cet article est d’analyser l’évolution vers la propriété multiple de théâtres et de salles de spectacles, à l’initiative notamment de quelques groupes industriels, financiers et numériques en recherche de diversification de leurs activités dans le secteur de l’« Entertainment ». Les appropriations de salles seront évoquées avant une présentation des stratégies de quête de rentabilité tout en maintenant une présence dans l’ASTP, qui met en œuvre une mutualisation partielle des revenus.

Les mouvements de capitalisation de théâtres privés

La capitalisation des théâtres privés parisiens a été initiée par le rachat en 2000 par François Pinault du Théâtre Marigny. Ce théâtre a été le lieu de captation des émissions de Au théâtre ce soir, de 1966 à 1984, avec un répertoire centré sur les pièces de boulevard. Cet achat lui a été conseillé par le metteur en scène Robert Hossein à qui il a confié la direction artistique du théâtre. La dissociation entre direction financière et production artistique a été approfondie en 2008 par le remplacement à la tête de ce théâtre d’Hossein par Pierre Lescure alors que cet ancien PDG du groupe Canal + a développé sa carrière professionnelle à la radio puis à la télévision.

Les reconversions de producteurs

Plusieurs sociétés de production se sont intéressées à des théâtres privés parisiens afin de diversifier leurs activités économiques au cours des années 2000. Jean-Michel Bajen, PDG d’une holding dans le bâtiment, a repris en décembre 2004 le Théâtre des Variétés, avec une jauge de 928 places, après l’avoir racheté à Jean-Paul Belmondo. Le répertoire privilégié par Bajen est centré sur le boulevard ; Isabelle Meurgault a monté récemment aux Variétés plusieurs pièces qu’elle a écrites tandis qu’une reprise du Dîner de cons de Francis Veber avec Philippe Chevallier et Régis Laspalès a fait un triomphe.

Jean-Claude Camus, issu de la production de variétés, et Jean-Marc Dumontet, d’abord engagé dans l’industrie des pin’s, sont deux figures marquantes de ces recentrages en raison de la multiplicité de leurs acquisitions.

Jean-Claude Camus

Jean-Claude Camus a été le producteur de nombreuses vedettes de variétés, dont Johnny Halliday, jusqu’à une rupture, provisoire, en 2010. À la demande insistante de Michel Sardou, il a accepté un redéploiement de ses activités de production en achetant avec le chanteur en juin 2001 le bail du Théâtre de la Porte-Saint-Martin avec une salle de 1000 places. Au moment du désengagement de Sardou en 2003, Camus a décidé de garder le bail en rachetant ses parts majoritaires. Cette expérience lui a insufflé un désir de réorienter en grande partie sa carrière vers le secteur théâtral.

Sous le mandat de Jean-Claude Camus en tant que PDG et la direction du Théâtre de la Porte Saint-Martin confiée à l’auteur Jean-Robert Charrier, la ligne du répertoire a été infléchie en offrant une plus grande place aux pièces comiques légères comme Ils se sont aimés avec Michèle Laroque et Pierre Palmade, une reprise de la Cage aux folles avec Christian Clavier et Didier Bourdon, du Dîner de cons avec Dany Boon et Arthur. Parallèlement, des pièces classiques renommées ont constitué un autre pendant de la programmation.

En 2011, Camus s’est aussi approprié le bail du Théâtre de la Madeleine avec une salle de 709 places et un plateau de 70 m². La programmation est restée diversifiée avec des mises en scène de pièces contemporaines, écrites notamment par Yasmina Reza ou Sébastien Théry, des pièces classiques connues et des textes d’auteurs modernes comme Marguerite Duras. Camus a acquis aussi le Petit Saint-Martin, lieu plus propice à la découverte d’auteurs vivants et contemporains en raison de sa jauge limitée à 195 places.

Jean-Marc Dumontet

Après avoir créé une entreprise de stratégie, de communication et de marketing en 1990, Jean-Marc Dumontet a saisi une opportunité en 1991 pour la commercialisation de pin’s maquettés par lui et fabriqués à Taïwan. Cette initiative à un moment où les pin’s étaient prisés par les entreprises pour y apposer leur logo a été sa source principale d’enrichissement. Parallèlement, il a ouvert une entreprise de restauration en 1992 et a commencé à s’engager occasionnellement dans la production de spectacles à partir de 1993. Ses liens avec la production se sont renforcés à partir de 1998 avec l’accompagnement de l’humoriste Nicolas Canteloup3. Après l’achat du Théâtre des Variétés par Jean-Michel Bajen, il a dirigé ce théâtre de 2005 à 2007.

Sa première acquisition a concerné en 2006 le café-théâtre Le Point-Virgule, en situation de liquidation judiciaire, pour 300 000€. Sa motivation déclarée réside dans la nécessité de posséder des salles pour améliorer son attractivité de producteur auprès des artistes en leur offrant des lieux de représentation. De plus le contrôle de la diffusion des spectacles est indispensable pour amortir les frais de montage. Il s’attribue un rôle actif de regard extérieur exigeant sur les propositions des humoristes qu’il produit en estimant qu’il est mieux placé qu’un metteur en scène pour avoir une vision du spectacle « parce qu’il n’a pas été mêlé au processus créatif4 ».

En 2010, Dumontet a racheté Bobino au producteur Gérard Louvin pour 3,5 millions d’euros puis, en collaboration avec Laurent Ruquier, il a effectué un achat à parts égales du Théâtre Antoine en 2011 pour un total de 4,6 millions d’euros5. La même année, il a acheté avec le groupe Lagardère les Folies Bergère. La division des rôles entre l’actionnariat majoritaire du groupe et la direction artistique confiée à Dumontet n’a fonctionné que pendant deux ans ; le producteur a ensuite revendu ses parts à Lagardère. Les raisons avancées dans un entretien indiquent d’une part une vision personnelle de la production et de la diffusion de spectacles pas assez compatible avec les règles de fonctionnement du groupe Lagardère, d’autre part l’anticipation d’une mise en concurrence future avec Lagardère pour des projets d’acquisition de nouvelles salles6.

Dumontet a enfin repris un ancien cinéma dans le quartier de Montparnasse pour le transformer avec un investissement de 3,6 millions d’euros en un lieu de spectacles constitué de deux salles : la salle Apostrophe de 222 places et la salle Majuscule de 430 places. Le nom donné à l’établissement ouvert en 2012, Le Grand Point-Virgule, laisse sous-entendre une complémentarité des fonctions. Le Point-Virgule joue un rôle de tremplin tandis que le Grand Point-Virgule est dédié aux artistes confirmés. Antoinette Colin assure la direction artistique des deux établissements.

