Loxias | Loxias 40. Panaït Istrati, « l’homme qui n’adhère à rien » |  Panaït Istrati, « l’homme qui n’adhère à rien » 

Cecilia Condei  : 

Positionnement paratopique de Panaït Istrati, l’écrivain « qui n’adhère à rien »

Résumé

Notre propos touche la problématique de la paratopicité d’une œuvre, celle de Panaït Istrati qui illustre la conduite morale et discursive de « l’homme qui n’adhère à rien » pour proposer une articulation déjà nécessaire entre le contexte de l’œuvre, le statut de l’écrivain et ce qu’il produit dans le champ littéraire. Ce lien se concentre sur quelques aspects paratopiques : d’abord les formes de manifestation, ensuite les territoires disputés et finalement la paratopicité de l’écrivain et de son œuvre. À ce point nous proposons comme repère l’auto/bio/graphie où « auto » a le rôle de ponctuer le positionnement du sujet narrateur par rapport à son acte de narrer/écrire.

Index

Mots-clés : Istrati (Panäït) , paratopicité

Géographique : Roumanie

Chronologique : XXe siècle

Thématique : linguistique

Plan

Texte intégral

Démarche théorique

S’initier à l’univers des écrivains qui s’expriment dans une autre langue que celle maternelle se fait, le plus souvent, à partir des problématiques culturelles, avec le but déclaré de suivre les relations ou les influences qui se tissent entre cultures ou de noter la diversité ou la transition d’une culture à une autre. Parmi ces écrivains, un Roumain se place dans une position particulièrement intéressante.

Panaït Istrati, écrivain étranger d’expression française est un de ces milliers venus d’ailleurs, un « exilé du langage1 », un migrant (dans le sens de M. Lebrun et L. Collès2) et, après tout, celui qui « n’adhère à rien ». Si étrange dans le champ de la littérature qu’on a voulu lui appliquer vite un schéma typologique à verdict ferme : » le Gorki des Balkans ». Et depuis, bon nombre d’études sur son œuvre s’acharnent à confirmer/infirmer l’étiquette. Après d’innombrables qui est-il ? que dit-il ? que veut-il dire ? que fait-il ?, questions « entourant l’œuvre sans la toucher », l’analyse du discours propose une concentration sur l’œuvre non pas pour y voir une « “représentation”, un agencement de “contenus”3 », une agglomération qui, dans la situation d’Istrati, exprime plus ou moins les mentalités d’un coin de monde et des généralités démarcatives.

Peu d’études se sont concentrées sur le discours que l’œuvre tient sur le monde4 en vue de légitimer sa présence. Cette orientation de l’Ecole française d’analyse du discours, largement illustrée par Dominique Maingueneau, devient la nôtre.

Le discours littéraire se présente comme « discours constituant », dans le sens de Dominique Maingueneau, type de discours qui a une « source énonciative qui participe à la fois du monde ordinaire et des forces qui excèdent le monde des hommes5 ».

Celui qui énonce à l’intérieur d’un discours constituant ne peut se placer ni à l’extérieur ni à l’intérieur de la société : il est voué à nourrir son œuvre du caractère radicalement problématique de sa propre appartenance à cette société. Son énonciation se constitue à travers de cette impossibilité même de s’assigner une véritable “place”6.

Nous nous proposons donc, d’observer les éléments paratopiques de l’auteur et de son œuvre, ce qui nous oblige à intégrer l’œuvre istratienne dans « un dispositif de communication organisé7 ». L’intérêt pour le type d’éléments mentionnés conduit à l’observation de la paratopicité de l’écrivain, plus précisément du positionnement paratopique de l’écrivain et de son œuvre ainsi que de la dimension auto/bio/graphique de ses écrits. Nous jugeons ces éléments comme propices (à côté de plusieurs autres) pour constituer les bases d’une relecture de l’œuvre istratienne dont le but déclaré est d’identifier sa position dans le champ de la littérature de langue française.

Formes paratopiques

La paratopie est définie par Dominique Maingueneau8 comme une « localité paradoxale », en rapport étroit avec la constituance, une « localisation parasitaire ».

