Loxias | Loxias 44. Romain Gary – La littérature au pluriel | I. Romain Gary – La littérature au pluriel 

Sophie Barrere  : 

Romain Gary, si « JE est un autre » qui est-IL ?

La littérature nous éparpille

Résumé

Le IL vient définir la présence naissante dans le corps de l’écrit, qui hante la littérature de Gary. Il s’agit d’un rapport au temps et au corps qui dépasse la seule problématique de l’individu. Au-delà des pseudonymes, c’est dans la nature même de ses écrits que se déploie cette puissance. Dans l’épaisseur de la page se dissimule le pli entre auteur, personnage et signature. Dans un lien créatif, original et organique au phonème se loge un monstrueux rapport qui délie les lois de l’engendrement, de la naissance, à travers la création. Toutes ces implications vitales font participer son écriture à celles du danger, où l’engagement du sujet, auteur et lecteur, est inévitable.

Abstract

“Romain Gary, if "I is someone else", who is HE?” The HE just defines the emerging presence in the body of the writing, which haunts Gary’s literature. It is a relation to time and body that goes beyond the mere problem of the individual. Beyond pseudonyms, it is in the very nature of his writings that this power unfolds. In the thickness of the page, hides the fold between author, character and signature. In a creative, original and organic link to the phoneme fits a monstrous relationship which loosens the laws of procreation and birth through the creation. All these vital implications involve his writing to those of danger, where commitment of the subject, author, reader, is unavoidable.

Index

Mots-clés : corps , création, créature, Gary (Romain), génération

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

L’écriture de Gary nous confronte à un mode de présence subtil, un engagement à la fois de l’auteur, du lecteur, du personnage bien souvent narrateur, bref du sujet en puissance. Il s’agit d’une présence propre à la littérature, où au creux du langage se joue le processus complexe du rapport à l’identité à travers le procédé littéraire de l’identification. Dans l’engagement de l’acte d’écriture s’exalte un ressenti de l’être ontologique que nous pourrons approfondir grâce à des notions de psychanalyse. C’est-à-dire, dissimulé sous des enjeux de distraction et de communication, l’écriture inscrit, questionne et positionne le sujet dans son rapport à l’humain, qui passe par les interrogations de définition, d’origine et de sens : qui suis-je, ou vais-je ? L’argument qui se dégage donc de cette recherche est que la littérature s’exerce sur un plan existentiel. En dehors de la fonctionnalité et de la survie du quotidien, l’art côtoie l’art-iculation complexe du sujet dans la vie.

Dans le prolongement de notions littéraires établies, les outils de la psychanalyse permettent de relier les phénomènes d’écritures à la constitution fondamentale du psychisme, et apportent ainsi une explication au bouleversement paradoxal présent en art, qui relie un point d’intime à une compréhension universelle. En effet, les éléments mis en jeu – le doute dans le rapport à l’identité, l’engagement dans le rapport au temps – sont inconscients et unanimes, et interpellent chacun dans un prolongement de la mise en scène romanesque.

Une notion littéraire qui trouve son prolongement dans le vécu psychanalytique est l’intertextualité. Elle permet d’aborder le rapport au temps, à son déroulement ainsi qu’à la participation du sujet dans ce processus : l’engagement du vivant dans le cycle de la vie, le rapport à la génération. L’intertextualité illustre métaphoriquement l’individu confronté à la filiation, littéraire entre autres. Ce rapport est éminemment problématique, il concerne l’engagement de l’être dans le temps, s’accompagne du sentiment de responsabilité envers l’espèce, dont les racines vont jusqu’au ressentiment d’une dette symbolique insolvable : celle de vivre.

Celui que Gary met en doute, c’est l’homme, à travers le non-sens de son existence, dans une mise en scène théâtrale, alliant le grotesque à la plus grande dignité. Il propose subtilement une autre fin à cet entre-deux tragique. Il relie la raison d’être à la mort individuelle par la continuation de l’espèce. C’est par ce réel que le temps a un sens. Ce rapport au temps n’est pas énoncé clairement comme une sentence ou une morale, mais il est investi dans la structure et le corps du texte, à travers la référence, l’anachronisme, le livre dans le livre. Gary interroge le lien de la filiation et de la génération où, dans l’exercice et le travail de la langue il est possible de renaître au langage, en dehors des déterminismes présidant à sa naissance.

Pour toutes ces raisons, l’écriture de Gary est éminemment politique, elle nécessite un engagement inévitable du corps du créateur et du lecteur. Philosophie qu’il compte intensément répandre.

Mais nous allons dans un premier temps aborder le croisement des notions littéraires du pacte autobiographique, de son effraction par l’autofiction. Cela produit une insémination du doute sur le degré d’existence du récit, qui se transmet au personnage, et par contagion, au sujet en puissance, l’auteur, le lecteur. Cet espace expose le rapport problématique que l’individu entretient au savoir. Les théories scientifiques, que ce soit celle de la mécanique quantique ou celle de la relativité, mais aussi la psychanalyse, nous signalent l’impossibilité d’un savoir absolu et exhaustif sur l’ensemble du monde et de ses phénomènes. Il persiste un non savoir constitutif du sujet sur lui-même1, que la psychanalyse nomme : le manque à être2. Celui-ci expose quelque chose de notre rapport à l’identité, tout en restant inconscient, c’est-à-dire adouci au quotidien. Ces failles dans le degré d’existence du sujet, du JE, se travaillent en puissance dans le phénomène d’écriture. Dans ces considérations du non savoir, des échappées du sujet, notamment dans le rapport au double, la question de l’identité se révèle complexe, évanescente, fantomatique. C’est précisément cette présence que restitue la littérature. Or celle-ci est plus à même de cerner et d’inclure le sujet. Cette présence évanescente que révèle la littérature est celle existentielle du sujet. Voici cet espace que convoque le titre : Si « JE est un autre3 », qui est-IL ?

