Loxias | 55 (déc. 2016). Autour des programmes de concours 2017 | I. Autour des programmes de concours 2017 

Marie-Albane Watine  : 

« Qu’est-ce que le vide ? » L’ellipse dans Les Âmes fortes de Jean Giono

Résumé

Avec Les Âmes fortes, Giono livre un roman particulièrement complexe, notamment en raison des versions contradictoires qu’il propose des mêmes événements, mais aussi à cause des silences du récit : des éléments essentiels à la compréhension sont livrés avec retard ou tout simplement tus. Nous nous penchons donc ici sur la figure structurante de l’ellipse, conçue comme le pendant formel d’une métaphysique du vide et de l’ennui. Alors que l’ellipse syntaxique, qui participe au travail de stylisation de l’oral, n’est que modérément remarquable, les types que nous appelons ellipse logique et ellipse informationnelle, ainsi que l’ellipse narrative et sa variante la paralipse, constituent d’authentiques béances qui mettent le lecteur en demeure de tenter de reconstituer, par une inlassable activité inférentielle, la cohérence locale et globale, parfois sans succès. De ce travail peut naître le sentiment du sublime – ou bien l’impression d’être sans cesse floué et moqué par un texte qui refléterait ironiquement le mystère des événements et des caractères. Enfin, l’ellipse progressive du focalisateur (le sujet du point de vue), dans un roman pourtant dialogué, signe une paradoxale vaporisation du sujet, qui compromet les chances de l’activité herméneutique même.

Index

Mots-clés : ellipse , Giono (Jean), herméneutique, paralipse, point de vue

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

« Le système de la narration est tout aussi complexe que le fond de l’histoire est obscur, et profond le secret des cœurs », indique Arnaud-Toulouse dans une formule qui répond bien à la perplexité du lecteur tenté de produire une lecture unifiée et cohérente des Âmes fortes. Le roman a souvent été décrit comme un texte particulièrement touffu, voire obscur, en raison notamment de l’impossibilité de concilier les différentes versions que la chronique propose de l’intrigue principale et qui « mettent en péril tout au long du récit le sacro-saint principe de non-contradiction1 ». Nous sommes finalement invités à reconstituer ce qui ressemble à un « puzzle en miettes, dont certaines pièces manquent et d’autres se trouvent étrangement en double », selon le mot évocateur de Sophie Milcent-Lawson2. En double, et même en triple : Giono lui-même, dans ses carnets préparatoires, dit bien vouloir narrer « la même histoire 3 ou 4 fois avec chaque fois des recoupements contradictoires3 »…

Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons moins aux versions multiples qu’aux pièces manquantes, c’est-à-dire à tout ce qui peut donner l’impression, à la lecture, que le roman se tait sur bien des choses, qu’il dissimule l’essentiel, ou met le lecteur en demeure d’interpréter des indices extrêmement ténus pour tirer un sens des événements. Ces silences répétés sont un aspect de la modernité des Chroniques, et suscitent toujours une certaine fascination pour un texte qui semble n’avoir jamais tout livré, et dont les hiatus restent toujours à combler : comme le dit Robert Ricatte dans un article suggestif sur les vides gioniens, « la puissance d’envoûtement chez Giono, naît, en tout cas bien souvent d’un usage intensif de structures elliptiques du roman4 ».

« Qu’est-ce que le vide ? » s’interroge la narratrice à propos des dons répétés de Mme Numance, semblant signifier prosaïquement qu’un salon sans meubles est bien peu de choses quand on s’aime comme les Numance d’un aussi grand amour ; mais dans le même temps, la question rend aussi compte d’un authentique vertige existentiel, celui que vivent les personnages gioniens face à l’ennui, et au vide qu’ils fuient ou qu’ils recherchent. L’« attirance de l’abîme5 » (Alan Clayton) court dans l’ensemble des Chroniques ; dans Les Âmes fortes, cette puissance du vide est personnifiée par les deux « âmes fortes » : par Mme Numance, ce personnage de la « générosité sans limite6 » sans cesse exposé à la « tentation de la perte7 » (selon le mot de Robert Ricatte), mais aussi par Thérèse, qui proclame à la fin du livre : « Et ils voient que rien ne peut me combler. Plus on en met, plus je suis vide8 ». L’ellipse textuelle serait comme le pendant formel de cette métaphysique du manque.

1. Ellipses : définition et typologie

Nous partons donc de l’intuition que, dans le texte, quelque chose « manque » souvent9, qui fait buter le lecteur, l’engage à la relecture et peut exposer le texte au risque de l’obscurité. Cette notion de manque, qui est au centre de l’étymologie même du terme « ellipse » (ἔλλειψις, « manque, défaut ») et de sa définition depuis les traités de l’âge classique10, ne laisse pas d’être problématique. En effet, comment peut-on raisonner sur ce qui est absent, et de surcroît, une telle démarche est-elle légitime ?

Pour commencer, parler de manque suppose qu’on se réfère implicitement à un modèle de phrase ou de texte bien formés, auquel comparer tout énoncé ; l’ellipse syntaxique, en particulier, se réfère au canon de la phrase modèle, qui sature autour de son verbe toutes les positions syntaxiques.