Nous considérons que dans la situation d’un écrivain venu d’ailleurs, le rapport avec la localisation paradoxale s’exprime à travers deux types de « mouvements » (l’expression est utilisée avec son sens figuré) : de l’extérieur vers le centre, sous l’influence des forces centripètes dont l’effet est d’intégration, de stabilité (précaire, mais stabilité, pourtant) ou de ce centre vers l’extérieur, résultat d’une action centrifuge qui ajoute à l’instabilité initiale un effet de distanciation et de différenciation persistant. Mais comment se reflètent ces mouvements dans le discours ? Celui-ci suit de près l’une ou l’autre de ces deux positions. La première génère un discours préoccupé de son perfectionnement en termes de passation de sens et de maniement stylistique, essayant d’anéantir toute trace discursive de la langue d’origine, la deuxième, par contre, est soutenue par un discours orienté vers l’espace langagier d’origine, se nourrissant constamment de cet espace. Le premier cas est illustré plutôt par Oana Orlea ou Maria Mailat, écrivaines roumaines d’expression française, le deuxième par Panaït Istrati. Nous avons déjà signalé le retour à l’espace langagier roumain que pratique Istrati d’une manière assidue, ainsi que les valeurs de ce plurilinguisme de l’œuvre9. Une chose est évidente : écrire en français et se positionner en tant qu’écrivain (non pas écrivain français) a signifié, pour Istrati, assumer une lourde tâche, avouée dans la préface à La maison Thüringer :

[…] je n’ai plus de flûte, j’ai une plume, à l’exemple de tous les écrivains de mon temps, qui écrivent non pas tant pour la passion que pour gagner leur vie, avec ces deux insuffisances à mon désavantage : 1. ils savent faire des « bouquins », alors que moi je ne sais guère ; 2. ils écrivent dans leur langue maternelle, tandis que je bûche comme un aveugle, me cognant la tête à toutes les règles d’une grammaire dont j’ignore le premier mot10.

La localisation paradoxale dont parle D. Maingueneau trouve dans la situation de Panaït Istrati des particularités saillantes. Une particularité réfère à la relation entre les lieux sociaux et le discours de l’œuvre. Plusieurs lieux revendiquent le discours de Panaït Istrati.

Territorialités disputées

Un bref regard sur tout ce qui signifie le discours de Panaït Istrati et son activité de publication (œuvres littéraires, articles de journaux, lettres ouvertes, conférences publiques, interviews, prises de position, etc.) distingue un positionnement difficile de ce discours dans des espaces parfois très différents l’un par rapport à l’autre. Nous remarquons trois espaces qui revendiquent le discours istratien.

Tout d’abord, l’espace social de la lutte prolétarienne espère cantonner l’œuvre d’Istrati à l’intérieur de ses frontières, où, au début du siècle, le combat était donné pour attirer des adeptes de la politique de l’Union Soviétique. Le lien Union Soviétique-Istrati est connu, nous rappelons le contexte : en 1927, l’écrivain retrouve à Paris Cristian Rakovski, d’origine bulgare, de nationalité roumaine, ayant une formation acquise en France, connaisseur de plusieurs langues et adepte du bolchévisme, devenu personnalité marquante à l’intérieur de l’Union Soviétique, et ambassadeur de celle-ci à Paris, mais exclu du Parti dirigé par Staline. Istrati et Rakovski se préparaient pour partir le lendemain pour Moscou. Un troisième était également présent à côté d’eux : Boris Souvarine, qui publie11 en 1981 une étude sur le thème du rapprochement de l’écrivain roumain du communisme et de l’Union Soviétique, entre autres, en évoquant cette soirée passée ensemble et l’enthousiasme d’Istrati à la veille de voyage.

Les adeptes du communisme veulent distinguer chez Istrati un discours qui plaide pour les mouvements de gauche. Mais quels sont les éléments qui suggèrent un tel positionnement discursif ? Ses discours de syndicaliste, les thèmes de ses récits et le discours autobiographique de Mes Départs, etc.

Pour moi, les individus sont les arbres que je touche quand je traverse la forêt. Certes, j’ai le souci des arbres, souci souvent héroïque, – et par là je suis plus ami que chrétien, – mais c’est la forêt qui me préoccupe. Et c’est par là que je suis révolutionnaire. Dans mes livres. Dans ma vie privée12.

