Loxias | Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (1ère partie) | Genèses. Interactions entre différents champs: réciprocité amorcée d'une intertextualité. Imaginaire et transferts culturels
Joël Thomas :
Imaginaires de l’exil : Ovide chez les Scythes, revisité par David Malouf
Plan
- La Scythie d’Ovide
- Routes et déroutes
- La Scythie de Malouf
- Le Puer Aeternus
- Le chamanisme
- Eclipses et résurgences
Texte intégral
« J’aime ceux qui ne savent vivre qu’en sombrant, car ils passent au delà »
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
1Le sujet dont je vais vous parler me semble un exemple typique de réécriture d’un mythe. Il est d’autant plus intéressant que l’écart diachronique du transfert culturel y est considérable (Ie s. ap. J.C. pour la source ; contemporain, pour la réécriture). Il n’y a pourtant pas de modernisation, d’aggiornamento du récit lui-même, dont la mise en scène n’est pas projetée dans notre temps (comme c’est souvent le cas, par exemple chez Anouilh ou chez Giraudoux) : nous restons dans le monde contemporain d’Ovide, et à qui n’y prendrait garde, le récit relèverait du genre « roman historique ». De plus, et c’est la deuxième particularité, la réécriture est le fait d’un collègue, d’un universitaire : il est toujours fascinant pour nous autres exégètes de voir l’un des nôtres toucher à la création, dont nous parlons tout le temps sans souvent en faire l’expérience. Avec Malouf, nous sommes projetés avec Ovide, hors du temps, dans le mythe et ses déroulements, ses discours à la fois obscurs et éclairants.
2Nous connaissons tous l’histoire d’Ovide, et son exil chez les Scythes. Il nous l’a raconté dans ces récits navrants que sont les Tristes et les Pontiques. Il est certain que lorsque, dans le dernier trimestre de l’an 8 après J.C., Ovide apprend la sentence d’Auguste qui le relègue aux fins fonds de la Mer Noire, c’est la fin du monde pour ce mondain, pour qui justement, c’était Rome le centre du monde.
3Les causes de la condamnation, on le sait, ne sont pas claires pour nous. C’est sans doute parce que l’affaire elle-même ne l’était pas, et qu’il y avait quelque secret à cacher. Ovide lui-même dit à plusieurs reprises, dans les Tristes, (II, 103, III, 5, 49 ; III, 6, 28) qu’il a été condamné pour avoir vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir. Le chef d’accusation officiel était d’avoir écrit l’Art d’aimer, livre scandaleux qui constituait une atteinte à la morale, surtout dans le climat de restauration des mœurs et des institutions voulu par Auguste. Par delà ce prétexte — l’Art d’aimer avait été publié en 1 av. J.C. : il aurait fallu neuf ans à la justice impériale pour s’apercevoir de son caractère délictueux, la critique a avancé plusieurs hypothèses :
4- L’une pourrait avoir trait à sa vie privée : Ovide aurait été l’amant de la fille d’Auguste, Julie, à moins qu’il n’ait été compromis dans les orgies organisées par l’autre Julie, la fille de la précédente, à la conduite non moins scandaleuse que sa mère.
5- L’hypothèse politique : Ovide aurait été témoin des tentatives de Livie pour se débarrasser d’Agrippa Postumus, héritier possible du trône ; ou alors il aurait fréquenté certains cercles, peut-être républicains, d’opposition à l’empereur, et de soutien à Germanicus1.
6- Enfin, il reste l’hypothèse religieuse, celle qui est présentée comme la plus plausible : Ovide aurait commis un sacrilège, en assistant à des mystères interdits aux hommes, sans doute ceux de Bona Dea, la Bonne Déesse. Pire, il aurait participé à des séances de magie, où des charmes auraient pu être mis en œuvre contre la personne d’Auguste2. On remarque que le religieux rejoint là le politique. Ces deux interprétations pourraient très bien être conciliées à travers l’hypothèse que propose J. Carcopino3 : Ovide aurait appartenu à une « loge » secrète néo-pythagoricienne. Les néo-pythagoriciens étaient hostiles au régime impérial ; d’autre part, tout ce qui relevait de ce que nous appellerions le paranormal leur était familier et les fascinait4 ; enfin, nous avons une preuve de l’intérêt d’Ovide pour le pythagorisme, à travers une de ses œuvres majeures, les Métamorphoses, dont les récits trouvent leur justification et leur explication au XVème et dernier livre, dans un discours de Pythagore sur l’interdiction de manger de la viande : dans ce contexte, l’entreprise d’Ovide est donc organisée et rassemblée dans une chronologie légendaire, allant du Chaos et du mythe de la création au règne d’Auguste, et intégrant, collationnant toutes les légendes concernant des métamorphoses d’êtres humains en plantes, animaux, pierres, astres, etc.
7Une chose est sûre : Ovide était, typiquement, un mondain. Futilité, individualisme, égoïsme, élégance, sophistication, et aussi lassitude devant l’image et les valeurs obsolètes du « vieux romain » en étaient les règles. Ainsi, Ovide était en quelque sorte un transgresseur, mais au sens où on peut le dire d’un couturier ou d’un créateur de modes : ce que nous appellerions un « moderne ». Les propos que Malouf lui fait tenir sont sur ce plan très exacts :
J’étais en train d’inventer un style pour ma génération. Finies les vertus civiques, car nous savons tous à quoi elles mènent. Fini le patriotisme. Finie la glorification des hommes en armes. Finis les vers sur la manière d’élever les abeilles et de soigner les moutons, et les amours des jeunes bergers entichés de grec5. Mon propos était strictement personnel, et, pour parler net, j’encourageais ce genre de sujet patriotique qu’on peut traiter dans le périmètre d’un lit. (p.27)
8La sanction qui le frappait était pour lui, assurément, une catastrophe. L’exil, ou plutôt la relégation6 qui le frappait, l’éloignait de tout ce qui faisait, pour lui, la saveur de la vie : c’était l’équivalent d’une condamnation à mort, une mort lente aux confins de l’imperium.
9Car Auguste ne pouvait pas choisir de pire endroit, aux yeux d’Ovide, pour cet exil : Tomes, aujourd’hui Constantza, était un comptoir fondé par les Grecs au VIIe s. av. J.C. sur la Mer Noire, près de l’estuaire du Danube, Ister, entre le pays des Thraces et celui des Scythes. La Thrace avait toujours eu la réputation d’une contrée farouche, peuplée de rudes guerriers qui avaient longtemps résisté aux Romains avant d’être colonisés ; quant à la Scythie, elle était tellement lointaine et mal connue qu’elle appartenait déjà à la légende : elle s’ouvrait sur l’Hyperborée, le Pays du Nord, d’où était venu Apollon ; elle était la porte d’un au-delà lié aux grands vents de la steppe et au froid absolu. L’homme n’y avait pas de place.
10L’imaginaire des Romains est polarisé entre un Centre et une Périphérie. Cette représentation a plusieurs niveaux de lecture, et, si l’on considère le plan géographique, le centre est bien évidemment Rome, l’Urbs, et la périphérie coïncide avec le limes, la frontière ultime de l’Empire, qui le sépare du monde barbare. En delà, la civilisation et la romanité ; au-delà, la barbarie et l’animalité. Les Romains ont eu deux façons de considérer le limes : à la manière des Grecs, c’est à dire comme une frontière qui sépare la civilisation de la barbarie ; et dans une autre acception, qui leur est propre, celle d’une relation et d’une assimilation : le limes est alors une sorte de peau, qui permet des échanges avec le monde « extérieur » et un dialogue entre l’ordre de l’imperium et le désordre des terres « barbares ». Dans ces conditions, la barbarie n’est plus une fatalité géographique (on est du bon ou du mauvais côté du limes) ; c’est plutôt un risque que chaque homme, Romain ou barbare, a en lui (nous sommes tous potentiellement barbares), et contre lequel il doit se battre.
