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Paul Léon  : 

Charlot entre Brahms et Wagner

Résumé

Concernant la question du son au cinéma, rien n’est plus stimulant que d’observer, pièces en main, les modalités de la circulation des sons, des musiques en particulier, entre l’espace diégétique et l’espace non diégétique. Le présent numéro de Loxias consacré à la figure de Charlot, est ici l’occasion d’interroger, de ce point de vue, le traitement de la musique dans Le Dictateur.

Index

Mots-clés : Brahms , Charlot, Le Dictateur, musique diégétique, musique non diégétique, Wagner

Texte intégral

La musique peut être ce qui restera

quand on aura tout oublié du cinéma.

J-M. G. Le Clézio, Ballaciner 1

Concernant l’avènement du « parlant » circa 1928 – mais on peut élargir avec Martin Barnier2 cette « période clef de l’histoire du cinéma » à la presque décennie 1926-1934, il faut bien avouer que Chaplin, génial précurseur en tous points, ne fut guère perspicace, ou si l’on préfère n’eut guère d’« oreille » : « Je donne six mois au parlant. Au maximum une année. Après ce sera terminé. » À sa décharge, on comprendra qu’il voyait – à tort – se profiler, à travers l’intrusion de ce qu’il nommait « les talkies », la ruine de Charlot : « Ils sont venus gâcher l’art le plus ancien du monde, l’art de la pantomime ; ils anéantissent la grande beauté du silence. » Et de conclure, autre imprudence, à la veille des Lumières de la ville – un film musicalement accompagné mais muet : « Je n’utiliserai jamais la parole dans aucun film, cette erreur me serait fatale3. » Nous sommes en 1931. Trois ans plus tard, il fera des Temps modernes un film parlant, et il y administrera d’emblée la preuve que la parole au cinéma, loin d’être prosaïquement « réaliste », peut être un puissant véhicule de poésie (cf. l’inénarrable pot pourri linguistique sur l’air de Je cherche après Titine : « Se bella più satore, je notre so catore, je notre qui avore, je la qui, la qui, la quai ! etc. »). Quant au Dictateur qui suit à la fin de la décennie, il donne à nouveau à Chaplin l’occasion de faire usage d’un sabir de tout autre portée : scènes burlesques, mais sur un mode plutôt glaçant, où le tyran Hinkel aboie dans une sorte de faux allemand (mâtiné de yiddish et d’espagnol) qui n’est autre qu’un chapelet de phonèmes et de mots typiques : « Democratia shtunk ! Frei sprachen shtunk ! Libertad shtunk ! Wiener Schnitzel, lager beer und sauer kraut shtunk – mit der ach hic !... Shtunk !... Shtunk !... »

Charlot-Hinkel-Hitler, donc, et son sosie le petit barbier : à l’origine une histoire de moustaches, c’est bien connu, mais en passe d’être oubliée, tant la singularité de cette moustache amputée des deux bouts que s’était choisie Charlot – attribut éminent du burlesque du personnage – ne peut guère parler aux hommes communément glabres de notre temps. Nous lisons sous la plume de cette servante au grand cœur que fut Céleste Albaret, cette instructive anecdote concernant « Monsieur Proust » :

La moustache, il (Proust) en a changé de forme une fois, comme il s’était fait couper la barbe juste avant que je le connaisse. Après la barbe, il a porté la moustache assez longue et roulée au fer. Puis un jour, après la guerre, c’est bien la seule concession, si c’en était une, qu’il ait faite à la mode – il a décidé de la faire couper plus ou moins à la Charlot, mais non sans se poser la question et me la poser à moi aussi :
— Croyez-vous, Céleste ? On me conseille de me faire couper la moustache à la Charlot ?
La chose accomplie, il n’était pas sûr de la réussite4.

Instructive anecdote, donc, tant il apparaît clairement qu’aux alentours de 1920, « la moustache à la Charlot » était bien épinglée comme telle. Hitler, de l’autre côté du Rhin, a-t-il pu choisir son port insolite en toute méconnaissance du modèle ? Bazin, cité par Truffaut, ne manque pas de faire l’hypothèse que du côté de Chaplin, à tout le moins, la moustache hitlérienne relevait manifestement de la « confiscation » :

Dans un de ses plus fameux articles, André Bazin a pu voir, dans The Great Dictator un règlement de comptes avec Hitler, lequel méritait bien cette leçon pour avoir commis la double impudence de confisquer la moustache de Charlot et de s’être haussé au rang des dieux. En contraignant la moustache de Hitler à réintégrer le mythe de Charlot, Chaplin anéantissait le mythe du dictateur5.

