Loxias | Loxias 11 Programme d'agrégation 2006 | Littérature française
Jean-Marie Seillan :
Tête d’or, drame politique ?
Résumé
Malgré le soin de Claudel de placer Tête d’or hors de tout repérage spatio-temporel, il paraît difficile de ne pas déceler dans l’œuvre des traces du contexte politique des années 1880-1895. Dénonciation de l’incapacité du régime Républicain, exploration des issues possibles de la voie anarchique puis de celle que propose le totalitarisme, questionnement sur l’impérialisme colonial : autant de réflexions politiques semblent rendre pertinente l’hypothèse d’une lecture de la pièce comme drame politique. Mais ce qui semble émerger de l’étude approfondie de ces axes est bien la difficulté de réduire Tête d’or à un domaine spécifique, qu’il soit spirituel ou politique.
Plan
- Contre la République
- À la recherche d’issues politiques
- Le Déserteur et la question sociale
- L’Appel au soldat
- L’impérialisme colonial
Texte intégral
1Rompant avec les usages de la scène contemporaine, Claudel s’est appliqué à détacher Tête d’or de tout ancrage spatial et temporel. En témoignent l’indétermination des lieux (un palais impérial indécis, un improbable Caucase) et le brouillage calculé des références historiques (une Antiquité biblique et gréco-latine plus ou moins mythique se mêle à des référents contemporains, en passant par une époque confusément médiévale). Nul doute que cette décontextualisation n’ait joué en faveur des interprétations mythiques ou spirituelles dominantes dans la tradition critique claudélienne. Cependant, si Claudel s’est efforcé d’évacuer l’Histoire de sa pièce, il n’a pu faire qu’il ne l’ait écrite dans l’Histoire, c’est-à-dire au tout début d’une République fragile et contestée, et que n’y affleurent de multiples allusions à l’actualité et aux grands débats des années 1885-95. Certes, les événements et le personnel gouvernemental n’y sont jamais désignés et nommés tels quels, mais ils auraient été aisément identifiables par les contemporains si la pièce avait été représentée et ils le demeurent en grande partie aujourd’hui.
2Pour peu que l’on rassemble ces matériaux, se dessine un tableau diversifié des discours et des projets alors en discussion dans le domaine de la politique intérieure et étrangère française, au point qu’il faut se demander si la pièce, écrite par un étudiant frais émoulu de Sciences-Po et un futur diplomate passionné de questions internationales et économiques, n’a pas été originellement pensée – aussi – comme un drame politique, voire comme une interrogation sur les orientations nouvelles que l’Église offrait, sur deux points essentiels, aux catholiques dans le début des années 1890. Pour vérifier cette hypothèse, nous nous proposons de suivre dans la pièce le fil de la politique, choix qui n’est ni plus ni moins illégitime que d’y lire un drame personnel de la conversion ou une réécriture des textes scripturaires, en déliant la seconde version de Tête d’or de ses deux autres états ainsi que des déclarations politiques ou économiques faites ultérieurement par son auteur. Sans doute faudra-t-il mettre dans cette analyse un peu de la fausse naïveté consistant à croire temporairement que le fil explicatif de la politique, dans une pièce au tissage manifestement si serré et si complexe, puisse faire sens à lui seul et ne se rompe pas, ici ou là, dans la main de celui qui le tient…
3La iie partie de Tête d’or fait le tableau d’un monde frappé d’une entropie généralisée, d’un sentiment de décadence qui appelle et prépare une régénération attendue de l’extérieur en la personne d’un héros salvateur. Fidèle en cela à l’imaginaire littéraire syncrétique des années 1880, la ville assiégée ressemble à une sorte de Rome avant l’irruption d’Alaric ou de Byzance en 1453. Monarque sénile à la « puissance inerte » (p. 55), le roi David est censé régner sur un État agonisant et crépusculaire où se traînent des silhouettes évanescentes gisant ou rampant au sol. Ces prétendus veilleurs sont des êtres dévitalisés, exsangues, hantés stricto sensu par des rêves de décadence (« Je tombe ! je tombe ! », p. 50) ou prêts à s’abandonner avec passivité à la force brutale. Ils dorment des vies dont le souffle est « l’exhalaison du vide » (p. 52) et l’avenir probable une régression de la civilisation vers la barbarie (« nous serons forcés de refuir vers les cavernes et les forêts », redoute le roi, p. 78). À ces hommes sceptiques (« Maudit soit […] tout homme qui tient le pouvoir en ses mains », p. 55), résignés (« toutes choses sont incommutables », p. 53) et aussi dévirilisés que « la nation des poules » (p. 54), il ne reste que la malédiction impuissante (« ne me sera-t-il donc pas permis de cracher contre les murs de ma prison ? », p. 62) et l’injure (« carcasse couronnée, chien bouilli », p. 54). Démissionnaires, ils sont tentés de remettre leur destin au sommeil (« couchons-nous donc ici et dormons », p. 53), à la Mort (« Viens donc, ô Mort », p. 56) ou encore à un Sauveur en qui ils ne croient même plus.