11Lorsqu’Ovide est parti pour Tomes, on voit très bien que sa propre nature, aux réactions encore amplifiées par l’angoisse qui le frappe, le conduit à une vision complètement clivée, qui rejette sa nouvelle résidence dans la nuit et l’horreur. Ses exagérations sur le climat en sont la preuve : les rives de la Mer Noire, et le littoral roumain jouissent d’un climat assez doux et ensoleillé, l’hiver n’y est guère rigoureux (il gèle à peine en janvier), et nous sommes loin des descriptions de neiges et de glaces éternelles que nous fait Ovide dans un passage célèbre des Tristes, écrit en 10 ap. J.C., lors de son premier hiver passé à Tomes :
S’il est encore là bas quelqu’un qui se souvienne de Nason exilé, et si mon nom a survécu sans moi à Rome, qu’il sache que, placé sous des étoiles qui ne touchent jamais la mer7, je vis au milieu des barbares. Les Sarmates m’entourent, peuple farouche, et les Besses et les Gètes, noms combien indignes de mon inspiration ! Cependant tant que la brise est tiède, le Danube qui nous en sépare, nous sert de rempart et de son cours liquide repousse les attaques. Mais quand le triste hiver a montré son hideux visage et que le gel marmoréen a blanchi la terre, tandis que Borée et la neige s’apprêtent à s’établir à demeure au dessous de l’Ourse, on voit ces peuples accablés par le pôle frissonnant. La neige forme un tapis et, pour qu’une fois tombée le soleil ni les pluies ne la fassent fondre, Borée la durcit et la rend éternelle. Ainsi la première n’est pas encore fondue qu’il en survient une autre, et en nombre d’endroits elle demeure deux ans. Telle est la violence de l’Aquilon déchaîné qu’il renverse des tours élevées et arrache et emporte des toits.
Des peaux et des braies cousues les protègent des froids dangereux, et de tout leur corps seul le visage est visible. Souvent, quand ils les secouent, la glace pendue à leurs cheveux tinte et leur barbe brille, blanche du gel qui la recouvre. Le vin se tient seul, gardant la forme des jarres ; et pour boire on ne puise pas le vin, mais on en donne des morceaux.
Que dire des ruisseaux pris et enchaînés par le froid et des eaux qu’on casse pour les arracher au lac ? L’Hister lui-même qui, aussi large que le fleuve porteur de papyrus8, se jette dans la vaste mer par de nombreuses embouchures, lorsque les vents durcissent ses flots bleus, gèle et coule vers la mer en cachant ses eaux. Là où passaient les navires, on va maintenant à pied, le sabot du cheval frappe les eaux prises par le froid, et sur ces ponts nouveaux sous lesquels coulent les eaux, les bœufs sarmates traînent des chariots barbares. (III, 10, v. 1-34, trad. J. André)
12Son regard d’exilé ne voit pas le monde tel qu’il est, mais lui substitue la vision mythique et imaginaire de cette Scythie ouverte à l’Hyperborée, et au froid absolu : le froid qui glace son cœur ; le froid de l’exil, projeté dans le décor. Les images de glace coupante, pétrifiée, sont le reflet de son état d’âme. De surcroît, la barbarie et le climat glacial sont étroitement associés : la pétrification par le froid devient le signe de la grossièreté et de l’ensauvagement, perçu comme enkystement dans une nature épaissie, dense, immobilisée. Ovide, cet homme aimable, ce mondain précieux et raffiné, était assurément le dernier homme qui pût trouver un charme aux rives de la Mer Noire, et Tomes représentait tout ce qu’il détestait9.
13La description de l’hiver scythe était, depuis longtemps, dans la littérature latine, un topos, une sorte de lieu commun et un thème favori opposant la rigidité mortifère de ces pays enfouis sous la glace à la chaleur et à la souplesse du paysage méditerranéen : l’anti-nature, en quelque sorte. Ce thème de l’anti-nature est accentué par le fait qu’il coïncide avec une figure de style classique : l’adunaton, l’impossibilité, le monde à l’envers (le vin solide, les chariots sur le fleuve), évoquant une sorte de monstruosité, un monde en dehors des normes du cosmos. Il est un passage célèbre des Géorgiques (III, 349-383) où Virgile décrit, dans des termes très semblables, l’hiver en Scythie ; Properce nous en a également laissé une description (IV, 3, 47), sans que l’un et l’autre n’y aient bien sûr jamais mis les pieds, et Ovide lui-même, avant son exil, nous en a donné des descriptions conventionnelles dans les Métamorphoses et dans les Héroïdes, (Met. I, 64 ; II, 224 ; VIII 788 sq. ; Her. XII, 27), sans se douter qu’il aurait à y finir sa vie.
14A ce phantasme de la pétrification par le froid s’en ajoute un autre, celui de la coupure et de la séparation. Il passe par le morcellement. Ovide nous rappelle (Tristes III, 9) que c’est la légende de Médée la sorcière qui a donné son nom à la ville de Tomes ; Médée et Jason, poursuivis par le roi Aeétés après avoir dérobé la Toison, s’enfuirent par mer et, pour ralentir la poursuite d’Aeétés, ils dépecèrent le malheureux Absyrtos, frère de Médée, et jetèrent les morceaux par dessus bord, pour retarder la poursuite de leur père, occupé à recueillir les restes sinistres. Au terme de cette course-poursuite, Médée aborda à Tomes. C’est donc de cette abomination qu’est issu le nom de la cité, Tomes, du grec tomeïn, « couper ». L’imaginaire de la séparation est dans le nom même de la ville de l’exil ; si l’on se souvient qu’en grec, diabolê est la « séparation », Tomes est bien, pour Ovide, « diabolique » Il est à noter que cette légende de dépeçage est comme l’inversion perverse d’un thème typiquement chamanique : le renouvellement par la cuisson et par le feu. C’est le même Ovide qui nous avait lui-même raconté dans les Métamorphoses une autre atrocité de Médée, faisant assassiner Pélias par ses propres filles, en leur faisant croire qu’elle le ressuscitera et le rajeunira par ce moyen10. Il y a donc une ambiguïté et une polarisation de cette symbolique du dépeçage : un dépeçage qui est prélude à une fusion mystique, et un autre qui est mortifère, qui sépare et désunit irrémédiablement. L’Ovide historique n’a voulu voir que le deuxième.
15Il est donc vrai que, même si l’exil d’Ovide n’était pas aussi dur qu’il nous le décrit (Tomes était une vraie bourgade, où l’on parlait grec, où il y avait des marchands, des médecins, et même un théâtre, et où il jouissait d’un régime de liberté de se déplacer dans la ville et ses alentours), lui l’a vécu comme l’horreur absolue. Il est vrai aussi qu’il y est mort, qu’il n’a jamais été rappelé, et qu’à l’espoir du retour s’est substitué peu à peu le sentiment d’être oublié, de s’enliser dans le froid et la nuit, et de disparaître dans l’indifférence générale. Les récits que lui-même nous a laissés de son exil, les Tristes et les Pontiques, sont une longue déploration à deux volets : récits du voyage lui-même, vers Tomes, au bout de la nuit (le voyage a duré quatre mois, de novembre 8 à mars 9), et chants de l’exil, aux confins de l’empire. Le premier volet est surtout habité par la peur, liée aux péripéties d’un voyage qui, assurément, était dangereux ; le deuxième volet est plus insidieusement dépressif : il est lent renoncement et enlisement dans ce qui est pour lui le bout du monde : un continuel lamento élégiaque dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il est parfois un peu complaisant, et que d’autres, dans la même circonstance, auraient eu plus de caractère, plus d’aptitude à rester, autrement, vivants, à s’adapter, en un mot à être courageux.