Il est une présence au sein de l’écriture, et en particulier de la littérature, qui nous implique en tant que lecteur, au-delà de la simple projection, c’est-à-dire de l’identification au héros. Cette présence débute dans la confusion entre auteur, personnage, narrateur et lecteur. Elle est trouble et double, mêle réalité et fiction dans une temporalité indiscernable. Elle implique, au-delà de l’histoire et du ponctuel, notre constitution profonde et inconsciente du sujet, de l’humain. Elle revêt donc les caractéristiques évanescentes de notre rapport à l’identité. Elle se révèle dans le travail même de l’écriture, sa mise à distance et son rapport au corps, à l’organique, à l’origine et à la réapparition du sens. Un rapport original au phonème que la création réactive, mettant en jeu un phénomène monstrueux, hors norme, de renaissance au langage.

Pour toutes ces raisons cette recherche nomme cette présence : la créature. Cet être dans la lettre va au-delà du dédoublement, de l’autofiction et de l’identification, il insiste sur les conditions inconscientes d’existence du sujet, tout en révélant la puissance de réengagement, de réinvestissement, de renaissance que comporte la création.

Nous allons observer plus en particulier dans l’écriture de Romain Gary ce phénomène proche de l’aphorisme, où le sens repose à la fois sur ce qui se dit, et sur la façon dont cela est dit. En effet sa problématique principale – le sens est dans le dépassement du ponctuel, c’est-à-dire que la vie de l’homme trouve sa justification au-delà de la mort historique, dans la continuité de l’espèce4 – se révèle bien plus dans l’énonciation que dans l’énoncé. Car il ne se contente pas de dicter ou d’édicter cette loi, celle-ci se repose sur les procédés littéraires engagés et dans l’écriture elle-même.

I / L’écriture rompt avec le présupposé de vérité, le contrat tacite d’authenticité et de cohérence

Effraction des catégories distinctes de l’imaginaire et de la réalité

Certaines écritures modernes jettent le trouble sur le degré d’existence du récit. Nous l’observons dans le bouleversement que l’autofiction5 distille dans le pacte autobiographique6. Derrière ces révolutions il apparaît qu’au sein de la relation habituelle établie entre l’auteur, le narrateur, le personnage et le lecteur, il préexiste certains codes de réception, tellement usuels qu’ils en deviennent réflexes, c’est-à-dire acquis et inconscients. Ainsi le présupposé primordial de l’écriture concerne la question de la vérité. Dans l’autobiographie il atteste de l’authenticité, dans la fiction, il convient de s’en tenir à la ligne établie, dans une certaine cohérence. Dès lors, qu’en est-il lorsque dans ces inconditionnels s’insinue le doute ?

Cette mise en danger de la présence à travers sa constante instabilité est récurrente dans l’œuvre de Romain Gary. Tout d’abord lorsque l’auteur intervient avec sa propre voix dans le cours du récit. L’écriture franchit alors la distance qui la sépare du lecteur pour venir l’impliquer. Il se produit une aspiration spatio-temporelle, qui dans sa brusquerie brise le « pacte d’ingérence » dévolue entre l’espace réservé à l’auteur, et celui propre au lecteur. Cette interpellation fissure la tenue et la fiabilité de la ligne de conduite imaginaire et arrête la narration. « Je devrais interrompre ici le récit7. » Ces interventions créent un présent éternel et immanent au moment de la lecture. Tout en brisant le déroulement du romanesque, cela a pour effet de ramener au devant de la scène, c’est-à-dire, comme réel enjeu, l’intimité de l’auteur et du lecteur. Mais allons plus loin, l’ambiguïté s’installe lorsque l’on ne peut pas clairement définir l’enjeu du livre, entre réalité et fiction, mais qu’il se crée des allers-retours, à la manière de Jarry : « L’action se déroule en Pologne, c’est-à-dire nulle part8. » L’auteur spécialiste de ce type de jeu, installe donc un lieu de notre réalité partagée pour aussitôt en pulvériser l’existence. L’impossibilité de déterminer une limite franche concernant l’identité de ce qu’il en est –réalité ou fiction – installe l’œuvre dans un espace de doute.

Ces ruptures sortent le récit de sa logique narrative, anecdotique et ponctuelle. Ainsi les actes et événements décrits dans l’histoire ne sont plus analysés selon les critères du bien et du mal9, mais selon le probable de leur existence. « Si le moment est venu où le lecteur en tournant ces pages, commence à se sentir entouré de fantômes qu’il en accuse un très vieil homme et le déclin de son inspiration10. » En effet c’est à travers ces ruptures temporelles et spatiales, dans le cours du récit que se révèle une présence fantomatique de l’écriture. Un fond inconscient de trouble et de doute qui habite inévitablement tout processus mettant en jeu identité et identification. L’écriture rompt avec notre approche classique, quotidienne, apaisée face aux phénomènes, qui est la distinction dialectique du bien et du mal, mais nous implique de manière plus intime, dans l’engagement de notre constitution profonde et cachée.

Or cet espace de trouble, de doute concernant l’existence et son statut est contenu dans le sens lui-même, la nomination, l’écriture. Le sens n’est pas la finalité de la nomination, il se produit une échappée au sein du langage, nommée le réel11. Lorsque se brisent les catégories de l’imaginaire et de la réalité nous assistons à ce que Lacan décrit comme le réel : « Ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire12. » Il est une caractéristique de l’existence qui n’est qu’ouverture, c’est-à-dire à la fois destruction du sens commun, établi, apaisé, mais dans le même temps, ouverture de tous les possibles, comme une présence / absence qui insiste : l’être. Une présence fantomatique, atemporelle, qui si l’on en croit la formulation de Lacan, s’exalte à travers l’écriture.

