Loxias | 54 Doctoriales XIII | I. Doctoriales 

Laura Laborie  : 

Combe et comble de l’abjection : le hameau de Prunde dans La Gloire des Pythre de Richard Millet

Résumé

Le hameau s’impose comme un véritable défi pour qui tente de le représenter ; lieu à l’écart du monde, dépourvu d’institutions propres, ce groupement d’habitations semble réduit à l’insignifiant ; pourtant, écrivains et artistes se sont intéressés à cet espace hors-norme. La Gloire des Pythre de Richard Millet, paru en 1995, est un roman rural mettant en scène une communauté paysanne au mode de vie rude et archaïque. La première partie du récit, en ayant pour cadre « la combe de Prunde », associe le hameau à une sourde malédiction : la neige rendant l’inhumation des corps impossible, les habitants doivent attendre les beaux jours afin d’offrir une sépulture aux défunts qu’ils conservent, en voie de putréfaction, sur des pilotis de bois. La décomposition cadavérique questionne alors tout à la fois l’espace et le corps, perçus comme instables, peut-être insaisissables, aux confins du réel et du savoir.

Index

Mots-clés : corps , hameau, marges, Millet (Richard), saleté

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

1Publié en 1995, La Gloire des Pythre de Richard Millet inaugure le cycle de Siom1, pan romanesque dans lequel l’auteur introduit des motifs issus de sa Corrèze natale pour inventer un pays aux contours singuliers. Viam, le village où Millet voit le jour et où il passera les vacances d’été durant son enfance, est rebaptisé Siom comme pour mieux signifier l’empreinte imaginaire. Si le Haut-Limousin, mis en scène dans le roman à travers le plateau de Millevaches, est reconnaissable par l’emploi de nombreux toponymes identifiables sur une carte de géographie, la fiction donne à voir une communauté rurale, paysanne, au mode de vie rude et archaïque dont se distingue une famille au destin atypique : les Pythre. Trois générations de Pythre se succèdent sous le regard attentif des Siomois ; de leur installation au village jusqu’à la mort du dernier descendant mâle, leurs faits et gestes alimentent le récit d’un narrateur collectif qui s’accompagne d’un douloureux lamento face au bouleversement civilisationnel du XXe siècle : l’amenuisement progressif du monde paysan jusqu’à sa complète disparition. L’univers crépusculaire ainsi décrit n’est pas l’objet d’un discours passéiste mais ouvre une réflexion sur le temps et met en place un memento mori, une réflexion sur l’existence humaine dont la finitude rappelle le statut précaire.

2Dans ce contexte, Richard Millet, fidèle à la tradition de la Vanité, ouvre la première partie de son roman sur l’odeur des morts qui tourmentent la population d’un hameau nommé Prunde ; la neige empêchant tout déplacement vers le cimetière du village voisin et transformant Prunde en « bout du monde2 », les habitants sont obligés d’attendre les beaux jours afin d’offrir une sépulture aux cadavres qu’ils conservent sur des pilotis de bois. Les causes naturelles ajoutées au manque d’infrastructure spécifique au hameau renforcent l’isolement des Hommes ; c’est pourquoi deux aspects marginalisent fortement ces derniers : la configuration spatiale de la combe, petite vallée encaissée, et le lien lâche avec les instances religieuses, politiques, juridiques ; la combe est ce creux qui protège mais enferme, Millet utilisant l’image de « l’entaille » (GP, 15) pour signifier le mince repli dans lequel ces habitants ont trouvé refuge pour se protéger de la neige et du froid. De même, le texte insiste à plusieurs reprises sur l’absence d’église, de mairie et d’école3 (et sur l’impossibilité de « donner [les corps] simplement à la terre, […] sans curé ni officier de santé », GP, 17). Autant de traits qui répondent aux critères définitoires traditionnels du hameau. Comme pour suggérer plus encore son statut problématique, Millet choisit d’associer étroitement ce lieu aux excreta, aux déchets corporels. À Prunde, les habitants affrontent durant l’hiver ce qui rebute à travers « cette odeur douceâtre, un peu sucrée, puis sure, maligne, triomphale et révoltante » (GP, 13) qui émane des cadavres. Le hameau devient le lieu privilégié de la décomposition de la matière et de ses manifestations olfactives, interrogeant notre rapport à la saleté, aux marges du corps et à l’espace hors-norme.