Dans l’échange suivant :

« Comment aimerais-tu être habillée ?
– Comme vous », (p. 185)

la réponse de Thérèse peut ainsi être analysée comme une phrase elliptique, qui correspondrait à une phrase canonique, verbale, du type « J’aimerais être habillée comme vous ». L’incomplétude syntaxique est immédiatement sensible dans la deuxième réplique. La restitution de l’élément manquant se fait par référence au cotexte antérieur immédiat, avec parfois un petit ajustement paradigmatique (aimerais-tu → j’aimerais).

Toutefois, on peut objecter que le locuteur ne ressent pas forcément un « manque » ici, ou dans toute phrase non verbale. On peut dire avec Gérard Dessons qu’une telle perception de l’ellipse relève d’un point de vue conservateur sur la langue, reposant sur le schéma canonique de la phrase latine11. Par surcroît, comme l’ellipse convoque toujours implicitement un modèle, son identification est évidemment tributaire des évolutions possibles de ce modèle : comme le soulignent C. Haroche et D. Maingueneau, « si le repérage d’une ellipse suppose une mise en relation avec une construction « canonique », il suffit que ce canon varie pour qu’il y ait ellipse ou non12 ». C’est ce qui explique que ce qui est repéré sous le terme d’ellipse varie considérablement de la Renaissance à nos jours et dans les grammaires d’une même époque13 : dans l’histoire de la notion, des faits aussi différents que la recatégorisation d’un adjectif en substantif14, des phrases inachevées, des monorhèmes et des constructions infinitives ont été analysés comme ellipses.

La relativité du concept de manque engage donc à prendre en compte la dimension communicative de l’ellipse, son aspect avant tout interprétatif, tributaire de l’aperception plus ou moins subjective d’une incomplétude – incomplétude qui se situe non du côté du modèle, mais de celui de la réception chez les lecteurs. Cela crée évidemment une difficulté : dans le repérage de ce qu’on nommera ellipse, il faut dès lors tabler sur le partage jamais certain d’une impression de lacune.

Qu’est-ce qui peut donner l’impression de manquer dans un texte ? La nature de l’élément manquant permet une classification de l’ellipse selon la nature et le niveau linguistique de l’élément qui est senti comme manquant.

On peut avancer qu’il n’existe que deux types de manque : ceux qui, comme on vient de le voir, sont nettement repérables en vertu d’un modèle de phrase complète, et ceux qui sont perceptibles mais non justifiables en terme de contraintes grammaticales. Au niveau de la phrase, on dira par exemple que le verbe doit régir un certain nombre d’actants : si l’un d’entre eux n’est pas actualisé, on peut se référer à ce nombre d’actants fixé par le lexique pour parler d’ellipse.

Mais hors ces connexions syntaxiques, il n’existe pas de contrainte absolue : comme le rappelle M. Charolles après Benveniste et Jakobson, « sorti de la phrase il n’y a plus […] de cadre préconfigurant la distribution des unités verbales, il n’existe pas de structure formelle dans laquelle les unités phrastiques devraient rentrer pour occuper une position prédéfini15. » L’enchaînement d’une phrase à une autre n’est que très faiblement contraint ; et la perception d’un manque, à ce niveau, est d’une justification bien plus délicate, et la restitution toujours sujette à caution.

On gagne donc, avec Michèle Bigot, à distinguer « une absence (par rapport au modèle canonique de la phrase) » et « un manque (écart par rapport à une norme de discours)16 et à différencier deux types d’ellipses :

- l’ellipse grammaticale qui laisse vide une fonction syntaxique ou un pivot verbal qui, dans une conception exigeante de la phrase, devrait être remplie. Un cas souvent mentionné est constitué par les réponses non verbales à des questions, comme dans l’échange cité précédemment.

- l’ellipse informationnelle ou stylistique, qui appartient au champ général de l’implicite. L’ellipse pose des problèmes plus complexes quand on sort du cadre syntaxique : le manque perçu se situe alors à un niveau bien plus labile, interprétatif – et discutable : il semble qu’une information ou un lien logique manque pour assurer la lisibilité parfaite de l’énoncé. Selon le niveau où est ressenti ce vide, on peut tenter de proposer une classification de ce deuxième type d’ellipse.

On regroupera sous le terme d’« ellipse logique » plusieurs types de faits, comme le manque d’un lien logique entre deux propositions, deux phrases ou deux séquences, quand il rend un enchaînement plus ou moins obscur. Lorsque l’élément manquant est un simple connecteur (asyndète), la relation logique est en général facilement rétablie et l’ellipse, quasi inexistante. Mais c’est parfois une proposition entière qui semble manquer, entre deux phrases, pour que l’on en comprenne la continuité logique ou argumentative. On a la sensation d’un passage « du coq-à-l’âne », et l’unité argumentative, logique ou énonciative ne se laisse reconstruire qu’au prix d’un certain travail.

Enfin, à un niveau narratif et informationnel se situe ce que la narratologie désigne sous le nom d’« ellipse narrative », qui consiste en l’escamotage, entre deux longues séquences textuelles, de tout un segment temporel de l’histoire. Elle est parfois signalée par des expressions du type : « Des années passèrent », « quelque temps plus tard… ». Ces failles dans la continuité temporelle correspondent à un manque informationnel, et non logique. Elles ne nuisent pas forcément à la cohérence textuelle : en effet, le segment diachronique manquant contient certes des informations reliées chronologiquement, mais non forcément pertinentes pour le récit. Plus intéressant pour les textes gioniens serait l’examen des ellipses qui passent sous silence, non un simple segment temporel, mais un événement de l’histoire capital pour la compréhension d’autres événements narrés.