4Nul doute que ce tableau où l’homme apparaît « noyé de nuit et de misère, tout seul et étendu dans son ordure » (p. 61) ne soit celui de la déréliction d’une humanité sans Dieu, empruntée pour sa dimension spirituelle, on l’a souvent dit, au Livre de Job. Il n’en comporte pas moins, simultanément, une analyse de la politique française contemporaine, à peine voilée par l’atmosphère vaguement médiévale de la scène et la présence d’un empereur de droit héréditaire dont la mort plongera les héritiers potentiels dans de mesquines compétitions dynastiques (p. 143). Mais les titres satiriques pompeusement majuscules dont Claudel a affublés les dignitaires de son royaume moribond visent bien moins un quelconque Ancien Régime que la jeune Troisième République.
5À l’exception du Tribun du Peuple dont le titre évoque la République romaine, toutes ces silhouettes sont découpées dans le papier des journaux des années 1880. Le Moyen-Homme est un raccourci bouffon de médiocratie bourgeoise, le Suprême-Préfet la caricature de l’hypertrophie administrative (on le figurerait aujourd’hui par un énarque), l’Opposant, immanquablement rongé par le dépit et l’envie, une récusation burlesque du principe majorité/minorité propre à toute démocratie, le Pédagogue la dénonciation de la place exorbitante accaparée dans la République par les diplômés juchés sur leur savoir, le Payeur-Compteur résumant, lui, la cupidité et la vénalité supposées intrinsèques au système. Pire, ils sont la sécrétion du nombre (« Entrent en masse dans la pièce une centaine de personnes, p. 115), de « la cohue », termes évidemment hostiles à la démocratie, perçue comme pure démagogie, le suffrage universel étant lui-même présenté comme un brouhaha d’opinions contraires (« Tout le monde parle. Piétinement », p. 116) servant d’alibi à la concurrence des intérêts personnels. C’est bien par comparaison implicite avec une société monarchique que la pièce persifle l’élégance pataude (« Belles dames »), l’ignorance de tout protocole (le Tribun du Peuple tape sur l’épaule du Roi, p. 119), la familiarité (« Dites-moi, Albert », p. 118), la vulgarité (« Cochon ! », p. 116) et la bassesse de pensée de ces parvenus mal décrottés. Dans la bouche d’un Tribun du Peuple gonflé de vanité autosatisfaite et doté d’un nom de Perroquet (« Jacquot ! Jacquot ! », p. 118), ce sont les héritiers attardés du romantisme social quarante-huitard que stigmatise le dithyrambe ironique adressé au « Peuple admirable de ce pays » (p. 128). Ne manquent même pas dans ce réquisitoire contre l’ineptie du régime républicain, la dénonciation allusive du rôle de la presse (p. 117), le pédantisme arrogant des positivistes qui ont plein la bouche de la science (p. 127) et la place extravagante revendiquée par les femmes en politique (p. 122). En faisant ainsi assaut de verbalisme, de flagornerie et de stérilité, ils représentent le personnel politique des années 1880-90. Car la pièce dénonce l’incapacité de ce type de régime à faire face à une situation de crise : à l’approche menaçante des armées ennemies, chacun n’a eu pour souci que de s’approprier les dépouilles de l’État moribond en abandonnant « les pauvres » à la violence des conquérants. Comme son titre l’indique avec ironie, le Premier Ministre n’a été premier que dans la désertion ; le Conseil qu’il présidait (« ils se réunissaient à dix ou douze », p. 45) dictant ses décisions à un chef d’État désemparé devant les « tas de papiers » de son administration (ibid.) et obsédé dans son impuissance sénile par ses embarras digestifs.
6Derrière l’agitation de ces fantoches se reconnaît aisément ce qu’on a appelé la République des scandales. Si Tête d’or n’incrimine pas précisément la « Panamite » et les « Panamiteux » comme le faisait la presse au tournant des années 90, le personnel politique a tous les comportements des « chéquards » du Panama, jugés – et tous acquittés, sauf un – au début de l’année 1893. L’État est « un bien sans maître, une maison que les larrons eux-mêmes ont laissée, enlevant jusqu’aux serrures ». Le pillage des caisses publiques dont le Roi abandonné accuse son Premier Ministre en fuite (p. 45), les détournements de fonds que l’Opposant accuse le Tribun du Peuple d’avoir pratiqués (« Qu’a-t-il fait avec la caisse des fusils automatiques ? », p. 116), la transformation de la tribune de l’Assemblée nationale en lieu de règlement de comptes personnels (ibid.), les soupçons de cuissage (« il se prélasse au milieu de ces biques », p. 116) et les rumeurs de coucheries adultères divulguées à propos du Tribun du Peuple (ibid.), tout rappelle les attaques antiparlementaires menées par la presse dans les années qui vont du Panama à l’affaire Dreyfus.