16Mais cette histoire est d’autant plus frappante, elle résonne d’autant plus fort en nous, qu’à sa réalité historique s’ajoute une dimension plus universelle : le drame personnel d’Ovide apparaît comme une sorte de version tragique et malheureuse de ce que nous redoutons tous quelque part : un enfoncement dans la solitude, l’obscurité et la périphérie, une perte du Paradis originel, du lieu de lumière et de civilisation, symbole du bonheur (en l’occurrence, la ville de Rome). En ceci, l’histoire d’Ovide est un anti-voyage initiatique. D’ailleurs, son exil le conduit à l’extrême Est du bassin méditerranéen, alors que tous les héros fondateurs suivent une trajectoire inverse, d’Est en Ouest, qui restitue et inverse à la fois le cours biologique de l’existence, de son lever oriental à son coucher occidental, puisque ces héros allaient au pays de la mort, l’occident, mais ils y faisaient renaître la vie, et niaient en quelque sorte le pouvoir des forces mortifères au profit de celles de la renaissance. C’est la trajectoire d’Enée, de Troie à Rome ; c’est celle du jeune homme du Chant de la Perle, ce texte chrétien gnostique du IVe s. ap. J.C., tiré des Actes apocryphes de Thomas, où le jeune héros se dépouille de la robe de lumière que lui avaient donnée ses parents, puis la retrouve, au terme d’un voyage en « exil », de Perse en Egypte, d’Est en Ouest ; c’est encore le même scénario qu’on retrouve dans le Récit de l’exil occidental de Sohrawardi, au XIIème siècle.
17Mais ces textes lumineux et fondateurs ont tous un contrepoint obscur : la hantise de l’échec, de la nuit qui menace le héros, et transforme la route en déroute. La mort guette, et avec elle les forces de l’entropie. L’histoire d’Ovide en est le paradigme, d’autant plus inquiétant que c’est une vraie histoire, et celle d’un grand poète, d’un créateur, condamné à la déroute et à la nuit, et de surcroît - détail encore plus troublant - parce qu’il avait vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir (Quoi ? On ne sait pas exactement ; peut-être une scène de sorcellerie interdite, et dirigée contre Auguste ; ou alors une réunion politique de conjurés contre l’Empereur). Cette ignorance des causes mêmes de sa condamnation renforce la dimension existentielle de l’histoire d’Ovide, comme paradigme d’une condition humaine dont le drame, c’est à la fois d’être exilé et de ne pas savoir. Ce complexe spectaculaire, cette image du créateur-voyant aveuglé, allait au delà de l’anecdote : elle frappait au cœur du mythe, et donc elle faisait peur.
18C’est là qu’intervient la réécriture de David Malouf. Lorsque j’ai découvert ce texte, je n’en ai pas cru mes yeux devant sa force créatrice, son intelligence, l’ambition de ses enjeux et la beauté de l’écriture. Même si nous travaillons ici sur la traduction, je ne saurais trop vous recommander la lecture de ce « roman » qui est en fait un grand texte poétique sur la condition humaine, et pour nous un exemple splendide de ce que peut être une résurgence mythique. David Malouf est un universitaire australien11, une des grandes figures de la littérature australienne et maintenant mondiale : il vit en Europe, a obtenu en 1991 notre prix Fémina étranger, et trois de ses romans sont publiés en Livre de Poche. L’enfant du pays barbare est son premier roman, il a été traduit en français en 1983 aux éditions Lieu Commun, et il est toujours disponible : lisez-le, vous ne le regretterez pas ; je le tiens pour un grand texte contemporain (texte original : An Imaginary Life, London, Chatto and Windus, 1978).
19Car les ambitions de Malouf sont grandes dans L’enfant du pays barbare. L’histoire d’Ovide faisait résonner en nous l’imaginaire de l’exil et de la déréliction. Sentant que les constellations d’images sont toutes ambiguës, à deux têtes, Malouf va, à partir de la même histoire, opérer une conversion au sens étymologique, un retournement, métanoïa en grec. Il inverse radicalement le sens de la première histoire, celle de l’Ovide historique. De ce naufrage, il fait une naissance, de cette nuit, une aurore. Pour cela, il suffisait de réécrire l’histoire ; et le récit, à la première personne, se présente comme un journal intime tenu par le poète lui-même, ou une forme non située de méditation intérieure. Après tout, personne ne sait précisément comment Ovide a vécu chez les Scythes, et ce qu’il y a fait. Malouf va tout réinventer12. L’audace est belle, digne d’un démiurge : mais n’est-ce pas le privilège et l’honneur des poètes que d’inventer et de nous donner à voir un monde qui est peut-être plus vrai que le vrai monde ?13
20Et c’est là qu’apparaît une figure lumineuse par son invention poétique : celle du Puer Aeternus, de l’Enfant divin. Le trait de génie de Malouf, c’est d’imaginer que, au cours d’un quotidien morne et difficile - celui-là même qu’Ovide nous raconte dans les Tristes et les Pontiques -, le poète s’aperçoit que, près du campement de paysans où il est en résidence surveillée, à la lisière de la forêt, il y a un enfant sauvage qui rôde. Par des trésors de patience et d’humanité, l’Ovide de Malouf réussit à l’approcher, à entrer en relation avec lui. On sent à ce moment qu’on touche au fondamental, à travers l’histoire de ce pont jeté entre la civilisation et le monde sauvage, qu’elle a besoin d’apprivoiser pour régénérer ses forces. L’Antiquité a beaucoup réfléchi là dessus. Dans cette logique, Ovide veut apprendre le latin à l’enfant sauvage, pour qu’il puisse communiquer. Paradoxalement cette paideia va être aussi profitable au maître qu’à l’élève, et se révéler une double initiation. Car cet état d’attention, de miséricorde et d’ouverture va sortir le poète de sa logique d’enfermement, tournée obsessionnellement vers le regret (qui se dit en latin desiderium, le souvenir de l’astre lumineux perdu, sidus) du paradis perdu et des soleils brillants de naguère. En s’ouvrant vers ce petit être silencieux, Ovide se dévoue, se délie dans la compassion. La clef qui a fait céder chez lui ces verrous, c’est clairement l’amour, comme déliage au delà de la crispation et de la sécheresse d’un Ovide égocentré et fermé sur son seul malheur. De même, dans l’Enéide, quand Enée est ému par le spectacle du malheur des autres, il est le premier à ne pas pleurer que sur son propre malheur remémoré : il pleure vraiment sur les autres, et c’est ce qui l’ouvre à l’humanitas. Il y a là une sorte de saut ontologique dont la création littéraire nous rend compte.
D’autre part, comment rendre plausible qu’Ovide se soit ainsi intéressé à l’enfant-loup ? C’est là un des traits de génie de Malouf : c’est parce que le poète l’avait déjà vu, dans son univers romain et son enfance ; on ne connaît pas, on ne fait que reconnaître, et dès le début, tout est déjà dit :
L’enfant est là. J’ai trois ou quatre ans. C’est la fin de l’été. C’est le printemps. J’ai six ans. J’ai huit ans. L’enfant, lui, a toujours le même âge. Nous nous parlons, mais dans une langue inventée pour nous seuls. Mon frère, qui est plus vieux que moi de un an, ne le voit pas, même lorsqu’il passe entre nous.
