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Daria Bardellotto  : 

Vers une poétique des épaves. Fragments, notes et appunti dans Ali aux yeux bleus, La Divine Mimesis et Pétrole de Pier Paolo Pasolini

Résumé

L’œuvre de l’écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini (1922-1975) est souvent hanté par la problématique de la fragmentation et de l’inachèvement de la création littéraire. Dans les textes Alì dagli occhi azzurri (Ali aux yeux bleus, 1965), La Divina Mimesis (La Divine Mimesis, 1975) et Petrolio (Pétrole, publication posthume, 1992), il expérimente les potentialités et les limites d’une écriture discontinue et provisoire. Le choix de cette forme s’ancre dans son expérience concrète du travail artistique : c’est à travers la reprise et le remaniement des scories du processus de création que Pasolini arrive à construire ce que l’on pourrait appeler une « poétique des épaves », où l’œuvre se soustrait à l’impératif de l’achèvement pour laisser proliférer librement l’écriture.

Abstract

Pier Paolo Pasolini’s literary work constitutes an exploration of the fragmented and unfinished nature of literary production. In his texts Alì dagli occhi azzurri (1965), La Divina Mimesis (1975) and Petrolio (1992) Pasolini investigates the capabilities and limitations of writing that is discontinuous and transient. Ali dagli occhi azzurri and La Divina Mimesis see the author re-engage with and rework discarded drafts so as to create a “poetry of ruins” (poétique des épaves) that privileges the writing process over the final product. Petrolio, a posthumous novel, is rendered incomplete not only by Pasolini’s death but also by the author’s intent: conceived from the outset to be fragmented and incoherent, this work has an itinerant structure where the creative process becomes the formal model for Pasolini’s work.

Riassunto

L’incompiutezza e la frammentazione dell’opera sono nodi centrali nella letteratura di Pier Paolo Pasolini. Nella raccolta Alì dagli occhi azzurri (1964) e nella Divina Mimesis (1975), lo scrittore, attraverso la selezione e la rielaborazione di frammenti di progetti letterari naufragati, sembra approdare a quella che si potrebbe definire una “ poetica dei relitti ”.Quest’ultima trova la sua più interessante realizzazione in Petrolio, un ammasso di appunti, pubblicato postumo nel 1992. Benché interrotto dalla morte di Pasolini nel 1975, questo romanzo si vuole programmaticamente provvisorio, discontinuo e caotico. I frammenti di cui si compone, gli appunti, ne sono il principale dispositivo formale. Petrolio si presenta come una struttura itinerante nella quale le dinamiche del processo di creazione prendono il sopravvento sulle logiche dell’opera compiuta.

Index

Mots-clés : fragment , inachèvement, paratexte, Pasolini (Pier Paolo), processus d’écriture

Géographique : Italie

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Bien que son nom soit rarement cité dans les travaux internationaux sur les poétiques du fragment, Pier Paolo Pasolini est l’un des écrivains italiens à avoir vécu et expérimenté au plus près les potentialités et les limites de cette modalité d’écriture. C’est le cas, notamment, de trois de ses œuvres Alì dagli occhi azzurri (Ali aux yeux bleus, 1965), La Divina Mimesis (La Divina Mimesis, 1975) et Petrolio (Pétrole, publication posthume en 1992). Le choix du fragment s’ancre dans son expérience concrète de la création artistique, c’est-à-dire dans un travail spécifique sur la matérialité de l’écriture.

Cette forme morcelée et hybride devient pour l’artiste, notamment dans les dernières années de sa vie, l’occasion de réfléchir sur son activité de créateur et sur la nature même du processus d’écriture. Voilà pourquoi, à partir de la deuxième moitié des années soixante, une sorte d’élan irrésistible vers des formes inachevées et discontinues marque la production entière de Pasolini.

Dans ses nombreuses et différentes déclinaisons, la poétique du fragment révèle, chez Pasolini, une conception de l’écriture en tant que temporalité, de la création artistique comme forme errante, de l’œuvre en tant que vaste stratification de matériaux hétérogènes, sans aucun souci de cohésion. Dans les dernières années de sa vie, il soustrait plusieurs de ses créations littéraires ou cinématographiques à l’impératif de l’achèvement, pour qu’elles deviennent un assemblage de matériaux hybrides. L’œuvre, conçue traditionnellement comme totalité, abdique son statut et ne survit plus que comme horizon. Les dernières œuvres de Pasolini, sont souvent, pour utiliser une expression qu’il chérit, des magmas sans amalgames.

Le fragment et ses noms dans Ali aux yeux bleus, La Divine Mimesis et Pétrole

Il n’est pas possible de fixer le fragment pasolinien dans une définition univoque, sa nature étant différente d’œuvre en œuvre. Dans Ali aux yeux bleus, La Divine Mimesis et Pétrole, trois textes apparemment très différents entre eux, on assiste à une véritable recherche de la part de l’écrivain sur cette forme qui semble être en quête de ses propres spécificités esthétiques.

Ali aux yeux bleus : les origines du fragment pasolinien

Ali aux yeux bleus, le premier ouvrage manifestement fragmentaire de Pasolini, est un recueil de textes qui partagent le contexte socio-géographique des quartiers populaires de Rome. Il est composé d’ébauches de récits et de romans non terminés, différemment fragmentés bien qu’à des stades d’inachèvement divers ; d’un poème, d’un prosimetrum ; des scénarios de trois films de Pasolini (Accattone, Mamma Roma et La Ricotta) ; d’une ballade, d’un calligramme et d’une sorte d’épilogue. Ce recueil est visiblement discontinu, mais cela ne suffit pas pour le qualifier d’œuvre fragmentaire. C’est le morcellement interne des récits qui justifie cette lecture.