7La pièce, cependant, ne se borne pas à cette mise en scène pantomimique du jeu politique qui en fait la préfiguration d’Ubu Roi. Elle est antirépublicaine dans ses fondements mêmes. En couvrant de dérision les fantoches qui les proclament, ce sont les principes mêmes de 1789 qu’elle récuse : la liberté (« Si vous voulez toucher à notre liberté, / Vous me trouverez sur votre chemin », braille le Tribun du peuple avant de se coucher devant le dictateur, p. 129) et l’égalité, évidemment comprise par l’Opposant de la façon la plus inepte, c’est-à-dire comme pur nivellement (« Tous les hommes ont égaux ! / Il fait un geste horizontal avec la main », ibid.). Ce même anti-républicanisme tourne en ridicule la notion de service de l’État en confiant au Suprême-Préfet le soin d’en faire un éloge dérisoire, condamne comme mesquine – « la soupe » – la conception des affaires publiques qui consisterait à croire que les hommes en société « cherchent la paix et à vivre en paix des fruits de leur travail » et à « administrer toute chose pour tous avec économie » (p. 133).
8Au total, Tête d’or intente un procès sans concession au régime républicain au moment même où l’Église, par la voix autorisée du cardinal Lavigerie, engage les catholiques à s’y rallier1 et où la démocratie chrétienne, temporairement épaulée par Rome, se constitue en France. Nul doute qu’en rejetant les principes fondamentaux de la République, en dénonçant les déficiences morales et l’impuissance de la représentation démocratique, le drame de Claudel ne puisse se lire comme la protestation implicite d’un jeune converti contre la politique de Ralliement inspirée par Léon xiii. Toutefois, le drame ne se contente pas de railler le désordre stérile de la cohue démocratique. Par cette grâce de la fiction que la science politique devrait envier davantage à la littérature, il explore deux autres voies : voies comparables en ce qu’elles reposent toutes deux sur l’absolue primauté de l’individu, mais adverses dans la mesure où l’une, libertaire, pousse à son terme le principe de désagrégation de l’État alors que l’autre propose d’en restaurer l’autorité, fût-ce de manière totalitaire.
9Apparu tardivement dans la pièce et pour une dizaine de pages seulement, le Déserteur semble une figure secondaire et isolée. Cependant, qu’il puisse être interprété sur un plan comme un agent de la grâce ou de la Providence divines ne l’empêche nullement de venir, sur un autre, poser avec force ce que le discours politique appelait, à la fin du xixe siècle, la « question sociale ». Rôle que Claudel nous semble lui assigner sans équivoque au moyen de quelques formules dont la contemporanéité préméditée (« J’ai mon certificat » ; « ces gueux de propriétaires », p. 173) troue brutalement le texte en direction de l’actualité.
10Si l’on s’efforce de tirer les conséquences de cette hypothèse, il apparaît vite que le Déserteur développe par ses actes comme par ses paroles l’essentiel des revendications socialistes et anarchistes contemporaines2. Dans la hargne populiste qui est la sienne (et où l’on croit percevoir des échos anticipés de Voyage au bout de la nuit), il incarne la revanche sociale dans ce qu’elle a de plus revendicatif et combatif. En désertant l’armée de Tête d’or, il pratique la « désobéissance civique » inscrite au cœur des principes anarchistes. En s’appropriant par la force le pain de la fille du roi, il pratique le vol anarchiste, considéré comme la réappropriation légitime des produits du travail dérobés aux producteurs par ceux qui les exploitent – en l’occurrence la Princesse et ceux dont elle descend. Le Déserteur s’oppose ainsi au double symbole de la charité chrétienne mise en pratique à son insu par Tête d’or, qui vient de sa main d’offrir son pain à la mendiante inconnue : face à une Princesse aux mains blanches, il incarne le double mythe socialiste du pain gagné par l’effort (« Qui est-ce qui fait pousser le blé et le seigle ? », p. 174) et de la main calleuse et travailleuse.