Nous proposerons enfin, à la fin de cet article, une dernière catégorie d’ellipse, celle d’ellipse du focalisateur.

2. L’ellipse grammaticale

L’ellipse grammaticale offre un intérêt relatif dans Les Âmes fortes. Des occurrences typiques de couples questions/réponses avec ellipse du pivot verbal sont repérables, notamment dans les questions touchant aux chiffres :

– Il y a eu beaucoup de morts ?
Les neuf qui sont marqués sur la croix. (p. 11)

– […] est-ce qu’elle en prend, des tartines ?
Une. » (p. 30)

– Combien as-tu gagné dans ce machin ?
– Trois écus que j’ai pris à Carluque et trois que doit me donner monsieur Numance […] » (p. 98).

Même si l’on étend l’empan de l’ellipse jusqu’aux phrases averbales (extension d’ailleurs contestée en linguistique), nous ne trouverons qu’un nombre restreint d’occurrences d’absences de pivots verbaux. Bien que la phrase averbale soit souvent corrélée avec la représentation de l’oralité en littérature (par exemple chez Céline), si Giono en fait certes usage, il lui préfère la phrase simple et courte17, dès les premières répliques : « Ne te dérange pas. Tu as encore un mauvais jour devant toi. Va te reposer. Nous passerons la nuit. » (p. 7). On trouve dans les passages les plus oralisés du début du roman quelques occurrences remarquables, comme :

« Descends-moi mon porte-manteau. – Et où faut-il, je disais ? » (p. 75).

Ailleurs, ce sont surtout des phrases averbales nominales à valeur de prédication d’existence : « Toujours le mot gentil, même à moi. Toujours le sourire. » (p. 86), « Rien. Un pas naturel comme tout » (p. 99), ou des phrases adjectivales rhématiques : « Avec ça coquet, plaisant » (p. 86), qui connotent visiblement une oralité spontanée18.

Plus notables sont les fréquentes phrases sans verbe qui expriment le renchérissement, avec des connecteurs adverbiaux comme même, surtout, à plus forte raison :

Que pouvaient représenter cinq ans à côté de la durée qu’on exige d’un amour, surtout à ses débuts ? Surtout un amour de cette sorte : d’abord maternel […] (p. 176)

Je ne veux pas qu’elle soit esclave ; même pas de moi. (p. 179)

Il n’a même jamais donné, j’en suis sûre, un plaisir approchant à personne. Même pas à notre prédécesseur […]. (p. 184)

Il n’avait jamais rien fait d’autre que tout faire pour elle. Même la barricade de 51. Il se moquait bien de Badinguet ! Même le uhlan basculé dans le Rhône. (p. 185)

Thérèse même ne s’en doutait pas. À plus forte raison les dames […]. (p. 189)

Mais ces séquences, constituées de groupes nominaux, d’adjectifs ou des groupes prépositionnels incidents à des groupes situés dans la phrase précédentes, sont des cas limites d’ellipse : plutôt que d’y voir une absence d’un groupe verbal à récupérer dans le cotexte gauche, mieux vaut les analyser comme des « ajouts après point », ou le point avant le constituant détaché ne fait qu’exprimer l’une de ces « pauses de la réflexion19 » dont l’esprit du locuteur a besoin pour renchérir sur une pensée initiale – ou bien un tremplin que ménage le conteur pour mettre en valeur une hyperbole.

L’ellipse grammaticale, que ce soit dans les cas typiques (réponse à une question) ou dans les cas plus limite d’ajouts après point, est donc assez peu exploitée par Giono ; ce n’est pas là que se révèle le mieux sa créativité en matière de stylisation de l’oralité.

3. L’ellipse logique : « Il y a quelque chose là-dessous »

Rappelons que nous concevons l’ellipse logique comme un sous-genre d’ellipse informationnelle, qui se manifeste notamment quand la cohérence entre deux propositions est compromise, parce que leur suite fait naître l’impression d’un manque, soit parce qu’on aurait attendu un connecteur logique explicite (asyndète), soit parce qu’un élément pourtant important pour leur mise en relation nous était délibérément caché. Cette impression, forcément variable selon les lecteurs, et plus ou moins fortement ressentie, nous fait douter de notre lecture, et soupçonner que nous avons manqué quelque chose. Bref, nous partageons un peu la perplexité de Firmin, quand, dérouté par la générosité « hémorragique » des Numance, il rumine : « Ce n’est pas clair. Il y a quelque chose là-dessous » (p. 161)…

Certaines ellipses, qui ont généralement trait à la satire de Châtillon, sont facilement interprétables. Les propositions implicites peuvent être rétablies sans effort démesuré. Prenons pour exemple la fête des ouvriers donnée par les Carluque :

Elle [madame Carluque] dansa avec son mari. Elle avait pris un air un peu plus godiche qu’à son naturel. On l’aima beaucoup. (p. 104)

La figure du paradoxe est sensible dans les deux dernières phrases : d’habitude, on n’aime pas particulièrement les godiches. Or, le narrateur ne propose aucun lissage du paradoxe, par un connecteur concessif par exemple : on reconnaît là la prédilection gionienne pour la syntaxe discontinue, qui est héritée des années 1920 et qui, par rejet de la phrase classique et de l’emprise de la rhétorique, « juxtapose et ne lie point20 ».