Les habitants de Prunde et la saleté

3Dans l’incipit de La Gloire des Pythre, on découvre le jeune héros, Chat blanc, en proie aux tourments engendrés par l’odeur des cadavres. Trait identitaire majeur de Prunde, la puanteur cadavérique apparaît comme un souvenir tenace, poursuivant le personnage alors qu’il aura quitté la combe pour s’installer à Siom et devenir le patriarche de la lignée des Pythre. Selon la communauté qui prend en charge la narration, le jeune homme est obligé d’attendre plus d’un mois avant d’offrir une sépulture à sa mère Marthe (GP, 48). Pendant ce temps, la vie de Marthe est retracée par les habitants lui rendant hommage par leur récit.

Saleté et savoir

4Les dépouilles entreposées dans les cabanes sur pilotis attendent un temps plus clément pour être inhumées « en terre […] consacrée » (GP, 17) dans le village voisin. Cette situation suscitant l’effroi présente morts et vivants dans une grande promiscuité : la crainte de contrevenir aux rites chrétiens se manifeste intensément. En effet, l’interdit biblique mentionné dans le Deutéronome est violé ; le cadavre afin de ne pas polluer la terre divine doit être immédiatement mis en terre pour être purifié. Ce temps de déploration où les habitants se confrontent à la souillure leur offre néanmoins un savoir ontologique. Habituellement, le « bas corporel » analysé par Bakhtine appartient au carnavalesque ou au grotesque et joue sur les registres du comique. Cette tonalité, malgré une « préséance du bas4 » par la représentation du corps pourrissant, est quelque peu infléchie puisque La Gloire des Pythre s’enrichit d’une vision mélancolique et sombre. Si la population doute de son statut de « chrétien à part entière » (GP, 42) et se présente fréquemment comme maudite, l’Ecclésiaste s’impose comme la grande référence guidant ses réflexions ; tout coule dans ce monde, tout se délite, tel serait le constat issu de cette proximité avec l’impur et la saleté. L’odeur nauséabonde rappelle leur future condition de cadavre aux Hommes :

Comment ne pas songer à ce que nous deviendrions, dans nos mauvais cercueils, pauvres charognes plus à plaindre que nos bêtes, et trouver en nous assez de bonté pour que cette odeur […] ne nous dressât pas contre nos morts, […], mais nous apitoyât sur eux comme sur nous qui deviendrions semblables à eux […]5.

5À travers la compassion et l’abnégation, la communauté, « [p]énétré[e] de la vanité de toute chose » (GP, 26), parvient à tirer une leçon morale qui s’inspire des paroles de Qôhélet : « Tout va dans un même lieu, tout a été fait avec la poussière, et tout retourne à la poussière6 » ; lucidité et acceptation de la finitude humaine qui orientent le comportement des habitants et confèrent une grande noblesse à la trivialité de leur existence.

Langue souillée

6Lorsque les travaux paysans lui en laissent l’occasion, le jeune Chat Blanc se rend à l’école du village voisin, nommé Saint-Sulpice (GP, 32). Tout se passe comme si le hameau échappait au système éducatif républicain et plus particulièrement à son programme d’unification de la langue ; Millet pointe du doigt la difficile appropriation de la langue officielle par les populations rurales. Les tensions entre l’usage de la langue française et du patois sont alors décrites :

[…] ce patois […], même dans les plus innocentes bouches, mettait en colère les maîtres et particulièrement l’instituteur et empourprait l’élève, qui pensait alors avoir la bouche sale, malsaine, souillée comme le fond de ses brages, et nous rendait, déplorait le maître, indignes de la terre où nous étions nés et de la République qui nous élevait hors des combes, des fermes, des siècles obscurs7.