11Car ce Déserteur, avant même d’incarner l’anarchisme, est la voix des ventres vides. La litanie désolante de ses malheurs (« Voilà mes enfants qui sont morts tous les deux », p. 173) ; le ressentiment accumulé contre ses maîtres durant une vie d’humiliation (« tu ne savais pas plus que j’existais, que si j’étais les rats ou les couleuvres qui vivent dans les murs », p. 172) ; l’accusation d’oisiveté et de parasitisme qu’il lance contre la fille du Roi qui les représente (« Ces mains […] à quoi te servent-elles ? », p. 176) ; l’appel révolutionnaire à une redistribution des richesses confisquées par les minorités privilégiées (« Pourquoi qu’y en a qui ont tout ce qui veulent […] et les autres rien ? », p. 173) ; la dénonciation de l’inégalité des droits et des chances (« Moi aussi j’aurais pu l’être [roi] comme lui, si j’avais eu de l’instruction », ibid.) ; le discours pacifiste ouvriériste qu’il tient sur une guerre de conquête engagée par les seuls intérêts de la bourgeoisie (« Et ces gueux de propriétaires […] voilà qu’i m’ont emmené à la guerre ! Qu’est-ce que ça me fait, leur guerre ? », ibid.) : tout dans cette scène éminemment politique illustre le heurt de deux classes ennemies (« Nous sommes seuls ici tous les deux », p. 172) luttant pour la défense de leurs intérêts les plus nus.
12Sans doute pourrait-on croire que ce Déserteur, enfermé dans les quelques pages de son apparition, n’est qu’une figure parenthétique. De fait, ses perspectives politiques et son emprise sur le monde ne semblent pas s’étendre au-delà de son croûton de pain. Individualiste radical, étranger à tout dessein collectif, même de poseur des bombes, figure seconde et sujette puisqu’on ne déserte que l’ordre préalablement établi par un autre, il est aussi oublié de la société des hommes que de la liste des personnages qui le range parmi les comparses anonymes. Mais c’est précisément sa déconnection du reste de la pièce qui fait sens. Au Déserteur, en effet, nul ne vient répondre. L’incompréhension demeure complète entre ses revendications de justice sociale et l’Église – si l’on admet, comme on le répète souvent après Claudel, que la Princesse la figure. Le Déserteur montre une absolue surdité (Ventre affamé...) à la promesse chrétienne de Salut (« ces mains […] peuvent apporter un aliment meilleur que le pain », p. 176) que la Princesse lui adresse dans l’espoir d’échapper à sa cruauté vindicative et de faire que l’affamé supporte sa misère sans révolte. Et à vrai dire, si la réplique de la Princesse (« Rustre ! je suis une Reine ! […] Qu’y a-t-il de commun entre moi et toi », p. 177) peut s’expliquer par l’extrême violence qui lui est faite et se lire sur un plan spirituel, elle n’est pas précisément faite, convenons-en, pour apaiser les revendications d’un de ces damnés de la terre que la fille du Roi tente de jeter dans la culpabilité (« Ayez honte ! », lui dit-elle, p. 172) dans le vain espoir de le museler. Au reste, si Claudel n’avait pas vu en cet affamé une menace sociale, aurait-il choisi de le faire « surg[ir] des herbes d’où il l’épiait » (p. 171) pour lui donner le rôle d’un affreux tortionnaire ?
13Il n’est donc pas insignifiant non plus, si l’on continue de tirer le fil de la politique, que la seule interlocutrice du Déserteur soit incapable de l’entendre. Les sommations de la misère qu’il profère devant elle, elle les traduit sur le champ dans le discours chrétien du martyr, elle les absorbe et les transforme pour mettre mieux la main à son propre supplice – comme si la seule mission des miséreux, la seule fonction de leur violence étaient, dans cette pièce, de rendre plus éclatante la divinité des Élus. C’est dire que le jeune Claudel paraît prendre, sur la question sociale comme sur celle du ralliement politique, des positions décidément fort éloignées de l’Église qu’il est en train de rejoindre. Qui croirait, à lire le dialogue de la Princesse et du Déserteur, que l’encyclique Rerum novarum, réorientant en mai 1891 la politique sociale de l’Église, avait dénoncé « la concentration entre les mains de quelques-uns de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre d’hommes opulents et de ploutocrates, qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires » ?
14Ajoutons que s’établissent, entre le personnage du Déserteur et celui de Tête d’or, de multiples similitudes : sur la place réservée à la liberté des autres, aussi inexistante pour l’un que pour l’autre ; sur la légitimité du pouvoir qu’ils s’arrogent : quand Tête d’or balaie comme caduques les règles dynastiques et y substitue par le régicide le principe unique de la force, le Déserteur ne procède pas autrement en justifiant le supplice infligé à la fille de ce roi par une formule similaire : « C’est mon tour maintenant » ; sur la question de l’égalité aussi : là où l’Opposant se borne à rappeler au dictateur naissant l’existence d’un principe d’égalité, le Déserteur, lui, le met en œuvre. Et si l’on observe qu’il ne représente rien d’autre que la revendication impérieuse du besoin, qui ne voit qu’il n’en va pas autrement du « Je veux / Régner » (p. 126) de Tête d’or qui, sur l’autre versant de l’individualisme, obéit à sa seule volonté ? Quant au cynisme macabre du Déserteur demandant à la Princesse clouée à l’arbre si elle ne lui serrera pas la main (p. 178), diffère-t-il de la réponse faite par Tête d’or à la Princesse qui recherche son père : « Il est ici » (p. 154) ? Humour de soldats...