Le lecteur, pour compenser l’insuffisance de relateurs linguistiques, est alors amené suppléer aux relations logiques manquantes21. Ici, ce n’est pas la concession qui s’imposera, mais le lien causal, qui est le plus naturel : on aime beaucoup Mme Carluque précisément parce qu’elle est plus godiche. Pour réduire ce paradoxe, le lecteur construit une ou plusieurs inférences, c’est-à-dire des « proposition[s] implicite[s] que l’on peut extraire d’un énoncé, et déduire de son contenu littéral22 ». Ici, il s’agirait d’une proposition de type « majeure » de syllogisme, cohérente avec l’ensemble de la morale du récit et à sa visée satirique : « On aime les gens à proportion de leur bêtise » – peut-être parce que celle-ci fait oublier le « naturel » qui n’est jamais du côté de la bonté23

De même, à propos de madame Numance, cette structure concessive a priori paradoxale : « Malgré ses extraordinaires qualités, madame Numance apprenait vite ; elle eut la présence d’esprit de dissimuler » (p. 165). Le lecteur est amené à inférer qu’« apprendre » n’est pas une qualité : c’est que, dans le monde étroit de Châtillon, apprendre revient toujours à progresser dans le mensonge.

D’autres ellipses logiques, touchant aux ruses des personnages, sont plus résistantes à l’interprétation. Prenons pour exemple les « détours » de Thérèse qui veut s’installer au village nègre, à la suite des récits de « l’homme du chasse-neige » :

Thérèse l’écouta avec beaucoup d’attention. Tout de suite après elle s’occupa d’une chose qui, comme je le disais tout à l’heure, semble être un détour à première vue. Elle s’intéressa au piston du forestier. Elle s’arrangea pour rencontrer l’homme et elle lui dit : « Qu’est-ce que vous fabriquez tous les deux, le curé et toi, quand vous allez jouer des sérénades aux arbres ? Explique-moi un peu ça, s’il te plaît. » L’autre lui dit ce qu’il en était. (p. 358)

L’insistance sur la succession temporelle (« tout de suite après ») et surtout la mention du « détour » qui est à la page précédente le signe de la supposée maîtrise de Thérèse24 nous invitent à réinterpréter le rapport de succession temporelle en un rapport causal : on passe de la consécution à la conséquence, du post hoc au propter hoc. Or, le lien de conséquence est loin d’être évident entre, d’une part, l’attention avec laquelle Thérèse écoute le récit du village et, d’autre part, les goûts musico-bucoliques du curé… Le lecteur, certes, perçoit bien qu’on lui demande de combler le vide logique, mais le sous-entendu ne se laisse pas aisément dévoiler. On s’égare sans doute dans des sous-entendus grivois, avec ces promenades solitaires dans les bois, et le double-sens du mot « piston »… L’ellipse logique n’est correctement comblée que rétrospectivement, quand, Thérèse ayant appris le goût du curé pour les marches militaires, elle va se confesser :

Tout de suite après, le curé avait une idée. Il disait : « Ils sont, paraît-il, plus de mille là-haut. Et s’est-on seulement occupé de leur âme à tous ces gens-là ? Les Piémontais ont beaucoup de sentiment. » Il voyait déjà des fervents en train de construire une église en bois. Il semble bien que les pas redoublés, les marches militaires avaient donné à cet abbé le goût de la foule et des cérémonies. « Je t’ai bien connu, beau masque », se disait Thérèse. (p. 358, nous soulignons)

Le lecteur peut rétablir a posteriori le lien causal manquant : Thérèse veut partir s’installer au village nègre, elle mène donc une enquête sur la personnalité du curé pour lui insuffler discrètement l’idée de ce village.

On retrouve à l’œuvre la même conversion de la conséquence en consécution un peu plus loin :

Et, sur-le-champ, elle trouva moyen de faire venir le chasse-neige et le curé à l’auberge. Elle les assit tous les deux à une table, devant une bonne bouteille de vin cacheté et elle s’en alla au potager. Elle guetta Firmin. Au bout d’un moment il rentra. […] Elle se dit : « Les choses sont en train […]. (p. 358-359, nous soulignons)

L’enchaînement du récit est enfin éclairé : Thérèse s’est fabriqué deux alliés inconscients pour convaincre Firmin, qui croira en avoir eu l’idée seul, de s’installer au village nègre. La logique du récit procède très souvent de la sorte : paroles et actions, assez obscures au premier abord, trouvent toutes leurs motivations lorsque la logique des roués (Thérèse ou Firmin, selon les versions) est reconstruite a posteriori – mais toujours partiellement, par bribes, de sorte que l’activité inférentielle du lecteur soit sans cesse nécessaire.