Istrati traverse la Russie plein d’enthousiasme, mais entouré par des personnes qui veillent à ce que l’illusion de la perfection d’un système au service du peuple persiste. Le discours d’Istrati est sur mesure : enthousiaste et élogieux. Une première brèche dans sa conviction : Cristian Rakovski, déchu de ses droits, malade, offre une autre image que celle du bonheur. Boris Souvarine insiste sur les convictions communistes profondes de Rakovski qui détourne toute tentative d’Istrati de connaître la réalité du « régime pseudo-socialiste »13.

Le succès d’Istrati sur le sol soviétique est grand : un film est tourné en Ukraine inspiré de ses récits, on traduit ses œuvres et la critique littéraire soviétique réagit. P. Kogan, par exemple, voit dans les romans de Panaït Istrati « non seulement des histoires sur des gens du peuple et sur les impératifs de la conscience, mais aussi des tableaux des relations sociales où l’on reflète les monstruosités de l’ordre actuel14. » Cristian Rakovski, dont l’activité ukrainienne est liée, avant 1918, à la rédaction de Lupta (Le Combat) écrit dans la préface du volume La Famille Perlmutter : « Le nom de cet écrivain, surnommé Gorki français ( !) (il écrit en français) est Panaït Istrati […] Tout comme Gorki, s’inspirant de la vie du menu peuple, l’écrivain présente, d’une manière réaliste, des types appartenant à la classe ouvrière organisée15 ».

Deux ans plus tard, en 1929, Panaït Istrati explique sa position très clairement : « À ma classe même [la classe ouvrière] ne me lie que la souffrance qui vient de son ventre. C’est tout. Pour le reste, j’appartiens à la vie16. » Cet aveu rappelle celui daté Paris, 24 juin 1924, Mon crédo publié sous le titre À mes lecteurs de Roumanie dans la revue roumaine Adevarul litérar :

Mais aux vieux amis qui ont rempli les prisons nationales et avec qui j’ai souffert, je voudrais dire que jamais leur voie n’a été tout à fait la mienne, ni leurs choix entièrement les miens. Que je n’ai jamais pu m’adapter à un parti ; que ce n’est pas ma nature de me soumettre à une décision si elle ne me convient pas : et que si tout le pouvoir du monde était entre mes mains, je en saurais qu’en faire, étant convaincu qu’on peut prendre à l’homme mais non lui donner de force17.

Dominique Maingueneau souligne que « beaucoup d’écrivains et non des moindres, se retirent au désert, récusant toute appartenance à la vie littéraire ; mais leur retrait ne prend sens qu’à l’intérieur de l’espace littéraire dont ils tirent leur identité18. »

Panaït Istrati a une autre façon de « se retirer », non pas dans le désert, mais dans la quête. On a voulu voir dans ses écrits et son comportement le type de l’écrivain engagé dans la lutte du peuple, mais cela restreint le domaine. Il est engagé, comme il l’avoue lui-même, à vivre intensément. N’importe où et avec n’importe quel Ami : » Je suis prêt à aimer n’importe quel homme libre !19 »

Nous observons aussi que les espaces géolinguistiques se le disputent continuellement. La ville natale, Braïla, s’inscrit comme élément para-topique en soi, de par sa composition ethnique et sociale. Enfant, il a des compagnons de plusieurs nations, dans le petit bourg roumain de province, où le bi- ou trilinguisme est tout aussi habituel que la poussière de la rue :

Je commençais par contempler de loin tout ce monde ; puis j’allais me mêler aux gamins des quatre ou cinq nations qui habitaient la ville, et je pris goût à leurs jeux. J’aimais surtout les voir se baigner, tous nus comme de petits diables bruns20.