15Nul n’ignore en effet que derrière le coup d’État accompli par Tête d’or se profile l’aventure récente du boulangisme. De fait, Tête d’or est, comme le rêvaient les partisans de Boulanger, un éveilleur d’énergie, un maître en matière de réfection morale :
J’ai paru sur la place publique ! J’ai paru dans la région abîmée, chez le peuple flétri ramenant l’énergie de l’espérance.
Et je portais l’ordre dans ma bouche. Et celui qui sommeillait
A entendu la voix du chef et il en a tressailli (p. 123)
16À sa façon il est aussi, pour reprendre le surnom prêté à Boulanger, un « général Revanche » : « Je te défie, contrée aride ! Toi qui me refuses toute joie, j’établirai sur toi mon domaine » (p. 145). Ce que les boulangistes, quelle que fût leur provenance partisane, attendaient de leur général, à savoir qu’il arrache le pays à la décadence et à l’impuissance du système parlementaire3, qu’il marche sur le palais de l’Élysée et le Palais-Bourbon4 et s’empare du pouvoir par la force, toutes choses que le velléitaire Boulanger n’avait pas eu l’audace de faire lors des élections de 1889, le héros de Claudel l’accomplit. Doté du charisme populiste que l’on prêtait à son modèle, rameutant autour de sa personne les acclamations d’une foule hétéroclite (« voix des rues, clameur des halles », p. 151) qu’il récompensera avec dédain (« Merci, chien du jardinier ! sois actif et vigilant et je te donnerai ta part », ibid.), Tête d’or balaie, au nom de la force seule, la règle de succession hiérarchique, « loi sacrée de l’héritage » alléguée par le vieux Roi (p. 135-136). Plein de mépris pour les documents écrits, il bafoue les textes constitutionnels (« Ton droit, je ne sais ce que c’est », p. 137) ou contractuels (« ce contrat, […] Je le déchire », p. 138) qui ont vite fait de passer pour logographie mensongère dès lors que la pièce ne leur prête pour défenseurs qu’un monarque imbécile et des politiciens déshonorés.
17L’irrésistible ascension de ce dictateur militaire salué à genoux comme le « guide » (p. 152), le « conducteur » (p. 192), le « chef » (passim) et comme le sauveur (« Je vous ai tous sauvés ! », p. 133) décrit en effet avec une prescience saisissante les pratiques à venir du fascisme européen – que Claudel saura désavouer après qu’il les aura vues à l’œuvre. Aux yeux d’un lecteur rétrospectif, les proclamations anti-intellectualistes d’un héros qui est le feu même ressemblent fort à un programme d’auto-da-fé (« L’homme vit dans le mensonge et il accumule autour de lui les livres comme de la paille. / Mais voici que je dévorerai tout », p. 145). Inquiétante aussi est la servilité exigée de tous : on devine quelles délations impliquent les offres de collaboration adressées par le Frère du Roi après son ralliement à celui qui est devenu par le meurtre le nouvel homme fort : « Mon frère n’est plus mon frère, et sa fille n’est plus ma nièce, et je t’aiderai contre elle s’il le faut » (p. 150). Franchement effrayant est le caractère totalitaire de la tyrannie militaire – et de sa rhétorique – au moment où elle fait irruption au sein des vies privées, quand bien même ses paroles seraient, sur un autre plan, l’écho direct de celles du Jésus5 :
Femme, ton fils n’est plus ton fils ! Je prendrai le paysan à sa charrue, j’enlèverai l’homme à son métier, et je ne le laisserai pas dans le lit de la mariée, et je séparerai la chair de la chair !
