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Linda Sahmadi  : 

Jane Eyre : l’évangile de l’indépendance ?

Résumé

Le premier roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre, publié en 1847 sous le pseudonyme de Currer Bell, a fait l’objet de nombreuses études critiques, traitant tantôt du parcours bunyanesque (traditionnel et détourné) de l’héroïne éponyme, tantôt de la relation qui unit la gouvernante à son maître, tantôt aussi de l’hybridité générique de cette œuvre polysémique. Rares sont les études qui s’attardent sur le problème de l’argent qui, selon nous, constitue la source des tribulations de la jeune femme. Dépourvue de toute richesse, Jane se retrouve à la merci de toutes les personnes qu’elle rencontre sur son chemin de vie. Charlotte Brontë se laisse prendre à un jeu pervers dans lequel son personnage féminin doit gagner, en son âme et conscience, les moyens d’une existence décente. Bonheur rime alors avec labeur, et indépendance avec subsistance. Nous allons tenter de montrer dans ce court article les ressorts de cette quête d’émancipation féminine. Quand la morale victorienne adopte les principes de l’évangile de la richesse, le produit de cette formule ne peut entraîner que controverse…

Index

Mots-clés : argent , Brontë (Charlotte), émancipation, femme, morale victorienne

Géographique : Grande-Bretagne

Chronologique : XIXe

Plan

Texte intégral

Comme le fait remarquer Béatrice Didier dans son introduction à son ouvrage intitulé L’Écriture-femme1, le facteur social est d’une importance capitale lorsque l’on veut étudier la création artistique féminine. Il l’est encore plus lorsque l’on souhaite explorer le lien quasi-tabou mais pourtant existant qui unit la création artistique féminine d’une part et le motif monétaire d’autre part. Jane Eyre ne fait pas exception à cette observation. Chez Charlotte Brontë, l’argent peut être considéré plus comme une toile de fond, un leitmotiv que comme moteur artistique. Il ne constitue pas le thème-cœur de son roman, dont l’initiation au sens d’apprentissage est au centre des considérations de la romancière, mais un moyen, un outil, un adjuvant dans cette quête de soi, et va permettre d’étayer une réflexion embryonnaire sur la situation de la femme dans la société victorienne.

Tout au long du roman (dont les étapes sont retracées rétrospectivement par une Jane adulte, mariée et mère dans un récit à la première personne) sont parsemées des considérations pécuniaires non négligeables d’un point de vue thématique certes, mais aussi et surtout d’un point de vue sociologique. En effet, tantôt elles s’immiscent dans les échanges entre Jane et son maître, échanges caractérisés par une verve humoristique qui trahit quelque peu les opinions plus ou moins cachées ou réprimées de l’écrivain à travers son ironie patente ; tantôt elles concernent plus sérieusement la situation diégétique de l’héroïne qui se trouve, depuis son enfance jusqu’à son jeune âge adulte, confrontée à la dureté du monde victorien.

Notre article tâchera d’apporter une description critique des diverses étapes de la vie de Jane durant lesquelles le manque d’argent est symptomatique de la précarité sociale des femmes qui déteint de façon indélébile sur la personnalité de l’héroïne. Notre développement suit donc peu ou prou la chronologie diégétique. Cette approche linéaire est primordiale dans notre réflexion sur le lien qui unit Jane à l’argent car, globalement, cette linéarité témoigne du paradigme social qui avait cours à l’époque victorienne et dont Jane se fait la porte-parole.

En manque d’argent

L’enfance de Jane se caractérise par un manque vital d’argent. Elle est complètement dépourvue de ressources financières qui la rendent extrêmement vulnérable. Que ce soit dans sa famille d’adoption, les Reed, ou au pensionnat pour filles de Lowood, Jane se sent et est constamment à la merci d’autrui.