Chaque récit d’Ali aux yeux bleus tient d’une sélection de morceaux narratifs et descriptifs, issus de projets non aboutis, à l’exception du dernier, Rital et Raton, qui a été écrit expressément pour cette publication. Chaque groupe de fragments est mis en rapport avec le projet dont il provient par son titre. Ces textes ne sont donc pas complètement dépourvus d’unité narrative : c’est leur genèse, leur appartenance aux œuvres imaginées, qui garantit la cohérence de chaque bloc de fragments, bien que le lecteur n’ait accès qu’à quelques réalisations ponctuelles de ces projets. Ces textes sont donc à la fois orientés vers une logique narrative et indépendants d’une architecture, qui demeure potentielle.

Cette spécificité est restituée dans la plupart des intitulés, qui anticipent la trame des récits, tout en renvoyant à leur forme fragmentaire : Squarci di notti romane (Lambeaux de nuits romaines), Giubileo. Relitto di un romanzo umoristico (Jubilé. Épave d’un roman humoristique), Studi sulla vita del Testaccio (Études sur la vie dans le Testaccio), Appunti per un poema popolare (Notes pour un poème populaire), La Mortaccia, frammenti (La Morte, fragments). Ces titres relèvent tous d’une composante thématique et d’une composante rhématique, la première mettant en avant le fil rouge de l’histoire et la seconde faisant allusion au morcellement du récit.

Le syntagme de « nuits romaines » informe le lecteur sur l’espace-temps de ce texte ; Jubilé est le nom d’un des personnages ; Testaccio est un quartier de Rome ; l’adjectif « populaire » caractérise sociologiquement le contenu d’un autre récit ; « La Mortaccia » est le surnom dialectal de la protagoniste du dernier texte cité, qui narre le voyage dans le royaume des morts d’une prostituée.

En ce qui concerne les composantes rhématiques, le mot italien squarcio, dont le français « lambeau » ne traduit pas tous les signifiés, désigne à la fois une ouverture dans les nuages, une portion de paysage et une déchirure (le verbe squarciare signifie déchirer). Par ce choix lexical, Pasolini fait donc allusion au caractère principalement descriptif ainsi qu’aux brisures de ce récit.

Les mots « épave », « études », « notes » et « fragments », qui renvoient tous à la non-finitude ou à la discontinuité de la trame, peuvent nous apparaître comme des synonymes, d’autant plus que Pasolini semble en faire ici un usage moins programmatique que suggestif. Face à la diversité des textes d’Ali aux yeux bleus et à leur forme non conventionnelle, il se serait servi d’une série de définitions métaphoriques pour encadrer ou « poétiser » ces ébauches. Toutefois, d’un mot à l’autre, on assiste à un glissement sémantique très révélateur. Si le mot « fragment » rend compte uniquement du morcellement du texte, « épave » renvoie au naufrage d’un projet (en l’occurrence celui d’un roman humoristique), « études » à une observation de la réalité qui précède le moment de l’écriture proprement dite et le mot italien appunti (notes) à une série de phrases listées en vue d’un développement. Chacune de ces définitions, comme on le comprendra ensuite, contient en germe les mouvements futurs du fragment pasolinien.

La Divine Mimesis : fragments, appunti et notes

La Divine Mimesis, que Pasolini a livrée à son éditeur quelques jours avant sa mort, rassemble les fragments d’un autre projet inabouti : une sorte de réécriture contemporaine de la Divine Comédie. Elle comprend la transposition des deux premiers chants de l’Enfer, quelques fragments numérotés des chants successifs (« appunti e frammenti ») et trois « notes » (« note ») qui rendent compte de trois possibles développements de cette œuvre. Il s’agit donc du collage de diverses bribes du processus de création auquel l’écrivain lui-même décide de mettre fin en éditant ces matériaux.

Les intitulés appunti (notes), frammenti (fragments) et note (notes), qu’on avait rencontrés dans Ali aux yeux bleus reviennent donc dans cet ouvrage. Ici, « appunti » et « fragments » sont presque toujours utilisés en binôme (« Appunti et fragments pour le Chant III », « Appunti et fragments pour le Chant IV », etc.), comme si ce double intitulé regroupait deux formes différentes. Par le mot « appunti » Pasolini semble désigner des morceaux narratifs provisoires dressés rapidement en vue d’une réécriture, tandis que « fragments » dénote plutôt des unités textuelles plus travaillées, voire définitives, mais isolées de leur contexte narratif, qui resterait donc à déterminer. Il est fort problématique, toutefois, de distinguer dans le texte un appunto d’un « fragment », car on ne peut les différencier qu’à partir du degré d’élaboration de l’écriture et il est souvent difficile de l’établir avec précision.

Les note (notes), en revanche, sont visiblement différentes des deux autres formes. Elles ne désignent pas des bribes de texte plus ou moins inachevés à insérer dans une œuvre à venir : elles contiennent des annotations à usage personnel de l’écrivain concernant les possibles évolutions du projet littéraire. Les trois notes de La Divine Mimesis ébauchent respectivement la structure (Note 1), les caractéristiques linguistiques (Note 2), la logique qui aurait guidé le montage des matériaux (Pour une note de l’éditeur).

La Divine Mimesis offre la possibilité d’accéder à une expérience fréquente dans la vie d’un écrivain : l’avortement d’un projet. Au lieu de cacher cet échec, Pasolini le rend public, de sorte que le lecteur ait accès aux tâtonnements de l’écrivain et aux flottements qui accompagnent l’élaboration d’une œuvre. Il motive ainsi son choix dans une interview :

C’est une idée qui date de 1963, mais je n’ai pas réussi à trouver la bonne clé. Je voulais faire quelque chose de bouillonnant et magmatique, il en est sorti quelque chose de poétique, comme Les cendres de Gramsci, mais en prose. Pour cela je publie les deux premiers chants : un enfer médiéval avec les anciennes peines trouve son contrepoint dans un enfer néocapitaliste […]1.