Les achats de salles par des groupes

Le groupe international Stage Entertainment a été fondé aux Pays-Bas en 1998 par Joop Van Ende, pionnier de la téléréalité. Stage Entertainment a créé en 2005 un département en France en achetant le Théâtre Mogador à Paris aux Hôpitaux de Paris pour 5,5 millions d’euros7. Ce théâtre a fait l’objet d’un investissement pour moderniser ses locaux et améliorer les conditions de confort et de visibilité des spectateurs ; il a pu rouvrir en 2007 avec une jauge ramenée de 1792 à 1600 places. Stage Entertainment comprend actuellement 21 théâtres en Europe. Il s’est spécialisé dans la production de comédies musicales sur le modèle de la Broadway League, en achetant initialement des licences d’exploitation de spectacles d’abord montés et représentés à New York ou à Londres. Ainsi la comédie musicale de Julie Taymor The Lion King a été produite initialement par Disney Theatrical Productions en 1997 pour la réouverture du New Amsterdam Theatre acheté par le groupe Disney. L’adaptation française de Stéphane Laporte a obtenu un grand succès commercial au Théâtre Mogador entre octobre 2007 et juillet 2010 avec 1,3 millions d’entrées. Le groupe a par la suite produit ses propres spectacles comme Sister Act.

Quatre autres groupes se sont distingués dans les rachats multiples de salles parisiennes de théâtre ou de spectacles. Le positionnement de leur cœur de métier est différencié : les médias pour Vivendi et Lagardère, la finance pour Fimalac et la vente en ligne pour Vente-privée.com.

Vivendi

Le groupe Vivendi est issu de la Société Générale des Eaux et s’est éloigné des métiers de l’environnement pour se centrer de plus en plus sur les médias et la création de contenus, notamment depuis 2012. Le groupe se décompose en six secteurs d’activité principaux : la musique avec Universal Music Group qui détient environ 30 % du marché mondial de la musique enregistrée ; la télévision et le cinéma avec le Groupe Canal + et Studiocanal ; les jeux vidéo avec Gameloft ; le numérique ; le spectacle vivant.

Après avoir acheté le fonds de commerce de l’Olympia en 2001, Vivendi s’est d’abord désengagé de la production de spectacles qui était pratiquée par le fondateur Bruno Coquatrix. La nomination de Vincent Bolloré à la présidence du Conseil de surveillance de Vivendi en juin 2014 a renforcé les logiques du marché et de l’intégration industrielle. Les choix de programmation semblent avoir évolué vers la location de la salle à des producteurs à prix élevé et la réservation de créneaux à des artistes produits par Universal Music afin de promouvoir leurs derniers disques8. Des créneaux sont aussi prévus pour la promotion de nouveaux artistes avec des opérations comme les Vivendi Talents Show ou les Mon premier Olympia. L’objectif avancé est de créer des synergies entre la distribution des spectacles à l’Olympia, la production avec la société Olympia Productions, la billetterie en ligne notamment avec Digitick contrôlé par Vivendi Ticketing, la découverte de nouveaux talents. Comme l’annoncent de façon récurrente les communiqués de presse du groupe, « Vivendi est présent sur toute la chaîne de valeur qui va de la découverte des talents à la création, l’édition et la distribution de contenu ».

L’appropriation d’un théâtre est récente avec l’achat de la société d’exploitation du Théâtre de l’Œuvre en février 2016. Vivendi a racheté 90 % du capital et associé aux parts restantes l’humoriste François-Xavier Demaison et le directeur du Lucernaire et metteur en scène Benoît Lavigne. L’objectif de Lavigne et Demaison est de reconfigurer la programmation de ce théâtre, auparavant dédiée à un répertoire moderne et contemporain exigeant sous le mandat de ses précédents directeurs, Gérard Maro puis Frédéric Franck. En mettant en avant l’existence première d’une salle de concert, transformée en théâtre à l’initiative du symboliste Lugné-Poe dans les années 1890, la nouvelle direction prévoit de développer des show-cases pour le lancement de nouveaux talents, la programmation de concerts et de spectacles jeune public en complément des pièces de théâtre, l’accueil de master classes, des projections cinématographiques en avant-première, l’organisation d’émissions de radio ou de télévision en direct9.

Lagardère

La société en commandite par actions Lagardère, créée en 1992, est structurée autour de quatre pôles actuellement. Publishing Lagardère regroupe les activités d’édition ; Travel Retail Lagardère le commerce en zone de transport ainsi que des enseignes en restauration ou de distribution ; Lagardère Active les médias avec 24 radios dont Europe 1, 16 chaînes de télévision dont Gulli dédiée à la jeunesse, 15 titres de presse dont Elle et Paris-Match, des activités en ligne comme Doctissimo ou le site Billet Réduc pour la billetterie de spectacles. Le quatrième pôle concernant les sports et les activités artistiques a été formé sous le nom de Lagardère Unlimited en 2011 et renommé Lagardère Sports and Entertainment en 2015 avec le regroupement de deux marques : Lagardère Sports et Lagardère Unlimited Live Entertainment10.

La capitalisation de salles de spectacles par le groupe Lagardère a commencé en 2010 par une prise de participation de 20 % dans le capital du Zénith de Paris, qui dispose d’une jauge de 6300 places ; le directeur artistique du lieu, Daniel Colling, a été reconduit dans ses fonctions. En 2011, le bail des Folies Bergères avec une jauge de 1500 places a été racheté avec la société de production de Jean-Marc Dumontet puis le groupe Lagardère s’est approprié en juin 2014 le Casino de Paris, un music-hall avec une jauge de 1600 places assises et 2000 places debout, alors qu’il était convoité par de nombreux groupes. Les synergies entre le Casino de Paris et les Folies bergères ont été un argument décisif pour inciter l’ancien propriétaire Jean-Marc Faure à choisir Lagardère. Le directeur opérationnel du Casino de Paris, Frédéric Jérôme, a ainsi été nommé sur cette fonction pour les deux établissements11. Auparavant centrée sur les comédies musicales et des concerts de variétés, la programmation du Casino de Paris s’est ouverte depuis aux humoristes. Le groupe a enfin racheté en septembre 2015 70 % du capital du Bataclan en laissant la direction artistique à ses gestionnaires, Jules Frutos Alias et Olivier Poubelle.

La stratégie organisationnelle de Lagardère Unlimited Live Entertainment est d’articuler la gestion de salles en complémentarité de la production de spectacles et la représentation d’artistes en s’appuyant sur les expériences menées dans le domaine du sport12. La filiale a notamment produit des comédies musicales sur un modèle d’agencement de chansons de rock ou de variétés sans suivre un fil dramaturgique élaboré en misant sur leur exploitation discographique comme dans le cas de Mozart l’opéra rock, Dracula ou Salut les copains13.