Jane est une orpheline : ses parents sont morts alors qu’elle n’était qu’une toute petite fille. Cet état orphelin – qui n’est pas exceptionnel dans la littérature du XIXe siècle et est même une des conditions du Bildungsroman – va la marquer, la traumatiser de telle sorte que Jane sera en manque de repères stables dans un univers où elle est persuadée de ne pas avoir sa place : « I was a discord at Gateshead2 » (p. 12). Cette impression d’étrangeté – au double sens d’étrange et d’étranger – voire d’aliénation trouve sa source dans la demeure des Reed où Jane ne parvient pas à se faire une place en son nom. Son jeune cousin, John Reed, de quatre ans son aîné, n’a de cesse de lui marteler à coups de poings et d’insulte (tout aussi violents les uns que les autres) son infériorité et sa dépendance :

‘You have no business to take our books; you are a dependent, mamma says; you have no money; your father left you none; you ought to beg, and not live here with gentlemen’ children like us, and eat the same meals we do, and wear clothes at our mamma’s expense3. (p. 8)

Ainsi John se joint à sa « mamma » pour rappeler à l’intruse à quel point sa présence à Gateshead est un véritable supplice pour lui et sa famille. John ne supporte pas que Jane s’approprie ce qui lui revient de plein droit, du moins ce qui lui appartiendra lorsqu’il en héritera à la mort de sa mère. A l’instar du livre que John jette à la figure de Jane :

‘Now I’ll teach you to rummage my book-shelves; for they are mine; all the house belongs to me, or will do in a few years. Go and stand by the door, out of the way of the mirror and the windows’.

I did so, not at first aware what was his intention ; but when I saw him lift and poise the book and stand in act to hurl it, I instinctively started aside with a cry of alarm : not soon enough, however ; the volume was flung, it hit me, and I fell, striking my head against the door and cutting it. The cut bled, the pain was sharp […]4 (p. 8 ; italique de l’auteur, mais notre soulignage)

Dès son jeune âge, le garçon sait qu’il a droit à la fortune familiale. Ce privilège financier lui confère une assurance et une arrogance qui horripilent la petite Jane, horrifiée face à ce jeune garçon qui pense détenir un droit de vie et de mort sur sa sujette moins privilégiée. Cette supériorité masculine n’empêche pas Jane de nourrir des sentiments de haine, de répulsion et de dégoût envers son cousin, ni même de menacer avec virulence son oppresseur : « ‘You are like a murderer – you are like a slave-driver – you are like the Roman emperors’5 » (p. 8).

De plus, la supériorité financière de John se retrouve bizarrement dans le rapport de force qui l’oppose à sa cousine sur un plan physique. Comme s’il existait une corrélation entre supériorité physique et supériorité financière-sociale et, de facto, une différence quasi naturelle entre l’homme d’un côté et la femme de l’autre. Jane au physique ingrat et désavantageux serait dans cette optique la victime naturelle de sa bourse tout aussi maigre. Le physique fonctionnerait ainsi comme miroir de la réalité sociale de l’individu. On comprend pourquoi Jane ressent un mal-être constant vis-à-vis de son corps. Ce dernier ne lui permet pas de supporter ce combat de brutes cupides. La solution reste la soumission, une option que Jane ne se résout pas à adopter définitivement.

Un monde de bienfaiteurs

Se taire et acquiescer, voilà, semble-t-il, le sort réservé aux pauvres gens, et cela est d’autant plus vrai pour une femme victorienne. Jane enfant l’apprend à ses dépens : l’argent constitue un bouclier très résistant face aux remontrances acerbes de la société. Cependant, se soumettre en silence aux caprices tyranniques d’un Néron en puissance est loin d’être une mince affaire pour une petite enfant en mal d’amour. Et ce n’est pas sans compter les tentatives répétées et acharnées de ses tante et cousins pour la réduire au silence, pour ne pas dire au néant. Car Jane est comme annihilée et réifiée, à tel point que Jane doute de son droit à l’existence. Mérite-t-elle vraiment de continuer sur cette terre, honnie et piétinée comme elle l’est par son sang ? La mort ne serait-elle que l’unique héritage que ses parents lui auraient légué à leur mort ? Pour Jane, la mort, une autre forme de silence, est inenvisageable. Elle doit endurer tant qu’elle le peut, jusqu’à l’âge adulte, quand elle pourra enfin quitter sa famille d’adoption pour finalement rejoindre un autre univers concentrationnaire : « ‘If I had anywhere else to go, I should be glad to leave it ; but I can never get away from Gateshead till I am a woman’6 » (p. 20).