La publication en 1975 d’un projet qui date d’une dizaine d’années est révélatrice d’une tendance qui se développe dans les derniers travaux de Pasolini, à savoir l’ouverture du laboratoire de l’écrivain et l’exhibition des scories et des aspirations qui accompagnent la genèse d’une œuvre. Le fragment se fait donc reste et, en même temps, perspective sur un texte virtuel.

Pétrole : appunti dans une forme-projet

Dans Pétrole la dimension du projet absorbe complètement l’œuvre qui finit par coïncider avec son propre chantier. Lors de la mort de Pasolini, ce roman était encore en pleine phase de construction et fluctuait entre le moment de l’écriture proprement dite et celui de son élaboration : les cinq cents feuilles dactylographiées cohabitent avec plans, schémas, indications sur les transformations à apporter au texte. Dix-sept ans après la mort de Pasolini, en 1992, le roman est publié sous la direction du philologue Aurelio Roncaglia, qui essaye par cette édition de rendre visible le profond inachèvement de cette œuvre ainsi que les caractéristiques structurales du tapuscrit.

Dans Pétrole, l’inachèvement contingent dû à la mort précoce de Pasolini s’accompagne d’une autre forme d’inachèvement, programmatique cette fois-ci, qui se développe au sein de l’écriture du roman et qui finit par s’imposer comme étape ultime de l’œuvre. L’ébauche devient ainsi une forme textuelle. Dans une lettre à son ami, l’écrivain Alberto Moravia, qui figure dans Pétrole, Pasolini écrit à propos du roman :

Dans ces pages je me suis adressé au lecteur directement et non pas de façon conventionnelle. J’ai parlé au lecteur en tant que moi-même, en chair et en os, comme je t’écris cette lettre […]. Je pourrais réécrire complètement ce roman à partir du début, en l’objectivant. [Mais] si je donnais corps à ce qui n’est que potentiel […], je devrais forcément accepter ce caractère conventionnel qui est au fond un jeu. Je n’ai plus envie de jouer. C’est pourquoi je me suis contenté de raconter comme j’ai raconté2.

La spécialiste de Pasolini Carla Benedetti a décrit Pétrole comme une « forme-projet », un « ébauche programmatique », une œuvre à son « état intentionnel3 ». La « forme-projet », selon elle, implique trois particularités : 1) le matériau est toujours présent sous une forme conceptuelle. L’écrivain explique comment le texte devrait ou pourrait être écrit et, même lorsqu’il propose au lecteur des « essais » du roman, ceux-ci sont toujours accompagnés de déclarations programmatiques ; 2) tout le matériau est inscrit dans la dimension du possible, ce qui autorise la coexistence au sein de l’œuvre de parties inconciliables les unes avec les autres, et qui se relient à différents projets parmi lesquels l’écrivain n’est pas censé choisir ; 3) l’auteur est toujours sur scène et s’adresse sans cesse au lecteur pour parler d’une œuvre qui est en train de se faire, mais qui n’existe pas encore. Les vicissitudes très discontinues des deux protagonistes du roman, Carlo de Polis, un ingénieur qui travaille dans le monde du pétrole, et son double Carlo de Thétis, un individu qui vit aux marges de la société et qui consacre ses jours à la satisfaction de ses pulsions sexuelles, sont donc racontées comme en vue d’une rédaction ultérieure.

Mais quel est le rapport du fragment à la « forme-projet » ? Le dernier roman de Pasolini est organisé en appunti. Cette déclinaison particulière du fragment, qui était déjà présente dans Ali aux yeux bleus et dans La Divine Mimesis, trouve ici son accomplissement. Les appunti de Pétrole sont des unités textuelles de longueur variable, souvent indépendantes les unes des autres, numérotées et accompagnées dans la plupart des cas d’un intitulé qui contextualise le fragment par rapport au roman. Les appunti ne sont pas seulement un outil d’écriture : ils constituent aussi le principal dispositif formel de Pétrole, en ce qu’ils permettent, grâce à leur caractère programmatiquement provisoire, de juxtaposer plusieurs morceaux du roman imaginé, sans souci de cohésion ni de cohérence. C’est ainsi, par exemple, que la biographie de Carlo de Polis figure dans deux fragments différents (appunto 4 et appunto 5) avec des variantes significatives. Les appunti de Pétrole, malgré leur inachèvement contingent dû à la mort de Pasolini, sont l’expression la plus extrême du fragment pasolinien : ils ne sont pas seulement des morceaux narratifs d’une œuvre qui n’existera jamais, mais ils constituent aussi les lieux où l’écrivain se représente ce qui se passera dans son œuvre à venir, comme le ferait un cinéaste songeant à son film au fil de l’écriture du scénario.

D’ailleurs, Pétrole est le pendant littéraire de certaines expériences cinématographiques de Pasolini. Les films Appunti per un film sull’India de 1968 (Notes pour un film sur l’Inde) et Appunti per un’Orestiade africana de 1970 (Carnet de notes pour une Orestie africaine), sont de véritables ébauches en forme visuelle. Le cinéaste filme de possibles lieux et personnages pour son œuvre à venir, pendant que sa voix informe le spectateur de ses intentions et de ses exigences esthétiques, en revenant sur ses choix, en exhibant ses doutes, en empruntant les sentiers multiples que peut entreprendre la création.

L’écrivain-cinéaste, en régressant de la phase de l’écriture à celle de la conception de l’œuvre, présente la figure de l’artiste moins comme le réalisateur d’un produit fini que comme un architecte inquiet, photographié lorsqu’il trace les premiers dessins de ses œuvres. Peu importe si elles auront un aboutissement ou pas. L’artiste ne produit pas ; il conçoitet il imagine. Cela rappelle la dernière réplique de Giotto, joué par Pasolini lui-même dans le Décameron, film de 1971 : « Pourquoi réaliser une œuvre quand il est aussi beau de simplement l’imaginer ? ».