C’est un enfant sauvage. […]
Était-il porteur d’un message qui m’était destiné ? Si c’est le cas, il n’a jamais réussi à me le transmettre. Ou bien, s’il me l’a transmis, le message m’a échappé. Ou encore, je n’étais déjà plus capable à ce moment-là, quel que fût son propos, de comprendre ses paroles et de les traduire dans la langue commune. (pp. 11-13)
21Tout est déjà dit, mais rien ne se fait. Il était trop tôt (« Si c’est le cas, il n’a jamais réussi à me le transmettre »). La même scène se rejouera, à la fin du livre, mais cette fois le poète passera de l’autre côté. On se souvient du cycle chevaleresque du Graal, et du jeu qui y est fait sur la Mémoire et sur l’Oubli : lors de son premier voyage au château du Graal, Perceval voit passer le cortège du Graal. Mais il ne pose pas de questions. Il est trop tôt. Il lui faudra bien du temps encore, et des épreuves, de la route poussiéreuse, avant d’avoir la révélation des trois gouttes de sang sur la neige. Alors, le moment est venu. Le monde prend sens. La route d’Ovide, vu par Malouf, relève du même schéma de voyage initiatique. A la fin, on rejoue la scène du début ; mais cette fois, elle est comprise par son acteur, et tout s’éclaire.
22Et c’est alors que la grâce est donnée à Ovide, de façon imprévisible, gratuite, instantanée, comme un miracle. Soudain, les rôles s’inversent, et cet enfant qu’il a voulu aider se révèle détenteur d’un savoir immémorial, bien plus grand que la petite science d’Ovide le Romain. Il apparaît alors clairement comme le Puer Aeternus, cette figure de l’Enfant éternel, toujours jeune, qui est au delà de la mort, de toutes les morts, et symbolise la capacité de régénération vitale et cosmique de la nature, dont l’homme peut participer. Désormais, c’est lui qui prend le vieil homme par la main et qui le guide. Dès lors, la déroute redevient une route, et Ovide - comme l’Enée de Virgile - commence, au bout de la nuit, son vrai voyage initiatique, comme s’il avait fallu aller aux limites de la solitude et du malheur pour découvrir le chemin.
23La fin du texte est magnifique : le vieil homme et l’enfant deviennent le Même ; ils quittent le village, et partent vers l’Hyperborée, le Nord absolu, au delà du fleuve, au delà du vent du Nord, du Borée, aussi. C’est de là que venaient Apollon, et aussi Abaris, et Orphée, et Dionysos. Tous ces dieux initiateurs étaient pour les hommes les révélateurs des mystères de l’au-delà.
24Dans l’imaginaire des Romains, la Scythie avait un double visage ; elle était (et c’est là ce qui obsède Ovide) le pays où s’arrêtait l’imperium romanum, associé à une symbolique de la fermeture et de la limite. Mais elle était aussi une contrée quasi-mythique, une porte vers la légende, qui s’ouvrait sur l’Hyperborée et le monde des dieux, dans le grand nord, au delà du vent du nord, suivant une belle étymologie du mot Hyperborée. E.R. Dodds a montré avec éclat, dans un livre devenu un classique14, l’importance et la dimension fondatrice de ce champ scytho-thrace sur l’imaginaire religieux des grecs :
En Scythie, et peut-être aussi en Thrace, les Grecs étaient entrés en rapport avec des peuplades qui, comme l’a démontré le savant suisse Meuli, étaient influencées par cette culture chamanique. Sur ce point, il suffira de se reporter à son important article dans Hermes, 193515. Meuli a en outre suggéré qu’il faut voir des fruits de ce contact dans l’apparition, tard dans l’époque archaïque, d’une série d’iatromanteis, de voyants, de guérisseurs magiques, et maîtres religieux, dont certains, d’après la tradition grecque, sont reliés au Nord, et qui exhibent tous des traits chamaniques. Du Nord vint Abaris, monté, disait-on, sur une flèche, comme aujourd’hui encore, paraît-il, les âmes en Sibérie. Il était si avancé dans la science du jeûne, qu’il avait appris à se passer entièrement de nourriture humaine. Il bannit les épidémies, prédit les tremblements de terre, composa des poèmes religieux, et enseigna le culte de son dieu du Nord, que les Grecs appelaient l’Apollon Hyperboréen. A l’appel de ce même Apollon, Aristéas, un Grec de la mer de Marmara, alla vers le Nord et en revint pour rapporter ses expériences étranges dans un poème façonné, peut-être, sur les excursions psychiques des chamans du nord.16
25De façon générale, il est toute une partie des textes grecs sur les rêves qui montrent l’influence des techniques chamaniques de l’extase sur l’étude des songes. Pour avoir consacré une assez longue étude à ce sujet, nous nous permettons d’y renvoyer le lecteur17.
26L’imaginaire mythique des Romains était ainsi polarisé autour de quatre directions, quatre points cardinaux : à l’Est, les champs mythiques et fondateurs de Troie et de ses légendes fondatrices, dont celle d’Enée, à l’origine de la naissance de Rome ; au Sud, l’Egypte, et le prestige de sa civilisation millénaire, de ses monuments proclamant la force du sacré dans le monde des hommes ; à l’Ouest, l’Atlantide, les légendes associant Atlas et Hercule, autre grand voyageur : la fin d’un monde, la naissance d’un autre, comme à Troie. Enfin, au nord, l’Hyperborée, et le royaume d’où était venu Apollon, et d’autres dieux et héros civilisateurs : Orphée venait de Thrace, et il y était mort ; en prenant soin de distinguer Orphée et l’orphisme18, Orphée apparaît bien comme l’expression d’un discours lié au chamanisme, au dire même de l’excellent connaisseur du problème qu’est E.R. Dodds :
La patrie d’Orphée est la Thrace, et en Thrace il est ou l’adorateur, ou le compagnon, d’un dieu que les Grecs identifièrent à Apollon. Il exerce conjointement les professions de poète, de magicien, de maître religieux, et de diseur d’oracles. Comme certains chamans légendaires de Sibérie, il peut, par sa musique, convoquer les bêtes et les oiseaux pour se faire entendre. Comme les chamans partout, il visite les Enfers, et le motif de sa visite est un but fort commun chez les chamans — le recouvrement d’une âme volée. Enfin, sa personnalité magique survit dans une tête chantante qui continue à donner des oracles bien des années après sa mort. Cela aussi suggère le Nord : ces têtes mantiques apparaissent dans la mythologie nordique et dans la tradition irlandaise. Je conclus qu’Orphée est un personnage thrace dans le genre de Zalmoxis — un chaman mythique ou un prototype de chaman.19
27L’hyperboréen Abaris20, prêtre d’Apollon, qui « promena par toute la terre sa fameuse flèche sans prendre de nourriture » (Hérodote, Histoires, IV 36), est bien une sorte de chaman nordique. Autre être prestigieux : Zalmoxis, le dieu géto-dace civilisateur des Thraces21 ; Dionysos lui-même passait pour venir de Thrace, et les auteurs anciens ont longtemps associé Dionysos, Orphée et Zalmoxis. La critique moderne a fait litière de ces théories, dont le dernier défenseur fut Erwin Rohde, dans son ouvrage classique, Psyché. Le culte de l’âme chez les grecs et leur croyance à l’immortalité (Paris, 1928), car cette hypothèse a été ruinée par la mention du nom de Dionysos en linéaire B22.