Istrati même se sent lié à plusieurs territoires géographiques de par l’origine de ses parents : la mère est roumaine et le père, grec. Dans un milieu multilingue, parler plusieurs langues est un geste du quotidien. L’amitié avec Nikos Kazantzakis, Josué Jéhouda, Mihaïl Mihailovitch Kazanski, Cristian Rakovski, etc., lui assure, en tant que personne civile, une ouverture vers des espaces géographiques et culturels variés. À l’écrivain autobiographe, ces amitiés procurent une permanente errance, partagée par les personnages qui s’en nourrissent. Ainsi, Dragomir, le frère cadet de Kyra, quitte Braïla pour Constantinople, arrive à Beyrouth, ensuite à Damas, à Ghazir, village libanais, traverse Dlepta, Harmon, Malmetein, les côtes de la Méditerranée, pour revenir à Braïla. Mais le désir de voyager est plus fort et le pousse à continuer. Un mariage malheureux accentue ce désir et Dragomir, devenu Stavro, part pour Egypte. La mobilité est la caractéristique principale de sa paratopicité. Adrien Zograffi, le personnage qui donne le nom au cycle manifeste le même désir de voyager, sa paratopicité est liée, elle aussi, à la mobilité, aux déplacements. Il quitte Braïla, ses chemins traversent la région, franchissant les frontières : Braïla, Bucarest, Le Caire et Alexandrie, Grèce, Naples, Marseille, Mandchourie. Le désir de se déplacer lui réserve une place marginale : 

Loin, mon ami. Loin, ma mère. Et moi, qu’est-ce que je fais ici ! Je pense à notre foyer, humble, mais propre, douillet. Je pense aux camarades de mon âge, presque tous mariés, chacun dans sa famille, à son travail. Pourquoi cette malédiction de ne pas pouvoir faire comme eux, comme tout le monde ? 21 

Enfin, ce sont les deux grands espaces littéraires qui se posent comme lieux de l’œuvre. Mais la mobilité est une position emblématique et l’œuvre bascule sans cesse entre deux territoires littéraires : français et roumain. Un long débat, prolongé tard après la mort de l’auteur s’exerce autour de ce problème. La maison d’édition Rieder, publiant le premier texte d’Istrati (Kyra-Kyralina, 1924) le présente au public comme « prosateur français contemporain ». En 1992, la maison d’édition Gallimard, dans une note d’éditeur explique son option pour la réédition d’Oncle Anghel dans la collection L’Étrangère :

Son œuvre […] est aujourd’hui hautement revendiquée par la Roumanie et la mémoire d’Istrati y est honorée comme celle d’un écrivain roumain d’expression française. C’est pourquoi il n’est pas abusif de publier Oncle Anghel dans “L’Étrangère”, même si, aux yeux de beaucoup, Panaït Istrati appartient à la littérature française22 .

Les critiques littéraires roumains essaient, dans les années 1930, de découvrir un territoire fixe pour déposer ses écrits. Les critères qu’ils trouvent tournent autour de la langue de l’œuvre. Ovid Densusianu, par exemple, affirme sans réserve que si un écrivain écrit en français il est écrivain français, s’il écrit en roumain, c’est un roumain23. Tudor Vianu, un autre critique illustre, partage l’opinion, non sans regret pour l’existence française de Kyra Kyralina, ce qui fait d’ailleurs Pompiliu Constantinescu. Quant à G. Calinescu, le plus grand, il est très tranchant : « Panaït Istrati ne sera jamais écrivain roumain », même s’il écrit en roumain24. Et ce, pendant qu’en France il continue à être le « Gorki des pays balkaniques ».

Paratopicité de l’écrivain et de l’œuvre

La modalité de la paratopie istratienne se construit sur un écart biographique : l’errance, l’impossibilité de se fixer, comme représentation d’une localité paradoxale qui est en même temps le résultat d’une localisation et d’une délocalisation. L’errance n’est pas sans finalité projetée et obtenue : connaître le monde, le monde ami, chercher des ressemblances dans ce monde. Auteur et personnages sont en route permanente.