« Entre le petit barbier juif et le dictateur, la différence est aussi petite que celle des deux moustaches » complète Gilles Deleuze6.

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la signification de cette minime « différence ». Hinkel a beau rêver tout haut d’une race uniforme de grands blonds aux yeux bleus sur chacun des trois continents, avant de littéralement « grimper au rideau », il n’en reste pas moins un petit homme brun. L’hypothèse de la judéité de son effroyable modèle, Hitler – mais la fable est par trop psychanalytique, sans doute – expliquerait amplement, revenons-y, ce visage tordu de haine dès lors que la bouche vomit les juifs dans le baragouin que nous disions.

Le Dictateur tout entier reposera donc sur le ressort du sosie (du « Doppelgänger », si l’on préfère, ce personnage maléfique du légendaire romantique allemand7). Car outre les convictions antifascistes avérées de Chaplin, il se pourrait donc bien que la genèse « textuelle » du Dictateur illustre par avance cette façon de faire caractéristique des modernes selon Jean Ricardou : non plus imaginer préalablement une histoire, puis la disposer (la mettre en récit), mais se donner un dispositif, et en déduire une histoire. Le dispositif – minimal – étant ici le « hasard objectif » d’une ressemblance fondée sur une allure et une moustache. Et c’est ainsi, que par ce truchement, Chaplin peut simultanément revêtir l’uniforme du dictateur, tout en conservant le costume de Charlot, si l’on admet que sorti de son échoppe, le petit juif endosse symptomatiquement le complet noir, la canne et le chapeau melon !

Mais le présent propos n’est pas d’analyser une œuvre qui, unanimement jugée comme géniale, n’a pourtant cessé de susciter le débat : pour simplifier abusivement les choses, manifeste politique militant ou dérision par trop légère de la plus abominable des entreprises ? Barthes, en son temps, comme souvent, dialectisa les jugements, en faisant de Chaplin un authentique anarchiste : « Son anarchie, discutable politiquement, représente en art la forme peut-être la plus efficace de la révolution8. » C’est bien plutôt par le détour, à travers deux séquences contiguës, lesquelles établissent par opposition un véritable parallèle entre les personnages du dictateur et du barbier, que nous tenterons d’aborder la signification d’un tel projet à la veille de la guerre.

On ne s’étonnera pas que les deux séquences choisies nous ramènent précisément à cet avènement capital du son que nous évoquions d’entrée de jeu. Deux séquences au demeurant non « parlantes » ou non « parlées », mais portées respectivement par le prélude de Lohengrin de Wagner et la cinquième Danse hongroise de Brahms. Séquences musicales illustres que l’on aura reconnues et qui font désormais partie de la mémoire collective.

La parole, la musique, les bruits sont au cinéma, depuis la naissance du parlant, les ingrédients de la « bande son ». La musique est le plus ancien de ces ingrédients : dès les commencements, un pianiste, dans la salle, se tenait derrière son clavier les yeux rivés sur l’écran, et témoignait par son improvisation de l’adéquation possible et attendue entre un rythme, un tempo, un volume sonore, et le montage même des images. Comme l’art musical, l’art cinématographique est un art du temps (qui passe, qui revient, qui accélère ou ralentit). Chaplin jeune, quant à lui, aimait à improviser des heures au piano. Il apprendra par la suite le violon et le violoncelle. Nous avons dit sa réticence initiale à la parole filmique, en revanche, il s’intéressera d’emblée aux possibilités de bruitages et prendra la décision, autour de 1928, de composer lui-même – en dictant ses improvisations à un arrangeur – l’ensemble des partitions de ses musiques de films, y compris après coup pour les premières œuvres. Assurément, les grands burlesques aiment le son. De ce point de vue, Chaplin a une postérité d’envergure : Jacques Tati, le plus virtuose des « ingénieurs » du son.