La tentation de l’autobiographie dans la compréhension du personnage

Au cœur de cette présence troublante se loge une autre ambiguïté, dans le lien de l’écriture à l’auteur. La tentation de l’autobiographie est un ressenti inconscient que partage créateur et lecteur. Le trouble est d’autant plus présent lorsque, encore une fois, la frontière n’est pas clairement définie. Or chacun des livres de Gary est parcouru par cette alternance de fiction interrompu, non pas par l’autobiographie, mais par des événements de la réalité investis dans le personnage. C’est par exemple à travers la voix de Fosco Zaga que Gary répond aux critiques du critique Philippe Erlanger, dans le livre Les Enchanteurs. Il retourne les propos de ce dernier en éloge envers le père du héros Giuseppe Zaga.

Non qu’il fût indifférent aux souffrances des humbles, mais, bien au contraire, parce qu’il estimait qu’à cette époque « les maux dont le peuple souffrait ne devaient rien à la psychologie et beaucoup trop à la réalité pour qu’on ne pût y parer les ressources de l’Art », et que « la faim des humbles n’est pas de celles que l’on ne peut nourrir de transcendance ». J’ai trouvé ces phrases dans une lettre citée par M. Philippe Erlanger13.

Inversement, dans La Nuit sera calme, Gary narre son enfance dans un entretien avec François Bondy, qui se trouve être un personnage inventé, de même que la situation. Autrement dit, c’est à travers ses personnages que pointe une réalité qui dépasse et fissure la fiction. Son écriture n’est jamais totalement autobiographique, mais toujours investie de ses événements personnels qui installent le doute concernant l’identification. « Bien qu’elle soit à présent une vieille femme, évidemment – ses yeux gris sourient joyeusement et elle parle de son Romain. Comment va-t-il, ou est-il, est-il heureux ? Quand il était jeune, il voulait être écrivain et diplomate. L’était-il devenu14 ? » L’apparition de l’autobiographie est d’autant plus surprenante dans ce scénario, qu’elle apparaît tard dans le récit, et que le personnage décrit jusque là n’adoptait aucun trait de ressemblance à l’auteur. C’est encore une fois le doute, l’alternance de présence et d’absence, qui rompt les catégories de l’identité et de non contradiction, où A est A depuis Aristote.

De même, K n’est pas toujours Kafka, cela dépend des cas. En effet nous retrouvons chez cet auteur le même rapport inquiétant à l’autobiographie. Il apparaît que c’est au sein de l’écriture, dans le creux, le vide de la nomination, dans le corps de la lettre que se loge cette présence / absence de l’identité. Le lien de Kafka à ses personnages se trace sous des jeux de pistes, anagrammes et changements de corps de la police. Mais son écriture confronte le lecteur à l’absence elle-même, celle du procès dans le livre éponyme, ou encore du château selon le même procédé. Le manque est l’objet lui-même du récit, sans être énoncé comme une sentence, mais se révélant dans le creux de l’écriture.

Ainsi deux assertions guident cette première partie. L’écriture est travaillée par un vide, un creux dans le sens, la désignation, la nomination. Mais celle-ci est alors plus à même de susciter une des caractéristiques les plus fondamentales de l’existence, celle de l’échappée, du doute, du fait que nous ne sommes pas entièrement contenus dans le sens15.

II / Gary est un pluriel, dépassement du singulier

Glissement du JE vers le ILS

Nous allons découvrir une particularité propre à Gary, celle d’habiter tous ses personnages, par-delà bien et mal. La présence qui hante ses récits est l’homme, et le sens de son existence. L’auteur se confronte à cet impossible : le sens n’est pas dans l’événement ponctuel, mais dans la poursuite de ce non-sens. Bien ou mal, les hommes sont les mêmes ; « Et c’est bien ça qui est dégueulasse16. »

Nous allons dresser quelques-uns de ses portraits, afin de réaliser que chaque personnage contient son paradoxe, aucun n’est une finalité en soi. Dans Le Grand Vestiaire, le récit débute en présentant le « bien » absolu : le père mort. Néanmoins cet événement dramatique est interprété de manière grotesque. Il meurt le dernier jour avant la fin de la guerre, le sens de son destin est aberrant, renforcé par les paroles de son fils : « Ton père, il est pas mort pour rien ? Mais si, mais si, le rassurai-je. J’avais alors quatorze ans et j’étais plein d’espoir17. ».

Vient ensuite la figure du « mal », représentée dans le personnage de Vanderputte. Son patronyme le rapproche du grotesque du père Ubu18. Ce nom lui va comme un chapeau, un postiche, il l’habille. À partir du père Ubu nous reconnaissons une certaine philosophie du pet, du rien, des petites choses à transvaser19. Gustave Vanderputte nous propose sa réflexion sur la vie et la condition humaine : « Dans la vie il s’agit de passer inaperçu20 », et ne pas vivre dans le but d’être épargné par la vie. Vanderputte ne veut assumer aucune responsabilité, encore moins celle d’être. Il souhaite être anonyme, pourtant son patronyme fait qu’il ne pourra jamais être M. tout le monde. Il ne veut pas accepter le sort de la condition humaine : celui de vivre.

En cela Vanderputte possède un outil de poids pour se travestir : la défroque. Il nous présente son fournisseur en guenille, M. Jourdain21. Qui ne reconnaît pas là le bourgeois gentilhomme, cher à Molière, qui déploie tout le faste possible pour impressionner et imiter le style de vie des nobles. Gary situe donc son personnage sur la ligne de la duperie et du travestissement. Il est le grand représentant de l’inutilité humaine. Il récolte et amasse de petites choses usées et obsolètes dans sa chambre, qualifiée de grand vestiaire22.

Ces fameux hommes, dont mon père m’avait parlé, dont tout le monde parlait tant […]. Mon père m’avait menti, les hommes n’existaient pas et ce que je voyais dans la rue, c’était seulement leur vestiaire, des dépouilles, des défroques. […] Un immense vestiaire abandonné qui essaye de tromper le monde de se parer d’un nom, d’une adresse, d’une idée23.