Et je l’emmènerai avec moi dans le vent, dans la guerre ! (p. 135)
18Car si le héros s’impose par la violence (« J’établirai le glaive sur vous »6, p. 140), il règne plus encore par le mépris. Mépris biblique envers la femme « sur qui pèse la malédiction ; […] faite pour rester à la maison et pour se soumettre sous la main forte et sage » (ibid.), mépris envers les femmes exclues de la cité, ces « juments » qu’il fait expulser manu militari des assemblées politiques ; mépris pour tous les hommes qu’il n’oublie jamais de rabaisser : « Écoute, bruit ! écoute, néant ! / Et vous aussi, écoutez-moi, troupeaux […] / Chiens qui croyez être le berger ! » (p. 131)
19Ce Chef militaire, la pièce le grandit, l’héroïse en opposant son énergie autocratique à la pleutrerie démocratique, son intelligence à la sottise. Cependant, une fois qu’il a reçu allégeance des médiocres qui servaient son prédécesseur, Tête d’or se trouve amené, à la fin de la iie partie, à définir le sens de son pouvoir, à ébaucher une sorte de programme de chef d’État : « bientôt / Je vous annoncerai ce que nous entreprendrons » (p. 159). Or autant la satire de la vie parlementaire, formulée en termes politiques contemporains, avait été argumentée et détaillée, autant le nouveau despote reste concis sur son projet politique et l’exprime dans le registre du mythe. Au moment où Tête d’or, gagné par le doute, dressera son ultime bilan, il dira « J’ai apporté l’ordre parmi vous » (p. 213). Mais quel ordre ? Le seul ordre social qu’il aura imposé est un ordre de caserne, où les hommes sont « rangés par lignes et par colonnes » (p. 142) au son de la « musique militaire » (p. 160). Et à cet égard aussi la pièce de Claudel est de son temps : elle porte, selon le mot de Baudelaire, des « métaphores à moustache », elle sent le culte de l’épée, de la trompette et du drapeau7, elle ricane des élus mais s’incline devant les uniformes. Aux officiers de Tête d’or, remplis de dignité malgré leurs titres ronflants de Porte-étendard ou de Maître-des-Commandements, le militarisme a épargné le burlesque qui frappe le monde politique. Il est vrai que si le Porte-Étendard a toutes les qualités nécessaires à un futur chef de la propagande (« Certes il est juste que nous adorions comme un dieu celui qui commande avec sagesse. / Son cœur est profond et l’intelligence lui a été donnée pour gouverner les hommes », p. 183), il n’en laisse pas moins place à une conception plus organique de la société8 (« Et il n’y a point de chefs, ni de soldats, lais chacun / Garde sa partie comme un musicien, et ils ne forment qu’un corps », ibid.) dont on aperçoit mal comment elle réussit, dans les contradictions de cette pensée en gestation, se concilier avec la précédente.
20Faut-il tirer le fil politique jusqu’à vérifier ce que le « guide » a accompli durant son règne sous le rapport économique ? Question moins impertinente qu’il n’y paraît puisque l’acte régicide, parmi de multiples justifications, était censé mettre un terme à la concussion et au pillage de l’État reprochés au régime antérieur. Fort de ce procès intenté à la République, un esprit malicieux observera vite que la pièce est infiniment plus elliptique sur l’énoncé des remèdes que sur le diagnostic, le saut dans le mythe servant manifestement d’échappatoire aux culs-de-sac politiques. En se refusant à être « l’humble dieu de la soupe »9 (p. 141), Tête d’or a laissé entendre que l’intendance se débrouillerait pour suivre les guerriers. Il est à craindre toutefois que l’aristocratique dédain qu’il a affiché à l’endroit des producteurs en arrachant « le paysan à sa charrue » et « l’homme à son métier » (p. 135) n’ait commencé par ruiner le pays. Plus généralement, ce soldat despote n’apporte pas plus de réponse aux déserteurs que son aventure conquérante a laissés sur le bord de la route, ni à tous ceux pour qui l’intendance n’aura pas suivi, que ne l’avait fait la Princesse elle-même. La « question sociale » que Claudel a eu le courage de poser sort par deux fois perdante de son dialogue avec la religion chrétienne et avec la dictature militaire. À moins que le dramaturge ne lui trouve une solution dans l’expansion territoriale.
21Claudel a écrit, puis récrit Tête d’or en même temps que l’Europe concevait le dessein colonial dont le Congrès de Berlin avait – vaguement – défini le cadre en 1885. Dans les cinq années séparant les deux versions du drame prennent place les principales expéditions militaires françaises. La France bâtit l’Union indochinoise entre 1887 et 1893, fonde en 1889 les capitales de futurs états indépendants, comme Bangui et Conakry, engage la guerre du Dahomey en 1892, occupe Tombouctou en 1893, conquiert Madagascar en 1895, etc. Si Tête d’or ne cite précisément aucun de ces événements, l’esprit de conquête territoriale qui l’anime est celui de l’époque tout entière. Certes le général Boulanger n’y avait pas participé, mais L’Appel au soldat de Barrès lui en fait vanter les bénéfices moraux : « On affecte d’ignorer, s’y désole-t-il, la portée d’esprit, la valeur civilisatrice que nos troupes montrèrent en Algérie et dans les expéditions coloniales »10.