Fimalac

Fimalac est une société holding dirigée par Marc Ladreit de Lacharrière, qui était initialement positionnée dans le secteur des services financiers. Elle est actuellement structurée autour de quatre filiales d’activités. Fitch Group détenu à 20 % par Fimalac, en partenariat avec le groupe Hearst, continue à intervenir dans le secteur des services financiers, notamment avec Fitch Ratings. Fimalac Développement détient des participations dans les secteurs de l’hôtellerie et des loisirs, ainsi que de l’immobilier. Webedia, créé en 2007, a été racheté par Fimalac en mai 2013 et étend son emprise sur des entreprises exploitant des sites Internet et des jeux numériques. Enfin Trois-S Entertainment est la filiale dédiée aux divertissements artistiques et détient des participations dans des sociétés de production de spectacles, des salles de spectacles et des centres sportifs, des sociétés de services.

Tout comme pour le groupe Lagardère, la stratégie de Marc Ladreit de Lacharrière est de développer des synergies entre la production d’artistes, francophones de préférence, la possession de salles de spectacles et la valorisation des spectacles par une communication sur les médias. Celle-ci a été amplifiée sur les réseaux numériques par la prise de contrôle de Webedia, qui affirme toucher en moyenne 28 millions de visiteurs par jour en France et 90 millions à l’international14.

Le déploiement vers le spectacle vivant a débuté en 2010 avec le rachat de 40 % de la société de production Gilbert Coullier, leader de l’organisation de spectacles de variétés en France, puis de 40 % de la société de production Auguri qui organise les tournées de nombreuses vedettes de variétés. Parallèlement, le groupe Fimalac a pris le contrôle en novembre 2010 d’un réseau national de salles de spectacles par l’achat de 99,9 % du capital de la société Vega, créée en 1995. En détenant 30 établissements, Vega est actuellement le leader dans le domaine de l’exploitation des salles en France. Il s’agit de quatorze salles de spectacles, de sept Zénith, de cinq équipements sportifs et de loisirs, de quatre parcs d’expositions15. Seul le fonds de commerce du premier théâtre parisien acquis par le groupe en mars 2013, le Comedia, est affilié à Vega. Ce théâtre occupe l’emplacement de l’ancien café-concert L’Eldorado, créé en 1858. La capacité initiale de 2000 places a été reconfigurée en une grande salle à la capacité modulable de 658 à 956 places et une petite salle de 200 sièges ou 110 places en dîner-spectacle16. La programmation du Comedia reste centrée sur les spectacles musicaux.

Le groupe Fimalac a acquis en 2013 50 % du Comedy Club, dirigé par Jamel Debouzze, qui joue un rôle de tremplin artistique pour des humoristes sans renommée. En janvier 2015, Marc Ladreit de Lacharrière a été choisi par le conseil d’administration de la Cité de la Musique pour un bail d’occupation de 15 ans de la Salle Pleyel, convoitée notamment par Pascal Nègre, PDG d’Universal Music, qui espérait construire une complémentarité avec l’Olympia. L’offre de Ladreit de Lacharrière était la mieux-disante financièrement tout en prévoyant des travaux à hauteur de 2 millions d’euros et un programme dense et diversifié en jazz, chant, danse et comédies17.

En novembre 2015, Fimalac a racheté les baux des théâtres de la Madeleine et de la Porte Saint-Martin à Jean-Claude Camus. Le Théâtre de la Porte Saint-Martin est resté dirigé par Camus avec une position de directeur délégué pour l’auteur Jean-Robert Charrier. La programmation a été pour le moment plutôt centrée sur des pièces classiques ou modernes connues. Le théâtre de la Madeleine est géré par l’industriel Dominique Bergin de Cap Conseil et Michel Lumbroso, à la tête de la société K-Wet Production affiliée au groupe Fimalac, tandis que la direction artistique a été confiée à l’acteur et réalisateur Philippe Lellouche. Le projet annoncé est de développer une programmation « pop chic », plus populaire qu’au Théâtre de la Porte Saint-Martin18. Les spectacles à l’affiche sont des vaudevilles ou des one-man-shows. Enfin Fimalac a passé un accord avec François Pinault pour partager le capital et assurer la programmation du Théâtre Marigny lors de sa réouverture en octobre 2017 après des travaux de rénovation des deux salles. Un engagement a été pris pour rester fidèle à l’esprit de la convention signée en 2011 avec la Ville de Paris pour la programmation19.

Vente-privée.com

Vente-privée.com est une société anonyme créée par Jacques-Antoine Granjon en 2001, qui s’est positionnée sur un modèle économique innovant, celui de la vente événementielle en ligne. Le principe est de proposer aux membres des ventes limitées à quelques jours de produits de grandes marques avec des décotes importantes par rapport au prix de vente habituel. Le chiffre d’affaires du groupe a augmenté de 1,1 milliard d’euros en 2011 à 2 milliards en 201520.

Le groupe a initié sa diversification dans le secteur du spectacle de divertissement par des ventes d’albums d’Alain Chamfort et de Patricia Kaas. La réussite de l’opération a incité Vente-privée.com à poursuivre dans cette voie pour promouvoir les albums et les tournées de spectacles de vedettes des variétés. Deux filiales spécialisées ont été créées par le groupe : Vente Privée Entertainment, dirigée depuis mars 2014 par Thomas Kouck, auparavant Directeur Général de Billet Réduc ; plus récemment Vente Privée Productions pour la coproduction d’événements.

En janvier 2013, Ventes-privées.com a pris le contrôle majoritaire de la société d’exploitation du Théâtre de Paris pour près de 7 millions d’euros, en collaboration avec le producteur Richard Caillat, directeur de l’agence de marketing HighCo, et le directeur artistique de ce théâtre depuis 2003, Stéphane Hillel. Caillat a été nommé Président du théâtre et Hillel Directeur général. Le théâtre comprend une grande salle de 1100 places et la salle Réjane environ 300 fauteuils. La programmation a été recentrée vers plus de comédies d’intrigue et moins de pièces classiques ou modernes tout en s’ouvrant à des concerts et des spectacles musicaux. Un concert-anniversaire pour les 70 ans de Johnny Hallyday y a ainsi été joué en 2013 tandis qu’un festival de musique, le Lalala Unplugged, a été créé en juillet 2014 pendant trois jours. Un comité de lecture a été créé en septembre 2013 par Caillat et Hillel pour découvrir de nouvelles pièces susceptibles d’être montées et exploitées dans ce théâtre.

