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Arnaud Beaujeu  : 

Géométries beckettiennes

Texte intégral

1Est-il possible d’évoquer l’œuvre beckettien dans sa cosmogonie particulière et dans son rapport hermétique à plusieurs formes géométriques ? Tel Hermès Trismégiste, le « trois fois grand » Beckett, pourvoyeur de passages, nous montre chemins et carrefours, trèfles spirituels – le trèfle, placé à l’origine sur les pierres tombales, est notamment symbole de l’Irlande et de Saint Patrick – pour nous guider dans la recherche d’un sens inaccessible, peut-être celui qui relie l’esprit du monde à « l’autre-là ». Plus encore que Mercure, le dieu latin du mouvement – et les petits garçons-messagers, à la fin de Trio du Fantôme, Fin de Partie, En attendant Godot en sont d’autres figures –, Beckett-Hermès nous invite à une quête herméneutique, entre le non-sens et le sens.

2Travail spatial sur une quadrature impossible du cercle, le théâtre beckettien allie la dimension matérielle et concrète du carré (ainsi dans Quad, où les trajets sans objet de quatre personnages dans un cadre s’épuisent) à la dimension plus parfaite et spirituelle du cercle (l’énergie de mouvements autour de l’évitement du centre finit par créer une spirale, un tourbillon géométrique où, par le biais de la vitesse, les angles s’effacent). Par conséquent, dans Quad, les personnages, de passage, finissent par trouver une issue, dans la disparition ou la répétition proprement hallucinatoire, ce qui n’est pas le cas quand Beckett associe cette fois le triangle au cercle, en perspective conique, inversée, infernale : c’est notamment le fait du trio dans les jarres de Comédie, chacun vivant un supplice identique et dans l’isolement. À moins qu’il y ait une échappée possible, dans le mélange des voix ou dans une extinction, à jamais provisoire… À « la vieille question de l’issue », il n’y aura pas de réponse.

3Pire est la conjonction du triangle au carré, ou à sa variante en rectangle. Ainsi dans Catastrophe, metteur en scène (M), assistante (A) et protagoniste (P) forment-ils un trio visible, auquel il faut ajouter Luc, l’éclairagiste invisible, en quatrième point démiurgique. Le « cube noir de quarante centimètres de haut1 », sur lequel est placé le personnage immobile et torturé de P, serait comme la réduction sadique de l’espace scénique. Dès lors, l’éclairage silencieux de Luc, sur le corps et la tête de P, prend un caractère diabolique, la lumière prolongeant les fantasmes du tortionnaire, à savoir le metteur en scène.

4Dans Trio du fantôme, S, la silhouette masculine, est enfermé(e) dans une pièce rectangulaire. La voix (V) dicte à la caméra les plans successivement à faire (« Coupe franche sur très gros plan du sol. Rectangle gris, lisse, 0.70 m. x 1.50 m. […] Coupe franche sur très gros plan du mur. Rectangle gris, lisse, 0.70 m. x 1.50 m.2 »), puis elle guidera les mouvements de l’homme à l’intérieur d’un triangle, entre la porte, la fenêtre et le grabat, puis la porte encore une fois : gestuelle infinie d’attente, quand le personnage n’est pas penché sur son magnétophone. Dans Quoi où, les quatre protagonistes (Bam, Bem, Bim, Bom), dans « l’aire de jeu3 » rectangulaire (« 3m. x 2m. »), sont dominés par la voix, placée à l’extérieur, de Bam, cinquième instance dictatoriale d’une pyramide plane, construction de souffrances, d’impossibles aveux, pyramide mortuaire autour d’un personnage absent, puisque le questionné défunt ne leur répondra pas.

5Plus simplement, le dramaturge privilégie parfois le trait, celui par exemple où s’alignent les personnages-points A et B, avec « le petit tas de vêtements » C, dans Acte sans paroles 2. Leurs journées parallèles, qu’elles soient lentes ou rapides, inconscientes ou désespérées, ne se rejoignent pourtant pas, si ce n’est qu’ils demeurent un fardeau l’un pour l’autre et que revient cet aiguillon « strictement horizontal4 » qui sert de piqûre de rappel, à chaque nouveau réveil. Dans Berceuse et dans Pas, la solitude des femmes est grande : leurs allées et venues, soit balancement, soit déplacement (sur la longueur des neuf pas seulement accordés à May), incarnent le rétrécissement de leur ligne de vie comme l’isolement de leur pensée. En revanche, dans Va-et-vient, si, au début du dramaticule, Vi, Flo et Ru, condamnées à la nostalgie, sont assises « côte à côte [et] face à la salle5 », conservant chacune les mains jointes, au dénouement, leurs bras se croisent, dans une seule et même union. Les liens deviennent alors perceptibles entre les personnages-points.