Positionnement paratopique de l’écrivain - haïdouc

Sur les haïdoucs roumains, un regard venu de l’extérieur retient un fil conducteur intéressant qui touche Istrati. Monique Jutrin Klener trace une courte évolution sémantique du terme de hors-la-loi roumains : « Dans le personnage du haïdouc se confondent le brigand, le justicier, le condottiere, le révolutionnaire, plus tard le patriote25 », ce qu’on retient sur le compte des personnages istratiens c’est leur sentiment de justice sociale, morale etc. La littérature populaire roumaine développe des ballades, ou chants haïdoucs, qui font l’éloge des exploits de ces vaillants. Le haïdouc est ainsi un héros préféré du peuple. La tradition exploite sa figure pour créer un équilibre social : le haïdouc réfugié dans la forêt roumaine (le codrou) ne fait que rendre justice : prendre des riches ce qu’il faut donner aux pauvres qui ont travaillé pour que les riches soient riches. Cette image schématique et fort incomplète prend couleur dans les récits d’Istrati et constitue un élément de sa paratopie prolongée dans celle de ses personnages. Cosma, le vaillant, Elie, le sage, Jérémie, le jeune, Movila, Gheorghiache, beaucoup d’autres hommes vaillants, vivent hors de la loi et de la société. Floarea Codrilor, la femme haïdouque, capitaine de bande (Présentation des haïdoucs) vient se joindre à eux.

Le côté haïdouc de l’écrivain ne consiste pas seulement dans la peinture qu’il fait de ses personnages ou dans une ressemblance extérieure. Un lien réel existe, un ancêtre, selon son témoignage, a été haïdouc. Sa figure est celle de Cosma (Oncle Anghel). Mais ce que Panaït Istrati a comme esprit haïdouc c’est son engagement permanent contre les institutions de l’Etat et les instances politiques, le fait qu’il reste jusqu’à la fin de sa vie « l’homme qui n’adhère à rien » qui garde son esprit de révolté et d’homme libre.

L’interaction, comme élément du positionnement paratopique

Panaït Istrati est un écrivain qui communique à son public toutes les phases de son devenir d’écrivain et tous ses moments difficiles. Le discours littéraire istratien est en perpétuelle construction. D’ailleurs, dans une lettre adressée à Jean Guéhenno et traduite par Alexandru Talex26, Panaït Istrati affirme être écrivain sans vraiment vouloir l’être. La prise de conscience de ce rôle devient sujet à traiter avec son public lecteur. L’interaction est un élément constitutif. Les préfaces sont la preuve d’un tel dialogue, comme le fait Kyra-Kyralina ou les articles publiés dans les Nouvelles littéraires ou dans la revue Europe.

Les quelques mots de la préface à Pour avoir aimé la terre adressés aux lecteurs s’organisent en deux parties :

Les hommes qui luttent pour la liberté et la justice trouveront dans ces pages ma plus sincère contribution.
J’ai entièrement refondu celles qui donnent le titre à cette plaquette et qui avaient paru précédemment dans les Nouvelles littéraires, leur supprimant ce qu’elles comportaient d’éphémère et augmentant considérablement d’inédit le texte primitif.
Au contraire, les pages de Confiance, qu’on trouvera ici, je les ai laissées telles qu’elles avaient paru dans Europe.
Les deux articles situent ma position de révolté sentimental. Je pourrais en varier les formes. Je ne saurais dire plus : les cris du cœur ne s’expliquent pas27.

La position de l’écrivain se manifeste dans les paragraphes 1 et 4, et l’explication du processus d’organisation scripturale apparaît dans les paragraphes 2 et 3.

Pour avoir aimé la terre, explique d’un côté, la position d’écrivain inscrite dans la vie réelle et de l’autre, la position de l’œuvre, œuvre de Révolté, placée sous le signe de la Vérité. La position d’écrivain détermine l’évocation de son début littéraire encouragé par Romain Rolland (surnommé « le sorcier ») dans un moment difficile retenu par tous les biographes : la tentative de suicide et la lettre encore non expédiée à Romain Rolland que le personnel de l’hôpital de Nice, où échoue le suicidaire, trouve dans ses poches et se charge de faire parvenir au destinataire. Istrati même évoque cette histoire et son début littéraire maintes fois et sous divers habits métaphoriques :

À un dangereux tournant, comme je surgissais couvert d’écume sanglante, un sorcier me barra la route et m’offrit une magnifique caravelle :
– Assez de ténèbres ! Va, en pleine lumière, à la vue du monde !
J’embrassais la main du sorcier et le pavillon de la caravelle :
– Merci ! Il faut donc que je continue ?
– De plus belle !
– Ce sera, alors, comme ce fut jusqu’ici : pour le monde !
Le sorcier avala un sourire amer :
Et il plongea dans les flots.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
L’admirable, la séduisante, la trompeuse littérature ! Toutest littérature !
Mais je m’aperçois que j’ai abandonné le fil de mes réflexions/ Permettez-moi de revenir à Baldovinesti28 .