En avril 2014, Vente-privée Entertainment a racheté la société d’exploitation du Théâtre de la Michodière, avec une jauge de 700 places, en association avec Caillat, nommé directeur de ce théâtre, tandis que Hillel est membre du comité de direction. La programmation de ce théâtre était centrée sur les pièces de boulevard écrites en partie par des auteurs littéraires. L’objectif avancé par les nouveaux actionnaires est de « privilégier les créations originales, les auteurs français contemporains » et d’« accueillir les têtes d’affiche d’un théâtre populaire et de qualité », notamment en ouvrant la programmation au one-man-show21.

La dernière acquisition du groupe, en association avec Caillat et Hillel, a concerné en mars 2016 la société d’exploitation des Bouffes-Parisiens détenue par Dominique Dumond. Ce dernier est resté Directeur associé du théâtre aux côtés de Caillat et Hillel tandis que l’ensemble de l’équipe a été conservée. Il s’agit d’un théâtre à l’italienne ayant une jauge de 600 places. La ligne artistique du « rire léger », souhaitée par Granjon22, sera appliquée aussi à la programmation des Bouffes-Parisiens.

Les motivations avancées par Jacques-Antoine Granjon pour les acquisitions de théâtres sont de deux ordres. Dans un premier temps, un objectif de communication a été mis en avant : « C’est d’abord parce que nous préférons orchestrer ainsi notre marque, Vente-privée, plutôt que de payer des publicités23 ». Le prix payé pour l’acquisition de la société d’exploitation du Théâtre de Paris représente le coût de deux grandes campagnes de publicité télévisuelles tandis que l’association de l’image du site aux théâtres privés parisiens contribue au rayonnement de la marque en l’associant à une « communication émotionnelle »24. Par exemple, à la suite de la prise de contrôle des Bouffes-Parisiens, Granjon a déclaré : « Le Théâtre des Bouffes-Parisiens évoque encore aujourd’hui tout autant la musique que le théâtre : ce sont pour moi des vecteurs émotionnels qui réunissent, ce sont des occasions de vivre de formidables expériences !25 ». Vente-privée.com rejoint aussi les autres groupes quant à l’objectif de mieux maîtriser la chaîne de valeur du spectacle vivant par une intégration verticale de ses différents segments. Le groupe peut s’appuyer sur les réseaux numériques du site pour la billetterie, domaine investi par une prise de participation en 2015 dans la société numérique Weezevent et un partenariat en 2016 avec France Billet, filiale de la Fnac.

Les stratégies de développement des théâtres recapitalisés

Il convient de compléter les analyses des stratégies de développement des théâtres contrôlés par un groupe, amorcées dans la partie précédente quant aux choix de programmation et aux synergies recherchées par la prise de contrôle d’entreprises situées dans les différents segments de la chaîne de valeur du spectacle vivant. Il est utile aussi de s’interroger sur le maintien de liens de solidarité financière avec les membres de l’Association de soutien au théâtre privé (ASTP) quand les théâtres y étaient auparavant affiliés.

La quête de rentabilité

Selon l’analyse de William Baumol et William Bowen, l’incapacité des arts de la scène à dégager des gains de productivité sans dénaturer la qualité des représentations entraîne une répercussion des hausses de la masse salariale sur les prix des billets. Cela est la source d’un déficit structurel si la demande réagit négativement aux hausses de prix et est peu sensible aux variations de revenus26. La capitalisation par les groupes et les producteurs permet d’apporter des fonds pour des investissements afin de rénover en profondeur les salles, d’augmenter les moyens pour la scénographie, les distributions artistiques et techniques des spectacles, de négocier des espaces publicitaires plus importants. Jacques-Antoine Granjon résume ainsi les blocages de développement des théâtres : « Jusqu’ici ils étaient dirigés par des artisans, qui n’étaient pas en capacité d’assumer les coûts d’entretien, de prendre des risques en termes de production. Les théâtres que nous avons rachetés étaient un peu à l’arrêt, prisonniers de leurs finances très limitées27 ».

La quête d’une meilleure rentabilité dans la production et la gestion des salles s’est effectuée par l’activation plus intense des logiques d’action et d’évaluation de l’industrie, du marché et de la renommée. Néanmoins, cette imbrication de logiques ne peut pas effacer la logique de l’inspiration artistique, indispensable à une originalité susceptible d’attirer l’attention d’un public assez large, ce qui justifie le maintien d’artistes dans la direction des établissements en complément des producteurs.

La logique industrielle

La logique industrielle est orientée par la recherche de l’efficacité. Celle-ci peut être obtenue par une réduction des coûts de fonctionnement des théâtres et/ou une intensification de l’occupation des locaux

Jean-Marc Dumontet reconnaît volontiers dans un entretien avec les journalistes Porier et Moreau sa fonction de cost-killer lors de la reprise d’un théâtre : « Vous revisitez les contrats d’assurance, de nettoyage, les charges, les coûts de téléphone, tout ! Et ensuite vous regardez à quoi sert l’équipe. À Bobino, personne ne faisait de commerce28 ! ». Le redéploiement des missions concerne notamment un développement du temps de travail consacré à la prospection d’un élargissement du public. Jean-Manuel Bajen a engagé une équipe de télé-commerciaux au Théâtre des Variétés. Il remet en question la gestion purement artistique des théâtres en affirmant : « Le théâtre n’est rien d’autre qu’une entreprise qui crée un produit. Il faut démarcher le client29 ». En considérant les artistes comme des produits en développement, à distribuer dans les salles qu’il s’est appropriées, Dumontet insiste sur le démarchage des consommateurs : « Quelle que soit l’entreprise, c’est basique, il faut des clients. Mais très peu y songent, y compris les théâtres30 ».

La recherche d’une efficacité sur un modèle industriel peut aussi concerner dans certains cas les équipes artistiques engagées dans les comédies musicales. Stage Entertainment constitue exclusivement les distributions à la suite de castings et non pas en fonction de relations affinitaires liées à des connaissances ou expériences préalables. Dans son entretien avec Porier et Moreau, le directeur général de Stage Entertainment France, Laurent Betanta, indique que les artistes-interprètes doivent s’entraîner quotidiennement dans la salle de sports de l’établissement et sont notés à chaque représentation par un metteur en scène présent dans la salle. Un rapport sur le déroulement de chaque représentation de la veille lui est envoyé ainsi qu’aux ayants-droit des spectacles31.

