Loxias | 53. Littérature et communauté III | I. Paroles singulières
Danny Plourde :
Paris beur : mise en texte du sujet révolté. Une lecture sociocritique d’Éboueur sur échafaud d’Abdel Hafed Benotman
Résumé
Le roman d’Abdel Hafed Benotman, Éboueur sur échafaud, raconte l’entrée précoce du jeune Faraht Bounoura, dit Fafa, dans le monde ingrat des adultes. Son comportement marginal est une réponse à l’abandon moral dans lequel il se trouve. Dans un roman marqué par une écriture de « banlieue », Fafa est une figure d’anti-héros.
Index
Mots-clés : délinquance , marginalité, roman beur, sociolecte
Géographique : France
Chronologique : Période contemporaine
Plan
Texte intégral
Le roman d’Abdel Hafed Benotman, Éboueur sur échafaud, raconte l’entrée précoce du jeune Faraht Bounoura dit Fafa dans le monde ingrat des adultes. Quand il ne subit pas les fessées de son père rustre ou les attouchements de sa mère un brin cinglée, Fafa se fait ridiculiser à l’école comme immigré de deuxième génération : « [Né] à Paris, [il avait], comme une protestation, [une gueule] d’Arabe1 ». Débutant à la fin des années 60, dans le VIe arrondissement de Paris, l’histoire prend place à peine une décennie après la guerre d’Algérie. Roman d’initiation : première injustice, premier mensonge, première déception, premier crime, premier baiser, première trahison, première incarcération, ce livre reprend les thèmes chers à Benotman tels que l’exclusion sociale, la marginalité et la misère quotidienne des laissés-pour-compte. Pour s’affirmer, le jeune Fafa se crée un univers parallèle et se met à commettre des coups afin de meubler en secret son malheur, à voler des figurines, des voiturettes, passant ensuite aux choses sérieuses : vol à main armée, extorsion, cambriolage. Le personnage principal finit par intégrer le monde urbain avec les seuls outils qu’on lui a laissés : la haine, la violence, l’exclusion. Or, à chaque fois, c’est pareil, de retour à la maison après s’être fait intercepter par les autorités, Fafa prend un chapelet de torgnoles et regarde ses sœurs et frères qui, eux aussi, essayent de s’en sortir du mieux qu’ils le peuvent en devant marcher les fesses serrées. Après quelques années de cette jeunesse sans repère, Fafa, au terme de son enfance spoliée, et au sortir d’un court séjour en cellule, comprend enfin la leçon du paternel : pour ne plus avoir peur dans la vie, c’est lui qui doit flanquer la trouille aux autres. Du coup, un avenir de malfrat taillé sur mesure attend Fafa et la prison, parce que la ville ne voudra pas de lui, deviendra sa seule véritable demeure.
Ce roman coup de poing est le premier d’Abdel Hafed Benotman. L’auteur a depuis publié une dizaine d’ouvrages, pour la plupart chez Rivages/Noir. Né à Paris en 1960 d’une famille algérienne arrivée en France dans les années 50, Benotman s’est surtout fait connaître pour son parcours atypique de mauvais garçon, de brigand volubile, voire de total « mésadapté2 ». En effet, le passé du futur écrivain n’est pas des plus exemplaire : école buissonnière, vols, séjours en centre de jeunes détenus, emprisonnements, petits boulots merdiques qui n’ont rien à voir avec la littérature… Autodidacte et prisonnier récidiviste, Benotman n’hésite pas à s’inspirer de son ancienne vie de galère, de son expérience des bas-fonds et de ses nombreuses incarcérations pour insuffler à ses personnages une rage empreinte d’amertume à l’égard de la société occidentale ou encore des traditions religieuses musulmanes, bien qu’il prenne soin dans ses livres d’inclure des avertissements informant le lecteur que toute ressemblance avec le réel n’est qu’une coïncidence3. En dehors de la sphère littéraire, on lui reconnaît notamment un engagement proactif auprès du mouvement des luttes anti-carcérales par le biais duquel il ne manque pas de dénoncer la discrimination raciale dans le système judiciaire français.