Or l’art du son au cinéma prend tout son sens si l’on considère que les trois matériaux plus haut énoncés sont appelés à cohabiter en se superposant : on conçoit qu’à partir des prémisses du cinéma « parlant », où les dispositifs restent relativement simples (relatif cloisonnement des matériaux sonores), la partition sonore va se complexifier. Reste que la musique garde une sorte de statut à part : c’est, autre complication, que les paroles et les bruits apparaissent d’emblée comme liés à l’univers diégétique, contrairement à la musique qui continue à lui rester extérieure. La première apparition du son diégétique au cinéma est en l’occurrence le bruit, précisément des applaudissements. Nous sommes en 1928, et le premier film parlant, Le Chanteur de Jazz d’Alan Crosland, est annoncé à grand renfort de publicité. Pendant toute la première partie, rien ne se passe au plan sonore, si ce n’est un fond musical d’accompagnement des images et des « cartons ». Passons rapidement sur les détails de l’histoire racontée : un jeune garçon chassé par son rabbin de père pour avoir déserté les offices de la synagogue, attiré qu’il est par la musique des cabarets, se retrouve de l’autre côté de l’Atlantique. Et le voilà, à présent jeune homme, qui tente pour la première fois sa chance dans un café-concert. Dans la salle, des spectateurs sont attablés. On voit le chanteur, interprété par le célèbre Al Jolson, monter sur la scène : applaudissements et premier son « direct » de l’histoire du cinéma ! Le jeune homme se met à chanter : premières paroles synchronisées ! Il s’arrête, applaudissements derechef. Et c’est alors que s’attardant sur la scène alors que les spectateurs retournent à leurs conversations, il prend la parole à leur adresse : première parole parlée ! Et que dit-il ? Ces mots extraordinaires dont le poids symbolique a sans doute échappé à tous en ces commencements : « Attendez une minute ! Attendez une minute ! Vous n’avez encore rien entendu ! ». En effet, le spectateur de 1928 n’avait encore rien « entendu », l’avenir de l’aventure sonore était devant lui !

Revenons au matériau musical pour constater que d’entrée de jeu, à travers la prestation d’Al Jolson, il se donne la possibilité de participer au monde représenté, autrement dit de n’être plus fatalement assigné à son rôle historique, rôle d’accompagnement selon la convention suivante : les protagonistes, à l’écran, sont censés ne pas entendre ! Convention qui faisait dire entre autres à Truffaut, lequel avait passé son enfance dans les cinémas plus qu’à l’école (cf. Les Quatre cents coups) : « Lorsque j’ai embrassé une fille pour la première fois, je me suis étonné de ne pas entendre le chant d’un violon ! »

On l’aura compris, si l’on a quelque souvenir du film de Chaplin, les deux séquences musicales plus haut évoquées, celle portée par la musique de Wagner et celle portée par la musique de Brahms, et mettant respectivement en scène le dictateur dans son bureau et le barbier dans son échoppe, ne sont pas de même nature. La première est extérieure à la diégèse : point de diffusion sonore dans le bureau d’Hinkel. La seconde en revanche est interne à l’histoire racontée : elle est annoncée par l’insert d’un poste de radio et ces mots : « À présent, voici notre heure enchantée, travaillez en musique ! » Ce que va faire le petit barbier. Alors, où est la difficulté, si difficulté il y a ? C’est d’abord que le grain sonore des deux musiques est le même : aucun effet de profondeur ou d’éloignement, ou de grésillement s’agissant de la radio, c'est-à-dire du son diégétique. On peut naturellement imputer ce manque de caractérisation explicite à une technique encore insuffisante. Or il se trouve que de surcroît, aucun bruit, aucune parole ne viennent recouvrir en contrepoint la musique diffusée dans le salon de coiffure, laquelle du coup, de manière parfaitement non réaliste en vient à occuper tout l’espace sonore. À l’inverse, à peine Hinkel descendu de son rideau, et refermée la porte par laquelle se retire cet aide de camp qui vient de le convaincre qu’il est désormais « dictateur du monde », s’élève le prélude stratosphérique de Lohengrin, sorte de musique des sphères. Hinkel s’avance vers le globe et dit, indépendamment d’une musique au seul usage du spectateur cette fois, et qu’il est donc censé ne pas entendre : « César ou rien, le monde est à moi ! » Et il rit : rire sonore.

Là est la difficulté (mais difficulté il n’y a que pour l’analyste, pour le spectateur, c’est pur bénéfice poétique !) : dans l’une et l’autre scènes, et en dépit du statut sonore a priori irréductible des deux musiques, Chaplin se livre, dans le mouvement même de la musique, à une éblouissante pantomime chorégraphique.