Pour Panaït Istrati dire la vérité se confond avec la création littéraire. La vérité soutient ses écrits :

Je n’ai nulle envie de faire en ce moment de l’exécrable littérature. Je raconte ma vie, qui est sacrée. J’ai vécu toutes mes découvertes, comme toutes les séparations, les payant toujours très cher, les unes et les autres. Il le fallait bien. Autour de moi, ignorance et oppression se donnaient la main pour rendre l’homme ignoble et la terre inutile29.

Position paratopique de l’œuvre

Dans le fil du parcours proposé par Pierre Bourdieu pour illustrer le thème de la parenté de l’écriture avec la mort, Panaït Istrati fait une brèche.

Michel Foucault met en discussion le rapport de l’œuvre avec son auteur en évoquant soit le rôle de l’œuvre de perpétuer une existence, par exemple celle du héros, ou de maintenir la vie, comme le font les récits de Shéhérazade, soit l’action destructive de l’œuvre par rapport à son créateur « L’œuvre qui avait le devoir d’apporter l’immortalité a reçu maintenant le droit de tuer, d’être meurtrière de son auteur. Voyez Flaubert, Proust, Kafka30. »

La situation d’Istrati est totalement différente. Comme conséquence, une paratopie créatrice aux éléments identitaires. L’écriture le sauve, la lettre-récit que le personnel de l’hôpital envoie à Romain Roland lui re-donne la vie. Et l’auteur, au lieu de s’effacer ou de succomber dans les pages de ses œuvres, au contraire, l’auteur fait d’elles les piliers de sa vie réelle, civile.

Auto/bio/graphie véhiculée par les écrits

Le caractère autobiographique se clarifie dans l’acte de « mettre en évidence une dimension constitutive de toute création31 ». Bio/graphie, ou « écrire la vie », se complète dans les œuvres de Panaït Istrati avec une tendance tout aussi notable d’écrire la biographie d’un individu qui fait partie d’une collectivité, celle d’origine. Bio/graphie devient pour nous auto/bio/graphie où « auto » a le rôle de ponctuer le positionnement du sujet narrateur par rapport à son acte de narrer/écrire. Ce rapport ne repose pas sur la simple coïncidence de nom de l’auteur avec son personnage ou des faits de sa vie réelle avec celles des personnages, mais sur le sens qu’on donne à sa vie, identique à celui qu’on donne à l’acte d’écrire.

Dans une Réponse ouverte à une lettre mi-fermée (titre générique Confiance) Panaït Istrati formule en termes d’adresse directe les points d’appui de sa position d’écrivain dévoilée par ses écrits :

Ce qui reste à faire ? Essayer, individu, d’aider, d’améliorer, de sauver des individus. Pour ma part je n’ai jamais cherché autre chose, et je me donne beaucoup de peine pour cela, aussi bien dans mes livres que dans ma vie privée […] Je me sens tout aussi mal à l’aise, vous voyant philosopher avec moi sur le thème de la « faillite des Évangiles », sur celui de « l’humanité que nous cherchons » et des « gros » qui mangeront les petits. Un excellent ami, médecin bourgeois très humain, m’a dit un jour que tout cela c’est la biologie et que j’ai tort de vouloir changer l’ordre des choses.
Je ne connais pas la biologie, ni les Évangiles. Il se peut que je vous aie tous beaucoup réjouis en écrivant mon dernier livre, où, peut-être, ne me suis-je pas clairement exprimé. Étant un ouvrier authentique, il m’arrive fréquemment de mettre le pied dans le plat. Parfois je bredouille. Souvent j’écume. Mais je sais toujours ce que je veux. Et cent fois vous me jetteriez en bas du toit, autant de fois je retomberais sur mes pattes. Sachez donc que mon dernier livre ne se prête pas à la philosophie et que je ne l’ai pas écrit à votre intention32.

Le destinataire direct du message est une dame bourgeoise qui avait été émue après la lecture du livre Vers l’autre flamme qui dévoilait, suite à sa visite en URSS ce qu’Istrati a nommé « l’actuelle dictature du prolétariat », une déception par rapport à ses convictions qui l’oblige à « faire table rase de tout esprit révolutionnaire33 ».