7La combe devient synonyme d’obscurantisme, de ruralité archaïque, son dialecte allant à l’encontre du dessein républicain : unifier la nation par le biais d’une langue officielle. Jusqu’au XVIIIe siècle, les parlers locaux abondaient en France et il n’y avait pas de langue plus légitime qu’une autre ; comme le rappellent Pierre Bourdieu et Luc Boltanski dans « Le fétichisme de la langue », c’est l’apparition de l’unification politique (ici la République) qui impose la langue française comme norme par rapport aux autres langues. Il ne s’agit pas pour Millet de dévaloriser le patois (comme on a pu le lui reprocher8) mais bel et bien de mettre en valeur le processus par lequel une langue assoit une « domination symbolique9 » sur les autres langues ; selon notre auteur, cette domination passe par un imaginaire du propre et du sale, la langue officielle étant du côté de la clarté10, de la transparence, autrement dit de la pureté tandis que la langue non officielle se reconnaît par sa saleté. Les images de salissure langagière montrent « le déclassement11 » dont a fait l’objet le patois à l’école mais renforcent aussi esthétiquement les liens entre le hameau et les excreta pour façonner un univers remarquablement cohérent. Les odeurs des corps ne polluent pas seulement la combe, la parole de ses habitants est elle-même du côté du sordide et exhale le fétide. Le hameau appose une marque indélébile, sceau identitaire infâmant, sur ces habitants ; l’odeur des cadavres entache durablement la mémoire de Chat blanc qui continue à sentir cette putréfaction « longtemps après qu’il [a] quitté la combe natale » (GP, 13), et laisse sa parole recouverte d’une crasse fangeuse, « [cette] terre qu’il aurait toujours sous les ongles comme le patois sur la langue » (GP, 68). La disgrâce, la malédiction, vécue par la communauté de Prunde n’est pas encore désignée par le terme de « maudissure », mot mystérieux employé par l’auteur pour nommer le sombre destin de la famille Pythre à la fin du roman ; néanmoins, il semblerait que ce néologisme ait été forgé sous l’influence du berceau primitif qu’est Prunde : fusion de malédiction et de salissure, la « maudissure » rappelle la souillure première vécue par le héros Chat Blanc et qui l’accompagnera tout au long de sa vie.

Le hameau, ce qui échappe à la représentation

8Si le comportement des habitants de Prunde est détaillé très précisément, la description spatiale du hameau reste lacunaire. Pour lui donner consistance, l’auteur privilégie la mise en scène de personnages qui parviennent dans une certaine mesure à incarner le lieu.

Visite des lieux

9À l’occasion de la veillée mortuaire, Millet précise le nombre d’hommes, « de mâles » (GP, 27), qui peuplent le hameau ; « en tout une vingtaine » (GP, 27) défilera devant le cercueil de Marthe. Quelques patronymes sont énumérés, « deux fils Gorce et leur père, les trois Niarfeix, le père Vedrenne » tandis que les femmes constituent un groupe indifférencié dont quelques figures émergent au cours du récit : la vieille Julia, la cadette de chez Vedrenne (GP, 23), la mère Coupat (GP, 30) et surtout Élise Grandchamp qui confie sa fille Aimée « l’idiote au chapeau de feutre marron » (GP, 45) à Chat Blanc en lui léguant en échange des terres et une ferme du côté de Siom et participe à son émancipation en faisant de lui un petit propriétaire. Gorce et Niarfeix, deux patronymes récurrents qui balisent l’espace : le récit évoque « cette baraque sur pilotis qui ressemblait à un clapier dressé contre le ciel et qu’on avait fini par élever derrière chez Niarfeix, à l’entrée d’un grand pré en pente […] » (GP, 14) ou encore « la cour des Gorce, près de la source » (GP, 18) où l’on allume des feux de feuilles humides pour dissiper l’odeur de putréfaction. Au milieu du hameau, un glas récemment installé sur un portique et béni par le curé (GP, 42) donne l’illusion à la communauté de retrouver les mœurs de la civilisation chrétienne. Voilà pour la topographie de Prunde : une baraque où conserver les morts (« la maison des morts », GP, 18), un portique supportant un glas, une source, peu d’éléments en somme ; bien que le hameau constitue le cadre de l’intrigue tout au long de la première partie du roman, occupant une centaine de pages, on peine à se représenter la configuration de cet espace qui nous confronte à un insaisissable, à un défaut de représentation12. Nulle précision sur le nombre d’habitations, leur disposition ou encore sur le lieu exact où résident Chat Blanc et sa mère. Prunde se signale par une absence de forme ; on ne le définit que par la négative, par ce qu’il n’est pas ou n’a pas ; seule la démarche apophatique, empruntée à la terminologie mystique, parvient à le cerner. « Nous n’avions pas le droit à Prunde, d’ensevelir nos morts. Ni église, ni mairie, ni école » (GP, 15), scande le chœur narratif insistant sur le défaut de qualités de la combe.