La recherche de l’efficacité passe aussi par un accroissement de l’occupation des locaux à condition que cette exploitation intensifiée ne soit pas déficitaire. Une tactique de péréquation des risques d’exploitation consiste à augmenter les créneaux horaires pour la programmation d’un nombre plus important de spectacles, notamment quand les salles jouent un rôle de tremplin artistique. Ainsi le Point-Virgule et le Grand Point-Virgule, contrôlés par Jean-Marc Dumontet, proposent chaque soir trois créneaux horaires dans chacune de leur salle. Cet accroissement de l’offre programmée quotidiennement n’est pas partagé par tous les théâtres. Les salles du groupe Lagardère ont tendance à croiser l’exploitation de longue durée d’un spectacle avec des séries d’une à trois représentations pour des concerts ou des humoristes. L’alternance de deux spectacles peut être pratiquée par le Théâtre de la Porte Saint-Martin et le Comédia au sein du groupe Fimalac tandis que Vente-privée.com semble privilégier la programmation quotidienne d’un seul spectacle dans ses établissements. Le Théâtre de l’Œuvre et le Théâtre de la Madeleine offrent une double programmation à 19h et à 21h. Cette pratique s’est répandue dans les théâtres privés membres de l’ASTP32, ce qui tend à accroître la compétition inter-organisationnelle dans le contexte d’une multiplication de petites salles à Paris. Celles-ci programment des compagnies en quête de gains de réputation corporative et médiatique en leur faisant porter la prise de risque, surtout si le contrat de coréalisation attribue un minimum garanti à l’organisateur de spectacles33.

Les théâtres appropriés par des groupes ou producteurs convergent vers la recherche d’une location de leurs espaces en dehors de la programmation théâtrale. Des entreprises peuvent ainsi louer un théâtre pour l’organisation d’un événement pour leur personnel, des espaces être utilisés pour des tournages ou des expositions commerciales temporaires. Dumontet a indiqué dans son entretien que l’accueil de 30 événements par an à Bobino permet de couvrir 30 % des charges34. Une activité souvent externalisée sous la forme d’une concession concerne le bar de l’établissement. Le premier directeur de l’Olympia, Arnaud Delcampe, a fait le choix inverse d’une internalisation du bar ; celui-ci procure la moitié des bénéfices lors des ventes de boissons à l’entracte35.

La logique marchande

L’accentuation de la logique marchande s’effectue par le recours aux techniques du marketing. Les choix de programmation ont donné plus de poids aux comédies musicales et aux spectacles humoristiques qui sont prisés par des spectateurs occasionnels, notamment quand la couverture médiatique a focalisé l’attention sur un nombre limité de spectacles et d’artistes à la mode du moment. Une adaptation stricte aux attentes supposées du « grand public » expose néanmoins les producteurs à un risque de lassitude face à une offre trop standardisée. Des innovations sont nécessaires pour éveiller un désir de fréquentation des spectacles différenciés.

Une variable du marketing opérationnel porte sur le prix des places. Une discrimination tarifaire peut permettre d’optimiser les recettes de billetterie en ajustant les prix aux consentements à payer différenciés des spectateurs selon leurs revenus et leur degré d’intérêt pour les spectacles. Vente-privée.com a étendu son système de vente de produits de marque à des prix soldés à la billetterie de ses salles de spectacles en proposant souvent des tarifs préférentiels. Stage Entertainment a effectué le choix inverse avec des tarifs élevés, à un niveau deux fois plus élevé que le tarif moyen des théâtres privés (60 euros36 contre 29,6 euros en moyenne en 201537) en contrepartie de comédies musicales à grand spectacle avec la présence d’un orchestre, un jeu théâtral et chorégraphique. La création de Grease à partir du 28 septembre 2017 est par exemple proposée à la location à des tarifs variant de 50 à 250 euros.

Une autre variable concerne les canaux de distribution. Un avantage compétitif décisif concerne les synergies entre les réseaux de billetterie électronique contrôlés par les groupes et les salles de spectacles. Cela est particulièrement le cas pour Vente-privée.com qui reçoit sur ses sites 4,5 millions de visiteurs uniques quotidiens38. Vivendi Village peut aussi s’appuyer sur les systèmes de billetterie contrôlés par Vivendi Ticketing. Le contrôle de chaînes radiophoniques et télévisuelles permet d’amplifier les campagnes de promotion des spectacles, en s’appuyant notamment sur les vedettes de la distribution.

Enfin le marketing relationnel essaie d’individualiser les rapports aux spectateurs en les valorisant. La communication concerne la promotion des spectacles, qui peuvent être mis en valeur par des bandes annonces joyeuses, des textes de présentation centrés sur les intrigues de la pièce et les émotions en jeu avec une syntaxe simple. Le groupe Vente-privée.com se spécifie par des bandes annonces qui présentent brièvement les points de vue distanciés des protagonistes sur l’intrigue centrale au lieu de sélectionner des moments forts du spectacle. L’accent est mis sur l’offre d’expériences inédites aux spectateurs considérés comme des personnes importantes. Par exemple, des avant-premières sont spécialement réservées aux adhérents de Vente-privée.com avec « des services : voiturier, espace dégustation avant la représentation, des ouvreuses salariées du théâtre et très bien habillées, des mails personnalisés pour dire aux spectateurs qu’on les attend le soir, de la musique dans le hall39 ». Les conditions de confort et les espaces de sociabilité constituent aussi des avantages compétitifs mis en valeur. Sur son site web, le Théâtre Mogador annonce que « chaque spectateur est un être d’exception et cela dès qu’il franchit les portes du théâtre » grâce aux 1360 m² de superficie pour les foyers et les bars installés à tous les étages40.

Les rapports de consommation ainsi encouragés s’inscrivent plus dans le registre de l’adhésion par le recours à l’humour et à la sympathie que dans celui du jugement esthétique. Les promesses de consommation individuelle d’affections et d’émotions véhiculées par le marketing relationnel entrent en résonance avec les principes directeurs du « capitalisme esthétique », analysés par le philosophe Olivier Assouly41.

La logique de la renommée

La cotation des artistes et la capacité de distribution des spectacles dépendent en grande partie de la réputation corporative auprès des professionnels du spectacle vivant, de la réputation médiatique, fondée sur les jugements de journalistes culturels de la presse écrite, de chaînes radiophoniques et télévisuelles, et de la notoriété auprès de la population. Les critiques positives des spectacles sont affichées sur les sites des théâtres en espérant activer un suivisme des spectateurs potentiels par l’anticipation plus assurée d’une source de plaisir. La notoriété permet d’instaurer a priori un rapport de confiance avec les vedettes auxquelles sont associées des promesses de satisfaction. Les pièces à intrigue programmées dans les théâtres privés s’appuient sur une distribution renommée et les spectateurs se situent d’emblée dans une position de projection-identification bienveillante, en applaudissant par exemple l’entrée des vedettes. Celles-ci peuvent se placer dans un rapport de distanciation vis-à-vis de leur personnage et du texte en faisant des apartés au public sur leurs sentiments personnels exprimés avec drôlerie.