Pour l’instant, il lui faut être reconnaissante pour toute la générosité et la bonté prodiguées par sa tante « bienveillante ». L’on sent l’ironie cinglante et le cynisme froid dont fait preuve Charlotte Brontë à l’encontre de cette tante détestée et détestable. Cette éternelle reconnaissance aveugle, c’est ce que n’arrêtent pas de lui rabâcher tous ceux qui l’entourent, à commencer par sa tante et ses cousins, mais aussi Mr Brocklehurst, l’autre grand philanthrope du roman, ainsi que, ironie totale, les domestiques à Gateshead. En effet, Bessie et Abbot encore plus s’allient à leur maîtresse pour rabaisser la petite Jane et pour enfoncer le couteau dans une plaie déjà béante et infectée par les mesquineries de ses cousins. Si Jane est encore en vie et a la chance d’avoir un toit sur la tête, et a échappé au sort moins désirable et enviable des indigents, c’est avant et surtout grâce à sa tante :

‘You ought to be aware, Miss, that you are under obligations to Mrs Reed she keeps you: if she were to turn you ff, you would have to go to the poorhouse.’ I had nothing to say to these words: they were not new to me: my very first recollections of existence included hints of the same kind. This reproach of my dependence had become a vague sing-song in my ear ; very painful and crushing, but only half intelligible. Miss Abbot joined in : -‘And you ought not to think yourself on an equality with the Misses Reed and Master Reed, because Missis kindly allows you to be brought up with them. […]7 (p. 10)

Cela donnerait de facto tous les droits sur sa nièce dont, de son propre aveu, Mrs Reed n’a jamais voulu. On se trouve donc devant une situation doublement ironique : d’une part, Jane doit recevoir des leçons de la part des domestiques qui, par définition, sont situées sur un échelon social inférieur et donc devraient faire preuve d’humilité. Celles-ci prennent le parti de leur maîtresse en espérant peut-être bénéficier de traitements de faveur, ou du moins, oublier leur propre condition de dépendantes. D’autre part, la tante, qui se fait passer pour une âme généreuse, dénigre l’objet même de son altruisme auto-proclamé.

Charlotte Brontë use donc d’une ironie virulente envers ces bienfaiteurs et autres gens qui se réclament de cette race supérieure et unique : les philanthropes. Jane exprime ce que Charlotte Brontë ne pouvait décemment dire tout haut : son statut de femme ne lui donnerait pas droit à la parole pour critiquer le système social en place, système qui reposait en grande partie à l’époque victorienne sur l’inégalité entre les pauvres et les riches. En d’autres termes, cette philanthropie est un masque qui dissimule une attitude hautaine et condescendante. Selon la célèbre pensée de Pascal :

Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre. On s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public ; mais ce n’est que feindre, et une fausse image de la charité ; car au fond ce n’est que haine.8

C’est une façon pour les gens plus fortunés de dominer ceux qui n’ont pas eu la bonne chance de naître dans une bonne famille, de garder sous leur joug des miséreux qui n‘ont pas les moyens de se défendre. Cela n’étonnera pas le lecteur que Jane s’emporte facilement dès qu’on lui débite le même refrain.

L’on notera d’ailleurs une note humoristique qui vire au sarcasme et au cynisme lorsque Mr Brocklehurst, l’autre âme charitable, fait la morale à Jane. Devoir de reconnaissance et de gratitude – voilà la sempiternelle ritournelle qui agace l’enfant qui ne comprend pas ce manque total de cohérence entre le dire et le faire de ces personnages. En effet, on assiste, avec Jane, au décalage délétère qui sépare leurs actes et leurs paroles. Le séjour de Jane à Lowood confirme l’hypocrisie sociale dont font preuve ces nantis qui se complaisent dans leur petit confort personnel au détriment des plus vulnérables. Sa gestion de l’institution charitable qu’est Lowood est loin d’être en adéquation avec son appellation. Les pensionnaires de Lowood font les frais au quotidien de l’avarice de leur soi-disant sauveur : froid et faim rythment leurs journées de misère.

À force de côtoyer des philanthropes qui se proclament eux-mêmes comme tels, Jane a l’audace de penser que, peut-être, leur qualité de bienfaisance, bonté et générosité, positive par définition, est en réalité un élément nuisible et néfaste envers ceux à qui elle est prodiguée :

‘I hope that sigh is from the heart, and that you repent of ever having been the occasion of discomfort to your excellent benefactress.’ ‘Benefactress ! Benefactress ! said I, inwardly : ‘they all call Mrs Reed my benefactress ; if so, a benefactress is a disagreeable thing.9’ (p. 27)

Cette hypocrisie flagrante provoque de la rancœur chez Jane qui, comble de l’ironie, aura une réaction similaire, à un degré moindre certes, lorsque, plus tard, elle reprendra la charge de l’école pour filles à Morton. Déjà petite, elle avait l’intuition de l’ingratitude de la pauvreté : peut-être à Morton est-elle confrontée à la réalité peu plaisante qu’elle imposait enfant à sa tante ? Mais, morale victorienne oblige, Jane ne succombe pas à la fièvre de l’arrogance et parvient à se rallier à la thèse de la perfectibilité humaine rousseauiste, notamment grâce à l’éducation.