Espace irreprésentable

10Prunde apparaît insituable et du côté de l’indicible. Lorsqu’est retracée la vie de Marthe, les circonstances qui l’ont amenée à quitter son village natal pour vivre dans la combe sont dévoilées. Son départ est décidé suite à son mariage avec André Pythre. On apprend que son père était « trop heureux de la céder […] à ce Pythre, […] qui possédait de beaux yeux et trois arpents, là-bas, il n’aurait su dire où, dans quelque combe au-delà de Millevaches, vers l’Auvergne ou la Creuse » (GP, 28). La perception de Prunde par un étranger, le père de Marthe, introduit une distanciation renforçant l’approximation et l’indétermination propre au hameau. Il est intéressant de noter la récurrence de l’adverbe « là-bas » qui tente d’abord de saisir ce qui est insituable, Prunde, et quelques lignes plus loin, qui désigne ensuite l’odeur se dégageant du cadavre de Marthe lors de la veillée funèbre :

[…] des odeurs […] d’eau de Cologne […] plièrent devant celle qui venait de Marthe ̶ de là-bas, avions-nous fini par dire, […] comme si ne pas nommer cela empêcherait l’odeur de nous tourmenter davantage, à tout le moins atténuerait son pouvoir sur nous autres […]13.

11On assiste à une superposition identitaire du hameau et de l’odeur de putréfaction ; l’emploi du même adverbe pour situer ces deux réalités ne semble pas être le fruit du hasard, Millet insistant sur leurs caractéristiques communes ; aussi l’odeur est-elle qualifiée de « désespérante et anonyme […] [et] semblait à la fin ne plus venir de nulle part » (GP, 19-20) ; indistinction de l’odeur et du hameau qui les rassemble au sein de l’ineffable. « Ne pas nommer », selon la communauté, permettrait de se protéger des effets de l’odeur, « d’atténuer son pouvoir », tout autant que celui du hameau, pourrait-on ajouter.

Les marges : combe et déchets du corps

12Mary Douglas, dans son essai De la souillure, propose une analyse pertinente des lisières ; l’existence d’interstices échappant aux formes claires et distinctes serait porteuse d’énergie :

Nombre de notions relatives à la puissance reposent sur l’idée que la société est une série de formes qui s’opposent à l’absence de forme environnante. Les formes ont un certain pouvoir, l’absence de forme ̶ les régions inarticulés, les marges, les limites confuses, l’au-delà des frontières ̶ en ont un autre14.

13« L’absence de forme », « les régions inarticulés », désigneraient dans notre corpus aussi bien le hameau que les déchets du corps, les odeurs émanant des cadavres. Ces émanations, en excédant la forme finie de l’humain, ruinent son immuabilité et exhibent les ressources de l’inachevé, de la transformation. « [L]e corps [étant] le symbole de la société15 », un parallèle peut être fait entre les marges de la société et les marges corporelles.

Combe et tracés olfactifs

14Nous avons remarqué précédemment que Millet faisait l’économie de toute véritable description topographique de Prunde, cependant, un passage du roman doit retenir notre attention :

L’odeur, quand elle se réveillait […], butait d’abord contre la grange de Niarfeix, et, sans s’attarder à cette basse muraille de pierre grise, s’élevait à la verticale des toits et des pentes de Prunde, fléchissait, planait au dessus de nos têtes pour retomber au cœur du hameau où les bêtes la respiraient les premières […]16.