Avec un pareil bagage polémique que traîne Benotman depuis ses premiers écrits, il n’est pas surprenant qu’il soit difficile de proposer une lecture de son œuvre sans risquer, à tout moment, de recourir à sa vie privée ou publique. À l’image d’un Kafka ou d’un Bukowski, quoique pour des raisons différentes4, Benotman impose sa figure dans chacun de ses livres et les éditeurs qui font leur mise en marché ne ratent pas l’occasion de profiter du personnage de l’écrivain-ancien-prisonnier afin de promouvoir les ventes. C’est donc avec un regard particulièrement critique qu’il faut aborder l’Éboueur sur échafaud. Et puisque cette assertion de Roland Barthes me paraît judicieuse : « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur5 », je m’efforcerai pour le bien de cette lecture de ne plus me référer à Benotman. Si cette mise en garde paraît superflue, il faut tout de même saisir sa nécessité par rapport au fait que très peu de lecteurs jusqu’à maintenant ont su commenter l’œuvre de Benotman sans attacher quelque importance à l’apport biographique auquel il aurait eu recours pour peaufiner ses œuvres.
Cela étant dit, Fafa entretient un rapport conflictuel avec la ville de façon marquée. Ce peut d’abord être noté dans le langage, voire Paris comme ville-langage ; le huis clos familial, mis en opposition avec la ville, afin d’expliquer en partie l’éthos criminel en gestation du jeune Fafa peut également mettre en lumière ce rapport conflictuel ; et enfin, pour expliquer cette tension, je me concentrerai sur la figure de l’anti-héros, ce dernier compris comme un chronotype6 urbain de cette époque formé en réaction contre une société nationalisante7 française conservatrice et froide à l’idée de la diversité ethnique. En ce sens, le crime deviendra la seule façon pour le jeune Fafa de s’émanciper, d’exprimer librement sa révolte et de se tailler une place dans le monde.
Paris : Ville-Langage
Un des traits caractéristiques de l’écriture de Benotman est sans contredit son utilisation singulière de la langue française. Il la tord, la maltraite, la renouvelle en la mitraillant d’anglicismes, d’arabismes, d’obscurantismes ; il n’hésite pas à la régionaliser, à l’urbaniser, à l’estampiller du sceau d’un certain nombre de Parisiens ; à cet effet, il exploite abondamment le verlan (cette langue cryptique à l’époque principalement parlée dans les milieux ouvriers et immigrants de la banlieue parisienne et servant de constituant identitaire). Au verlan arabisé s’ajoutent de nombreux autres idiomes argotiques d’origines diverses dont les codes difficiles à déchiffrer peuvent compliquer la lecture passive du lecteur francophone campé en dehors de la sphère d’influence francilienne.
Cette virtuosité de la langue mise en texte contraste avec l’incipit où il est dit au sujet de Fafa que « [l]e savoir – lire et écrire – ne lui servait à rien. » (13) Premier constat d’échec : la langue officielle ne saura à elle seule aider le jeune Fafa. En optant tout au long du roman pour un registre langagier familier, vulgaire, populaire ou – au mieux – correct, le narrateur omniscient adopte le même vocable que Fafa afin d’authentifier sa réalité socioéconomique, un enfant d’immigré qui parle le français qu’il entend dans les rues avoisinant le logement familial. Fafa cherche par la suite des repères patronymiques arabes qu’il ne peut trouver. S’ensuit une accumulation d’expressions désignant l’absence d’identification possible dans les calendriers français, sorte de variation linguistique autour du thème « zéro », ce qui impose une cadence stylistique qui marquera l’ensemble rythmique du roman. En effet, « Nada », « Walou », « Idem », « Quedalle », « Que tchi » (13) sont à tour de rôle d’origines espagnole, arabe maghrébine, latine, tsigane et romani. Cette cohabitation argotique ne manque pas de faire écho à la diversité linguistique pouvant être déjà entendue dans le Paris de la France postcoloniale des années 60. Diversité langagière qui ne correspond pourtant en rien à ce que l’institution républicaine s’efforce d’inculquer aux jeunes Français.
En cherchant sans succès son nom dans le bottin, dans les almanachs de naissance, dans le calendrier des PTT (à savoir le calendrier des postes, télégraphes et téléphones – ce lieu de l’imprimé qui fait figure de chronotope10 en inscrivant dans le temps les naissances nationales, almanach célèbre désormais désigné comme le « calendrier du facteur » qui orne depuis plus d’un siècle le mûr de plusieurs millions de familles françaises), Fafa réalise qu’il est étranger et, ultimement, il en imputera la faute à sa famille.