Dynamiques centrifuges du fragment pasolinien : vers le paratexte et l’avant-texte

Comment se concrétise la « forme-projet » dans les ouvrages fragmentaires de Pasolini ? Sur quelles ressources formelles s’appuie-t-elle ? Nous allons nous attarder sur deux aspects : ce que nous appelleronsl’explosion du texte dans le paratexte et la structure itinérante de l’œuvre. Ces deux tendances semblent être les manifestations d’une force centrifuge qui anime le texte et sous l’effet de laquelle ce dernier éclate en morceaux.

Une explosion du texte dans le paratexte

Par la notion de « paratexte », Gérard Genette définit dans Seuils un ensemble de « productions verbales et non […] qui entourent et prolongent un texte » et ensuite « ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs4 ». Les éléments paratextuels qui nous intéressent le plus pour analyser le fragment pasolinien sont la préface et les notes de bas de page qui, comme l’affirme Genette « dans bien des cas sont dans une relation très étroite de continuité et d’homogénéité5 ».

En vue de la publication d’Ali aux yeux bleus, l’écrivain s’était consacré à un véritable travail d’écriture de textes introductifs. Comme le montrent les documents d’archives6, une rédaction plus ancienne de l’œuvre prévoyait sept préfaces à la fois en vers et en prose. Si ces textes sont au dernier moment écartés du livre, Pasolini tient cependant à en faire connaître quelques-uns en les publiant en 1965 et en 1966 dans des revues italiennes comme « Vie Nuove » et « Paese Sera ». Dans cette dernière, on peut lire une variante plus étendue de la présentation figurant en quatrième de couverture dans l’édition d’Ali aux yeux bleus de 1965. Nous en traduisons un passage :

Ces récits de 1950 à 1965 se terminent apparemment comme ils ont commencé. Des récits « à faire » pour les premiers, des récits « non faits » pour les derniers […]. J’entends par « à faire » une impossibilité de faire, qui est due dans les premières pages des années 50-51 à un manque de masse d’expérience ; dans la deuxième phase (64-65) à une méfiance par rapport à la masse d’expérience7.

Dans cette préface, l’accent est mis sur le caractère inachevé des récits du recueil, dans lesquels on passerait d’un inachèvement temporaire, faute d’expérience, à un inachèvement prévu et comme inéluctable. Bien que Pasolini finisse par garder une séparation entre les textes introductifs et l’œuvre, l’instance de la préface commence, dans Ali aux yeux bleus, à animer le processus de création.

Dans La Divine Mimesis ce qui nous intéresse ce n’est pas tant la préface, très suggestive et provocatrice8, que le rôle de la note. A la troisième ligne du premier Chant,un exposant renvoie à une note de bas de page. Dans celle-ci, l’auteur nous informe que « Cette note et les suivantes n’ont jamais été écrites9». Si l’on parcourt ce texte jusqu’aux dernières pages, on rencontre les trois notes-projets que nous avons présentées. Dans la première, La Divine Mimesis est imaginée comme un « livre écrit par couches » :

Toute nouvelle rédaction doit être sous forme de note, datée, de façon que le livre se présente presque comme un journal […]. A la fin, le livre doit se présenter comme une stratification chronologique, un vivant processus formel : où une nouvelle idée n’effacerait pas la précédente, mais la corrigerait, ou plutôt la laisserait absolument inaltérée, la conservant formellement comme un document du passage de la pensée10.

Non seulement l’écrivain publie cette note et les restantes, en les intégrant à l’œuvre comme si elles avaient le même statut que les autres fragments, mais il arrive même à théoriser un livre relevant du système de la note, ce qui ressemble à une rêverie de Paul Valéry :

Peut-être serait-il intéressant de faire une fois une œuvre qui montrerait à chacun de ses nœuds la diversité qui peut se présenter à l’esprit, et parmi laquelle il choisit la suite unique qui sera donnée dans le texte. Ce serait là substituer à l’illusion d’une détermination unique et imitatrice du réel celle du possible-à-chaque-instant, qui me semble plus véritable11.

Notons, néanmoins, que l’écrivain français perçoit le réel comme une dimension à « détermination unique », alors que pour Pasolini :

[Le livre] aura à la fois la forme magmatique et progressive de la réalité (qui n’efface rien, qui fait coexister le passé avec le présent […])12.

Pour lui, le réel résulte d’une stratification de toutes ses formes passées ; c’est pourquoi il rêve d’une œuvre qui abriterait tous ses stades précédents, sans obliger l’écrivain à choisir. Toutefois, cette idée ne reste qu’un des « passages de la pensée » qu’elle théorise.

C’est dans Pétrole qu’un « livre écrit par couches », où les possibles coexistent, commence à prendre corps.Les notes de bas de page prolifèrent autour du texte et l’envahissent. Dans certains cas, elles renvoient à des références bibliographiques ou à des citations littéraires, historiques ou philosophiques. Dans l’appunto 43, par exemple, à l’occasion d’une réflexion sur le lecteur, Pasolini évoque L’ABC de la lecture d’Ezra Pound ; dans l’appunto 72b, il cite en note un passage du Manifeste de Karl Marx et fournit ses références.

Dans d’autres cas, les notes mettent en place un dialogue de l’auteur avec le lecteur, comme dans l’appunto 62 :

Je prie le lecteur de me pardonner le « ronron » théorisant – peut-être vaguement proustien – de mes descriptions13.

Ce deuxième type de note crée une stratification du texte qui se développe sur deux niveaux : celui de la narration principale et celui d’une narration parallèle qui vient parasiter et faire écho à la première, sous l’apparence du paratexte. Toutefois la distinction entre ces deux dimensions n’est pas toujours respectée et on retrouve dans le texte principal des appunti en forme de note, comme l’appunto 74a, qui a comme titre « Glossa » (glose) et dans laquelle l’auteur s’adresse au lecteur sur le même ton qu’à la note de l’appunto 62.