Cet autre personnage, narrateur, qui interroge, est Luc Martin, « l’innocent ». Contrairement à Vanderputte son patronyme est anonyme au possible, il est d’ailleurs éludé par la suite du récit, remplacé à de rares occasions par le surnom de Lucky. Il cherche qui il est, c’est-à-dire qui est l’homme. Se définir comme le fils de son père ne peut pas lui suffire, puisque la mort de ce dernier n’a pas de sens. Alors, c’est en redonnant du sens à sa mort, à travers son héritage, qu’il en sera réinvesti. Or son père lui avait inculqué l’idée que nos actes ont du sens après notre mort comme don aux autres, à travers la foi en l’homme. Nous retrouvons cette parole du père mort dans un autre livre, où Janek cite la parole de son père, une fois celui-ci mort : « Rien d’important ne meurt24. »

Cette distribution des rôles est théâtrale. Le trait caractéristique de chaque personnage est amplifié et tordu jusqu’à la caricature : l’innocent qui se cherche est anonyme. Le « mal », l’envers de l’humanité est, nous allons le voir, très proche de l’animalité. Vanderputte déploie le rapport à l’animal cher à Gary. Ce personnage présente l’art de se terrer, il est qualifié de rat, par les autres et lui-même.

Ils [Vanderputte et Kuhl] appartenaient indiscutablement à la même faune, à la même espèce, ce n’était pas simplement l’espèce humaine, parce que je sentais déjà que pour en être, il ne suffisait pas de correspondre à la définition. […] : Mammifère bimane à station verticale doué de langage et de raison25.

Ce rapport à l’animalité est abordé par la psychanalyse dans l’étape de la formation de l’image du double, au cours du processus de l’identité. Ce double signe la difficulté de tracer une limite franche et immuable entre ce qui est soi et non soi. Cette évanescence concernant les limites entre humanité et animalité ouvre les questions plus vastes de la bestialité, de la barbarie et de la dévoration par l’envers de soi-même, qui revêt parfois l’intensité du diable26. Ce sentiment persiste à l’état inconscient chez chacun, d’abriter au fond de soi un monstre.

Vanderputte : Je ne suis pas exclu, je suis un homme comme les autres… Je suis comme tout le monde et c’est bien ça qui est dégueulasse ! Et s’il n’y avait pas eu moi, il n’y aurait pas eu La Fontaine non plus […]. Il m’aimait, comme il aimait tous les autres… animaux 27 !

Nous avons dans cette phrase un condensé de grotesque assumé dans les points de suspension, un outrage à la chronologie et une irrévérence envers La Fontaine. Derrière l’absurde se cache pourtant une sentence : du bien au mal, de l’innocent au monstre, il devrait y avoir une différence. La morale l’exige. Nous ne devrions pas respirer le même air28.

Mais la distinction manichéenne s’arrête là, ensuite le paradoxe l’emporte. « L’innocent », braqueur de convoi d’argent, est alors confronté au « monstre », sage philosophe. Les événements qui s’enchaînent poussent le paradoxe à son comble, à partir du moment où les actes de collaboration de Vanderputte sont révélés. C’est Luc, le fils d’un homme mort pour la résistance, qui l’aide à fuir la justice. Vanderputte, l’outrage personnifié, est ravagé, non pas par la culpabilité et le remords intérieur, mais par la souffrance physique. Une rage de dents et les pieds en sang pour avoir marché sans chaussures déplacent la gravité de ses actes vers une attention au moment présent. Les sentiments de Luc envers Vanderputte restent ambivalents, il ne veut en aucun cas lui ressembler, mais le soutient tout de même. C’est un sentiment de pitié ultime. Ainsi le paradoxe est que c’est en étant confronté au monstre que Luc retrouve finalement l’homme, autrement dit, foi en l’homme, à travers la pitié. « Mon bon M. lui dis-je, ce n’est pas un monstre. C’est un homme. C’est même cela qui est si dégueulasse. C’est un homme. La preuve, c’est qu’il a mal aux dents29. » Derrière la foi en l’homme il retrouve l’héritage de son père. « Il était trop tard pour le juger comme s’il fût l’un des leurs. […] Il n’était plus possible de lui demander des comptes et que la pitié était la seule loi humaine qui pût encore s’appliquer à lui30. ».

La pitié seule peut nous mesurer tous, elle est notre seule égalité, elle seule peut nous contenir tous. Elle seule permet de conserver le même sens au nom qui nous désigne, elle seule permet de suivre et de retrouver l’homme partout où il va. […] Elle est notre identité profonde31.

Ce récit proche de la fable nous révèle le paradoxe du jugement ponctuel entre bien et mal. Au-delà de l’éphémère, la valeur humaine persiste. « Un homme est un homme32. » C’est pour cela que le docteur juif accepte l’impossible de la pitié et de la compassion, mais dit-il, il ne pardonne pas. En effet, il reste tout de même une distinction de sens à nos actes, à travers l’engagement, la responsabilité de soi face aux autres.