Ainsi le manque de privilèges sociaux à la naissance est en partie comblé, ou du moins compensé par l’acquisition de valeurs morales qui allègeront quelque peu le poids de la pauvreté, et de la culpabilité. Car, non contents de lui infliger toute sorte de châtiments répressifs, sa tante et Mr Brocklehurst la persuadent de sa part de responsabilité dans le sort qui est le sien ainsi que de ses parents.

Une quête d’indépendance

La femme au travail au lieu d’être à la maison, pratiquant des métiers dits masculins, prenant des responsabilités jusqu’ici réservées aux hommes, peut-elle découvrir de nouvelles possibilités de dialogues amoureux ou au contraire risque-t-elle, en se libérant, de perdre sa plus grande joie dans l’existence ?....La vérité semble être que la libération de la femme, fait inévitable, suppose le changement de toutes les relations sociales, de tous les systèmes de valeur, de tout l’équilibre de la société.10

L’on a tendance à poser le problème de la dépendance de la femme en termes de relation amoureuse avec l’homme aimé. Cela n’est pas inexact, mais souvent, ce problème apparaît déjà dans le cadre familial qui enferme l’héroïne dans un cocon hermétique qui conditionne d’une certaine manière son rapport futur avec l’autre sexe. Dans Jane Eyre, c’est au sein de la famille et du cercle social restreint qu’est l’école que les risques de « per[te] de la plus grande joie de l’existence » se font les plus menaçants.

Les perpétuelles admonestations de sa tante de Mr Brocklehurst ont conditionné Jane à ne plus dépendre de la générosité – feinte ou réelle – d’autrui. C’est pourquoi, dès l’âge adulte, elle met un point d’honneur à gagner son pain pour le dire familièrement. Cela justifie sa recherche de travail qui a des airs de quête d’indépendance. Charlotte Brontë revêt des habits de féministe qui contrastent fortement avec les habits noirs de quakeresse que Jane s’enorgueillit de porter en toute occasion.

Cela commence à l’école où elle a passé toute son enfance et son adolescence. Après avoir fréquenté l’établissement en tant qu’élève, Jane intègre le corps enseignant et a la charge de classes de jeunes filles sous l’égide d’une administration plus généreuse ou, en tous les cas, mieux gérée par un conseil duquel Mr Brocklehurst a été rétrogradé depuis l’épidémie mortelle qui a ravagé Lowood. Un trait caractéristique de Jane réside dans son agitation presque maladive. Désireuse de changement – si changement est le terme exact – Jane est prise d’une envie quasi indescriptible de nouveauté. Pour l’époque, bien sûr, cette excitation ne sied pas une femme digne de ce nom. Complaisance et contentement font pendant au couple gratitude et silence de son enfance. Jane, elle, n’a pas changé, et tout comme enfant, elle avait du mal à accepter sans se taire, adulte, sa nature rebelle est loin de s’être contentée. Sa stabilité caractéristique (relative au personnage) reflète son instabilité émotionnelle, relation paradoxale où son désir de changement est ce qui ne change pas au long de l’intrigue.

Jane frôle l’ennui sartrien et ressent un besoin quasi-vital d’être active, une activité, aussi relative soit-elle, en totale porte-à-faux avec la passivité inhérente et intrinsèque de la femme contre laquelle Jane s’insurge dans un discours panégyrique aux accents féministes, une véritable déclaration d’indépendance. Pourquoi relative ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur le frémissement intérieur qui perturbe Jane à la fin de la période Lowood. Après le départ de Miss Temple (l’institutrice au grand cœur, réel cette fois, modèle de quasi-perfection morale), Jane est saisie de cette envie de nouvelle « servitude ».