Dans le salon, il cale l’ensemble de ses gestes professionnels (rasage, aiguisage, essuyage, coiffage, etc.) sur le tempo de la musique très judicieusement contrastée de Brahms : alternance du vif, jusqu’à l’emballement, et du lent, presque du langoureux, crescendos et décrescendos, notes appuyées dans les sections rapides, etc. En revanche, son client, semble littéralement ne pas entendre et surtout ne pas percevoir le jeu chorégraphique du barbier, à peine est-il intrigué – à travers quelques regards – par tant d’agitation, autre manière de provoquer un trouble chez le spectateur qui peut aisément avoir oublié chemin faisant, car la séquence dure plusieurs minutes, qu’à l’intérieur de l’histoire, un poste de radio, au demeurant tout du long invisible, diffuse la musique qu’il entend. C’est que l’existence du poste de radio en coulisse relève de cette configuration « acousmatique » que Michel Chion9 désigne comme « son hors-champ » (et qu’il oppose au « son off », acousmatique également, mais non diégétique) : un son arrive au spectateur, mais sa source ne figure pas dans le champ, soit qu’elle y ait figuré dans un premier temps, comme ici, soit qu’elle ne soit visualisée que plus tard. On peut imaginer en cette occurrence le parti qu’en tireront les cinéastes au fur et à mesure que se développera la technologie autant que l’esthétique du son : telle musique que le spectateur avait initialement appréhendée comme non diégétique sera in extremis réintroduite dans la diégèse Godard expérimente comme toujours les limites de ce petit jeu en accompagnant musicalement des cyclistes sur une route de campagne, configuration banale, jusqu’au moment où la caméra pivotant, un orchestre symphonique se découvre dans un pré – dans un champ ! – sur le bas-côté ! La musique entendue n’était donc pas off, mais seulement hors-champ10.

Passons à présent dans le bureau d’Hinkel : autant la musique de Brahms appelait la participation du corps, autant le prélude wagnérien, nappe sonore étale, « temps lisse » pour utiliser une terminologie boulézienne, semble défier toute chorégraphie, et c’est bien pourtant au plus éblouissant des ballets que se livre Chaplin, jonglant des mains, des pieds, de la tête, des fesses, debout, couché, avec une mappemonde-ballon qui éclate in extremis (retour du son diégétique) en un bruit que prend immédiatement en relais un vigoureux accord wagnérien de conclusion. Tout au long de la séquence, laquelle allie de manière troublante dérision et poésie, nous y reviendrons, chacun des bonds et rebonds du ballon semble donc s’accorder au plus juste à une partition pourtant dépourvue – c’est là la performance de Chaplin – de tout accident sonore. Hinkel entend-il cette musique dans sa tête ? Ce chant wagnérien fétichisé en son temps par les thuriféraires de la Tomainia-Germania pourrait bien en effet provenir d’un espace mental « conditionné », elle réintégrerait alors, de quelque façon, l’univers diégétique.

C’est à ce point de la réflexion (qui entend quoi dans les deux séquences envisagées) que les concepts forgés par François Jost11 sur le modèle narratologique énonciation-focalisation peuvent éclaircir la chose. Pour ce qui concerne le cinéma, un nouveau couple, ocularisation-auricularisation, serait l’outil par lequel il est possible d’interroger les relations existantes entre ce que l’œil-caméra donne à voir (et par extension à entendre au spectateur) et ce que tel personnage est censé voir (et/ou entendre). « Qui voit ? », « Qui entend ? ».

C’est la deuxième question qui se pose ici. Cela dit, l’auricularisation est bien évidemment liée à l’ocularisation, tant il est vrai que, plus que la vision, l’écoute se laisse difficilement assigner à une perception particulière. Autrement dit, il est relativement aisé de signifier au cinéma que ce qui est montré est spécifiquement observé par un personnage, mais beaucoup plus difficile de persuader le spectateur que ce qui lui est donné à entendre est entendu à l’intérieur de l’histoire par telle oreille particulière – cas très problématique de ce point de vue, nous l’avons déjà pointé, du client du salon de coiffure : la musique de Brahms arrive-t-elle jusqu’à ses oreilles ? Aucun signe ne l’indique ou si l’on préfère tout semble le démentir –. D’où, passé l’insert sur la radio, l’impression que le petit barbier agit selon une étrange mécanique, qu’il est, à l’instar du Charlot des Temps modernes qui visse d’imaginaires boulons, agité de l’intérieur, comme l’a été dans la séquence précédente le « grand dictateur ».