Tout le roman est, d’ailleurs, traversé par des adresses au lecteur aussi bien au niveau des notes que dans la narration principale. Notes et narration finissent ainsi par se confondre entre elles, de telle sorte qu’elles font exploser le texte, qui s’ouvre par la suite vers ses propres périphéries. La stratification typographique (texte et notes) laisse donc la place à une stratification interne au texte, qui relève ainsi de l’assemblage de fragments de narration et de notes sur cette dernière.

Il en est de même pour les préfaces de Pétrole. Les intitulés des premiers appunti (« Préliminaires », « Introduction du thème métaphysique », « Préface différée », « Préface différée », etc.) insistent sur le caractère introductif de ces fragments, dans lesquels toutefois l’auteur amorce la narration, qui ressemble, tout compte fait, à celle des appunti suivants.

Pourquoi ces fragments sont-ils présentés comme des préfaces s’ils ont le même aspect et la même fonction que ceux qui suivent ? Non seulement Pasolini insiste sur la nature « préfatoire » de son roman dans plusieurs passages du texte, mais vers la moitié du livre, à la fin de l’appunto 72e, il cite aussi une phrase du poète Giacomo Leopardi à son ami Charles Lebreton : « je ne fais pas d’ouvrage, je fais seulement des essais en comptant toujours préluder14 ». La préface, définie par Genette comme « toute espèce de texte liminaire […], auctorial ou allographe, consistant en un discours produit à propos du texte qui suit ou qui précède15 », assume donc dans Pétrole un sens bien plus large : tout le roman devient sa propre préface, une stratification de discours sur et pour l’œuvre, un ensemble de fragments introductifs et d’essais pour un texte à venir. Mais du moment où cet apparat présentatif prélude à sa forme future, on n’est plus dans la dimension du paratexte, on bascule dans celle de l’avant-texte.

Une structure itinérante : régression de l’œuvre à l’avant-texte

En 1979, Jean Bellemin-Noël, définit ainsi les notions de « texte » et d’« avant-texte » :

La différence entre le Texte (achevé, entendons publié) et l’avant-texte réside en ceci, que le premier nom est offert comme un tout fixé dans son destin, tandis que le second porte en lui et révèle sa propre histoire16.

L’enjeu le plus intéressant des œuvres fragmentaires de Pasolini consiste en une remise en cause des confins qui séparent le texte et l’avant-texte ou, pour reprendre le couple de notions mis en avant par Louis Hay, l’écrit et l’écriture17. De Ali aux yeux bleus à Pétrole, Pasolini entreprend un chemin qui commence par l’exhibition des épaves de projets non-aboutis et se termine par la construction d’un roman qui semble renoncer à une structure conventionnelle pour suivre le mouvement de l’écriture. L’inachèvement contingent de Pétrole complique bien sûr l’analyse de cet aspect. Il est toutefois possible d’apercevoir dans le dernier roman de Pasolini certains mécanismes voués à construire une structure itinérante, se refaçonnant en continu selon les désirs de l’écrivain. Elle a deux conditions de possibilité : d’abord, aucun projet pour le roman n’est constitutif, mais toujours régulatif ou, autrement dit, toute idée de l’œuvre n’est jamais contraignante pour l’écrivain ; ensuite, celle-ci a besoin d’un dispositif mobile et essentiellement indépendant qui permettrait à l’écriture de revenir sur elle-même et de proliférer librement : le fragment, ou dans le cas de Pétrole, l’appunto.

Dans le dernier roman de Pasolini, on retrouve plusieurs témoignages d’anciens projets, internes ou externes à la narration. Un projet daté de 1972, certainement à usage personnel, contient un plan du roman assez détaillé, esquissant certains motifs et situations qu’on retrouve effectivement dans le roman (l’idée du protagoniste dédoublé, ses transformations sexuelles, le thème du fascisme, du pétrole et des attentats). Ce plan n’est pas respecté avec rigueur, mais un autre projet, plus récent, l’est encore moins. Dans ce dernier, le roman était imaginé comme une œuvre fragmentaire, « une sorte de Satiricon moderne », qu’il ne sera pas, bien que l’idée du fragment se retrouve en effet dans celle des appunti.

Tous les projets de Pétrole sont temporairement ou définitivement abandonnés pour laisser proliférer ceux qu’Aurelio Roncaglia nomme des « néoplasmes narratifs et fantastico-descriptifs18». Les exemples les plus significatifs en sont : une séquence de quatorze appunti narrant un voyage de Carlo de Polis dans un Orient littéraire, transposé dans l’univers mythique des Argonautes d’Apollonios de Rhodes ; une série de trente-trois appunti ayant pour titre « Le Merde : Vision »19, qui décrit la promenade d’un jeune garçon italien et de sa fiancée dans un enfer contemporain (une version alternative et plus accomplie de La Divine Mimesis) ; les récits de l’Epochè (dix appunti), un ensemble d’histoires allégoriques qui auraient dû être insérées entre la première et la deuxième partie du roman. Non seulement ces digressions brisent la narration principale, mais elles s’en emparent de façon à ce que ces « corps étrangers » finissent par englober la plupart des appunti. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si l’un des titres pensés pour le roman était « Vas » (vase), mot de mémoire dantesque (Vas Electionis), mais qui renvoie aussi à l’idée d’un « chaudron dans lequel bouillonnent les matériaux les plus divers20 ».