Aux prises avec un « Mikado intellectuel » (13) incompréhensible, indéchiffrable, condamné à un « mauvais karma » (14), la famille Bounoura ne compte aucun saint homme auquel, par jeu d’association, Fafa aurait pu s’identifier. Le constat est dur. Le « p’tit mouslem13 » n’appartient pas à la civilisation occidentale bien qu’il y soit né. Autrement dit, cette multiplicité argotique qu’emploie le narrateur pour décrire la déception de Fafa témoigne d’une sédimentation sociale solidement implantée dans le texte, univers sociolinguistique hiérarchisé auquel le jeune Fafa tentera d’adhérer sans jamais parvenir à y déceler de référents généalogiques. Si écrire ou lire le français le tient à distance, le parler comme il le peut lui permet par contre de se constituer une certaine identité. En s’appropriant l’argot parlé plus particulièrement par une classe précise de la société, à savoir les immigrants et les jeunes défavorisés mis en contact avec la multiethnicité urbaine, le narrateur prend le parti de la vraisemblance. Le « merlan » (14), c’est le coiffeur ; les « babouches » (14) de la voisine italienne, ce sont ses chaussures, etc. Les exemples foisonnent. Le narrateur réduit la langue parfois même jusqu’à l’onomatopée.
Déjà l’indice d’une opposition idéologique dans le choix du registre langagier informe le lecteur sur la valeur que cette langue impliquera. Le bon parler, le parler des bourgeois, ceux qui depuis des générations envoient leurs enfants dans de bonnes écoles pour en faire de « bons petits Français », implique une réalité culturelle et économique réservée à un groupe mis en opposition avec le parler vernaculaire réservé à ceux et celles qui traînent au bas de l’échelle sociale. En ce sens, il faut relever la présence d’un sociolecte16 propre au groupe des marginalisés dont fait partie Fafa qui transpose assurément dans l’impensé17 du texte une idéologie de contestation et de revendication identitaire. Toujours dans le souci de se constituer une identité obtenue grâce au langage, Fafa ira jusqu’à adopter une terminologie propre à l’univers des criminels. Après les petits vols, Fafa est initié par ses camarades « à la dépouille » (183) et apprend plus tard que cela signifie en langage de rue le « vol avec violence » (212) ; peu de temps ensuite, on l’informe que le « grand coup », c’est « la voltige », à savoir « passer par les fenêtres ou par les toits pour casser » (238).
Huis clos familial
Le premier chapitre s’ouvre sur une scène pour le moins atroce où le jeune Fafa se fait circoncire à froid par un « gnome » inconnu pendant que ses parents, en riant de lui, le tiennent de force. Dans la cellule du logement familial, Fafa est confronté aux croyances musulmanes de ses parents, qui sont de fervents pratiquants. Ce huis clos familial, qui est un lieu de conformité filiale et religieuse, bien qu’il puisse se présenter comme un espace de médiation entre l’Algérie et la France, reste fermé sur lui-même. Faraht Bounoura, dont le prénom (Faraht), ironiquement, signifierait en arabe la « joie », « la gaieté », et le nom (Bounoura) « la clarté », ne connaîtra jamais le bonheur chez lui et aucune lumière ne lui parviendra au bout du tunnel. La cellule familiale aura plutôt tous les aspects d’une obscure prison. « Condamné à vivre » (102) dans ce non-lieu, qui n’est pas l’Algérie sans pour autant être la France, Fafa se réfugie chez son ami de casse portugais, là « les gamins se [calfeutrent] dans la chambre de Léo et se [confient] des secrets d’un autre monde, le leur. » (102) De chambres en cellules carcérales, tout concourt à pousser Fafa d’un huis clos à un autre parce que Paris, en quelque sorte personnifiée par l’autorité, ne veut pas de lui.
Sur la place publique, au collège ou encore au Monoprix, grand magasin populaire, Fafa est « dénoncé, humilié, battu – abandonné des siens » (121). Il découvre Paris de deux façons : premièrement, en livrant des fleurs à vélo afin de faire croire à ses parents que l’argent qu’il a n’est pas seulement obtenu par le vol. Dans ce cas, le rapport qu’il entretient avec la ville est strictement économique et utilitaire. Ces excursions lui permettent d’ailleurs de repérer des endroits où il serait bon de commettre des vols. Ainsi toute une cartographie de Paris se dessine à vélo en fonction d’un crime à commettre. Deuxièmement, en découvrant Paris lorsqu’il doit fuir ; fuir l’autorité parentale, scolaire, juridique, fuir cet homme mûr qui tentera de l’embrasser après l’avoir entraîné jusque dans son loft de bourgeois, situé près des attractions touristiques. Dans ce dernier cas de la découverte de Paris, Fafa traverse la ville comme on traverse une terre hostile, en pourchassé ; ce n’est qu’en apercevant les rues du VIe arrondissement qu’il retrouve une certaine tranquillité d’esprit, mais pour immédiatement la perdre, car le retour à la maison rime à coup à sûr avec maltraitance physique et psychologique.