15L’odeur offre l’opportunité au lecteur de parcourir le hameau, certes, de façon elliptique et trouée mais, son cheminement entre « la grange de Niarfeix » et le cœur de la combe signale un aspect important. Après avoir rencontré un premier obstacle lors de sa progression en « butant » sur un édifice, elle finit par pénétrer et s’infiltrer au centre de l’espace ; cette rencontre-fusion indique en quelque sorte son essence commune avec le hameau, leur capacité mutuelle à outrepasser les limites du corps comme celles de la société. L’hypothèse serait donc la suivante : le hameau incarne un aménagement du territoire marginal, toute comme les sécrétions corporelles sont marginales ; ce lieu périphérique témoignerait d’une perception du monde en métamorphose, composite et instable, répondant à un désordre primitif. Millet semble nous dire que le hameau et ses excreta relativisent notre savoir, menaçant de destruction notre façon de penser l’organisation de la société ou d’envisager le corps humain. Ainsi, nous éliminons la saleté afin d’organiser notre milieu, Mary Douglas rapprochant nos réactions face à ce qui est sale et abject des autres comportements face à l’anomalie. Dès lors, la communauté de Prunde, en laissant les corps se putréfier, façonne, malgré elle, un univers où règne en maître l’absence de forme et redouble le caractère hors-norme du hameau.

Comble de l’abjection

16L’anomalie à laquelle nous confronte la saleté ou l’abjection s’illustre plus particulièrement au cours d’un épisode retraçant une tentative d’inhumation improvisée malgré le froid et la neige. Décidant de braver les éléments naturels, un groupe d’hommes, ne pouvant plus supporter l’odeur de putréfaction dégagée par le corps de la mère Coupat, décident un « matin, en colère et en hâte » (GP, 30) de porter sa dépouille dans le village voisin pour l’enterrer. Les habitants tentent d’échapper à leur sort en contournant l’épreuve de l’odeur mais renoncer à ce tourment olfactif revient à nier, en quelque sorte, l’essence du hameau : son statut périphérique. Cette entorse à ce qui touche au noyau dur de Prunde sera suivie d’une bien pire épreuve ; le convoi mortuaire perd l’équilibre, le cercueil s’ouvre et dévoile un cadavre pourrissant :

L’aîné des Gorce glissa ; il dévala la pente sur le dos tandis que le cercueil allait à terre, glissait lui aussi vers le fond du ravin où il heurta des roches et s’ouvrit. Alors ils virent, tous les quatre […] ce que nul n’aurait dû voir ; de quoi ils furent malades pendant plusieurs jours, […] en colère […] contre ce qui leur avait échappé, là-bas, au fond du ravin, […] jurant que c’était une honte de connaître qu’on allait devenir comme ça, […], oui méconnaissable et noir comme un vieux champignon pourri sur pied avec des vers dedans, et cette tête sans yeux sortie comme le diable du suaire déchiré, pire qu’une carcasse de bête qui, elle au moins, gardait quelque chose de pitoyable et de digne dans son lent retour à la poussière, puant bien […] moins […] que la chose, là-bas, que tous les quatre ils avaient cru voir rire aux éclats, la bouche grande ouverte, sans avoir plus rien d’humain […]17.

17Les réminiscences littéraires sont nombreuses dans ce passage, mais si l’on devait n’en citer que deux, ce serait la Charogne baudelairienne ou encore un épisode célèbre des Géorgiques de Claude Simon où le caveau de la première femme du général d’Empire est ouvert pour décrire son état putréfié18. Fort de ces références issues d’un romantisme frénétique, Millet atteint l’acmé de l’abjection. La périphrase « ce qui leur avait échappé là-bas » essaie de nommer l’innommable et souligne le trouble du groupe. Jusqu’alors, l’odeur, sorte de garde-fou, préservait de l’horreur suscitée par la vue du cadavre ; ainsi, les habitants préféraient s’accommoder de la puanteur que de songer à ce que « jour après jour devenaient les corps qui reposaient sur les pilotis » (GP, 20). Le cadavre, « comble de l’abjection19 », selon Julia Kristeva, est abject, non par manque de propreté, mais parce qu’il perturbe l’identité, l’ordre, le système, tout comme le hameau perturbe les lois d’occupation de l’espace ; lieu de transition entre l’organique et l’inanimé, la dépouille nous dépossède de toutes définitions stables du corps humain ; le texte tâtonne pour parvenir à exprimer ce qui dégoûte vivement : « vieux champignon pourri », tête aux orbites vides, chose avec une grande bouche qui rit, le cadavre est hybride, du côté du végétal, de l’animal, de l’humain et de l’objet inerte. Ce qui soulève le cœur, c’est son identité altérée où l’on ne perçoit l’Homme que par bribes. À nouveau, on retrouve l’adverbe « là-bas », qui, dans l’extrait, désigne la dépouille abandonnée dans un ravin ; rappelons que ce terme avait déjà été utilisé pour situer le hameau de manière indéterminée par le père de Marthe. Réemploi lexical qui témoigne, encore une fois, des affinités esthétiques entre la combe et le corps défaillant, ces deux réalités se rejoignant rigoureusement au sein d’une organisation de la matière incertaine et chaotique.