Pétrole pullule aussi de projets ou de déclarations de poétique internes au texte, qui sont continuellement remplacés par de nouvelles inspirations. C’est ainsi que dans l’appunto 1 ou dans l’appunto 4, il est défini comme un « roman », dans l’appunto 3c comme une « simple forme » et ensuite comme « un poème épique » ; ou encore : dans l’appunto 6 sexies l’auteur présente son œuvre comme « une lourde allégorie, presque médiévale » et « illisible »,tandis qu’à l’appunto 22i il parle d’une « exigence absolue de clarté ». Pétrole ne respecte donc aucune logique, sinon celle de l’écriture, écriture que Pasolini affranchit de toute contrainte, en la laissant procéder spontanément, dans ses contradictions, ses répétitions, ses associations extravagantes.

Le mouvement de l’écriture arrive même à se faire matière du texte, comme dans l’appunto 43, où Pasolini raconte le dépassement d’une idée structurale du roman :

Dans une première version de ce texte, les différents appunti étaient suivis de la mention : « extrait du Mystère » ou encore « extrait du Projet ». Les textes appartenant à l’ordre du Mystère, c’est à dire les pages parfaitement achevées (au moment de cette première rédaction encore très fragmentaire) étaient très rares ; ce qui, par conséquent était prépondérant, c’était les appunti au sens propre, c’est-à-dire ceux qui appartenaient à l’ordre du « Projet » […]. Mais [tout auteur] est un dictateur toujours prêt à se repentir […]. C’est ainsi que je me suis hâté d’envoyer valdinguer la coexistence de « Mystère » et « Projet » dès que je me suis aperçu que le « Mystère » était trop difficile à cause de son achèvement et que le « Projet » était tout aussi difficile à cause de son inachèvement. Je les ai mêlés, les annulant pédagogiquement21.

Il est possible d’apercevoir les traces de cette « première version » dans le texte. Les appunti 34bis, 50, 60, 63, 64, 64 bis, 129, 130 et 133 sont en effet suivis par la mention « extrait du Projet » et les appunti 65 et 127 par la mention « extrait du Mystère ».

La structure itinérante de Pétrole se fonde sur le dispositif des appunti. C’est la discontinuité de cette forme qui permet à l’écrivain de pratiquer tous les déplacements et les insertions que son imagination lui demande, sans camoufler ces opérations, mais en les transformant en objets de sa propre œuvre. Les brisures qui rythment la scansion en appunti deviennent le lieu même de la création, là où le projet originaire s’ouvre jusqu’à exploser.

Pétrole, œuvre qui a été en quelque sorte annoncée par Ali aux yeux bleus et par La Divine Mimesis, relève d’une écriture centrifuge, qui s’égare aux limites du texte, dans la zone liminaire du paratexte ainsi que dans la dimension ouverte de la genèse. L’écrivain est à la recherche d’un espace utopique de pure création, où l’écriture ainsi que le moi de l’écrivain puissent se perdre dans la fragmentation des possibles, car, comme l’écrit Pasolini, « ce poème (Pétrole) est le poème de l’obsession de l’identité et, en même temps de son broyage (frantumazione)22 ».

Naufrages et épaves

Dans son livre sur l’écriture fragmentaire, Françoise Susini-Anastopoulos a abordé la question du fragment comme non-œuvre :

La pratique de la forme brève est souvent associée à une littérature des rognures, une littérature des déchets. Nombreux sont en effet les écrivains qui ont vu et continuent de voir dans la note plus ou moins brève, d’allure aphoristique, l’occasion d’utiliser, de « caser », de valoriser à peu de frais les « chutes » de leur activité littéraire, la forme apophtegmatique suffisant à conférer à la moindre banalité une sorte de dignité23.

Pasolini est certainement un écrivain qui, comme l’affirme Massimo Fusillo, « refuse de s’égarer dans le labyrinthe des réécritures infinies », préférant « une écriture programmatiquement impure24 ». La critique principale qu’on peut lui adresser est de faire œuvre avec les scories du processus de création, de renoncer au travail littéraire au profit d’une série d’opérations moins « nobles » de montage et de recyclage. Il est indéniable que des textes comme Ali aux yeux bleus et La Divine Mimesis sont les épaves de projets naufragés – d’ailleurs Pasolini les présente en tant que tels –, mais il est instructif de comprendre comment, au sein de ces expériences, est née celle qu’on pourrait appeler en définitive une poétique des épaves.

Le recueil/cercueil et le laboratoire

L’origine hybride de ces recueils de fragments, restes de projets non aboutis, n’implique pas que l’écrivain ait renoncé à un travail minutieux d’élaboration et de composition du texte.Le noyau originaire d’Ali aux yeux bleus provient d’un groupe de feuilles contenues dans une pochette datée du début des années cinquante, qu’il a intitulé « cartaccia romana » (brouillons romains). Ces matériaux sont repris en vue d’une publication dix ans plus tard et on les retrouve dans une autre pochette, qui finit par s’appeler au dernier moment Ali aux yeux bleus. En confrontant les textes de ces deux pochettes avec d’autres, faisant partie du même iter créatif, on peut observer que l’écrivain a travaillé intensément sur ses récits : les rédactions sont souvent multiples, les unes plus corrigées, les autres moins ; de nombreux fragments qui auraient pu figurer dans l’édition en sont exclus, d’autres sont déplacés d’un récit à l’autre ; les tentatives d’index pullulent et, comme l’on a avancé plus haut, les préfaces aussi25. Mais ce qui est le plus intéressant, c’est que ce travail jette les bases pour une véritable construction de formes programmatiquement inachevées.

Un premier exemple est le récit Storia burina (Histoire burine), un ensemble de fragments que Pasolini retravaille pour la publication d’Ali aux yeux bleus. Plus précisément, il revient sur le texte, en ajoutant un expédient fictionnel, qui lui permet de jouer sur le non-finito : le narrateur d’Histoire burine aurait trouvé un manuscrit, le Cid Burete, dans lequel il aurait repéré les informations nécessaires à son récit. Toutefois, sa source fictionnelle étant inachevée, il déclare être obligé d’interrompre la narration. Non seulement ce texte relève d’une suite de fragments, mais il est délibérément laissé sans conclusion.