22De fait, on retrouve dans la pièce plusieurs traits dominants de ce discours. Tête d’or, en offrant à ses hommes la promesse d’une régénération morale (« Je vous propose de vous laver de votre honte et de vous lever de votre bassesse », p. 142), reprend l’argument des milieux colonialistes français qui voyaient dans l’expansion hors d’Europe le moyen d’effacer la défaite déshonorante de 1870 et de reviriliser une armée battue. En présentant l’accroissement territorial comme une réponse aux besoins d’espace et de gloire de son peuple (« Vous êtes ici à l’étroit et je vous propose de sortir, / Et de vous avancer sur le monde », ibid.; « L’espace est libre […] Le monde verra et il sera frappé d’égarement », p. 152), il développe un autre argument favori de l’expansionnisme militaire. Il est vrai que la pièce n’établit pas de lien direct entre la victoire qu’il a remportée sur les ennemis qui, dans la iie partie, menaçaient le royaume et la guerre d’expansion entreprise dans la iiie. On sait seulement que, dans la conquête où il engage son peuple sans le consulter (voir l’avis du Déserteur et celui, probable, de ses deux fils tués), la force et la prédation, mot et image clés du héros, lui tiennent lieu de droit des gens. « Prends, car tout cela est à toi » (p. 168), lui dit le Maître-des-Commandements en une formule qui rappelle celle que Victor Hugo, la conscience de la République, avait utilisée en 1879 pour justifier la conquête de l’Afrique11. Quant à savoir, comme le demande le Centurion à son Roi moribond « qui établira la justice parmi les peuples ? la justice qui est appuyée sur la force » (p. 206), on observera que cette question, si l’on accepte de lui donner aussi un sens politique, résume l’un des arguments les plus communément allégués pour légitimer l’expansion coloniale.
23Dans son détail, le récit des conquêtes de Tête d’or confirme cette convergence des discours. À la différence des guerres de 1870 et de 1914 qui avaient fait ou feraient mouvoir de grandes masses d’hommes, les guerres d’annexion coloniale se sont caractérisées par la faiblesse numérique des Européens. Les héros nouveaux tiraient leur gloire d’avoir combattu et vaincu à un contre dix ou cent. Le mythe militaire colonial – en quoi il coïncide avec la mythologie claudélienne – repose sur l’individu, sur une « poignée de héros » confrontée à deux sortes de périls. Ceux-ci doivent d’abord résister à l’ardeur des climats exotiques. Dans son second récit, le messager Cassius recycle dans le registre épique les comptes rendus d’expéditions coloniales dont la presse et la librairie faisaient alors une grande consommation : « Nous avancions au rebours du soleil au travers de la plaine infinie. […] À midi nous nous assîmes pour manger puis nous nous remîmes en marche. / Or sachez que la chaleur était intolérable » (p. 193). Puis, lors de l’engagement armé, le mythe colonial reparaît par un effet inattendu de renversement : alors que Tête d’or s’était mis à la tête d’un peuple tout entier pour « submerger le monde » (p. 158), c’est par « une armée infinie » (p. 188), une « foule », un « troupeau » (p. 197), par des « multitudes » (p. 181) qu’il est vaincu dans sa dernière bataille (« nous étions peu nombreux », ibid.), au point même d’avoir affronté seul l’armée ennemie entière. Tête d’or et ses hommes reproduisent ainsi au niveau universel la relation de l’un au multiple que le chef a instaurée avec les siens.
24Pour ce qui concerne les implications racialistes12 de la conquête, la pièce là encore n’échappe pas à son temps : entre peuple conquérant et peuples conquis, elle établit, selon l’usage du xixe siècle, des différences d’essence et des hiérarchies sur le modèle métaphorique des races animales13. Noble dans son unicité dominatrice, Tête d’or est aigle, lion ou cheval ; viles et grouillantes, les races qu’il soumet seront porcs, poux, rats ou chiens. Le conquérant se rue sur les peuples conquis « comme un lion dans une porcherie » (p. 181) ; ceux-ci sont peints « comme des poux » (p. 188), ils se jettent « comme des rats avec les ongles et les dents » sur le héros porteur du glaive, qui succombe « comme un cheval que les dogues tiennent aux oreilles » (p. 197). Définis par leur bestialité, ces peuples partagent par contiguïté la bizarrerie exotique et la férocité des bêtes exposées dans les zoos, chameaux, éléphants et tigres (p. 194). Sur l’échelle des races et de leurs progrès, ils sont naturellement inférieurs à celui qui les envahit, ils avoisinent la sauvagerie des peuples d’Afrique évoqués par Flaubert dans le chapitre xii de Salammbô : « Leurs figures […] sont proches de la couleur de la terre », ils manient « les armes et les outils primitifs » (ibid.) ; leur culte même, dédié à des « monstres à trois visages, accroupis, d’où sortent six paires de bras », atteste leur monstruosité primitive. Et ceux que la mort de Tête d’or laisse orphelins retournent, non sans logique imaginaire, à l’état bestial d’où le héros les avait tirés : « Le conducteur est mort ! Animaux, mes frères, salut ! »14 (p. 192)