Mais souvent, celle-ci bute et est prise en défaut. Quels liens logiques manquants, quelles propositions à inférer nous éclaireront sur le sens des aphorismes hermétiques de Thérèse entre les pages 273 et 290 ? La description d’une nature sublime, puis le récit de la vie quotidienne de l’héroïne à l’auberge, y sont rythmés par les propositions « Je me disais » ou « Je me dis », suivies d’une formule souvent bien mystérieuse. Certaines sont parfaitement compréhensibles, mais d’autres ne se laissent interpréter qu’au prix d’un effort pour combler la distance entre le cotexte et le discours intérieur :

Sous certains buissons je croyais pouvoir cueillir des pâquerettes : c’étaient des coquilles d’œufs de pinsons. Je me disais : « Toi qui es faite pour avoir un chez toi, tu es toujours sur les routes » (p. 273).

Les œufs, la nidification évoquent bien le foyer, et l’on peut rétablir une proposition qui expliciterait le lien logique de ressemblance entre l’oiseau et la femme (Thérèse se dirait : « tu es comme un oiseau, tu pourrais faire un nid ; toi qui est faite pour avoir un chez toi, etc… »).

Mais quelle cohérence peut-on rétablir dans les passages suivants ?

Dans l’ombre on pouvait voir des corps comme des taureaux et entendre le bruit d’une corne qui s’aiguisait sur la pierre. Je me disais : « Comme le pays est grand ! C’est juste : il faut frissonner ! » (p. 274).

Le service était facile. Ils avaient leurs habitudes […]. Je me suis toujours demandé pourquoi Charlotte s’y énervait tant […]. « Je les enverrais au diable », disait-elle. Je me disais : « Il faut traverser combien de fois l’odeur des eaux avant de voir les merveilles ? » (p. 285)

On avait mis des planches neuves à toutes les passerelles au-dessus des ruisseaux. Au moindre pas elles vous jetaient en l’air comme de l’élastique. Je me disais : « Je m’envole. Mes pieds sont dans du lait. » (p. 297)

Tout au plus peut-on dégager de ces aphorismes sibyllins une certaine convergence globale. Ainsi l’on retrouve à plusieurs reprises un sème commun de /traversée de l’eau/, par un pont sur un ruisseau (les « passerelles »), par métaphore abstraite (« traverser l’odeur des eaux »), ou même dans la métaphore filée de l’Amérique que l’on retrouve à plusieurs reprises dans des aphorismes plus ou moins interprétables, et qui figure, assez vaguement, un monde lointain, ou un monde idéal : « La bonté est en Amérique » (p. 286), « L’Amérique est immobile : si tu la veux, marche ! » (p. 295), « Monsieur Artemare, quand on gagne, ça suffit. Dépassé l’Amérique, on retombe dans l’eau. » (p. 299). À l’isotopie du /monde idéal/ se rattachent d’autres aphorismes évoquant les efforts à accomplir pour satisfaire son désir (« Si tu crois que le ciel va descendre sur terre, tu te trompes » (p. 279)) ; d’autres tournent poétiquement autour de la satisfaction de la vie telle qu’elle est, au prix de réinterprétations métaphoriques ou illocutoires (avec les questions rhétoriques) : « Si tu voulais être malheureuse, comme c’est simple ! », « Les fous se fâchent contre quoi ? », « On s’écrase aux portes. Pourquoi ? » (p. 275).

Mais cette convergence globale ne remplace toutefois pas la cohérence locale, que l’activité inférentielle du lecteur, bien souvent, ne suffit pas à garantir. Ici, l’ellipse des propositions assurant la continuité sémantique et argumentative entre le contexte et le discours de Thérèse laisse le texte troué. Celui-ci résiste alors à l’interprétation, fait de Thérèse une sorte de prophète à la parole inintelligible, et laisse le lecteur au mieux dérouté, au pire frustré de se voir considéré par le texte comme l’une de ces « bécasses » (Charlotte, la patronne, monsieur Artemare, la Laroche) qui sont incapables de saisir au premier coup les paroles censément limpides de Thérèse…

4. L’ellipse narrative

Deuxième type d’ellipse textuelle, l’ellipse narrative ne repose pas sur le manque d’une proposition que le lecteur doit inférer pour rétablir la cohérence de texte, mais sur un escamotage, par le récit, d’épisodes cruciaux de l’histoire. Genette la définit simplement comme une configuration où « un segment nul de récit correspond à une durée quelconque d’histoire25 ».

L’escamotage d’éléments narratifs centraux devient une pratique constante chez Giono dans les Chroniques. Comme le dit Sophie Milcent-Lawson :

le vide prend de fait de plus en plus de place dans la narration gionienne. Au récit linéaire et continu des œuvres d’avant-guerre, s’opposent désormais les versions lacunaires et discontinues livrées par des narrateurs qui font écran à une vérité qu’ils ne détiennent pas ou cherchent à dissimuler26.

Certaines ellipses sont indexées par un indicateur temporel, comme le mois suivant, le lendemain – mais ce ne sont pas les plus problématiques :

– Eh bien, oui, lui dit Thérèse un soir. J’ai besoin de quelque chose.
– Ah ! dit-il un peu décontenancé, et c’est quoi ?
– Si vous vouliez, dit-elle, j’irais vous le dire chez vous. »
Le lendemain, en retournant de chez Rampal elle se dit : « Voilà une bonne chose de faite. Je tiens également celui-là […]. » (p. 365).

L’ellipse de l’acte sexuel appartient tout simplement à la bienséance littéraire et ne donne lieu à aucune hésitation interprétative.