Ainsi, cette indépendance n’a de libre que le nom. Ce que Jane cherche, c’est une situation paradoxale de dépendance libre, cet entre-deux de l’être androgyne, mi-homme mi-femme, aux attributs sociaux contradictoires qui témoignent en surface d’un mal être profond. La moitié masculine tend vers une liberté financière (que l’on va analyser dans un instant) tandis que la moitié féminine aspire au besoin de protection et de compagnie qui semble naturel aux femmes. La répression sociale provoque des effets pervers, une implosion qui amène Jane à une extériorisation forcée. Mais ce « mouvement vers » est rarement concrétisé en un point d’arrivée qui assurerait la liaison entre cette aspiration profonde et le but de liberté atteint. Finalement, force est de constater que Jane, malgré ses dires, devra se contenter d’une situation intermédiaire où elle occupera une place de dépendance tout en conservant un semblant de liberté. Le poste de gouvernante répond parfaitement à ce statut hybride.

« ‘No, sir ; I am not on such terms with my relatives as would justify me in asking favours of them – but I shall advertise.’11» (p. 191). Cette réplique met en exergue la doctrine d’auto-suffisance et d’autonomie qu’affectionnait le puritanisme des colons des XVIIIe et XIXe siècles. À croire que Jane serait davantage la progéniture d’un Mark Twain, figure emblématique de l’esprit pionnier, indépendant, en accord avec la nature, plus que d’une Charlotte Brontë, sœur aînée (après la mort précoce des deux sœurs plus âgées, Elizabeth et Maria) d’une nombreuse fratrie, fille d’un pasteur anglican, « perdue » dans les landes lointaines de Haworth, femme frêle et petite, aux allures de poupée victorienne. Rien ne la prédestinait à créer l’une des héroïnes les plus révolutionnaires et transgressives de la littérature anglaise.

Du moins, en Jane Eyre, Charlotte Brontë plante les germes d’une revendication radicale de la place de la femme dans l’univers victorien. Car malgré la fin conformiste et conventionnelle, nul ne peut nier un développement inhabituel, dont le volume de pages, forcément plus conséquent que le chapitre de clôture, nous oriente vers une réflexion plus poussée sur la problématique féminine. Le point névralgique de cette réflexion est disloqué, décentré, de telle sorte que cette interrogation féminin-e/-iste se retrouve parsemée en plusieurs points stratégiques de l’intrigue. Toujours ces envolées libertaires sont suivies d’un retour brusque et brutal à une réalité moins idyllique, idéale, plus prosaïque, comme pour atténuer sans l’assourdir ce coup de tonnerre déclenché par cette furie en puissance qu’est Jane.

Une liberté à tout prix ?

L’innovation brontéenne est d’avoir jeté son héroïne au loup, si l’on peut dire. En effet, à aucun moment Jane ne reçoit l’appui d’une aide extérieure dans ses démarches de recherche de travail. Le recours à la petite annonce revient comme un leitmotiv, un refrain lancinant dans sa bouche par lequel elle se convainc d’une indépendance remarquable car inhabituelle, d’une utilité personnelle et sociale. Elle peut s’en sortir toute seule, elle n’a besoin de personne et encore moins de sa famille, pour se faire une place dans ce monde. Sa contribution n’est pas grande mais pour elle, c’est un grand pas vers l’apologie de l’autonomie féminine.

Le travail de gouvernante, avec celui d’institutrice, était le seul emploi jugé convenable pour une femme modeste. Respectabilité et pudeur devaient caractériser le comportement et l’attitude féminins en toute occasion. Mais ne peut-on pas voir dans cette initiative (mettre une annonce) une forme de prostitution, une forme de soumission de soi à la bonne volonté de l’employeur masculin ? Jane vend ses services, ses accomplissements intellectuels, les offre au meilleur prix (le salaire est double par rapport à celui qu’elle touche à Lowood). Ne peut-on pas considérer son soulagement (injustifié par la suite) à la vue de Mrs Fairfax, une dame d’un certain âge, comme une indication d’un danger évité car cette autre femme dépendante ne représente aucun risque de compromission pour Jane ?

Cette comparaison entre gouvernante et prostituée s’érode au fur et à mesure que la relation entre Jane et Rochester prend forme pour finalement s’épanouir après un premier échec. En effet, c’est cet échec même qui constitue la ligne séparatrice entre la moralité de la gouvernante et l’immoralité (ou amoralité) de la femme entretenue. Il est un pas que Jane a la décence de ne pas franchir.