6Il ressort donc que, dans ses variantes spatiales, le théâtre de Beckett invite à la réflexion sur les lieux d’incarcération, mais aussi sur les perspectives, voire les échappatoires intérieures et spirituelles, qui parfois se profilent. Dans « …que nuages… », les trois figures géométriques sont utilisées : le plateau circulaire, « cerné » des quatre points cardinaux d’une ombre profonde, devient le lieu d’un choix trivial, entre d’un côté « les chemins », de l’autre « le cagibi », au nord « le sanctuaire6 ». Alors s’ouvrent les perspectives de trajets éphémères, de parcours en esprit, émergences et disparitions « en fondus enchaînés », entre l’errance, le quotidien et la prière (ou « supplique de l’esprit7 »). Le cercle du plateau sert-il de miroir oculaire, quasi-spirituel, au passage des nuages, à l’entrevue d’un ciel ? S’il y a une transcendance, elle est plus certainement terrestre, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Une transcendance reliée au creusement d’un manque, au mystère de la mort, au travail souterrain. Entre les « chemins vicinaux8 » et l’horizon crépusculaire d’un poème de Yeats9, entre l’enfer de la douleur et le purgatoire d’une lueur, nos hypothèses hésitent.

7Ainsi, soit que l’on préfère parler d’une mystique de l’immanence ou d’une triviale transcendance, toujours est-il qu’au total, les tracés beckettiens figurent l’idée d’une spirale10, la forme même d’un paradoxe. Entre mort et résurrection, la spirale est métamorphose, involution-évolution, entre le fermé et l’ouvert, entre l’idée et la matière. À l’image de l’A.D.N., qui nous renvoie à nos mystères, le texte beckettien croise le scientifique (voire le mathématique) à l’infini d’une création, à jamais « étrangère ». Plus encore, il tresse un devenir, au cœur de la finitude, à partir des trois fils que sont matière, langage et lumière.

Notes de bas de page numériques

1 Samuel Beckett, Catastrophe, Paris, Minuit, 1982, p. 72.

2 Trio du Fantôme, Paris, Minuit, 1992, p. 22.

3 Quoi où, Paris, Minuit, 1983, p. 85.

4 Acte sans paroles 2, Paris, Minuit, 1972, p. 106.

5 Va-et-vient, Paris, Minuit, 1972, p. 39.

6 …que nuages…, Paris, Minuit, 1992, p. 40.

7 …que nuages…, Paris, Minuit, 1992, p. 43.

8 …que nuages…, Paris, Minuit, 1992, p. 47.

9 “The second coming” in “Michael Robartes and the Dancer, Manuscript Materials, Thomas Parkinson and Anne Brannen, éd. Ithaca, New-York, Cornell University Press, 1994.

10 Pour Jean Onimus, (Beckett, [1ère éd. Bruges, Desclée de Brouwer, coll. « Les écrivains devant Dieu », 1968], extrait le 8 novembre 2006 du site http://www.unice.fr/AGREGATION/Beckett.html, chap. « Dieu ? »), il faut opposer « la spirale des purgations terrestres » (celle où évolue Beckett), à la « purgation mystique », mais cette opposition – telle celle entre la science et la religion – n’est-elle pas vouée à disparaître ? Plus simplement, Pascale Casanova (Beckett l’Abstracteur, Paris, Le Seuil, 1997, p. 112) voit dans « le cylindre » du Dépeupleur, la « version beckettienne du Purgatoire ». / Voir encore l’influence probable sur Beckett de la « gyre » de Yeats, présente dans « The Second Coming » (1920).

Pour citer cet article

Arnaud Beaujeu, « Géométries beckettiennes », paru dans Loxias, Loxias 27, I., Beckett, Géométries beckettiennes, mis en ligne le 15 décembre 2015, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8209.


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Arnaud Beaujeu

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