25Quant à définir, enfin, le sens politique de la défaite subie par Tête d’or, c’est ce que la pièce ne permet pas. Car il faut avouer que, sous ce strict rapport, son projet était un non-sens. Le héros était mû, certes, par l’esprit conquérant de son époque, mais il n’a tiré aucun bénéfice économique – pensée ignoble – de cette expansion, ne s’est implanté nulle part, n’a colonisé ni ‘civilisé’ personne. Non seulement son équipée militaire n’a pas haussé les peuples conquis vers davantage d’humanité, comme le prétendait l’idéologie contemporaine, mais elle menace en retour les conquérants de régression. Pour bénéfice, il ne reste guère, à en croire le Commandant qui a le dernier mot (le pouvoir conquis par un coup d’État militaire restera-t-il donc aux mains des militaires par promotion des seconds couteaux ?), que le réarmement moral du peuple, le renforcement de ses capacités de défense : « Pour nous, nous savons encore ne pas craindre ! Et, attaqués, nous remontrerons / Une assez formidable gencive ! » (p. 247) Perplexe, le lecteur se demandera alors si les relations internationales doivent ne reposer que sur la menace et s’il était bien nécessaire pour en arriver là d’investir le monde jusqu’au Caucase. Constatant alors que la réflexion proprement politique débouche ici sur des absurdités ou dans une impasse, il en déduira – ce qu’il savait depuis le début – qu’elle ne peut en sortir que par un saut interprétatif, mythique ou métaphysique.
26Tête d’or, drame politique ? Retenons d’abord l’extrême porosité de la pièce aux discours collectifs de son temps. Sentiment que le monde est entré en décadence, récusation du régime républicain, débat (de sourds) sur la question sociale, évaluation (négative) des réponses proposées par l’anarchisme et la démocratie chrétienne naissante, aspiration à un pouvoir dictatorial salvateur, songeries d’aventurisme colonial : rien de ce qui se fait ou se pense d’important dans son pays et dans le monde entre 1885 et 1895 n’échappe à Claudel. Si Tête d’or possède les pieds d’argile de Nabuchodonosor, ces pieds n’en sont pas moins plantés dans son siècle. Loin d’être atemporelle, la pièce est précisément datée. C’est pourquoi la réduire à sa dimension spirituelle, n’y lire que le cheminement d’une conscience vers Dieu serait l’amputer aussi gravement que de n’y voir – mais qui s’y risquerait ? – qu’une transposition des débats idéologiques de son temps. Il faut en tirer les fils un à un avant de les tresser. Si le fil politique se révèle plus visible qu’il ne semblait, il n’acquiert de sens qu’au sein de la tresse sémantique.
27Ce fil est-il aussi solide que l’hypothèse initiale le laissait espérer ? Il faut en douter. Poser à Tête d’or la question politique, c’est interroger au moyen du bon sens un texte qui le rejette. Pour abondants et serrés qu’ils soient, les débats politiques ne bâtissent pas un sens à eux seuls, car ce drame essentiellement discontinu, qui pose des questions sur un plan pour les reformuler sur un autre, ne se dénoue pas sur le plan politique. Sans doute constitue-t-il une des illustrations du proto-fascisme français en cours d’élaboration dans les années 1890, en particulier chez les déçus du boulangisme15 : en témoignent le rejet sans appel de l’idéologie républicaine et du principe démocratique issus de 89, le personnage du Chef héroïsé et déifié offert en admiration au lecteur-spectateur. Mais la défaite militaire et la mort d’un héros conscient de son échec soustraient la pièce de Claudel à l’esprit de démonstration, fort en vogue chez ses contemporains.
28Tête d’or présente ainsi un singulier mélange de certitudes et de liberté d’esprit. Monarchie, démocratie, anarchie, dictature : Claudel semble mettre ces divers régimes à l’essai. Curieusement, ce serait donc la formule zolienne de « théâtre expérimental » – mais avec un tout autre contenu – qui définirait le mieux ce drame fait d’essayages successifs. De même que le jeune Claudel cherche sa voie spirituelle par une écriture dramatique nourrie d’un dialogue intérieur sans fin, il cherche une voie politique en mettant en coprésence les régimes et les discours politiques. Éminemment synthétique, la pièce pose les problèmes sans les résoudre, confronte des attitudes sans opter. Opposée en tous points au théâtre à thèse, elle ne pense pas à la place du spectateur, elle donne à penser.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Jean-Marie Seillan, « Tête d’or, drame politique ? », paru dans Loxias, Loxias 11, mis en ligne le 13 décembre 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=774.