Un deuxième exemple encore plus significatif est celui du déjà cité Rital et Raton, le seul récit expressément écrit pour Ali. Ce texte imite les aspects formels de la plupart des récits du recueil : structure fragmentaire, discontinuité du contenu, absence du dénuement, mais il revendique, surtout, son inachèvement :

Dans « le récit qu’on ne fera jamais » son visage [du père M.] sera minutieusement décrit (ou mieux « rendu ») : c’est en tout cas un visage qui exprime stupeur, enthousiasme, non sans ironie envers soi-même, gentillesse un peu haletante, timidité vaincue à travers l’action26.

Le portrait du personnage est donc remplacé par une description potentielle en forme d’ébauche. Rital et Raton montre ainsi comment, à partir d’un travail sur les épaves d’anciens projets, Pasolini se livre à des expériences littéraires inédites. Les caractéristiques formelles des appunti de Pétrole sont sûrement l’une des conséquences de ce procédé de valorisation des scories du processus de création.

Pasolini présente ses recueils comme des documents (La Divine Mimesis) ou comme une sorte de cimetière littéraire. Dans un poème pensé comme introduction à Ali aux yeux bleus, il se compare au joueur de harpe dans le film de Kon Ichikawa de 1956 (Le Joueur de harpe de Birmanie), qui renonce à rentrer au Japon après la guerre, car il veut enterrer les cadavres de ses compatriotes abandonnés en Birmanie. Comme lui, Pasolini « veut ensevelir » ses fragments et les personnages à peine ébauchés dans ces pages, les sous-prolétaires romains tant chéris par l’écrivain. Il se représente en « fossoyeur non baptisé » qui confie à son éditeur Garzanti « la tâche de préparer des tombes et des cercueils27 ».

Mais si ses fragments et ses personnages sont des cadavres qu’il ne veut pas oublier, son recueil est plutôt un musée funèbre soigneusement mis en place pour exposer les épaves de la création. Un musée qui, lorsque l’écrivain expérimente des formes inédites, se transforme en laboratoire, « le lieu le plus poétique du monde », comme le définissait lui-même28.

Pour une poétique des épaves

Les deux recueils Ali aux yeux bleus et La Divine Mimesis sont en réalité des exceptions. La plupart des épaves de l’écriture pasolinienne ont été publiées post mortem ou alimentent l’immense production clandestine qui accompagne l’œuvre connue de l’écrivain. Ou bien, ces déchets ont été résorbés par d’autres œuvres que celles dont ils étaient issus, en leur donnant une nouvelle lymphe vitale. Chaque projet naufragé finit ainsi par alimenter des créations successives. Les fragments, compris comme scories du processus d’écriture, sont donc consubstantiels au développement de l’œuvre de Pasolini qui se construit à partir de deux procédés mis en relief par Walter Siti : le déplacement et le michelangelesque « levare » (enlever)29. Siti, qui s’est occupé de l’édition des œuvres complètes de Pasolini, a remarqué que :

Il suffit de travailler quelque peu sur les tapuscrits de Pasolini pour être étourdi par la mobilité des textes, par la facilité dont ils transmigrent d’une structure à une autre, en formant des agglomérats toujours différents et généralement plus complexes par rapport au projet de départ30.

Et plus bas :

Les dernières rédactions des œuvres pasoliniennes […] sont en général le produit d’un levare […]. La disposition des matériaux elle-même est significative à ce propos : d’abord il y a la rédaction définitive, plus mince et mise au propre, et ensuite, toutes conservées, les rédactions précédentes par ordre chronologique inversé et en ordre croissant de volume. Comme si la forme obtenue à la fin « flottait » sur le magma dont elle est née31.

La Divine Mimesis elle-même est un exemple de cette façon particulière de créer : née d’un ancien projet, les premiers fragments qui en découlent viennent alimenter Ali aux yeux bleus, comme le montre le récit La Mortaccia, avant de se cristalliser dans le recueil/cercueil de Pasolini. Si ces fragments vaguent d’un projet à l’autre, l’idée inspiratrice de l’œuvre va encore plus loin, car elle est à l’origine de la longue digression infernale de Pétrole (Le Merde : Vision), ainsi que du dernier film du cinéaste : Salò ou les 120 journées de Sodome, organisé en gironi à l’instar de l’enfer dantesque.

Dans le laboratoire de Pasolini, les morceaux textuels ne sont pas les seuls à se déplacer d’une œuvre à l’autre, des noyaux conceptuels aussi, des thèmes, des idées structurelles. C’est pourquoi Pasolini arrive à concevoir la forme-ouverte qu’est Pétrole, où les inspirations les plus différentes peuvent cohabiter. Il n’est plus besoin de sacrifier des fragments de texte, d’en faire des scories. Les épaves de l’iter d’écriture sont intégrées par l’œuvre, qui ne cesse de faire naufrage pour émerger dans le magma de la création.

Notes de bas de page numériques

1  Pier Paolo Pasolini, La Divina Mimesis, Milano, Mondadori, « Oscar », 2006, p. 1 (notre traduction).

2  Pier Paolo Pasolini, Pétrole, trad. René de Ceccatty, Paris, Gallimard, « Du Monde Entier », 2006,p. 573-574.

3  Carla Benedetti, Pasolini contro Calvino. Per una letteratura impura, Torino, Bollati Boringhieri, « Temi », 1998, p. 158-170 (notre traduction).

4  Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1987, p. 7.

5  Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1987, p. 294.

6 Walter Siti, Silvia De Laude, Note e notizie sui testi, dans Pier Paolo Pasolini, Romanzi e racconti, vol. II, Milano, Mondadori, « I meridiani », 1998, p. 1954-1955 (notre traduction).

7  Walter Siti, Silvia De Laude, Note e notizie sui testi, dans Pier Paolo Pasolini,Romanzi e racconti, vol. II, Milano, Mondadori, « I meridiani », 1998, p. 1956 (notre traduction).