La première étape (de cette non-prostitution) est le mariage dont l’une des conditions (imposées par elle) était que Jane continue d’exercer ses fonctions de gouvernante auprès de la petite Adèle. Cette condition est primordiale pour la jeune femme pour ne pas vivre aux crochets de son futur mari. Mariage et indépendance financière de la femme ne faisaient pas bon ménage à l’époque victorienne, mais Jane n’a que faire des convenances :

‘Do you remember what you said about Céline Varens? – of the diamonds, the cashmeres you gave her? I will not be your English Céline Varens. I shall continue to act as Adèle’s governess ; by that I shall earn my board and lodging and thirty pounds a year besides. I’ll furnish my own wardrobe out of that money, and you shall give me nothing but’ – ‘Well, but what ?’ ‘Your regard : and if I give you mine in return, that debt will be quit.’12(p. 230)

Jane souhaite par-dessus tout conserver le peu de liberté dont elle jouit, du moins à l’aube de ce premier mariage. Elle établit elle-même les termes du contrat qui doit lier les deux partis. La seule dette tolérée est une dette affective, et non pas économique. Son espace personnel est primordial, à l’inverse de la folle enfermée dans le grenier, une version paradoxale de la future « chambre à soi » de Virginia Woolf. La donne changera quelque peu lors du second mariage, effectif celui-ci. Rochester, physiquement diminué, requiert l’aide constante de Jane qui est tout à la fois épouse, mère, confidente, infirmière. D’une certaine façon, l’indépendance financière qu’elle convoitait et revendiquait dès son jeune âge est sublimée dans la nécessité vitale qu’éprouve son mari de l’avoir à ses côtés.

La première étape – avant le mariage avorté par la découverte de l’existence de la première épouse – n’a en soi rien d’immoral, mais ce sont les potentialités qui se révèlent intéressantes. C’est au lendemain du mariage raté que se présente la tentation de succomber dans le piège de la femme entretenue. Rochester lui propose de le suivre à Ferndean – l’endroit final de leurs retrouvailles – pour vivre leur idylle loin des regards réprobateurs de la société et d’une épouse folle et lascive. Cette offre touche au cœur de la dualité féminine canonique, celle qui prône les vertus de la femme chaste et pure, et celle qui vilipende la femme aux mœurs faciles. Jane s’arme d’une volonté à toute épreuve et refuse de devenir la maîtresse entretenue d’un aristocrate qui brandit son argent phallique comme une promesse de bonheur ultime. Elle préfère fuir ce paradis fallacieux même si elle doit payer cher son intégrité morale, au prix de souffrances physiques et morales inconcevables jusqu’alors.

De son confort de gouvernante où elle ne manquait de rien, que ce soit sur un plan matériel ou affectif (en cela, Thornfield est l’opposé de Gateshead), Jane se retrouve réduite à un état de mendicité qui ébranle avec force sa dignité, ou plutôt sa fierté. Car son honneur reste intact. Jamais elle n’envisage la prostitution comme moyen de survie, ni le retour au paradis terrestre de Thornfield comme issue de secours. Sa féminité en sort indemne ; sa conception de la femme en tant qu’être doué de dignité, de respect de soi et d’intégrité morale la soutient dans ce moment d’indigence insoutenable. Mais force lui est d’admettre que cela ne la nourrit pas. Ce moment est d’une lourdeur à tel point exécrable que même des années après, ce souvenir est insupportable : le poids de la honte, corrélat quasi automatique de la pauvreté, est trop fort.

Son désespoir atteint un degré tel qu’elle se sent rabaissée : totalement désœuvrée, sans force et sans le sou, elle considère deux actions, dont une qu’elle n’aurait pu se croire capable d’entreprendre. Fidèle à sa doctrine d’indépendance, elle entame une recherche d‘emploi : tapant de porte en porte, elle requiert l’aide d’autrui, mais cette aide, comme elle le fait remarquer, n’est pas de la charité :

‘Can you tell me where I could get employment of any kind?’ I continued. ‘I am a stranger, without acquaintance, in this place. I want some work : no matter what.’13 (p. 279)

To be sure what I begged was employment : but whose business was it to provide me with employment ?14(p. 280)