Le processus d’intégration verticale des groupes et des producteurs multipropriétaires de salles est destiné aussi à faciliter le développement de carrière des artistes sélectionnés par les connexions entre les entreprises spécialisées dans la production, la gestion de salles, la communication numérique et la gestion de carrière professionnelle. Les gains de renommée des artistes suivis par les groupes suscitent des retombées positives sur les revenus tirés de l’exploitation de leur spectacle s’ils restent fidélisés à leur groupe de lancement. Les circuits de production et de diffusion des spectacles sont également fluidifiés grâce à des ressources plus importantes pour capter l’attention et l’intérêt des consommateurs par la diversité des canaux de communication et le contrôle de sites de billetterie.

La logique d’action et d’évaluation de l’opinion concerne aussi les investissements dans l’image de marque des organisations. La responsabilité sociétale des entreprises contribue à la construction d’une image imbriquant les références au marché avec celles relatives au civisme. Deux groupes affichent plus particulièrement une volonté de s’inscrire dans une logique de promotion de l’intérêt général par leur stratégie de mécénat.

Le groupe Fimalac a développé la Fondation Culture et Diversité, créée en 2006 et présidée par Marc Ladreit de Lacharrière. Cette fondation est missionnée pour cofinancer l’achat de billets de spectacles pour des groupes d’élèves issus des zones d’éducation prioritaire, participer à des programmes de formation destinés à faciliter l’accès de jeunes défavorisés aux écoles supérieures artistiques, et distribuer des Prix de l’Audace artistique et culturelle qui distinguent des projets tripartites associant un établissement scolaire, un établissement culturel et une collectivité territoriale. Ladreit de la Charrière est aussi un membre fondateur de la Fondation Toja pour le Théâtre, qui accorde des dons et des prêts à des productions théâtrales et offre des places de théâtre aux élèves des programmes Egalité des Chances de la Fondation Culture et Diversité.

Cela est le cas aussi de Vivendi Village avec le programme Vivendi Create Joy, lancé en 2008, pour « procurer de la joie aux jeunes de 11 à 25 ans en difficulté ». Ce programme propose de soutenir des projets dans le domaine des arts du spectacle susceptibles de contribuer au développement personnel des « jeunes issus de milieux défavorisés, éloignés des projets culturels », de « ceux qui doivent affronter la maladie ou un handicap42 ». Ce programme soutient notamment des actions destinées à réduire les inégalités d’accès aux formations artistiques pour les jeunes issus de l’immigration avec l’Ecole du Miroir, plus tournée vers la préparation aux métiers du cinéma. Les créations artistiques partagées avec des jeunes non-professionnels issus de quartiers populaires, organisées par la Compagnie des Hommes dirigée par Didier Ruiz et la Fabrique Opéra, les ateliers de pratique ouverts par le théâtre national de l’Odéon avec des adolescents ont été aussi retenus par ce programme de mécénat.

Le maintien dans l’ASTP

L’association de soutien au théâtre privé regroupe en 2017 parmi ses membres actifs 59 salles et 20 tourneurs et gère un fonds de soutien financé par une taxe fiscale sur la billetterie des spectacles, des cotisations volontaires pour les investissements et les subventions de l’Etat et de la Ville de Paris. Treize salles de théâtres recapitalisées par les groupes ou producteurs continuent à appartenir à cette association qui organise en son sein un système de solidarité financière. Seuls ne sont pas membres le Comédia, ainsi que le Point-Virgule, le Grand Point-Virgule, le Comedy Club et les scènes musicales, qui sont exclus par la définition du périmètre des activités de cette association depuis 200243.

Prise de risques et subventions dans le budget de l’ASTP

L’ASTP se distingue du Centre national pour la chanson, les variétés et le jazz (CNV) par l’importance des subventions publiques dans ses produits. Elles y représentent presque la moitié des ressources de l’ASTP44 contre 3 % environ pour le CNV45.

En effet le risque de perte d’exploitation est plus important dans les activités théâtrales que dans le domaine des variétés. Le premier rapport détaillé sur la situation économique des théâtres privés a été rédigé par l’économiste Bernard Roux à la demande de la SACD et l’ASTP. Son étude a porté sur les coûts fixes de 38 théâtres parmi les 46 adhérents en 1990, les recettes et dépenses de 77 spectacles garantis par le Fonds de soutien au théâtre privé (FSTP), auxquels se sont ajoutés 10 dossiers aidés partiellement. La dépendance du FSTP à l’égard des subventions publiques est mise en évidence par l’impossibilité de compenser les pertes de certains spectacles par les bénéfices des autres. En effet, en 1990 seuls 11 des 87 spectacles étudiés, dont cinq one-man-shows, ont été bénéficiaires sans faire jouer le FSTP. Le déficit avait même dépassé les frais fixes du théâtre en ordre de marche pour 56 des 87 spectacles aidés avant l’intervention du FSTP46. Cette dépendance est entretenue par la hausse des coûts de production. Entre les saisons 1979/80 et 1989/90, Roux a constaté une multiplication des frais fixes par 3,8 à prix courants et par 2,1 à prix constants (en prenant en compte l’inflation des prix à Paris pendant cette période)47. La hausse du théâtre en ordre de marche s’est poursuivie au même rythme entre 1990 et 201148.

De plus, la fréquentation des théâtres membres actifs de l’ASTP est sensible à la conjoncture économique dans un contexte où le prix moyen des billets est environ trois fois plus élevé que dans les circuits des salles subventionnées. Un modèle de régression linéaire pour expliquer les variations de la fréquentation payante par le nombre de représentations, le prix réel moyen des billets et le revenu national brut par habitant entre 1983 et 2011 indique d’une part une corrélation négative attendue entre le nombre d’entrées payantes et le prix réel moyen des billets. Cependant le coefficient estimé n’est pas assez significatif. Par contre, une corrélation positive significative est dégagée avec l’évolution du revenu national disponible de l’année précédente49. Les variations de la conjoncture économique ont ainsi une influence à retardement sur les fluctuations de la fréquentation des théâtres privés parisiens membres de l’ASTP. Celles-ci sont importantes. Selon les rapports de l’ASTP, le recouvrement de la taxe fiscale sur la billetterie a augmenté de 25 % entre 2007 et 2010 puis a baissé de 26 % entre 2010 et 2012 avant de croître de 12 % entre 2012 et 2014 puis se stabiliser en 2015.