28Le monde daco-scythe était donc loin d’être un désert, sur le plan des traditions religieuses. Il se référait même à une tradition bien plus ancienne que celle des pays de culture grecque, et on peut maintenant avancer avec certitude que ce chamanisme du nord a été un des éléments matriciels et fondateurs de la pensée religieuse des grecs.
29Ce que nous retiendrons pour notre propos, c’est qu’à l’époque d’Ovide, il y avait tout une dimension de l’imaginaire romain qui était ouverte à l’idée d’un au-delà venu de l’extrême nord et de l’Hyperborée, dont les antichambres étaient la Thrace et le pays des Scythes. Donc, d’une certaine façon, à la symbolique territoriale de la fermeture coïncidant avec le limes, répondait une symbolique de l’ouverture ; à la symbolique de la séparation répondait une symbolique de la relation, mais dans le monde de l’au-delà : la Thrace, la Scythie étaient le pays des chamans et avaient des rapports privilégiés avec le monde des dieux. Elles avaient leur place dans la symbolique des points cardinaux, dans un ordre du monde, mythique et non terrestre celui-là.
30Cet au-delà, c’est donc le pays des chamans. Il y a un chaman dans le récit de Malouf : il apparaît comme une sorte de fonctionnaire de l’au-delà, le détenteur vieilli de secrets dont il a lui-même oublié le sens. Ses expériences sont bien authentiques, mais le bilan en reste vague :
Puis il s’éveille et c’est fini.
Pendant que nous le regardions, il a fait, en rêve, un voyage vers les lointaines régions du pôle. C’est là bas qu’il était parti, sur la steppe gelée, au delà du fleuve, vers l’effrayante immensité du désert. C’est la voix des esprits polaires qui sortait de sa bouche. Et le voilà redevenu l’un des nôtres, un vieillard à présent tout à fait ordinaire. (p. 53)
31Car le Nord mythique qui est au delà de la Scythie, c’est le pays des chamans.
32On s’aperçoit alors que tous les traits qui caractérisent l’expérience chamanique sont évoqués, à un moment ou l’autre, dans le fil du récit.
33 L’idée de pouvoirs liés à l’enfance, et perdus à mesure que l’enfant grandit (de même, à Rome, les néo-pythagoriciens avaient recours à des enfants pour leurs expériences d’oniromancie, parce que leur vision était plus « pure »). Lorsqu’il était enfant, le poète voyait spontanément l’Enfant. En grandissant, il avait perdu ce pouvoir, et l’avait même oublié. Mais tout lui revient comme un flash lors de sa rencontre avec l’enfant sauvage.
34 Donc, l’enfant a le privilège du « regard direct », celui précisément qu’ont oublié les hommes. La tradition chamanique s’appuie sur la capacité du chaman à retrouver ce « regard direct », et sur l’évocation mythique d’une époque primordiale où la communauté entre chamans et divinités était plus directe. Mircea Eliade relève que le folklore caraïbe garde souvenir d’un temps où les chamans étaient très forts : ils pouvaient voir les esprits avec leurs yeux charnels. Ils menacèrent les dieux23 : dès lors, les chamans ne peuvent se rendre au ciel qu’en extase24. Il s’agit maintenant pour le chaman de retrouver cette limpidité des origines ; suivant la belle formule d’un maître chaman à son disciple, « Laisse tes yeux devenir clairs »25.
35 L’enfant-loup, quant à lui, parvient à cette spontanéité dans la relation à la Nature par sa familiarité — pour ne pas dire sa connaturalité — avec le monde des animaux. Et Malouf fait dire à Ovide que toute la métamorphose spirituelle passe par cette voie « royale » de l’animalité :
J’entame lentement ma métamorphose finale. Je dois me débarrasser de mon identité et m’ouvrir au vaste univers. Tous les êtres de la création reviendront se glisser en moi — les êtres et non les dieux qui empruntent leur forme. Nous nous laisserons investir par des créatures animales, avec leur bec, leur fourrure, leurs crocs, leurs défenses, leurs griffes, leurs sabots, leur groin, qui réveilleront en nous la mémoire d’une vie antérieure. (pp. 100-101)
36Outre le loup, animal totémique symbolisant l’esprit de la steppe, l’oiseau joue un rôle privilégié — dans notre texte comme dans les pratiques chamaniques —, en tant qu’intercesseur entre le monde profane et le monde des esprits26. Ce n’est pas l’animal qui possède le chaman, c’est le chaman qui se transforme en animal, qui prend la nouvelle identité d’un esprit médiateur et auxiliaire, qui va le faire « voyager ». En ceci, les animaux-esprits rejoignent le rôle des âmes des ancêtres : ils portent le chaman dans l’au-delà, et ils lui confèrent la connaissance. C’est cette connaturalité et cette parenté avec les âmes des morts qui fait que, dans le chamanisme, les animaux sont tous considérés comme psychopompes.
37Au cours de l’initiation, le chaman doit apprendre le langage secret qu’il utilisera pour communiquer avec les esprits ou les esprits-animaux. C’est précisément ce que l’Enfant apprend au poète :
Ainsi, jour après jour, tandis que j’apprends à l’enfant à assembler les sons pour former des mots humains, il m’initie au cri des oiseaux et à ceux des bêtes sauvages. (p. 101)
38Apprendre le langage des animaux, et en premier lieu des oiseaux, c’est donc se doter du pouvoir de connaître les secrets de la Nature, partout dans le monde, et, partant, être capable de prophétiser. Orphée partageait à la fois cette connaissance du langage des oiseaux et le don de prophétie. Ainsi l’amitié avec les oiseaux, la compréhension de leur langue, signifie la réintégration de la situation paradisiaque perdue à l’aube des temps historiques. Le chaman est un redécouvreur de paradis ; et les animaux sont des intercesseurs-médiateurs entre les Esprits et les hommes.
39 Un des traits essentiels du chamanisme tient dans sa vocation à restituer la relation de connaturalité entre l’homme et la nature. Dans ce contexte, il n’y a bien sûr pas de théologie, pas de panthéon, pas même de Dieu créateur clairement manifesté, mais plutôt une sorte de deus otiosus. La structure de ce monde de l’au-delà est un mélange de simplicité (nous sommes le monde, le monde est en nous, donc nous avons en nous toute l’énergie et la complexité du monde) et de subtilité (pour déjouer les ruses des multiples esprits, entités, génies et âmes mortes qui font écran et entrave à l’instantanéité de la communication).
40Le discours du chaman, sa démarche, sont donc à la fois innés et appris, simples et savants. Malouf insiste dans son récit sur ce thème du « dieu en nous » qui alimentera ensuite, sous une forme plus élaborée, tout le discours des sociétés de mystère et des expériences spirituelles de type initiatique. Plutôt que d’être choqués par ce grand écart culturel associant discours archaïque du chamanisme et discours « moderne » du voyage initiatique modificateur (qui n’a bien sûr jamais été intégré par la tradition chamanique), nous serons bien inspirés de nous laisser porter par ce qu’il y a d’authentiquement poétique et de spirituellement pérenne dans la « description » que Malouf nous donne de l’expérience d’Ovide, sous sa forme essentielle, par delà les clivages de l’espace et du temps :
Les dieux n’ont d’existence que si on les reconnaît. Ils ne sont ni en dehors de nous ni entièrement en nous ; ils passent sans cesse de nous aux objets que nous fabriquons, au paysage que nous façonnons et dans lequel nous évoluons. Toutes ces choses, nous les avons rêvées, elles sont en nous. C’est nous-mêmes que nous sommes en train de parfaire et, quand le paysage sera achevé, alors nous serons devenus les dieux qui doivent l’habiter27.