Mais il n’en est pas ainsi de maints autres épisodes d’importance, qui sont tus, pas ou mal comblés rétrospectivement, et qui laissent le lecteur dans l’embarras. Le meurtre de Firmin est sans doute le plus représentatif de ces silences. Thérèse, selon la narratrice appelée « Contre » par Giono, décide de l’éliminer : « Il faut, se dit-elle, qu’il se voie mourir » (p. 365). Le Contre s’interrompt alors : « Maintenant, Thérèse, je te laisse finir l’histoire. Tu dois connaître le fond des choses mieux que moi. ». Thérèse reprend alors la parole pour les dernières pages :

– Certes. Et c’est facile.
Quand on me l’a apporté sur un brancard, j’ai fait comme les autres, j’ai crié […] (p. 366).

L’ellipse du meurtre n’est que partiellement comblée deux pages plus loin, avec la mention de la pèlerine qui a disparu du portemanteau :

C’est moi qui l’avais prise. Je l’avais prêtée au muet. Parce qu’il faisait froid. Je m’étais dit : « L’ombre est comme le paon : elle a des yeux dans ses moindres plumes. » […] Je fis entrer le muet par-derrière. Je lui demandai : « Ça a marché ? » Il me fit oui. Il me donna le paquet qu’il avait sous le bras : c’était la pèlerine. J’allais la remettre à sa place et, ni vu ni connu, je t’embrouille. (p. 369)

On peut alors reconstituer le meurtre : piloté par Thérèse, c’est le muet qui a poussé Firmin dans les déblais. Quant à l’histoire de la pèlerine, un travail d’inférence s’impose pour la comprendre à partir de la proposition « Parce qu’il faisait froid », et du discours de Thérèse sur l’ombre : Thérèse a fourni au muet ce vêtement porté par temps de froid par tous les ouvriers, afin qu’un éventuel témoin (les « yeux » de « l’ombre ») ne puisse l’identifier. Cela, notons-le, n’éclaire tout de même pas la question de Thérèse : « Ça a marché ? » Thérèse et le lecteur savent bien que sa machination a fonctionné : quel est alors l’objet de sa question ? Y aurait-il autre chose à saisir, un autre élément passé sous silence ? Sur ce point, nous restons sur notre faim. L’ellipse du crime suscite l’attention exacerbée du lecteur qui cherche, comme dans un roman policier, le modus operandi de la meurtrière – mais une fois le meurtre résolu, un autre mystère se dessine.

Si l’ellipse du meurtre est remarquable, bien d’autres interrompent la trame de l’histoire en laissant le lecteur désorienté. Pensons au dialogue si surprenant entre les Numance, le jour où madame Numance avoue à son mari que Firmin lui demande cinquante mille francs et où celui-ci, loin de se cabrer ou de manifester le moindre étonnement, se comporte en victime omnisciente et consentante, qui a même préparé la procuration munie de la signature et du timbre. Mais depuis quand ces deux-là savent-ils que Firmin va les rouler ? Quand et pourquoi ont-ils fait estimer leur maison ? Comment ont-ils su le rôle que jouerait Reveillard ? Ils ont tout préparé six mois auparavant, apprend-on en même temps que Firmin : « La signature de mon mari est légalisée et la pièce a été enregistrée il y a six mois comme vous pouvez vous en rendre compte par le timbre à la date de l’enregistrement », poursuivit-elle (p. 254). Même si nous avons saisi la nature stendhalienne, sublime des Numance et la nature hémorragique de leur générosité, l’ellipse de tous ces préparatifs nous plonge exactement dans le même vertige que Firmin :

« Comment avait-elle pu prévoir qu’il s’agirait de cinquante mille francs et qu’il faudrait par conséquent un timbre à trois francs ? Il se souvint de la procuration et qu’elle était enregistrée de six mois avant. Il compta soigneusement sur ses doigts avec tant d’attention qu’il remuait les lèvres : il y avait exactement six mois qu’il était allé à Lus pour la première fois. » (p. 255-256)

Le silence sur les démarches des Numance n’est aucunement motivé par les limitations du savoir de l’énonciateur : on sait qu’à ce moment du récit, la narratrice (le Contre) est comme habitée par un narrateur omniscient, qui connaît les motivations et les déplacements de tous les personnages. En termes de points de vue, il n’aurait guère été dyscohérent de nous livrer ces éléments de l’histoire. D’autre part, la période où Firmin part à Lus pour la première fois est couverte par le récit : il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une ellipse temporelle. Nous nous situons dans un cas que Genette a brièvement décrit sous le nom de paralipse, soit l’« omission d’un des éléments constitutifs de la situation, dans une période en principe couverte par le récit » : « le récit ne saute pas par-dessus un moment, il passe à côté d’une donnée27 ». Mais pourquoi ce pas de côté ? Outre la tonalité mystérieuse que la figure garantit en permanence à un récit dont on ne peut tout saisir, la paralipse a surtout pour effet de ménager pour le lecteur une surprise égale à celle que ressent Firmin : encore une fois, le lecteur dispose d’autant d’informations que les personnages les moins recommandables ou les moins clairvoyants de la Chronique…

Si, pour Giono, « exprimer quoi que ce soit se fait de deux façons : en décrivant l’objet, c’est le positif, ou bien en décrivant tout, sauf l’objet, et il apparaît dans ce qui manque, c’est le négatif28 », c’est assurément l’expression du négatif qui est systématiquement privilégiée dans les Âmes fortes, aux niveaux à la fois syntaxiques, logiques et narratologiques – et ce de façon si appuyée que l’on doute si l’objet « apparaît » toujours bien nettement « dans ce qui manque ». Ce qui est certain, c’est que le texte troué impose une lecture inquiète, scrupuleuse, toujours soupçonneuse de se trouver prise en défaut, voire moquée – et parfois une lecture qui, acceptant le creux, le discontinu, le non-dit, peut se laisser prendre au sublime poétique d’une vision ascétique.