En guise de conclusion, nous insistons sur le mode d’appréhension de l’œuvre, et suivant les traces de Pierre Bourdieu (Qu’est-ce qu’un auteur ?) soulignons que nous n’avons pas voulu décrire Panaït Istrati, ni chercher à restituer ce qu’il avait dit, mais interroger ses livres. Même plus, voir comment l’œuvre commence à participer aux événements de la vie, comment elle émerge dans la vie de son auteur. La relation bio/graphie évoquée par D. Maingueneau prend encore plus de pertinence grâce au « cas » Panaït Istrati. La vie de l’écrivain est toujours visible dans l’ombre limpide de son écriture et l’écriture se construit, pour lui, sous forme de vie. Si l’écriture est soumise à l’oubli, comme l’affirme avec justesse Foucault34 et si l’auteur disparaît, alors il faut accepter (métaphoriquement) que l’écriture d’Istrati, avec son trop-plein biographique disparaît périodiquement et pour des laps de temps bien définis : les intervalles entre deux lectures.

Notes de bas de page numériques

1  Le propos d’Anne Rosine Delbart nous conforte, nous parlerons donc « des écrivains de langue maternelle non française qui ont choisi le français comme langue exclusive ou alternative d’expression », Les Exilés du langage. Un siècle d’écrivains français venus d’ailleurs (1919-2000), PULIM, coll. Francophonie, 2005, p. 14

2  Luc Collès et Monique Lebrun, La Littérature migrante dans l’espace francophone. Belgique-France-Québec-Suisse, Intercommunication et E.M.E, 2007.

3  Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire, Dunod, 1993, p. 19.

4  Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire, p. 20.

5  Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Armand Colin, 2004, p. 47.

6  Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, p. 52.

7  Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire, p. 21.

8  Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, p. 52.

9  Cecilia Condei, « Auto/bio/graphie et rites légitimes illustrés dans les œuvres des écrivains roumains d’expression française », Cahiers de linguistique. Revue de sociolinguistique et de sociologie de la langue française, Anne-Rosine Delbart, Sophie Croiset (éd.), 2009 [2010]-35/1, E.M.E., pp. 55-67.

10  Panaït Istrati, La maison Thüringer. Le bureau de placement. Méditerranée, Gallimard, coll. Folio, 1984, p. 8.

11  Il s’agit de Kontinent, 1981, 29, pp. 209-222 et 28, pp. 221-245. Nous utilisons un texte traduit du russe en roumain par Livia Cotorcea et publié par Zamfir Balan dans un recueil de documents Panaït Istrati. Omul care nu aderă la nimic. Documente din Rusia sovietică, Brăila, Edition Istros-Muzeul Brăilei, Casa Memorială Panaït Istrati, tomes 1 et 2, 1992. La traduction en français des textes cités nous appartient.

12  Panaït Istrati, Nerrantsoula.Tsatsa-Minnka. La famille Perlmutter. Pour avoir aimé la terre, Gallimard, coll. Folio, 1997, p. 417 (en italiques dans le texte).

13  Boris Souvarine, Panaït Istrati et le communisme, in Zamfir Balan (éd.) Panaït Istrati. Omul care nu aderă la nimic. Documente din Rusia sovietică, édition conçue et préparée par Zamfir Bălan, Editura Istros-Muzeul Brăilei, Casa Memorială Panait Istrati, vol. 2,1996, p. 15 (notre traduction).

14  Revolutjia I Kultura, 1927, pp. 72-76, cité dans Panaït Istrati. Omul care nu aderă la nimic. Documente din Rusia Sovietică, p. 46 (notre traduction).

15  Panaït Istrati şi Johué Jehouda, Moscova-Leningrad, Editura de Stat, 1927, pp. 7-8, cité dans Zamfir Bălan (éd), Panaït Istrati Omul care nu aderă la nimic. Documente din Rusia Sovietică, p. 38 (notre traduction).