Comme si toute créature ayant le pouvoir de se rêver dans une autre existence parvenait à s’élever d’un degré dans l’échelle des êtres, nos corps, ayant conçu dans le sommeil l’idée d’un être supérieur, lentement, laborieusement découvrent le processus physique qui leur permettra de briser leurs liens et d’accéder à leur forme nouvelle. (p. 30)
C’est là, j’aurais pu m’en douter, le secret de toute chose. Nous nommons les dieux et ils s’animent en nous, ils jaillissent de l’esprit, dans toute leur gloire, leur puissance, leur majesté ; ils s’avancent pour jouer leur rôle dans le monde à venir, changer le monde, nous changer. C’est ainsi que l’être que nous sommes en passe de devenir sortira de nous-mêmes. (p. 34)
41Ainsi, Malouf repère un trait important du chamanisme : il pose comme fondement du cosmos une structure de type holiste :
L’esprit n’est plus scellé au corps. […] Il occupe l’espace, d’un bout à l’autre de l’horizon, sur la terre et dans le ciel. Il est l’air pur, il est la multitude infinie des particules de lumière, et chacune d’entre elles à la fois. Et chacune est le point central d’où il appréhende le tout. (p. 144)
42 Dans l’évidence de la connaturalité, tout devient possible. Celui qui est en relation avec l’autre monde est doté de pouvoirs supra-humains : par exemple, la chaleur extrême du corps, y compris dans un milieu glacial. Cette particularité est bien connue dans le chamanisme de l’Inde ; c’est le tapas, l’échauffement de l’ascète (dont certains héros épiques comme le Cuchulainn de l’épopée irlandaise faisaient spontanément l’expérience). On obtient cet excès de chaleur en méditant près des feux, ou en retenant sa respiration28. L’enfant sauvage connaît lui aussi, spontanément, cet état, simplement en retournant dans son élément, lorsqu’il redécouvre la première neige, au seuil de l’hiver. Alors, les contraires s’associent :
Il paraît ignorer le froid. Son corps garde sa carnation. Ni ses mains ni ses pieds ne sont engourdis. Comme il approche de moi en serrant de sa main une boule de neige, je sens la chaleur qu’il dégage. Il a le corps brûlant, c’est un brasier. (p. 110)
43 Autre pouvoir paranormal : la bilocation, familière au chamane. Déjà Hermotimus de Clazomènes était célèbre dans l’Antiquité pour voyager hors de son corps ; et cette capacité de se dédoubler et de quitter en esprit l’enveloppe de son corps physique est le fondement même du « voyage » chamanique29. On attribue les mêmes pouvoirs à Aristéas, dont l’âme pouvait, sous la forme d’un oiseau, quitter son corps à volonté :
Il mourut ou tomba en transe chez lui, et cependant on le vit à Cyzicus ; plusieurs années plus tard, il apparut encore à Métaponte, loin dans l’Ouest.30
44Dans son voyage au delà du Danube, au delà de la limite, Ovide fait l’expérience de la bilocation ; les pouvoirs du chaman — et plus simplement la relation avec l’esprit de la nature — passent en lui. Alors, il se regarde tracer son chemin difficile d’homme mortel :
J’ai dépassé depuis des jours, au cours de cette longue marche, le seuil de l’épuisement ; mais mon corps souffre à peine, comme s’il s’était dédoublé. Parfois, j’ai l’impression que nous nous déplaçons sur deux plans différents. C’est comme si je nous observais de très haut, minuscules silhouettes qui ouvrent une ligne d’ombre dans la prairie à mesure qu’elles avancent, tels des nageurs traçant un sillon d’écume sur la mer. (p. 144)
45 Dans cette évidence de la communication totale, le langage royal est la télépathie. Le poète, ce maître de l’écriture, est conduit à renoncer à son désir d’éveiller l’Enfant en lui apprenant le langage écrit, lorsqu’il découvre que l’enfant, tel Orphée, a des expériences plus intenses et plus subtiles en entrant dans le chant des oiseaux, et dans une autre forme, élargie de langage. A la fin de sa vie, il accède à une extraordinaire expérience de communication « totale » avec l’Enfant. Le langage, c’est la route :
Cette errance à deux, cette route que nous faisons côte à côte à travers les hautes herbes sont une sorte de conversation qui se passe de toute langue, un échange parfait de perceptions, d’humeurs, de questions, de réponses aussi simples que la pluie et le beau temps. Rien de plus, en fait, que l’ombre des nuages glissant sur un paysage ou à la surface d’un étang, comme des pensées qui se dissolvent dans un esprit pour passer dans un autre, nuage et ombre, sans recours aux structures du langage articulé. C’est comme si chacun de nous se parlait à lui-même. Comme si un des hémisphères du cerveau transmettait des pensées à l’autre, qui, dans une sorte de prémonition, les aurait anticipées avant même qu’elles ne se forment, touché par leur reflet avant qu’elles ne lui soient révélées. (p. 148)
46 Le chamane est un voyageur, un voyageur mystique. La technique chamanique par excellence consiste dans le passage d’une région cosmique à une autre. Ces régions sont au nombre de trois : le ciel, la terre et l’enfer31. Les trois niveaux sont reliés par un axe central. La science du chaman est justement la connaissance du mystère de la rupture des niveaux, du franchissement des limites, et son voyage est un cheminement le long de la « corde » médiatrice de l’axe central. L’Ovide de Malouf est, lui aussi, voyageur, mais sous une forme plus élaborée : il construit son espace intérieur :
Car est-il un autre but dans la vie d’un homme que d’aller ainsi toujours plus loin, jusqu’au delà de ce qui ne saurait être la frontière ultime ? Surtout pour un vieil homme, délivré par un coup manifeste du sort des certitudes confortables grâce auxquelles les vieillards acceptent habituellement de sombrer dans la cécité, la surdité, l’absence de désir, de sentiment et de volonté. Que devraient être nos vies, sinon une suite ininterrompue de recommencements, de douloureux départs vers l’inconnu, de franchissements des rives de la conscience vers le mystère de ce que nous ne sommes pas encore, sauf dans les rêves ? Ceux-là viennent de là-bas, charriant les senteurs d’îles que nous n’avons pas encore aperçues dans nos heures de veille, comme il arrive parfois aux navigateurs, la nuit, de voir des buissons de fleurs s’écarter devant la quille de leur bateau bien des jours avant que la terre de leur prochaine escale soit en vue. (pp. 138-139)
47 Enfin, le chaman est, par excellence, un poète32. L’expérience chamanique est aussi un spectacle dramatique où une certaine liberté surhumaine est donnée à voir et rendue présente de manière éclatante33. D’où cette belle formule de Malouf : seul un poète pouvait faire le chemin :
Tout délicat, tout gauche que je sois, j’ai survécu. Je suis le dernier poète de ce temps, j’existe et je travaille encore, même en ce lieu au delà de la parole [l’autre rive du Danube], même dans le silence. Et si tout vieillard proche de sa fin doit s’arracher à son lit de mort pour avancer vers l’inconnu, l’homme qui, sa vie entière, s’est exercé chaque jour à ce départ pour l’aventure, fût-ce dans la quiétude de son jardin, est plus déterminé que tout autre. Cet homme-là, c’est le poète. (p. 139)
48Beau cadeau, de poète à poète, que Malouf fait à Ovide, en lui prêtant ce texte.