Ce sont là autant d’incertitudes, de brouillages discrets qu’introduit donc Chaplin dans les deux séquences envisagées. Le spectateur troublé, qui, nous l’avons dit, n’est pas là pour analyser les raisons de son trouble, les perçoit, les reçoit, néanmoins, comme une sorte de plus-value poétique.

Or, pour charger un peu la barque, nous pointerons un autre élément de trouble auquel nous n’avons pas encore fait illusion, celui lié au choix des musiques.

Wagner, Brahms. On se souvient peut-être de ce court-métrage inaugural de l’œuvre de Luis Bunuel, Un chien andalou. Le film, 1928, est encore muet, mais sonore ou plutôt sonorisé. Bunuel explique comment, lors de la première projection parisienne, devant le groupe surréaliste au grand complet, il alternait derrière l’écran le passage de deux disques, l’un étant la version orchestrale de la mort d’Isolde de Wagner, l’autre une suite de tangos argentins12. La bande son du film ne sera réalisée par ses soins qu’en 1963 sur les mêmes bases. Il se trouve que le thème du sosie est également très présent dans ce film. Une séquence met d’ailleurs explicitement en scène la rencontre du personnage principal avec son double qui l’abattra d’un coup de pistolet. C’est qu’en effet le personnage est « double » : à la fois tout d’immaturité et d’impuissance, d’une certaine façon pitoyable, mais à l’occasion cruel et violeur potentiel, sorte de Jekyll et Hyde par alternance, ce qui vaut à la bande son cette alternance des musiques : tout naturellement, Wagner et le fameux chant du Liebestod, chaque fois que le personnage apparaît dans son versant pathétique et les tangos argentins, cette musique des bouges, pour le versant sombre.

Or si dans le film de Chaplin, les danses de Brahms peuvent faire pendant aux tangos argentins – même ancrage populaire, mais ici nulle connotation agressive –, la musique de Wagner en revanche, semble utilisée tout à fait à contre-emploi. Voici ce que dit la « bible » de l’opéra, le Kobbé, du prélude de Lohengrin :

Le prélude repose entièrement sur un thème beau et expressif : celui de la sainteté du Graal dont Lohengrin est chevalier. Les longs accords aériens des flûtes et des cordes l’ouvrent puis les violons jouent le motif du Graal […] C’est le plus ancien, mais aussi le plus parfait exemple d’effet d’harmonie céleste rendu par les notes d’un chœur de violons […]13.

Voilà donc Hinkel, le tyran mégalomane et cruel, porté par une musique sacrée, toute d’élévation mystique. Le résultat, là encore, est plus que troublant. Un instant le spectateur pourrait se laisser embarquer dans cette mystique. La musique fut d’ailleurs bel et bien un ressort puissant du régime hitlérien auprès des foules, et spécialement le détournement de la musique hautement spirituelle de l’opéra wagnérien. Ce qu’administre Chaplin au spectateur, le temps qu’il retrouve ses esprits – et ce ne sera pas avant l’éclatement grotesque du ballon-globe – c’est que la beauté d’une telle musique est capable, pour le dire vulgairement, de faire tout avaler. De fait, Hinkel qui danse grotesquement avec son ballon est du coup, par la transfiguration opérée par la musique, moins grotesque qu’il ne faudrait. Que l’on fasse l’expérience de couper le son, et le grotesque revient au galop…

Or, c’est à nouveau le prélude de Lohengrin (lequel est plusieurs fois convoqué au fil des séquences, jusqu’à devenir une sorte de « leitmotiv d’Hannah », la belle et pure fiancée) qui clôture le film sur le discours lyrique du faux dictateur, son sosie, le petit barbier : « Levez les yeux, Hannah ! Les nuages se dissipent, le soleil se lève. Sortis des ténèbres, nous pénétrons dans un monde nouveau où les hommes domineront leur cupidité, leur haine, leur brutalité […] ». Ainsi, une même musique – c’est aussi la leçon de l’usage de la musique au cinéma – peut accompagner tout aussi bien des rêves de domination et de conquête que d’aspiration à la paix universelle. Chaplin ne l’ignorait pas et a assurément joué de cette ambiguïté, hésitant entre charge politique et fable philosophique où un même visage peut incarner aussi bien l’innocence que l’extrême malignité.