Conclusion

18Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari rappellent le rôle des sciences qui est de mettre « un peu d’ordre dans les idées20 ». Pour cela, « les hommes ne cessent de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle pour faire passer un peu de chaos libre et venteux21 ». Le hameau, en échappant à une définition stable, nous révèle toute la puissance de ce « chaos venteux » qui fragilise notre penchant pour les concepts rigides. Peu étonnant que Millet reflète les caractéristiques de ce lieu insolite dans un jeu de mise en abyme avec les sécrétions du corps. On observe, selon différents angles, une pareille manifestation de la marge à travers le désordre et l’informe.

19La représentation du corps tel que Millet nous le donne à voir trahit une vision du réel « en décalage22 » avec son temps. Si la société occidentale évacue les conditions matérielles de la mort, comme l’a bien montré l’historien Philippe Ariès23, l’auteur de La Gloire des Pythre met en évidence la proximité d’une communauté rurale avec les cadavres aux contours incertains et obscurs. Cependant, une telle démarche scripturale dénote une véritable contemporanéité, puisqu’est véritablement contemporain « celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité24 » : ainsi, Millet s’efforce de découvrir le versant ombreux de son époque, la dimension archaïque qui la travaille sourdement. Il convient de remarquer que ce goût pour l’obscurité et les ténèbres lui permet de poser un regard d’esthète sur le monde, un peu à la façon de Baudelaire tentant de transformer la boue en or25. La quête du Beau, rendue manifeste par l’éclat stylistique et le déploiement rythmique de la langue, pourrait être le truchement par lequel l’écrivain parvient à créer un « chaosmos26 », une représentation harmonieuse du chaos, qui unit étroitement l’abjection et la combe.

Notes de bas de page numériques

1 Néanmoins, publiée avant La Gloire des Pythre, le recueil de nouvelles, Sept passions singulières (P.O.L, 1985), esquisse la « matière corrézienne » qui alimentera par la suite tout le cycle de Siom.

2 Richard Millet, La Gloire des Pythre, Paris, [P.O.L., 1995], Gallimard, « folio », 2006, édition revue par l’auteur, p. 43. L’ouvrage sera désormais cité dans la suite du texte grâce à l’abréviation GP.

3 Richard Millet, La Gloire des Pythre, Paris, [P.O.L., 1995], Gallimard, « folio », 2006, édition revue par l’auteur, p. 15 et p. 17.

4 Lakis Proguidis, « Le corps tel quel », De l’autre côté du brouillard : essai sur le roman français contemporain, Québec, Nota Bene, 2001, p. 124.

5 Richard Millet, La Gloire des Pythre, Paris, [P.O.L., 1995], Gallimard, « folio », 2006, édition revue par l’auteur, p. 16.

6 Bible Louis Segond 1910, L’Ecclésiaste, 3, 20. En ligne sur : http://saintebible.com (consulté le 07/06/16)

7 Richard Millet, La Gloire des Pythre, Paris, [P.O.L., 1995], Gallimard, « folio », 2006, édition revue par l’auteur, p. 49.

8 Voir à ce sujet l’article de Jean-Pierre Cavaillé, « Patois de province et belle langue : les lieux communs en héritage », Acta fabula, vol. 5, n° 2, Été 2004, URL : http://www.fabula.org/revue/document528.php (consulté le 07/02/2016).