Parce qu’il a manqué d’amour, Fafa ne parvient pas à déchiffrer les codes que le vivre-ensemble impose en société. D’ailleurs, l’ouverture du roman, centrée sur la perte de son innocence (comprendre la perte involontaire de son prépuce qu’il croit par la suite avoir mangé dans un couscous que sa mère lui prépare), annonce une correspondance avec le dénouement, où Fafa, une fois en prison, se masturbe dans le lavabo de sa cellule et découvre pour la toute première fois ce que signifie la jouissance. Entre quatre murs, Fafa jouit. Le roman s’ouvre et se referme sur l’innocence sexuelle de Fafa. En ce sens, Benotman procède par épanadiplose en ramenant sur le plan de la narration le motif initial de l’incipit au dénouement, suggérant ainsi une fermeture du récit sur lui-même.
L’anti-héros
Concentrons-nous maintenant sur la figure de l’anti-héros, ce dernier compris comme un chronotype urbain porteur d’idéologie et formé en réaction contre la société dans laquelle Fafa tente de se tailler une place. À l’aide notamment du concept du sociogramme24 tel que proposé par Claude Duchet, il s’agit de se questionner à savoir si le sujet révolté présenté dans ce roman comporte un oxymore nodal, si, par sa mise en texte, le sociogramme du révolté se déploie autour de l’idée selon laquelle l’on peut être révolté, mais légitime. Il m’est d’avis que la stylistique, la toponymie et l’hypotypose concourent à légitimer la violence à laquelle aura recours Fafa afin de s’inscrire dans la ville. Ce qui me permet d’avancer avec tout de même précaution que cette œuvre s’inscrit dans une tradition agonistique de la littérature engagée.
Dès l’incipit, je l’ai déjà mentionné, il est dit au sujet de Fafa que « le savoir – lire et écrire – ne lui servait à rien. » Premier constat d’exclusion, première tension conflictuelle : le système d’éducation républicain n’aura pas su formater suffisamment le jeune Fafa pour en faire un « bon petit Français ». Fafa n’y arrive pas, mais ce n’est pas faute d’avoir essayé : « Il en avait pourtant boulotté, des bouts de crayons. Il s’en était avalé, des millilitres d’encre. Il se l’était mâchouillée, à en avoir des aphtes, la langue. […] Il se l’était tapé, cet alphabet, lettre à lettre, voyelles et consonnes. […] Résultat ? Zéro. » (13) Fafa, contre son gré, et malgré tous ses efforts, est exclu du monde des lettres et des communications. Le jeune fils d’une famille algérienne, pourtant né en France, je le rappelle, cherche sans succès son patronyme dans les calendriers. Réalisant qu’il ne trouve pas son nom dans le recensement de la communauté des nouveau-nés, Fafa constate amèrement qu’il est exclu de la nation française. Mais l’exclusion s’étend bien au-delà, car même le calendrier des pompiers et des éboueurs ne lui offrent aucune reconnaissance patronymique. Fafa se sent, du coup, exclu de la protection urbaine et, pire encore, du monde sanitaire. On peut donc déjà supposer qu’une telle exclusion des institutions françaises prédisposera Fafa à entretenir un sentiment d’indignation, car l’omission de toute forme de représentation constituera dans l’esprit de l’enfant une injustice. En ce sens, Benotman souligne la gestation originelle d’une révolte identitaire légitime qui prendra d’abord forme dans le discours de Fafa, entre autres, par son adhésion à un sociolecte de jeune délinquant porteur d’une idéologie de contestation.