16  Panaït Istrati, Nerrantsoula.Tsatsa-Minnka. La famille Perlmutter. Pour avoir aimé la terre, p. 408.

17  Panaït Istrati, Oncle Anghel, Mos Anghel, édition bilingue conçue et préparée par Zamfir Bălan, Editura Istros-Muzeul Brăilei, Casa Memorială Panaït Istrati, 1995, p. 385.

18  Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Armand Colin, 2004, p. 70.

19  Panaït Istrati, Oncle Anghel, Mos Anghel, édition bilingue conçue et préparée par Zamfir Bălan, p. 385.

20  Panaït Istrati, Kyra-Kyralina, Rieder, 1924, p. 130.

21  Panaït Istrati, Codine, Mikhaïl. Mes départs. Pêcheur d’éponges, Gallimard, 1997, coll. Folio, p. 366.

22  Panaït Istrati, Oncle Anghel, Gallimard, coll. L’Étrangère, p. 5.

23  Gabriela Maria Pintea, Panaït Istrati, Cartea Romaneasca, 1975, p. 59.

24  G. Calinescu, Istoria literaturii romane, maison d’édition Minerva, 1985, p. 969 (notre traduction).

25  Monique Jutrin Klener, Panaït Istrati : un chardon déraciné, écrivain français, conteur roumain, Maspéro, 1970, p. 177, cité par Jeanne-Marie Santraud, Elisabeth Geblesco, Catherine Rossi, Monique Jutrin-Klener, Martha Popovici, Hélène Lenz, Daniel Lerault (éd.), Les Haïdoucs dans l’œuvre de Panaït Istrati, L’Harmattan, 2002, p. 43.

26  Alexandru Talex, Cum am devenit scriitor, Bucuresti, Florile Dalbe, 1998, vol. 2, p. 163.

27  Panaït Istrati, Nerrantsoula.Tsatsa-Minnka. La famille Perlmutter. Pour avoir aimé la terre, Gallimard, coll. Folio, 1997, p. 387.

28  Panaït Istrati, Nerrantsoula.Tsatsa-Minnka. La famille Perlmutter. Pour avoir aimé la terre, pp. 390-391.

29  Panaït Istrati, Nerrantsoula.Tsatsa-Minnka. La famille Perlmutter. Pour avoir aimé la terre, p. 398.

30  Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63e année, no 3, juillet-septembre 1969, pp. 73-104. (Société française de philosophie, 22 février 1969 ; débat avec M. de Gandillac, L. Goldmann, J. Lacan, J. d’Ormesson, J. Ullmo, J. Wahl.) http://1libertaire.free.fr/MFoucault349.html (cons. le 15 décembre 2012).

31 Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire, p. 46.

32  Panaït Istrati, Nerrantsoula. Tsatsa-Minnka. La famille Perlmutter. Pour avoir aimé la terre, Gallimard, coll. Folio, 1997, pp. 407-408.

33  Panaït Istrati, Nerrantsoula. Tsatsa-Minnka. La famille Perlmutter. Pour avoir aimé la terre, p. 406.

34  Michel Foucault, « Qu'est-ce qu’un auteur ? », http://1libertaire.free.fr/MFoucault349.html (cons. le 15 décembre 2012).

Pour citer cet article

Cecilia Condei, « Positionnement paratopique de Panaït Istrati, l’écrivain « qui n’adhère à rien » », paru dans Loxias, Loxias 40., mis en ligne le 04 mars 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7354.

Auteurs

Cecilia Condei

Cecilia Condei, maître de conférences, Département de langues romanes et communication, Université de Craiova (Roumanie) est spécialiste en analyse du discours, notamment celui des écrivains d’entre deux langues, préoccupation mise en évidence par la thèse de doctorat (soutenue en 2000) sur un corpus extrait de l’œuvre de Panaït Istrati. Coordinatrice d’activités universitaires de recherche (cinq projets internationaux, dont quatre portant sur les écrivains étrangers d’expression française), membre associée du Centre Interlangues, Texte, Image, Langage, EA 4182, Université de Bourgogne, auteure de plus de 90 publications (livres, études, articles), directrice de la collection Didactique des langues, Maison d’édition Universitaria, elle a participé à 21 colloques et séminaires de recherche à l’étranger (Belgique, France, Canada, Tunisie, Algérie, Croatie, République de Moldova, Espagne) et à plus de 40 en Roumanie.