Par conséquent, la prise de risque individuelle sur le montage et l’exploitation d’un spectacle est aggravée en situation de récession économique et le FSTP peut jouer un rôle contra-cyclique. L’intérêt d’une appropriation des théâtres parisiens par les groupes et producteurs est notamment porté par l’attractivité des spectacles musicaux et humoristiques. Ainsi, le directeur général de Lagardère Unlimited Live Entertainment, Jérôme Langlet, s’appuie sur les données du Centre national de la chanson, des variétés et du jazz « qui affiche une croissance de 90 % sur les neuf dernières années » alors que les salles sont encore rares pour les one-man-shows, les comédies musicales, les concerts pour légitimer la stratégie de prise de contrôle de lieux de spectacles50. Les circuits de diffusion des comédies musicales sont actuellement particulièrement attractifs dans le secteur du spectacle vivant. Selon le rapport du CNV sur la diffusion des spectacles, les comédies musicales qui relèvent de son champ ont représenté 2 % des représentations en 2015 et 6 % des recettes de billetterie. Il s’agit de l’écart relatif entre volume et recettes le plus élevé parmi les genres, devant le « rap, hip hop, reggae et assimilés51 ». Laurent Batenta, directeur général de Stage Entertainment estime réaliser 10 à 15 % des entrées des théâtres parisiens pour chaque comédie musicale programmée au Théâtre Mogador52.

La logique de solidarité financière de l’ASTP

L’attachement des théâtres recapitalisés à l’ASTP peut ainsi se comprendre par le maintien de risques de production élevés. Même la durée d’exploitation des comédies musicales produites sur un modèle industrialisé par le Théâtre Mogador est incertaine. Le Roi Lion est resté à l’affiche pendant trois saisons tandis que Zorro n’a été programmé qu’une seule saison53. Le rapport de l’ASTP indique que le budget général moyen d’un spectacle monté et exploité dans une salle de plus de 800 places est en 2015 de 1,8 millions d’euros, en recul de 7 % par rapport à 2014. Seuls 12 spectacles soldés en 2015 sur plus de 80 couverts par la garantie ont été bénéficiaires tandis que les coproductions se sont développées pour partager les risques54.

Les aides à l’exploitation constituent l’utilisation la plus importante des ressources du FSTP. Elles ont représenté 8,3 millions d’euros en 2015, en progression de 4 % par rapport à 2014. Trois types d’aides sont distribués : la participation au déficit (66 %), les allocations au montage (23 %) et les aides à l’emploi (11 %).

Les garanties du déficit reviennent à prendre en charge sur une durée de 60 à 120 représentations 40 % des pertes d’exploitation pour une création ou une reprise d’un spectacle de plus de dix ans ou 30 % si la reprise est effectuée dans un délai de moins de 10 ans. 85 % des garanties ont été distribuées sur la base du taux normal à 40 %. La prestation d’assurance est ensuite remboursable en cas de bénéfice ultérieur. Le droit de tirage correspond au montant moyen de la taxe fiscale versée par un théâtre au cours des trois années précédentes multiplié par un coefficient dégressif avec la jauge de la salle. Le mode de calcul contribue ainsi à une redistribution progressive de revenus en faveur des petites salles. Ces garanties ont touché environ la moitié des représentations et contribué à un allongement des séries de représentations des spectacles soutenus. En effet, la durée moyenne d’exploitation des spectacles garantis a été de 86 représentations contre 67 pour les spectacles non garantis entre 2011 et 201355. Les allocations de montage, réservées aux jauges de moins de 500 sièges, sont distribuées avec un taux du budget qui varie de façon inversement proportionnelle avec la taille de la salle. Les aides à l’emploi sont destinées à encourager des distributions artistiques et techniques plus nombreuses.

Une autre forme de coopération concerne la mutualisation d’opérations de communication. La Ville de Paris accorde une subvention fléchée pour financer un dispositif permettant aux jeunes de moins de 26 ans d’acheter un billet de théâtre à un tarif de dix euros. Les membres de l’ASTP ont également choisi de rénover leur label pour l’amélioration de la visibilité de leur programmation. La désignation de « théâtre privé » a été abandonnée, en ayant été jugée actuellement peu porteuse, pour mettre en avant l’éthique de la solidarité avec le terme de « théâtres parisiens associés ».

Conclusion

Les flux d’appropriation des théâtres privés et de salles de spectacles par des groupes et des producteurs se sont donc accélérés dans les années 2010 après avoir été amorcés au début du troisième millénaire. La dissociation des fonctions de direction et de production n’a pas écarté les artistes des noyaux dirigeants, ce qui montre le caractère incontournable de l’inspiration dans le choix et le montage des spectacles. Une motivation commune est axée vers une meilleure maîtrise de la filière du spectacle vivant par le contrôle de sociétés de production, de communication, de gestion des salles et des carrières des artistes. La capitalisation des salles a contribué à donner plus de poids aux logiques industrielles, pour réaliser des gains de productivité, marchandes pour conquérir et fidéliser un large public, médiatiques pour accompagner le développement de carrière des artistes et l’image de marque des groupes. Le maintien des théâtres recapitalisés dans l’ASTP reflète néanmoins le maintien de risques de production élevés même si les choix de programmation donnent plus de poids à des comédies musicales, des spectacles musicaux et humoristiques en résonance avec la montée en puissance d’un capitalisme esthétique.

Notes de bas de page numériques

1 Christophe Charle, Théâtres en capitale. Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, Albin Michel, 2008, pp. 165-171.

2 http://www.astp.asso.fr/nav:astp:theatre-prive, p. consultée le 12/02/2017.

3 Macha Méry, « Caché derrière le rideau : Jean-Marc Dumontet », Le Monde, 17/02/2012.

4 AuBalcon, « Interview de Jean-Marc Dumontet, Serial Directeur de théâtre », http://www.aubalcon.fr/jean-marc-dumontet-serial-directeur, page consultée le 17/02/17.

5 Michaël Porier, Raphaël Moreau, Main basse sur la culture. Argent, réseaux, pouvoir, La Découverte, coll. Cahiers libres, 2014, pp. 132, 134.

6 M. Porier, R. Moreau, Main basse sur la culture, op. cit., p. 133.

7 M. Porier, R. Moreau, Main basse sur la culture, op. cit., p. 144.

8 Martine Robert, « L’Olympia sous l’ère Bolloré », Les Échos, 1/07/2016.

9 http://www.vivendi.com/presse/actualites/coup-de-projecteur-nouveau-theatre-de-loeuvre, p. consultée le 18/02/2017.