Le passage de Fafa dans les autres institutions parisiennes laisse également des traces profondément marquées par la déception, ce qui, encore une fois, tend à justifier son caractère indigné. En effet, le collège de la rue Littré qu’il fréquente (rue nommée en l’honneur du lexicographe Émile Littré, connu pour son Dictionnaire de la langue française) ne sait intégrer le jeune Bounoura sans lui faire remarquer qu’il n’est pas le bienvenu. Exclu des lettres, exclu de l’école, Fafa est bel et bien tenu à l’écart du « savoir lire et écrire ». Sa révolte prend donc forme dans et par la langue. Verlan, arabisme, anglicisme, ces dérivations argotiques de la langue française, ainsi reprises et adaptées à sa condition précaire, lui servent à exprimer sa colère et par le fait même à s’identifier à un groupe précis de la société, à savoir les laissés-pour-compte.
Le monde économique n’est pas en reste. Puisque ses parents ne lui achètent aucun cadeau et que, comme tout enfant « normal », il aimerait se divertir avec des jouets, Fafa est amené à commettre des vols véniels pour répondre à son besoin. Il dérobe alors des voiturettes dans un grand magasin. Quand lui et sa petite bande organisée se font prendre la main dans le sac, on ne veut pas reprendre les petites voitures volées et on force les parents à les acheter. Belle entourloupette ! Du coup, les parents de Fafa lui volent ce qu’il avait volé et il en déduit qu’il n’y a aucune justice dans ce bas monde. Autre exemple, lorsque son père le force à travailler pour lui sur les chantiers, il se fait exploiter et ne touche jamais un sou. Travailler, s’inscrire dans la société par la valorisation du travail, rime avec injustice : « Promu petit manœuvre esclave, Fafa suivait [son père] sans rouspéter. [À la suite de quoi], l’invitation à la vie active resterait pour Fafa l’initiation au dégoût social. » (90-92) Même constat lorsque, au premier chapitre, après s’être fait circoncire à froid et que des inconnus sont venus lui lancer des billets à l’effigie de Victor Hugo et de Corneille entre les cuisses (un premier contact avec la littérature française à tout le moins problématique), Fafa ne touchera pas un centime, son père lui vole tout l’argent, ses sœurs et frères lui volent tous ses bonbons : « après la torture, il connut l’injustice. » (19) Il n’est donc pas étonnant, compte tenu cette initiation au monde capitaliste, que Fafa en vienne à voir dans le vol le seul moyen de s’émanciper.
Benotman procède enfin par hypotypose, faisant passer le temps de la narration du passé simple au présent, pour décrire de manière atrocement vivante ces moments traumatisants que subit le jeune Bounoura. L’hypotypose est également marquée par le recours à l’italique et les scènes décrites, particulièrement choquantes, grâce à la suggestion visuelle, mettent à l’avant-plan leur caractère profondément révoltant. Je pense aux attouchements sexuels de la mère à son égard, aux maltraitances multiples que lui inflige son père, à la tentative d’abus de la part d’un homme mûr qu’il évitera de justesse avant de se révolter, couteau au poing. Cette accumulation de descriptions des injustices vécues par Fafa concourt à créer chez le lecteur un sentiment d’attachement à son endroit. Le jeune Bounoura n’a rien d’héroïque, il est pourtant doté d’un potentiel littéraire (il écrira des poèmes) et de qualités indéniables (débrouillardise, courage) ; or le Paris qui l’a vu naître et la famille qui l’a ostracisé en ont fait un criminel. Le crime devient pour Fafa, en fin de compte, le seul moyen de se révolter contre la société. Le révolté légitime entretient alors un rapport conflictuel avec l’ordre injuste qui gouverne la ville.
Somme toute, incapable de se reconnaître dans les institutions françaises, cherchant à fuir également le huis clos familial étouffant où la tradition religieuse est marquée par, pour reprendre les termes du narrateur, « toute la légitimité de la barbarie » (17), Fafa est abandonné à son sort dans Paris, ville présentée dans ce roman comme une terre hostile. Dépourvu de modèle, abandonné à lui-même, Fafa, cet enfant qu’on n’a pas su aimer et dont les outils de communication pour affronter et comprendre le monde lui font défaut, est confronté à un univers social détraqué où les injustices et les abus de toutes sortes lui ouvrent la voie de la délinquance.
Notes de bas de page numériques
1 Abdel Hafed Benotman, Éboueur sur échafaud, Paris, Rivages/Noir, 2003, p. 30. Les pages de référence à cette œuvre seront dorénavant indiquées entre parenthèses dans le texte.