L’accueil fut donc partagé, nous l’avons évoqué, le public accueillit d’emblée très favorablement le film, lequel ne cessa de gagner en popularité tout au long de la guerre. Nombre de critiques en revanche reprochèrent d’emblée à Chaplin d’avoir fait le portrait d’un pantin plus que d’un monstre, de l’avoir peint plus bête que méchant. En définitive, c’est Chaplin qui tranchera lui-même après coup, confessant que s’il avait su l’horreur réelle des camps de concentration allemands, il n’aurait pu réaliser Le Dictateur, il n’aurait pu faire un jeu de la folie homicide des nazis14.

Nous voudrions, pour clore ce propos, communiquer au lecteur un texte court et magnifique de Roland Barthes – jusqu’à aujourd’hui à peu près méconnu, il ne fut à l’époque tiré qu’à une centaine d’exemplaires pour la Galerie Maeght –, lequel vaudra à nos yeux hommage au génial Chaplin, qu’honore par ailleurs l’ensemble du présent numéro. Le texte s’intitule « Charlot ».

Un artiste populaire et raffiné (populaire par les ‘cartoons’, qui donnent accès au grand public, et raffiné par la mise en scène subtile de toute une culture), voilà ce qui est nécessaire aujourd’hui. Car cette équation difficile libère également l’artiste moderne de deux enfers opposés : la vulgarité et l’ésotérisme : assumer sans contrainte la liberté et la particularité de mon propre regard, et cependant communiquer avec tout le monde ; parler mon propre langage (celui que je me suis fait) et en même temps parler le langage des autres ; plaire sans complaire. Nous pourrions appeler cet artiste ‘démocratique’, et faire entendre par ce mot aujourd’hui difficile combien une telle position est menacée : par la grégarité qui contraint, enserre et étouffe, ou par la solitude des grandes novations. Combien d’artistes, aujourd’hui, échappent à ce double danger ? Le modèle passé de cette réussite fut sans doute Charlie Chaplin15.

Notes de bas de page numériques

1 J-M. G. Le Clézio, Ballaciner, Gallimard, 2007.

2 Martin Barnier, En route vers le parlant, histoire d’une évolution technologique, économique et esthétique du cinéma (1926-1934), Éditions du CEFAL, 2002.

3 Propos rapportés par Edouard Brasey in Charlie Chaplin, Éditions Solar, 1989, p. 87.

4 Céleste Albaret, Monsieur Proust, souvenirs recueillis par Georges Belmont, Éditions Robert Laffont, 1973, p. 109.

5 François Truffaut, « Charlie Chaplin » in Les Films de ma vie, Flammarion, 1975, p. 76.

6 Gilles Deleuze, Cinéma 1, l’image-mouvement, Éditions de Minuit, 1983, p. 234.

7 Cf. le titre du Lied n° 13 du Chant du cygne de Schubert sur un texte de Heine.

8 Roland Barthes, « Le Pauvre et le Prolétaire » in Mythologies, Éditions du Seuil / Pierres vives, 1957, p. 42.

9 Michel Chion, Le Son au cinéma, Cahiers du cinéma / Éditions de l’Étoile, 1985.

10 Sauve qui peut la vie (1980).

11 François Jost, L’œil-caméra. Entre film et roman, Presses Universitaires de Lyon, 1989.

12 Luis Bunuel, Mon dernier soupir, Éditions Robert Laffont, 1982.

13 Kobbé, Tout l’opéra de Monteverdi à nos jours, Éditions Robert Laffont / Bouquins, 1980, p. 169.

14 Charlie Chaplin, Histoire de ma vie, Éditions Robert Laffont, 1964.

15 Roland Barthes, « Charlot » in All except you, Saul Steinberg, Éditions d’art / Repères, 1983, p. 13.

Pour citer cet article

Paul Léon, « Charlot entre Brahms et Wagner », paru dans Loxias, 49., mis en ligne le 15 juin 2015, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8018.

Auteurs

Paul Léon

Paul Léon, maître de conférences de Littérature française du XXe siècle, a publié de nombreux articles concernant les rapports de la littérature et du cinéma, et de l’image en général (revues, actes de colloques, ouvrages collectifs). Il collabore régulièrement à la revue Loxias dont il a codirigé le numéro de juin 2013 sur les écritures fragmentaires.