Mais ce visage avait perdu pour moi tout trait individuel. Cette caricature d’homme était aussi une incarnation et sa culpabilité même incarnait une culpabilité plus grande que la sienne, la seule qu’il fût impossible de pardonner. Ce que j’avais essayé de sauver, ce pourquoi mon père était mort, me paraissait à présent inexistant et vide de sens, trahi par tous, abandonné depuis longtemps. Il n’y avait plus rien à défendre. Il ne restait plus qu’à me soumettre et retourner enfin au sein d’une lâche complicité, d’une grande culpabilité accueillante33

L’héritage de son père réside dans cette traversée, traversée du bien et mal, vers la reconnaissance d’une culpabilité universelle de l’être. C’est ce sentiment aigu de l’existence qui anime les valeurs de pitié, d’engagement dans la vie et de responsabilité de ses actes. Ainsi, Luc se résigne à la plus grande des pitiés, tuer Vanderputte et porter sa charge de culpabilité. Car « L’homme ça ne se pardonne pas34. » Après cette traversée, « [J]e pouvais maintenant retourner parmi les hommes35. »

L’écriture de Gary suscite une compréhension très subtile de l’existence, toute en paradoxe, proche de la sensibilité psychanalytique. Nous l’avons noté dans le rapport à l’animal, elle apparaît encore dans cette cohésion de sentiments complexes que sont responsabilité, culpabilité, pitié et engagement du sujet dans la vie. Vanderputte ne veut pas s’engager, il illustre une pulsion36 qui est le retour à l’homéostase, un stade précédant la naissance, stable et sans perturbation, que la tragédie exalte dans le vers « Me phunaï37 », « Ne pas être né ». Car nous engager dans le rythme du vivant nous inscrit dans un cycle éthique, un rapport à l’espèce, dans lequel nous devons justifier de la place occupée. C’est précisément la quête de Luc, celle du sens de l’existence dans son rapport à la mort. Effectivement, nous portons la responsabilité d’exister, d’occuper une place en lieu et place d’un autre. Nous sommes porteurs d’une dette symbolique38 dans le rapport à l’espèce. « D’abord on vous donne un père, puis on vous le fait rembourser39. »

À cette subtilité se rajoute le sentiment du sens compromis par son événementialité. Il ne peut être considéré comme vérité, uniquement selon les critères sociaux, géographiques et culturels. C’est à travers sa référence à Oliver Twist, dont nous retrouvons tous les personnages dans Le Grand Vestiaire, que Gary stigmatise la morale comme valeur ponctuelle. À travers ce rapprochement des deux œuvres, l’inversion des données reste fondamentale. Dickens, non juif, distribue le rôle du méchant juif à Fagin, qui kidnappe un innocent. À l’inverse, Gary est juif, Vanderputte antisémite. Le livre de Gary renverse la morale d’Oliver Twist, ainsi le « Bien » n’a pas de sens, si ce n’est ponctuel. Selon cette conception, les livres de Gary ne présentent aucun manichéisme, par exemple entre Français et Allemand, entre Polonais et Allemand, les camps adverses sont présentés avec la même nécessité ponctuelle de se battre pour une cause qui les dépasse. Cela lui permet de se confronter au tabou le plus subtil, celui de faire côtoyer collaboration et résistance, dans le même espace.

Ainsi, au-delà de la morale ponctuelle désignant l’espace du bien et du mal, au-delà de l’identification de la vérité dans un personnage, l’espoir de Gary est dans le prolongement. Le sens provient au-delà de la fin, dans la continuation et l’ouverture. Sa pensée est applicable à l’homme, mais aussi au livre lui-même.

Dépassement du livre en tant qu’unité

« L’homme est plus que ce qui lui arrive40. » Le sens provient par-delà la fin, la raison ultime n’est jamais ponctuelle, événementielle. Cette pensée de Gary de l’existence s’applique dans la construction même du livre en tant qu’unité. Tout d’abord dans l’intertextualité des références littéraires : Ubu et M. Jourdain. Mais aussi dans des motifs emblématiques qui réapparaissent d’un livre à l’autre, tout d’abord le rapport à l’animal, qui apparaît dans plusieurs ouvrages, mais aussi la figure de l’innocent dans celle de l’orphelin, entre Luc et Janek. Citons pour finir le personnage du Baron. Celui-ci réapparaît d’un livre à l’autre, il traverse les circonstances historiques. Il ne marque aucune réaction, ne prend jamais la parole. Transparent, il véhicule un message qui le dépasse :

Car vous êtes un très grand mime Herr Baron. Je vous comprends fort bien. Je suis, du reste, en tant qu’humaniste, entièrement d’accord avec vous : l’homme est plus que ce qui lui arrive. L’homme est plus que ce qu’il fait. Rien ne peut le souiller, ni les camps de concentration, ni la misère, ni l’ignorance. Il reste toujours propre. Elle reste toujours propre et pure, la figure humaine41.

Nous retrouvons cette présence fantomatique et immatérielle, cette force au-delà du ponctuel, dans le partisan Nadejda, un résistant exemplaire, héros absolu, inventé par Dobranski, dans Education Européenne.

Le jour vint rapidement où il acquit soudain une existence réelle et physique, et où il devint réellement présent parmi nous. Chacun semblait vraiment obéir aux ordres de quelque chose d’immortel, de quelque chose qu’aucune police, aucune armée d’occupation, aucune puissance matérielle ne pouvait atteindre et ébranler. […] [L]e partisan légendaire se dressait soudain à ses côtés, passait le bras autour de ses épaules, et Janek sentait autour de lui la présence d’une certitude absolue, celle de l’invincibilité humaine. Il savait à présent que son père ne lui avait pas menti, et que rien d’important ne mourait jamais42.

Il est encore une autre structure qui ouvre le livre, c’est le cycle de la vie dans Éducation Européenne. En effet, il débute par la mort du père, et finit par la naissance du fils de Janek, dans l’épilogue43, comme ouverture. La vie le traverse, il ne peut la contenir entre ses pages. De même, les fourmis utilisées comme métaphore des hommes en début et fin de livre, ne se laissent pas détourner de leur trajet par la présence du livre lui-même, Éducation Européenne, posé par terre44.