9 Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « Le fétichisme de la langue », in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n° 4, juillet 1975, p. 5. En ligne sur : http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1975_num_1_4_3417 (consulté le 08/02/2016).

10 « [L]’épaisseur des syllabes fortes et claires » ou encore « cette langue […] obscure et transparente » désignent le français, Richard Millet, La Gloire des Pythre, Paris, [P.O.L., 1995], Gallimard, « folio », 2006, édition revue par l’auteur, p. 59.

11 Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « Le fétichisme de la langue », in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n° 4, juillet 1975, p. 5. En ligne sur : http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1975_num_1_4_3417 (consulté le 08/02/2016).

12 Nous pouvons nuancer notre propos puisque l’infiniment petit permet de saisir le hameau, perçu comme une entaille sur le plateau, « [cette] grande table de pierre » (GP, 15) : l’éloignement (la vue du ciel) ou encore la notation d’éléments lacunaires donne une image partielle de Prunde ; l’absence de précisions sur son aménagement et son organisation interne nous amène à penser que le hameau est irreprésentable.

13 Richard Millet, La Gloire des Pythre, Paris, [P.O.L., 1995], Gallimard, « folio », 2006, édition revue par l’auteur, p. 29.

14 Mary Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Édition de la découverte, traduit de l’anglais par Anne Guérin, [1966], 2005, p. 115.

15 Mary Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Édition de la découverte, traduit de l’anglais par Anne Guérin, [1966], 2005, p. 131.

16 Richard Millet, La Gloire des Pythre, Paris, [P.O.L., 1995], Gallimard, « folio », 2006, édition revue par l’auteur, p. 14.

17 Richard Millet, La Gloire des Pythre, Paris, [P.O.L., 1995], Gallimard, « folio », 2006, édition revue par l’auteur, p. 31.

18 Cf. Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981, pp. 380-381.

19 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Édition du Seuil, 1980, p. 12.

20 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 189.

21 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 191.

22 Marie-Catherine Huet-Brichard et Helmut Meter, « Introduction », in La Polémique contre la modernité. Antimodernes et réactionnaires, Paris, Classiques Garnier, 2001, p. 11.

23 Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen-âge à nos jours, Paris, Le Seuil, 1975.

24 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages Poche, [2008], 2015, p. 21.

25 Dans le projet d’épilogue pour la seconde édition des Fleurs du mal, le poète écrit : « Tu m’as donné [de] [l]a boue et j’en ai fait de l’or », Les Fleurs du mal, [1857], Paris, José Corti, 1968, p. 384.

26 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 192.

Bibliographie

Œuvre du corpus

MILLET Richard, La Gloire des Pythre, [P.O.L., 1995], Paris, Gallimard, « folio », édition revue par l’auteur, 2006

Autres œuvres citées

BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du mal, [1857], Paris, José Corti, 1968

MILLET Richard, Sept passions singulières, Paris, P.O.L, 1985

SIMON Claude, Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981

Études

AGAMBEN Giorgio, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages Poche, [2008], 2015

ARIÈS Philippe, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, Le Seuil, 1975

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Autres

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Pour citer cet article

Laura Laborie, « Combe et comble de l’abjection : le hameau de Prunde dans La Gloire des Pythre de Richard Millet », paru dans Loxias, 54, mis en ligne le 15 septembre 2016, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8423.


Auteurs

Laura Laborie

Doctorante à l’Université Toulouse II-Jean Jaurès en cotutelle avec l’Université de Lausanne. Ses recherches portent sur la représentation de l’archaïque et de l’originel en littérature moderne et contemporaine. Elle prépare une thèse dont le titre est : « Aspects du Primitivisme littéraire. Étude comparative des œuvres de C. F. Ramuz, Claude Simon et Richard Millet », sous la direction de Jean-Yves Laurichesse (UT2J) et de Daniel Maggetti (UNIL). Parallèlement, elle fabrique en autodidacte des reliquaires matiéristes qui prolongent pertinemment sa réflexion sur le primitif dans le domaine littéraire. « Les reliquaires de l’Université du Mirail » ont ainsi donné lieu à de nombreuses expositions.