Nous n’avons pu, dans cette contribution, exposer tous les cas d’ellipses remarquables : nous n’aurons par exemple pas évoqué l’ellipse narrative de la guerre, notée par d’autres critiques29. Nous nous contenterons de prolonger cet exposé des formes du vide par une proposition sur l’ellipse des sujets dans le récit. Que dire de l’évacuation pure et simple d’un des personnages principaux, madame Numance, dont on ne saura jamais ce qu’il est advenu ? L’ellipse, entendue largement, va chez Giono jusqu’à l’éviction de la personne même. Nous n’irons pas jusqu’à reprendre le rapprochement qui a pu être proposé entre la prose gionienne et la naissance contemporaine du Nouveau Roman (Giono lui-même n’appréciait guère ce genre de parallèle), mais l’auteur de La Mort d’un personnage a certes inventé une variante de la déconstruction du sujet-personnage. Ce travail s’opère notamment au niveau énonciatif, puisque la subjectivité du sujet modal, celui qui est responsable du point de vue, devient introuvable au cours du roman. On pourrait ainsi interpréter comme une ellipse du focalisateur30 les phénomènes de glissement de point de vue qui transforment la paysanne contradictrice en narratrice omnisciente capable de tout voir et tout savoir, et dotée d’ubiquité (comme l’atteste le récit occasionnel de deux faits simultanés : « À la même heure, au pavillon, Reveillard en faisait aussi » (p. 269)). L’évolution du point de vue implique l’effacement à la fois du procès de perception, mais aussi du sujet focalisateur qui perçoit ; elle fait advenir une forme de vaporisation de la focalisation, car le sujet percevant, en ne laissant plus de marques linguistiques repérables dans le texte, peut se situer à la fois partout et nulle part.

Notes de bas de page numériques

1 Marie-Anne Arnaud-Toulouse, article « Les Âmes fortes », dans Jean-Yves Laurichesse et Mireille Sacotte (dir.), Dictionnaire Jean Giono, Paris, Classiques Garnier, p. 37.

2 Sophie Milcent-Lawson, « Jean Giono, Les Âmes fortes », dans Jean-Michel Gouvard (dir.), Agrégation de Lettres 2017, Paris, Ellipses, 2016, p. 384.

3 Carnet Op. 28/3, f°42, cité par Robert Ricatte, « Notice », Giono, Œuvres romanesques complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1013. Le fac-similé du Carnet est à présent disponible sur le site réalisé par l’Association des Amis de Jean Giono (http://www.les-ames-fortes-jean-giono-site-officiel.fr/ ).

4 Robert Ricatte, « Les vides de la narration et les richesses du vide », Études littéraires, vol. 15, n° 3, 1982, p. 300 (<http://id.erudit.org/iderudit/500582ar>).

5 Alan Clayton, « Giono et l’attirance de l’abîme », Revue des Lettres modernes, Série Giono, n° 2, 1976, p. 57-98.

6 Jean Giono, Entretien avec Jean et Marguerite Taos Amrouche, H. Godard éd., Gallimard, 1990, p. 205.

7 Robert Ricatte, « Giono et la tentation de la perte », Giono aujourd’hui, Aix-en-Provence, Edisud, 1982, p. 217-226.

8 Jean Giono, Les Âmes fortes [1950], Paris, Gallimard, « Folio », 1993, p. 318. Dorénavant, pour les citations issues du roman, nous placerons simplement la page entre parenthèses, à la suite de la citation.

9 Ces propositions reprennent en les modifiant des éléments de notre travail sur Bernanos, auquel nous nous permettons de renvoyer : « Ellipse et cohérence dans Sous le soleil de Satan », dans Claire Stolz, Christelle Reggiani et Laurent Susini (dir.), Styles, genres, auteurs n° 9, 2009, p. 227-246.

10 Lamy parle d’« oubli d’un mot », Fontanier de « suppression de mots » et Dumarsais du fait que l’on « retranche des mots ».

11 Gérard Dessons, « La parole hantée : épistémologie linguistique de l’ellipse », dans Bertrand Rougé (dir.), Ellipses blancs silences, Publications de l’Université de Pau, 1992, p. 13-22.

12 Claudine Haroche et Dominique Maingueneau, « L’ellipse ou la maîtrise du manque », dans Catherine Fuchs (dir.), L’Ellipse grammaticale, Histoire, épistémologie, langage, tome 5, fascicule 1, 1983, p. 144.

13 Voir, pour le XXe siècle, la comparaison de plusieurs grammaires dans Dorota Sliwa, « L’ellipse dans quelques grammaires françaises du XXe siècle », dans Catherine Fuchs (dir.), L’Ellipse grammaticale, Histoire, épistémologie, langage, tome 5, fascicule 1, 1983, p. 95-102.