À la recherche de sa voix

« Le romancier porte en lui son identité historique comme une inacceptable limitation, une claustrophobie de l’imagination, de la conscience. IL aspire par tous ses pores à sortir du royaume du JE, par tous ses pores, c’est-à-dire par tous ses personnages45. » L’auteur fuit la contingence et l’événement ponctuel. Et sa voix résonne du plus profond du livre. Il s’investit dans chacun de ses personnages. D’ailleurs Gary lui-même est un personnage qui doit sa création à Romain Kacew. Ces jeux de travestissement et d’investissement de la puissance de cet entre-deux livres, entre-deux lignes, s’illustre concrètement dans le livre Éducation européenne, Le narrateur cite dans le texte une phrase de Gauleiter Koch, mais une note de bas de page vient rectifier : « J’apprends que ces propos ont en réalité été tenus par un autre. Je les maintiens cependant dans la bouche du Gauleiter Koch, par fidélité à sa mémoire46. » La note de bas de page est conventionnellement un aparté de la part de l’auteur. Elle nous sort de la ligne imaginaire tenue dans le récit. Or la fantaisie et l’incongruité du propos tenu dans la note le ramène du coté de la fiction. Cet entre-deux pages nous conduit à sa mise en abyme la plus magistrale, celle de considérer le livre dans le livre, où nous allons d’ailleurs retrouver la voix de Gary, et son intuition aiguë de l’héritage comme lien de sens, d’une exigence à perdurer.

La première figure littérale de la mise en abyme est dans Éducation européenne, où Adam Dobransky est en train d’écrire le livre même que nous sommes en train de lire. Mais nous notons aussi, que Janek emporte comme seul réconfort, dans sa cachette, un livre sur les Indiens, qui utilisaient les mêmes stratégies monstrueuses que les Allemands pour traquer les partisans en se servant d’outrages sur les otages. Mais le lien se complique dans les mains de Luc Martin, qui emporte partout comme un héritage le livre qui lui a été transmis par son père. Ce sont les Pensées de Pascal. Y figurent dans la marge les pensées de son père. Et c’est à travers les citations de cet ouvrage que nous retrouvons la voix de Gary.

Les hommes changent à force de mourir vers quelque chose… Et l’humanité confuse marche lentement dans la direction dans laquelle ils jettent leur vie… Dans laquelle ils meurent. […] Il n’y a pas d’époques noires, il n’y a que des époques de confrontation… L’humanité a toujours progressé par une expérience tragique d’elle-même. […] La vérité de l’espèce, notre vérité a peut-être un visage tellement atroce, qu’il nous suffirait de jeter un regard sur elle pour être réduits en poussière. L’homme peut périr aussi par la compréhension de son destin. Il mourra alors atrophié, dans la passivité et la non-résistance47

Nous reconnaissons la voix de Gary, puisqu’il nous dessine aux deux tiers de son livre la fin à venir. Sa voix s’enfonce donc dans les profondeurs de l’écrit.

De toutes mes enfances, celle qui m’a toujours prêté sa voix avec le plus d’amitié et sera cette fois encore ma narratrice, se situe aux alentours de 1760, dans notre propriété de Lavrovo, province de Krasnodar, au cœur de ces vieilles forêts russes si propices aux légendes et aux rêveries48.

Au cœur de cette très belle citation, l’image nous entraîne dans la confusion de soi, au vrai, au temps mis en jeu dans l’imaginaire. Il se joue dans la question de la référence, de l’intertextualité49, de l’anachronisme, et de la mise en abyme, une densité, une épaisseur temporelle, le rapport au temps comme linéarité étant alors aboli. « Ici je m’arrête pour vous laisser le temps de hausser les épaules, de sourire et de murmurer peut-être non sans amitié : ce vieux charlatan décidément il ne changera jamais50. »

Gary se dissimule dans cette inscription fantomatique du temps. Dans Les Enchanteurs, il intervient dans le cours du récit afin de citer ses influences littéraires, il nomme au fil du récit les écrivains qui sont ses enchanteurs. Il s’agit là de désigner ses pères littéraires, sa filiation artistique. Dans le même livre, Fosco cherche dans la bibliothèque familiale le livre où tout reste à écrire, comme une idée de l’ouverture du futur possible à travers la transmission. Cette notion de génération, de filiation habite de façon récurrente l’œuvre de Gary. Intertextualité, référence, anachronisme, mise en abyme, livre dans le livre, ces phénomènes ouvrent la question de l’entre-temps. L’écriture est une inscription du déroulement, où l’individu entre en rapport, métaphoriquement à la filiation, symboliquement à la génération. C’est dans ce contexte que l’écriture engage les déterminismes qui président à la naissance de l’individu, phénomène qui inquiète constamment Gary. « J’ai tout essayé pour me soustraire, mais personne n’y est arrivé, on est tous des additionnés51. »

Mais il réside dans l’exercice de l’écriture la possibilité d’une renaissance. Il s’agit d’une pensée abordée par Lacan lorsqu’il étudie l’écriture de Joyce, et la désigne par le terme de sinthome52. Ce néologisme entre saint homme et l’ancienne écriture de symptôme traduit l’énigme du sens au cœur du langage, et sa possibilité de cristalliser une vérité de l’individu dans la réappropriation du mot. Dans la déstructuration et la réappropriation du langage, en revisitant son apparition dans un lien créatif et originel au phonème, naît un lien plus individuel à la signification. Dans ce miroitement du sens à la surface du mot se révèle un lien corporel d’investissement de l’individu. Chez Joyce se fait sentir un élément problématique lié au nom, à la filiation, et à l’identité. Ses néologismes s’attachent aux patronymes. L’hypothèse de Lacan est qu’à travers cette redistribution du sens, le sujet se renomme, renaît, et par là, suture ses liens problématiques du psychisme. La création littéraire peut s’engager comme une renaissance.

C’est à travers le travail, l’exercice de l’écriture, c’est dans le creux de la lettre, son ravinement, l’écart qu’elle creuse, mais aussi dans son épaisseur, sa densité, qu’il est possible de loger le corps, et ainsi que surgit la créature. Cette opération de réinvestissement du corps dans le sens est visible chez Gary.