2 On me pardonnera ce québécisme…
3 « Avertissement / Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé, dans les faits et situations, serait fortuite et involontaire ». (9). Il me semble pertinent de souligner cette volonté chez Benotman, dès le départ, de départager l’œuvre et sa vie, comme si cela n’allait pas de soi ou qu’il fallait, en quelque sorte, expier la culpabilité…
4 Ce réflexe d’association œuvre/auteur qui porte certains analystes, malgré eux – je suppose avec précaution – à délaisser l’œuvre et ce qu’elle a à nous dire au profit d’une lecture biographique n’est pas rare. Prenons pour exemple, dans le cas de Bukowski, cet article de Marc Brosseau : « Los Angeles vue d’en bas : Représentations de la ville dans l’œuvre de Charles Bukowski », dans Revue des sciences humaines, n° 284, octobre-décembre 2006, p. 27-45. Dans cet article, Brosseau analyse l’œuvre de Bukowski en se contentant de s’appuyer sur la figure de l’écrivain qu’a savamment entretenue Bukowski tout au long de sa carrière au lieu de véritablement nous informer sur les mécanismes discursifs et les procédés privilégiés qui font, en fait, l’originalité de son œuvre.
5 Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », dans Le bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, p. 69.
6 Il faut comprendre le chronotype comme un sociotype (à la Balzac) défini en fonction d’une grille historique, par un souci d’homogénéité, permettant de saisir la conjonction d’un état du temps et d’un élément poétique. Dans ce cas-ci, et ce sera mon hypothèse, le délinquant dans l’œuvre de Benotman est le chronotype de l’immigrant né en France après la guerre d’Algérie, et on parviendra à le cerner grâce à son langage et à l’usage qu’il en fait.
7 Je me permets ce néologisme pour évoquer cette ambiance coloniale nostalgique qui devait imposer aux immigrants issus des colonies d’alors un devoir d’immersion totalisant, au lieu, par exemple, de proposer une cohabitation interculturelle.
1 0 Il faut renvoyer le lecteur au sujet du chronotope aux études de Mikhaïl Bakhtine dans Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 235. Dans ce cas-ci, le calendrier des PTT propose un rapport indissociable entre temps et espace qui présuppose une culture établie du recensement des naissances. Objet culturel fort significatif pour la cohésion sociale, le calendrier des PTT, dans lequel Fafa ne parvient pas à se reconnaître, témoigne bien de l’écart qu’il peut y avoir entre lui et son époque, son temps.
1 3 Je me permets d’introduire cette expression, faisant écho à l’auteur qui ne manque pas de s’en servir par le biais de l’humour, de l’ironie et du sarcasme tout au long de son roman. Humour noir qui pourrait très bien s’inscrire dans cette logique agonistique caractéristique de l’idéologie de contestation du personnage principal.
1 6 Pierre V. Zima indique « [qu’] au niveau linguistique, l’idéologique apparaît tout d’abord comme un langage collectif, comme un sociolecte qui articule des intérêts et des valeurs de groupe ». (« Idéologie, théorie et altérité : l’enjeu éthique de la critique littéraire », dans Études littéraires, vol. 31, n˚ 3, 1999, p. 18).
1 7 Tout comme Claude Duchet le précise, notamment, dans ses derniers entretiens avec Patrick Maurus, peut-être vaut-il mieux préférer la sobriété du terme « impensé » à celui plus flou d’« inconscient » : « la sociocritique interroge l’implicite, les présupposés, le non-dit ou l’impensé, les silences, et formule l’hypothèse de l’inconscient social du texte, à introduire dans une problématique de l’imaginaire. » (Un cheminement vagabond. Nouveaux entretiens sur la sociocritique, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 107).
2 4 Selon Claude Duchet, « [la] notion de conflit est […] essentiel à la notion de sociogramme. [Et] le sociogramme [se définit] comme l’ensemble flou, instable, conflictuel de représentations partielles en interaction les unes avec les autres, centré autour d’un noyau lui-même conflictuel. » (Un cheminement vagabond. Nouveaux entretiens sur la sociocritique, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 52-53.)
Pour citer cet article
Danny Plourde, « Paris beur : mise en texte du sujet révolté. Une lecture sociocritique d’Éboueur sur échafaud d’Abdel Hafed Benotman », paru dans Loxias, 53., mis en ligne le 12 juin 2016, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8359.
Auteurs
Danny Plourde est poète, écrivain et doctorant à l’Université de Montréal, Québec