8  Voici la préface à La Divine Mimesis : « Je donne aujourd’hui ces pages à l’impression comme un " document ", mais aussi pour taquiner mes " ennemis " : en leur offrant une raison de plus de me mépriser, je leur offre en effet une raison de plus d’aller en Enfer », trad. Danièle Sallenave, Paris, Flammarion, 1980, p 7.

9  Pier Paolo Pasolini, La Divine Mimesis, Milano, Mondadori, « Oscar », 2006, p. 9.

10  Pier Paolo Pasolini, La Divine Mimesis, Milano, Mondadori, « Oscar », 2006, p. 71.

11  Paul Valéry,Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1467.

12  Pier Paolo Pasolini, La Divine Mimesis,Milano, Mondadori, « Oscar », p. 72.

13  Pier Paolo Pasolini, Pétrole, trad. René de Ceccatty, Paris, Gallimard, « Du Monde Entier », 2006, p. 306.

14  Pier Paolo Pasolini, Pétrole, trad. René de Ceccatty, Paris, Gallimard, « Du Monde Entier », 2006, p. 401.

15  Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, « Poétique », p. 150.

16  Jean Bellemin-Noël, Lecture psychanalytique d’un brouillon de poème, dans Essais de critique génétique, Flammarion, « Textes et manuscrits », 1979, p. 116.

17  Louis Hay, La littérature des écrivains. Questions de critique génétique, Paris, José Corti, « Les essais », 2002, p. 54.

18  Aurelio Roncaglia, Note philologique, dans Pier Paolo Pasolini, Pétrole, trad. René de Ceccatty, Paris, Gallimard, « Du Monde Entier », 2006, p. 601.

19  « Le Merde » est le surnom du jeune-homme protagoniste de cette digression. Pasolini emploie l’article masculin selon un usage linguistique assez fréquent en italien, notamment en dialecte romain, qui consiste à utiliser l’article masculin pour un substantif féminin s’il s'agit d'un surnom pour un homme. Cela a un effet comique. L’intitulé de cette séquence, « La Visione del Merda », est traduit en français par René de Ceccatty « Le Merde : Vision ».

20  Giuseppe Zigaina, Pasolini e l’abiura. Il segno vivente e il poeta morto, Venezia, Marsilio, « Saggi », 1993, p. 300.

21  Pier Paolo Pasolini, Pétrole, trad. René de Ceccatty, Paris, Gallimard, « Du Monde Entier », 2006, p. 200.

22  Pier Paolo Pasolini, Pétrole, trad. René de Ceccatty, Paris, Gallimard, « Du Monde Entier », 2006, p. 199.

23  Françoise Susini-Anastopoulos, L’Écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, Paris, PUF, 1997, « Écriture », p. 51.

24  Massimo Fusillo, L’incipit negato di Petrolio dans Contributi per Pasolini, par Giuseppe Savoca, Firenze, Olschki, « Polinnia », 2002, p. 40, (notre traduction).

25  Nous nous appuyons sur les reconstructions philologiques de Walter Siti et Silvia De Laude, Note e notizie sui testi, dans Pier Paolo Pasolini, Romanzi e racconti, vol. II, Milano, Mondadori, « I meridiani », 1998, p. 1953-1973.

26  Pier Paolo Pasolini, Romanzi e racconti, vol.II, Milano, Mondadori, « I meridiani », 1998, p. 868 (notre traduction).

27  Pier Paolo Pasolini, Le poesie, vol. I, Milano, Mondadori, « I meridiani », 2003, p. 1445. Nous traduisons de l’italien : « Comme un joueur de harpe de Birmanie/je veux les ensevelir, je ne veux pas les oublier./Quand j’aurai achevé mon devoir de fossoyeur non baptisé/en confiant à Garzanti la tâche de préparer des tombes et des cercueils,/j’irai en Italie errant avec un regard non moins fasciné/tandis que les cadavres des napolitains sifflotent encore à Rome ».

28  Pier Paolo Pasolini, C. suivi de Projet d’œuvre future, trad. Isabella Ceccaglini, Paris, Ypsilon, 2008, p. 30.

29  Michel-Ange a écrit à Benedetto Varchi : « J’entends par sculpturece que l’on obtient à force d’enlever », dans Paola Barocchi, Scritti d’arte del Cinquecento, vol. I, Milano-Napoli, Ricciardi, « La letteratura italiana », 1977, p. 82 (notre traduction).

30  Walter Siti, L’opera rimasta sola, dans Pier Paolo Pasolini, Le poesie, vol. II, Milano, Mondadori, « I meridiani », 2003, p. 1906.

31  Walter Siti, L’opera rimasta sola, dans Pier Paolo Pasolini, Le poesie, vol. II, Milano, Mondadori, « I meridiani », 2003, p. 1916.

Pour citer cet article

Daria Bardellotto, « Vers une poétique des épaves. Fragments, notes et appunti dans Ali aux yeux bleus, La Divine Mimesis et Pétrole de Pier Paolo Pasolini », paru dans Loxias, Loxias 41, mis en ligne le 05 juin 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7426.

Auteurs

Daria Bardellotto

Daria Bardellotto est née à Gênes en 1987. Après une licence à l’Università degli Studi de Milan en « Histoire et critique de la littérature italienne » (2009), elle a obtenu un Master en « Lettres, Arts et Pensée contemporaine » à l’Université Paris 7- Denis Diderot (2011). Actuellement inscrite en doctorat à l’Université de Poitiers, elle prépare une thèse en littérature comparée sur les espaces utopiques et dystopiques dans la littérature et dans le cinéma de Pier Paolo Pasolini, sous la direction de Christine Baron. Elle travaille aussi bien sur les textes édités que sur les documents d’archives (Fond Pasolini, Archivio Bonsanti, Florence).