Il en résultait que les a, les b, les o, les g, avec leurs orifices et leurs amples moulures me mettaient dans tous mes états, et que ma main tendait à exagérer d’une manière bizarre tout ce qui, dans ces lettres innocentes, pouvait prêter forme et consistance à mes rêveries53.

Cette opération de réinvestissement de la sensualité dans la langue apparaît lorsque le travail de déconstruction l’a épuré de tout déterminisme. C’est ce long processus de réintégration du corps dans ses insistances organiques et personnelles que l’on retrouve chez de nombreux auteurs. Tout d’abord Artaud, qui déshérite la langue et l’éviscère jusqu’à la rendre illisible. Elle en devient terriblement, monstrueusement organique et vitale. C’est en effet à partir de la fuite du sens commun qu’il est possible de réinvestir la langue de consonances plus personnelles. Nous pouvons aussi citer Joyce, Guyotat, Doubrovsky, mais aussi Pessoa et Kafka, qui recherchent cette épuration et cette renaissance dans le creux, le recueillement, l’habitation d’une langue qui n’est pas leur langue maternelle. Phénomène que l’on retrouve chez Gary, qui écrit ses livres en français ou en anglais. Il intervient en tentant de faire basculer la langue en dehors de son sens commun, de lui faire prendre des tournures sciemment adoptées du russe ou du polonais, afin de s’approprier un sens plus individuel. Nous remarquons alors, sans volonté d’attirer l’écrit dans des interprétations pathologiques, qu’il est souvent question pour ces auteurs de remettre en jeu le lien au paternel, ou au maternel54.

Quoi qu’il en soit, ce travail rend possible un écart par rapport à soi-même, un éloignement des déterminismes et des contingences. « Je vous ai déjà dit ou peut être pas, car cela revient au même, que j’ai fait des études de linguistique, afin d’inventer une langue qui m’eût été tout à fait étrangère. Cela m’aurait permis de penser à l’abri des sources d’angoisse et des mots piégés, et des agressions intérieures et extérieures, avec preuves à l’appui55. » La thèse qu’il soutient et qu’il expérimente, c’est qu’il est possible d’envisager à travers l’écriture, un renaître. « Le texte produit un langage à lui, en lui, qui tout en continuant à travailler à travers la tradition, surgit à un moment donné comme monstre, une mutation monstrueuse sans tradition ou modèle normatif56. » L’écriture est une réinterprétation, une intégration de la naissance et de tous les déterminismes qu’elle engendre. C’est sous l’autorité de ce registre que nous pouvons envisager d’une façon inédite la création des pseudonymes. « J’étais né57 », dit-il, en parlant de la création de son pseudo en titre : Gary. C’est une nouvelle création de lui-même, par lui-même. « Ce qu’il nous dit d’abord, c’est que la littérature n’est pas l’émanation d’un sujet. Mais que c’est le sujet qui est l’émanation de la littérature58. » Cet exercice de la langue vient alors éprouver sa conviction profonde du sens, et de l’existence. Celle-ci passe, nous l’avons dit, par une transcendance de l’individuel, vers l’assomption du collectif. Or par la voix de la fiction, l’homme peut se créer lui-même, et assumer son absurde condition, il retrouve par là liberté et fraternité pour l’humanité. Ainsi par ces deux voies volontaires, il est possible de transformer l’homme en un point de départ de l’individualisme humaniste. C’est la thèse qu’il défend dans son essai Pour Sganarelle, où il souhaite valoriser l’homme en tant que capacité autonome. Car rien ne justifie le sens de notre existence, si ce n’est un incessant travail sur notre situation au sens le plus large. Il éprouve donc le besoin de confronter sa vie au corps de l’écrit. Une vie dont le sens, nous l’avons vu, ne peut être révélé de manière ponctuelle, mais dans le dépassement d’elle-même, dans la poursuite de l’espèce. N’est-ce pas la valeur symbolique de la révélation posthume de son autre pseudo : Émile Ajar ?

La finalité de la nomination n’est définitivement pas la vérité, car bons ou mauvais, les hommes sont les mêmes, « Et c’est bien ça qui est dégueulasse. » La loi présidant à l’écriture est celle de la nécessité, d’un incessant travail, où « L’homme est plus que ce qui lui arrive. ». C’est un engagement inévitable du créateur, dans le corps de l’écriture. Tout au long de cet essai nous avons traversé une présence énigmatique, où dans le corps, le travail, l’exercice d’écriture se révèlent les conséquences existentielles du sujet. Tout ceci n’est valable que dans les écritures du danger, celles qui impliquent le sujet, et qui par là prennent le risque de se faire déposséder par leur propre créature59. Mais n’est-ce pas la volonté ultime de Gary, qu’elle le dépossède de toute contingence. « Je veux que tu continues à m’inventer, à m’imaginer. Je ne veux pas que ça finisse60. »

Notes de bas de page numériques

1  Ce non savoir se compose de notre origine, notre nom, ou encore le désir de la mère, qui restent insolvables, persistent en tant que trou dans la formalisation, dans le symbolique, ils composent le refoulement originaire.

2  Le manque à être est le terme désignant le rapport du sujet face à ce non savoir, constitutif de l’appréhension de son identité.

3  Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard, Charleville, 13 mai 1871. Dans Lettres du voyant, éditées et commentées par Gérald Schaeffer, Droz, 1975, p. 135.

4  La résonnance psychique de cette thèse justifie l’abord psychanalytique de cet auteur.

5  Autofiction est un terme inventé par Serge Doubrovsky dans son livre Fils, Paris, Gallimard, « Folio », 2001, première édition 1977.

6  Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1996, première édition 1975.