49Ainsi, le vrai voyageur d’absolu, c’est l’Enfant. Le maître du savoir immémorial, c’est le plus ignorant en apparence, mais en fait le plus fort et le plus inspiré : le Puer Aeternus. Après les épreuves initiatiques que nous appellerions volontiers l’ouverture de la chrysalide (la maladie de l’enfant ; ses sursauts de refus et de révolte ; les crises, les doutes et les souffrances que cela entraîne pour le vieillard), l’Ovide de Malouf en arrive à ce courage du retournement, celui qui n’a pas été donné à l’Ovide historique :
Je sais que si je recevais cette lettre me rappelant à Rome, je ne partirais pas. Depuis quelques semaines, je comprends de plus en plus clairement que ce lieu est le terme véritable de ma quête, et qu’en dépit des difficultés, vivre là est mon véritable destin, celui auquel, durant toute mon existence, j’ai tenté d’échapper. (p. 98)
50On sera frappé par le couple christophore constitué par l’Enfant et le poète. Malouf a repéré l’importance expressive de cette évocation et de ses résonances dans la profondeur de notre psyché. On trouve déjà ce couple enfant-vieillard dans la littérature classique. On se souvient du passage de la fin du IIe livre de l’Enéide où Enée quitte Troie en flammes, tenant dans ses bras son vieux père Anchise, et par la main son jeune fils Ascagne. A ce moment qui est à la fois une destruction (celle de Troie) et l’amorce d’une fondation (celle de Rome à venir), la chaîne qui unit l’enfant et le vieillard (à travers le beau symbole des mains serrées) exprime la pérennité d’un processus de régénération, par delà la mort : c’est le message même des sociétés de mystères antiques, et des mythes initiatiques de mort et de résurrection. Naissance et mort, enfant et vieillard, début et fin ne sont pas les deux extrémités d’un vecteur linéaire de l’existence humaine, mais deux visages contrastés d’une même réalité ultime du vivant, à travers ses métamorphoses — ces métamorphoses déjà chères à l’Ovide d’avant l’exil. En ceci, l’enfant et le vieillard sont à la fois deux et le même, ils expriment deux faces d’une même réalité ultime indicible de manière univoque. L’iconographie religieuse de l’Antiquité l’exprimait aussi avec ses Hermès janiformes, à deux visages, l’un, imberbe, de jeune homme, l’autre, barbu, de vieillard34 : Hermès, le dieu du passage, est à la fois jeune et vieux, ou plus exactement le passage et la métamorphose transcendent les notions de jeunesse et de vieillesse.
51Le « couple » enfant-vieillard exprime donc deux réalités ontologiques constitutives de la psyché humaine, dans cette perspective religieuse. C’est un discours que nous retrouvons admirablement repris et amplifié chez C.G. Jung (dont l’œuvre n’est sans doute pas étrangère à Malouf). Dans la Réponse à Job, Jung nous parle de la psyché humaine comme habitée par la Sophia, et Henri Corbin, commentant ce passage, met en évidence
La figure de l’Anthropos féminin primordial [der weibliche Urmensch], le mystère de la femme céleste, contenant en l’obscurité de son sein le soleil de la conscience « masculine » qui s’élève, comme enfant, de la mer nocturnale de l’Inconscient, pour retourner, comme vieillard, à cette transconscience en laquelle s’opère la rédemption de Faust, renovatus in novam infantiam.35
52Il est révélateur que Jung ait retrouvé de façon récurrente, dans ses réflexions, une figure du vieillard à travers le personnage de Philémon… dont une des premières évocations littéraires, et en tout cas la plus célèbre, est justement celle que fait Ovide dans les Métamorphoses, dans le couple inséparable qu’il forme avec Baucis (VIII, 611-724) : il y a bien une logique, une sorte de cercle aimanté de nos personnages. Cela n’a pas échappé à Michel Cazenave, perspicace exégète de Jung, dans son dernier ouvrage sur le maître de Bollingen36 ; et Cazenave repère lui aussi l’importance de ce couple de l’enfant et du vieillard :
Philémon, le spiritus rector, le daïmon intérieur qui était apparu dans les premières visions, ce vieillard qui, dit Ovide, maintenait dans la piété le culte des dieux oubliés, et que Faust, chez Goethe, tuait sous la poussée d’une hubris déchaînée ; ce vieillard pour qui Bollingen37 avait été conçu dès le début comme un refuge sacré (rappelons-nous l’inscription que Jung changea de place pour ne pas y renoncer ; Philemoni sacrum, « sanctuaire de Philémon ») ; cette figure de sagesse qui s’allie de si près à la figure de l’enfant — personnage du vieillard déjà imaginé par l’enfant réel que fut Jung, personnage d’un vieillard qui est fils de la mère, qui est donc son enfant dans une conjonction symbolique, dans la dialectique de psyché entre l’image du puer, de l’enfant éternel que produit l’œuvre alchimique, et l’image du senex, du vieillard de sagesse, de Saturne qui a gagné les Iles Fortunées au terme de son voyage et prédit le retour de la Mère spirituelle, de la Vierge des Temps : Jam redit et Virgo, et regia Saturna [sic]38…
« Déjà revient la Vierge, et les règnes de Saturne », chantait le poète de Mantoue dans un vers si chargé et si plein de mystère qu’on le glose encore aujourd’hui, depuis deux millénaires.39
53Car cet enfant, c’est bien celui de la IVe Bucolique de Virgile, le Puer Aeternus messianique œqui est comme l’esprit à l’œuvre dans la chair : une forme toujours neuve, le symbole d’une capacité de l’esprit à s’incarner dans le monde et à le régénérer. En ceci, comme l’Enfant du récit de Malouf, et comme le Puer de la IVe Bucolique, il est et n’est pas de ce monde, il a une double appartenance, et il est aussi le témoin, le messager qui entretient la « bonne nouvelle » de la victoire de la vie sur la mort40.
54Au terme du voyage, qui identifie l’alpha à l’omega, le poète meurt, mais c’est là que tout commence. Le poète se couche et s’arrête, et l’enfant continue sa route ; et le poète continue avec lui, il meurt et continue en même temps.
55Ovide accepte de se « dénouer », de se laisser aller à la suite de l’Enfant, et ils partent pour ce magnifique voyage initiatique vers l’Hyperborée, au delà du Danube, qui devient une sorte de Styx, de frontière entre le monde des vivants et un au-delà de la vie. C’est, pour Ovide, sa rencontre à la fois avec la mort et avec l’absolu. C’est alors qu’on trouve l’essentiel du chamanisme : la capacité de vivre les processus de relation jusqu'à cesser d’être dans le cosmos, pour être le cosmos L’extraordinaire apaisement de la fin du livre, l’acceptation de la mort heureuse, comme dénouement, immersion dans les forces de la vie, est bien celui des mystiques : Amen, « Que cela soit ainsi ».
56Il faut citer là les plus beaux passages de cette fin du roman :
L’esprit n’est plus scellé au corps qui fend la prairie dorée dans sa marche vers le nord. Il se dilate et devient le paysage, comme s’il l’habitait tout entier. Il occupe l’espace d’un bout à l’autre de l’horizon, sur la terre et dans le ciel. Il est l’air pur, il est la multitude infinie des particules de lumière, et chacune d’entre elles à la fois. Et chacune est le point central d’où il appréhende le tout.