14 Voir Michèle Noailly, « Sur une place vide », dans Jean-Christophe Pitavy et Michèle Bigot (dir.), Ellipse et effacement. Du schème de phrase aux règles discursives, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2008, p. 35-44.

15 Michel Charolles, « Cohésion, cohérence et pertinence du discours », Travaux de linguistique, n° 29, 1994, p. 127.

16 Michèle Bigot, « Introduction », dans Jean-Christophe Pitavy et Michèle Bigot (dir.), Ellipse et effacement. Du schème de phrase aux règles discursives, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2008, p. 19.

17 Sur la phrase simple chez Giono et l’évolution de la syntaxe de l’oralité dans son œuvre, nous nous permettons de renvoyer à Marie-Albane Watine, « De la sous-programmation à la multi-programmation : l’évolution du modèle gionien de la phrase », dans Gérard Berthomieu et Sophie Milcent-Lawson (dir.), Jean Giono, une poétique de la figuration, Paris, Garnier, « Rhétorique, stylistique, sémiotique », à paraître.

18 Il s’agit bien évidemment d’une oralité stylisée, reconstruite, qui a peu à voir avec la langue parlée réelle. Florence Lefeuvre souligne bien que la phrase averbale appartient plus à la langue écrite qu’à la langue parlée (La phrase averbale en français, Paris, L’Harmattan, 1999).

19 Michèle Noailly, « L’ajout après un point n’est-il qu’un simple artifice graphique ? », dans Jacqueline Authier Revuz et Marie-Christine Lala (dir.), Figures d’ajout. Phrase, texte, écriture, Paris, 2002, p. 142.

20 Nous reprenons les analyses de Stéphanie Smadja, La Nouvelle Prose française. Étude sur la prose narrative au début des années 1920, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Stylistique et Poétique », 2013, ici p. 235.

21 Comme l’a montré Michel Charolles, le lecteur crédite a priori le texte qu’il lit d’une certaine cohérence ; lorsque les liens qui unissent les phrases sont ambigus ou font défaut, il tend à « construire des relations qui ne figurent pas expressément dans le donné textuel » (« Les études sur la cohérence, la cohésion et la connexité textuelles depuis la fin des années 1960 », Modèles linguistiques, X (2), 1988, p. 55).

22 Selon Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, Paris, Armand Colin, 1986, p. 24. Il y a ici une légère divergence terminologique : pour l’auteur, les inférences regroupent les présupposés (informations non posées mais inscrites dans la formulation de l’énoncé) et les sous-entendus (informations susceptibles d’être véhiculées par un énoncé, mais dont l’actualisation reste tributaire du contexte énonciatif) ; et ce sont ces sous-entendus, dépendants de l’interprétation et non déductible du donné linguistique, que Charolles appelle « inférences ». Nous ne nous intéressons ici qu’aux sous-entendus, le présupposé n’étant pas assimilable à une ellipse.

23 Rappelons que le premier titre choisi par Giono était La Chose naturelle, et que cette chose naturelle, c’est – notamment – le mal.

24 « Si elle a fait quelque détour, si elle a ralenti l’allure ou fait semblant de s’occuper d’autre chose, c’était pour mieux réussir » (p. 357).

25 Gérard Genette, Figure III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 128.

26 Sophie Milcent-Lawson, article « Ellipse », dans Jean-Yves Laurichesse et Mireille Sacotte (dir.), Dictionnaire Jean Giono, Paris, Classiques Garnier, p. 334.

27 Gérard Genette, Figure III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 92-93 et 211-212.

28 Dans la préface de 1962 aux Chroniques, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1974, p. 1278.

29 Comme le remarque Sophie Milcent-Lawson, « les événements historiques passent tous au large. […]. Pas un mot, bizarrement, sur les deux guerres mondiales que [les conteuses] ont forcément dû traverser », Sylvie Vignes et Sophie Milcent-Lawson, Giono. Les Âmes fortes, Paris, Atlande, 2016, p. 118.

30 Sur ce point que nous ne faisons qu’effleurer ici, pour le développer dans un futur travail, nous nous appuyons sur la théorie d’Alain Rabatel, La Construction textuelle du point de vue, Lausanne-Paris, Delachaux et Niestlé, 1998, notamment p. 55 et suivantes, et au commentaire de ces pages par Stéphane Chaudier, « Point de vue et ellipse dans le texte descriptif », dans Jean-Christophe Pitavy et Michèle Bigot (dir.), Ellipse et effacement. Du schème de phrase aux règles discursives, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2008, p. 289-299.

Pour citer cet article

Marie-Albane Watine, « « Qu’est-ce que le vide ? » L’ellipse dans Les Âmes fortes de Jean Giono », paru dans Loxias, 55 (déc. 2016)., mis en ligne le 15 avril 2017, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8659.

Auteurs

Marie-Albane Watine

Université Côte d’Azur, CNRS, BCL, France.
Marie-Albane Watine est maître de conférences à l’Université Côte d’Azur. Elle travaille dans le champ de la stylistique, sur des textes en prose des XXe et XXIe siècle (Simon, Aragon, Ernaux, Becket, Giono…). Elle a notamment abordé la question de la représentation de la voix dans le texte, les figures de discours vus sous un angle énonciatif ou psycholinguistique, et se penche actuellement sur l’élaboration d’une stylistique cognitive de la phrase.