7  Romain Gary, La Promesse de l’aube[1960], Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 386.

8  Alfred Jarry, Conférence d’introduction à la pièce Ubu roi, [1896], Paris, LGF, « Le livre de poche », 1962, p. 21.

9  Caractéristique que nous aborderons plus tard dans l’écriture de Gary.

10  Romain Gary, Les Enchanteurs [1973], Paris, Gallimard, « Folio », 1988, p. 229.

11 Selon la compréhension psychanalytique, notre habitation du quotidien se divise en trois sphères structurantes : l’imaginaire, le symbolique et le réel. L’imaginaire est un lien social de communication, le symbolique est un lien de structure psychique inconscient, et le réel est la traversée, la déflagration de ces espaces normés.

12  Jacques Lacan, Encore, Séminaire XX, Paris, Le Seuil, « Champ Freudien », 1975, p. 87.

13  Romain Gary, Les Enchanteurs, e book, Gallimard, parution le 20.01.2014, p. 68, chapitre V.

14  Romain Gary, À bout de souffle, dans L’orage, [1935], Paris, L’Herne, « Le livre de poche », 2009, p. 52.

15  Il se produit des échappées du savoir sur le sujet concernant le nom, l’origine, le désir de la mère, qui forment le refoulement originaire, et constituent la compréhension du sujet qui se manque.

16  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, [1948], Paris, Gallimard, « Folio », 2012, p. 137.

17  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 16.

18  Alfred Jarry, Ubu roi, Paris, LGF, « Le livre de poche », 1962.

19  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, Paris, Gallimard, « Folio », 2012, p. 40.

20  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, Paris, Gallimard, « Folio », 2012, p. 44.

21  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, Paris, Gallimard, « Folio », 2012, p. 151.

22  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, Paris, Gallimard, « Folio », 2012, p. 154.

23  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, Paris, Gallimard, « Folio », 2012, p. 168.

24  Romain Gary, Éducation européenne [1945], Paris, Gallimard, « Folio », 2012, p. 58.

25  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, Paris, Gallimard, « Folio », 2012, p. 67.

26  La formation du double est une étape du processus d’identité qui se forme lors de la petite enfance. Outre l’animal, elle s’établit dans le rapport problématique à la féminité dans le processus de différence des sexes, mais aussi dans la reconnaissance de soi face au défilé des générations au cours duquel se transmet traits de ressemblance et patronyme. « Leurs noms font des enfants des revenants. » Sigmund Freud, cité dans : Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, Paris, Éditions de minuit, 2007.

27  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 137.

28  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 287. Phrase du garde-barrière.

29  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 287.

30  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 262.

31  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 291.

32  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 299.

33  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 303.

34  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 304. Dans la bouche de Vanderputte.

35  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 305.

36  Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, [1920], Payot, 2010.

37  Sophocle, Œdipe à colonne, dans Les Tragédies, traduction de Paul Mazon, Paris, CUF, Les belles lettres, 1953, n°5268, v. 1125.

38  Ces concepts sont développés dans le livre de Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, séminaire VII, Lonrai, Le Seuil, « Champ Freudien », 1986.

39  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 49. 

40  Romain Gary, Les Mangeurs d’étoiles, Paris, Gallimard, « Folio », 1966, p. 255.

41  Romain Gary, Les Mangeurs d’étoiles, p. 255.

42  Romain Gary, Éducation européenne, p. 263 et 264.

43  Romain Gary, Éducation européenne, p. 278.

44  Romain Gary, Éducation européenne, p. 281.

45  Romain Gary, Pour Sganarelle, Paris, Gallimard, Broché, 1965.

46  Romain Gary, Éducation européenne, p. 17.

47  Romain Gary, Le Grand Vestiaire, p. 200.

48  Romain Gary, Les Enchanteurs, p. 51.

49  Le terme d’intertextualité permet d’introduire à partir de l’étymologie la notion de l’entre-temps.

50  Romain Gary, Les Enchanteurs, p. 75.

51  Romain Gary, Pseudo, [1976], Paris,  Mercure de France, « Folio », 2004, p. 11.

52  Jacques Lacan, Le sinthome, séminaire XXIII, Paris, Le Seuil, « Champ freudien », 2005.

53  Romain Gary, Les Enchanteurs, p. 63.

54  Des « Enchanteurs », à « la promesse de l’aube », Gary alterne le rapport au père, puis à la mère, où dans chacun l’autre est éludé.

55  Romain Gary, Pseudo, p. 49.

56  Jacques Derrida, Points de suspension, Paris, Galilée, 1992,  p. 398.

57  Romain Gary, La Promesse de l’aube, p. 374.

58  Bernard Henri Lévy, « Propos sur Romain Gary », Magazine littéraire, n°487, juin 2009, p. 52.

59  À la manière de Faust de Goethe, Paris, Gallimard, « Folio théâtre », [1808], 2003 et de Frankenstein, de Mary Shelley, [1818], Flammarion, 2012.

60  Romain Gary, La Promesse de l’aube, p. 251.

Pour citer cet article

Sophie Barrere, « Romain Gary, si « JE est un autre » qui est-IL ? », paru dans Loxias, Loxias 44., mis en ligne le 15 mars 2014, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7727.

Auteurs

Sophie Barrere

Sophie Barrere, docteur en psychanalyse et esthétique, de l’Université Paul Valéry, Montpellier III, auteur d’une thèse sur « Le grotesque, petit traité anarchique sur les œuvres d’art » http://www.theses.fr/15919007X. Mène une réflexion sur l’œuvre d’art, nourrie par la sensibilité psychanalytique, non pas dans une attirance de l’expression vers la pathologie, mais dans l’application de la coupure, de la remise en cause du savoir, au sein de la théorie. Tout d’abord dans l’image, de Polke à Ben Vautier, « La transparence à tout prix » : http://www.psychasoc.com/Auteurs/Sophie-BARRERE ; dans la littérature, colloque international à Caen « Les migrations du personnage », 7-8 février 2014; colloque international au Mans : « Du sujet et de son absence dans les langues », 27-28 mars 2014, http://colloque-sujet.univ-lemans.fr/fr/index.html