10 Lagardère, Présentation du groupe. Repères 2015-2016, p. 60.

11 Martine Robert, « Après les Folies Bergères, Lagardère met la main sur le Casino de Paris », Les Échos, 1/04/2014.

12 Lagardère, « Lagardère Unlimited annonce la création de Lagardère Unlimited Live Entertainment », communiqué de presse, Paris, 5 avril 2011.

13 Xavier Dupuis, Bertrand Labarre, « Le renouveau du spectacle musical en France », Cultures Études n°2013-6, 2013, p. 5.

14 Martine Robert, « Fimalac est devenu un acteur majeur du spectacle vivant », Les Échos, 21/11/2016.

15 http://www.vega-france.fr, p. consultée le 19/02/2017.

16 https://www.le-comedia.fr/fr/galeries-des-espaces, p. consultées le 19/02/2017.

17 Marie-Aude Audoux, « Le patron de Fimalac reprend la salle Pleyel », Le Monde, 8/01/2015.

18 Sarah Gandillot, « Les patrons saisis par la tentation du théâtre », Les Échos, 20/05/2016.

19 Mathilde Doiezie, « Théâtre Marigny : Pinault et Fimalac main dans la main pour sa réouverture », Le Figaro, 10/02/2015.

20 Vente-privée.com, « Pour la 8ème année consécutive vente-privée est ‘Élu Service Client de l’année 2017’ », communiqué de presse, Paris, 14/10/2016 ; « Jacques-Antoine Granjon élu « Capitaliste de l’année » par le Nouvel Économiste, communiqué de presse, Paris, 20/12/2012.

21 Vente-privée.com, « Vente-privée rachète le Théâtre de la Michodière », communiqué de presse, Paris, 30/04/2014.

22 Sarah Gandillot, « Les patrons saisis par la tentation du théâtre », Les Échos, 20/05/2016.

23 M. Porier, R. Moreau, Main basse sur la culture, op. cit., p. 137.

24 Sarah Gandillot, « Les patrons saisis par la tentation du théâtre », op. cit.

25 Vente-privée.com, « Vente-privée Entertainment reprend un troisième théâtre : le Théâtre des Bouffes-Parisiens », communiqué de presse, Paris, 16/03/2016.

26 William J Baumol., William G. Bowen, « On the Performing Arts: The Anatomy of their Economic Problems », The American Economic Review, vol. 76, n°2, 1965, pp. 495-502.

27 Sarah Gandillot, « Les patrons saisis par la tentation du théâtre », op. cit.

28 M. Porier, R. Moreau, Main basse sur la culture, op. cit., p. 133.

29 Martine Robert, « Jean-Michel Bajen joue le décor… », Les Échos, 15/02/2012.

30 Géraldine Meignen, « Des vestiaires aux coulisses », L’Expansion, 1/04/2007.

31 M. Porier, R. Moreau, Main basse sur la culture, op. cit., p. 146.

32 Ville de Paris, M.C.C., Audit de l’Association pour le Soutien au Théâtre Privé, M.C.C., 2005, pp. 88-89.

33 Daniel Urrutiaguer, Les Mondes du théâtre. Désenchantement politique et économie des conventions, L’Harmattan, 2014, p. 93, 98-99.

34 M. Porier, R. Moreau, Main basse sur la culture, op. cit., p. 133.

35 Valérie Collet, « À qui appartient…l’Olympia ? », Le Figaro, 8/09/2008. http://www.lefigaro.fr/economie/2008/08/08/04001-20080808ARTFIG00535-a-qui-appartient-l-olympia-.php, p. consultée le 19/02/2017.

36 M. Porier, R. Moreau, Main basse sur la culture, op. cit., p. 146.

37 ASTP, Rapport d’activité 2015, ASTP, 2016, p. 4.

38 Sarah Gandillot, « Les patrons saisis par la tentation du théâtre », op. cit.

39 Sarah Gandillot, « Les patrons saisis par la tentation du théâtre », op. cit.

40 http://www.stage-entertainment.fr/mogador-presentation.

41 Olivier Assouly, Le capitalisme esthétique, Éd. du Cerf, 2008, pp. 135-150.

42 http://www.vivendi.com/contacts/#!/create-joy, p. consultée le 21/02/2017.

43 En 2002, le Centre national des chansons, des variétés et du jazz (CNV) a été créé en 2002 pour organiser la collecte et la gestion de la taxe fiscale sur les recettes de billetterie des « spectacles de variétés ». Selon le décret n°2004-117 du 4 février 2004, les spectacles d’humour organisés en sketches et les comédies musicales sans dramaturgie théâtrale font partie du périmètre du CNV. Les comédies musicales inspirées du modèle de Broadway programmées par le Théâtre de Mogador relèvent du champ couvert par l’ASTP.

44 http://www.astp.asso.fr/nav:astp:organisation:financement, p. consultée le 22/02/2017.

45 CNV, Rapport d’activité 2015, CNV, p. 26.

46 Bernard Roux, La Situation financière et budgétaire du théâtre privé, SACD, 1992, pp. 17, 23.

47 B. Roux, La Situation financière et budgétaire du théâtre privé, op. cit., p. 5.

48 D. Urrutiaguer, Les Mondes du théâtre, op. cit., p. 83.

49 D. Urrutiaguer, Les Mondes du théâtre, op. cit., p. 86, 87.

50 AFP, « Lagardère rachète le Casino de Paris », Challenges, 1/04/2014. https://www.challenges.fr/entreprise/lagardere-rachete-le-casino-de-paris_160881, p. consultée le 18/02/2017.

51 CNV, La diffusion des spectacles de variétés et de musiques actuelles en 2015, CNV, p. 16.

52 M. Porier, R. Moreau, Main basse sur la culture, op. cit., p. 145.

53 X. Dupuis, B. Labarre, « Le renouveau du spectacle musical en France », op. cit., p. 9.

54 ASTP, Rapport d’activité 2015, op. cit., p. 7, 11.

55 ASTP, Bilan de la convention triennale 2012/2014 entre l’Etat (MCC), la Ville de Paris et l’ASTP, ASTP, 2015, p. 4.

Pour citer cet article

Daniel Urrutiaguer, « La financiarisation des théâtres privés parisiens au tournant du XXIe siècle », paru dans Loxias, 57., mis en ligne le 09 juin 2017, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8684.

Auteurs

Daniel Urrutiaguer

Professeur en arts de la scène à l’Université Lumière Lyon 2, EA 4160 Passage XX-XXI. Ses recherches spécialisées en socio-économie du spectacle sont orientées vers la compréhension des mécanismes de formation de la valeur et des interactions entre les artistes, les établissements culturels, les pouvoirs publics, les experts professionnels et la population.