[…] Je me désincarne. Je me transforme en ce paysage, j’ondule et je fais des vagues, j’enfle et je me répands dans la voûte bleue du ciel. » (pp. 144-148)
57C’est bien le propre de tout voyage initiatique : la mort est dépassée. En même temps, le temps est aboli, dans une circularité, un temps de l’ouroboros, qui fait que le début est comme la fin, l’alpha comme l’omega, et que le texte se ferme comme il s’était ouvert, mais sur un autre plan ontologique. Le début,
C’est le printemps. J’ai six ans. J’ai huit ans. (p. 11)
58est en résonance avec la fin,
C’est l’été. C’est le printemps. Mon bonheur est incommensurable, insupportable. J’ai trois ans. J’ai soixante ans. J’ai six ans. (p. 155)
59mais entre les deux se situe une longue marche, une dure et patiente métamorphose du voyageur, de l’homo viator, qui permet au poète de fermer son texte sur cette belle phrase de soulagement et de sérénité :
Je suis arrivé41. (p. 155 ; derniers mots du roman)
Et voilà que nous arrivons au terme. Je suis au bout de ma route […] C’est ce lieu que je cherchais en rêve pendant mes nuits d’exil à Tomes, sans que mes songes jamais me conduisent jusqu'à lui. C’est le point d’où je disparais de la surface de la terre.
Il n’a rien à voir avec ce que j’avais imaginé. Il n’y a pas de loups. Il fait un beau soleil, c’est la fin d’une journée semblable à toutes celles que nous avons vécues ici, une belle journée tiède de printemps, avec des alouettes dans le ciel et des insectes stridulant sous nos pas. L’enfant est là. (p. 153)
60La traversée du fleuve est symboliquement le point culminant de ce voyage initiatique :
A Sulmona, confortablement endormi dans mon petit lit à roulettes, enfant gâté, fils cadet d’un riche propriétaire terrien, […] que m’importait le dernier fleuve du bout du monde ? […] Dans le petit jour d’une matinée de fin d’hiver, au seuil du printemps, j’avance enfin vers lui à travers le marais étincelant, traînant avec moi un enfant que je n’aurais jamais pensé retrouver au terme de ma vie, et je m’arrête au beau milieu des marécages pour l’écouter gronder là-bas, plus loin que l’horizon où tournoient les oiseaux des mers. (pp. 140-141)
61Quelques années avant Ovide, Virgile nous avait déjà parlé du Puer Aeternus, dans la célèbre IVe Bucolique ; et cette mort-renaissance du poète était aussi celle de Daphnis, le poète couronné de lauriers de la Ve Bucolique, ce nouvel Orphée dont la nature porte le deuil. C’est dire que le propos de David Malouf, homme de culture et homme de son temps, est double :
62- Il donne au mythe antique toute sa résonance, dans son contexte, et en harmonie avec l’imaginaire de la période ; il en suit et en exploite une autre bifurcation, complémentaire de la première version. Ovide lui-même, dans ses Métamorphoses, avait écrit dans ce sens, avant d’être frappé de l’arrêt d’exil. D’ailleurs, le bilan de l’œuvre d’Ovide n’est, à bien y regarder, pas si différent de celui que nous trace Malouf. Malouf en fait un voyageur qui va jusqu’au bout d’une expérience spirituelle. Ce « tout autre », transgresseur et révolutionnaire, qui est le propre des processus initiatiques, Ovide l’a vécu, avant même son exil, dans sa relation à l’écriture ; il a conduit sa propre modification par une voie autre, mais finalement convergente. De même que la rive au delà du Danube est un pays du froid et du gel, et en même temps le pays du passage, celui qui ouvre la porte de l’autre monde, de même l’écriture de l’Ovide des Métamorphoses fige en même temps qu’elle éternise. Elle aussi confère la mémoire de l’origine archétypale, et rend authentiquement vivant. Les larmes de Niobé pétrifiée dans sa douleur coulent et ne coulent pas. En ceci, chez Ovide, la métamorphose est oxymoronique dans son dynamisme ambigu. Elle pétrifie et en même temps elle dote d’une sensibilité ineffacable, elle crée une vie qui s’installe pour toujours dans une souffrance purificatrice. Le motif scriptural déchire alors le rideau et le nuage de l’inconnaissance : il apporte à l’aporie initiale une réponse et un dépassement. Ainsi Ovide dénoue le phantasme (comme le vieil homme de la fin du récit de Malouf se dénoue dans le cosmos), mais il le fait par la voie poétique, comme euphémisation et acte amoureux : cri et dépassement du cri. La transgression (étymologiquement, « aller au delà » est dans l’œuvre même d’Ovide, et ce vieillard transgresseur, qui va au delà du Danube, de la limite admise pour le monde des hommes, participe bien du même esprit. On ne pourra s’empêcher de faire le lien avec l’ironie du sort — ou la force du destin… — selon laquelle Ovide a été condamné à l’exil précisément pour avoir vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir. Avant même son exil, Ovide a passé sa vie de créateur à regarder à la limite, de l’autre côté de la fenêtre, résumant ainsi le statut de la condition humaine dans sa faiblesse et sa grandeur, à travers trois dimensions :
63 la faiblesse de ne pas savoir : l’aveuglement, l’angoisse, le sentiment de l’exil et de la déréliction ; la première partie du texte de Malouf.
64 la grandeur du voyage proprement initiatique : marcher, avancer, aller quand même au delà : apprendre, découvrir, se dépasser ; la deuxième partie du texte de Malouf.
65 au terme du voyage (la fin du texte de Malouf), le dénouement, comme déliage : se perdre, c’est se retrouver ; perdre l’autre, c’est se retrouver. L’Ovide de Malouf ressemble en ceci au Narcisse des Métamorphoses, qui se trouve dans la mort, au moment même où il se perd à une dimension de lui-même.
66- Mais aussi, Malouf, en inversant le mythe, lui donne une nouvelle force de régénération, dans notre monde, dont c’est une banalité de dire que, par bien des aspects, il n’échappe pas aux forces de la parcellisation, de la solitude et de la nuit ou l’on se perd. En poète, Malouf travaille dans la pâte de notre imaginaire collectif. Et il nous dit, dans une monotonie sublime, ce qu’ont toujours su les grands créateurs et les grands spirituels : au bout des déroutes, il y a d’autres routes qui conduisent à des printemps ; au bout de la nuit, il y a des aurores ; quelque part, la barque, le cercueil et le berceau se confondent ; ce que nous redoutons n’est heureusement jamais dissocié de ce que nous espérons ; ce sont les deux polarités d’un nexus complexe, fondateur des expériences de la condition humaine ; pour cette raison, le désir humain est toujours janiforme, à deux têtes : sentiment de déréliction, mais aussi certitude de la réintégration, et de la fusion amoureuse. On trouvera ici une belle illustration de la typologie de G. Durand : un imaginaire relationnel du voyage (nocturne synthétique) crée un pont, et une dynamique opératoire entre un imaginaire « diurne » diaïrétique dominé par les images de rupture et de séparation, et un imaginaire « nocturne mystique », dominé par les images fusionnelles.
67Et surtout, la lecture ultime, c’est qu’il y a un moteur de la métamorphose : l’idée qu’il faut aller au delà, ne pas se limiter aux apparences ; les choses ne sont pas ce qu’elles ont l’air d’être, l’esprit de transformation peut être dans ce que nous appelons le sauvage, et il peut n’y avoir, au cœur de notre « civilisation », que sécheresse, stratification, pétrification et clivage mortifère, qui sont la vraie barbarie42.
68Le message est fort, il est urgent : rien que pour cela, nous pouvons remercier Ovide et David Malouf, d’avoir contribué à l’écrire à quatre mains, si je puis dire, dans une fraternité et une gémellité des créateurs, et de nous l’avoir donné à voir.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Joël Thomas, « Imaginaires de l’exil : Ovide chez les Scythes, revisité par David Malouf », paru dans Loxias, Loxias 2 (janv. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=799.
Auteurs
Vect & Imaginaire de la latinité, Université de Perpignan.