Pour elle, le proverbe « Aide-toi et le Ciel t’aidera » est de mise. Mais en vain. C’est alors qu’elle envisage de vendre le peu de biens qu’elle possède, biens qui se résument à une paire de gants sans véritable valeur ainsi qu’un mouchoir en soie. Elle espérait acheter un pain pour se nourrir, troquant ainsi les attributs vestimentaires féminins contre une subsistance matérielle tout juste suffisante pour assurer quelques heures supplémentaires de survie. Mais c’était sans compter sur la méfiance des villageois, d’ailleurs toutes des femmes, qu’elle sollicite. Elle comprend d’autant mieux le sentiment de dégoût et d’appréhension que peut provoquer la vue d’une mendiante qu’elle a eu, elle aussi, la même répulsion à l’égard de ces gens. Autre détail à souligner : elle avait eu un geste de générosité ou de complaisance, voire de condescendance, la veille de son mariage raté lorsqu’elle donna une pièce à une mendiante et son enfant qui passaient par là. Était-ce un aperçu de son sort prochain ?

Cette parenthèse honteuse, c’est malgré tout avec une aide extérieure, et masculine de surcroît (du moins partiellement) que Jane pourra la refermer. Le seuil de la maison des Rivers – ses autres cousins – représente une étape décisive dans la vie de Jane. Le schéma de soumission-dépendance qui rythmait l’enfer de Gateshead se reproduira-t-il ? Le cycle infernal de brimades incessantes, de reproches et bousculades injustifiées et injustes va-t-il de nouveau entraîner Jane dans le gouffre profond du bourbier bunyanesque du Découragement ? Jane est déterminée à ne pas réitérer cette expérience traumatisante. De sa passivité d’antan, elle passe à un état de réactivité ; elle veut prendre sa vie en mains et entreprend à son habitude de remplir des tâches qui comblent une grande partie du vide affectif de son existence. Elle devient ainsi l’institutrice du village de Morton, dans une répétition presqu’à l’identique de l’avant-Thornfield. Ce danger de circularité est le lot de toute femme : l’enfermement, qu’il soit symbolique comme pour Jane dans le cercle de la routine journalière, ou effectif comme pour Bertha, prisonnière de son grenier et libérée uniquement par la mort, est dans les deux cas pervers et pernicieux.

Conclusion

Jane, on a pu le constater à plusieurs reprises, s’enorgueillit d’adhérer à une doctrine d’auto-suffisance qui prône l’autonomie et l’indépendance de la femme au travers de son indépendance financière. Celle-ci ne peut s’acquérir que si la femme travaille et rejette toute indécence. Jane l’apprend à ses dépens : la pauvreté est un état honteux mais la compromission, le manquement à la dignité féminine l’est encore plus. La disgrâce est au bout du chemin de la prostituée et de la femme entretenue.

L’alternative au travail, ce n’est pas tant le mariage (ou bien faudrait-il prendre la question à l’envers : l’alternative au mariage, c’est le travail ?), mais l’héritage familial. Du moins, c’est ce que l’auteur semble vouloir insinuer subrepticement. Cet héritage, ne le nions pas, tombe à point nommé dans l’intrigue. Il est l’élément libérateur, un deus ex machina qui ouvre la voie du bonheur, l’ultime récompense décente (morale victorienne oblige) après ce chemin de croix qui marque à jamais un Rochester physiquement et financièrement amoindri, et une Jane satisfaite et contentée par son ascension sociale inespérée.

Le travail joue en quelque sorte le rôle de palliatif. C’est une consolation passagère pour celle qui ne trouve pas le véritable amour, celui qui permet l’émancipation de la femme au sein du système familial traditionnel. Ce mariage du canonique et du révolutionnaire a l’effet d’une bombe à retardement dans la société victorienne qui accueillit avec répugnance cette copie non conforme au schéma, ou du moins, aux principes fondateurs de ce dernier.

Notes de bas de page numériques

1  Béatrice Didier, L’Écriture-femme, Introduction, Paris, Presses Universitaires de France, 1981, p. 5.

2  Charlotte Brontë, Jane Eyre : an authoritative text, contexts, criticisms, [1847], Richard Dunn (ed.), New York, London, A Norton Critical Edition, Third Edition, 2001. Toutes les références se feront à cette édition et seuls les numéros de page seront indiqués entre parenthèses dans le corps du texte. Traduction : « J’étais une fausse note au château de Gateshead », Charlotte Brontë, Jane Eyre, Traduction, introduction, notes, bibliographie par Sylvère Monod, Paris, Garnier Frères, 1966, p. 17. Toutes les traductions seront tirées de cette référence et les numéros de pages seront indiqués entre parenthèses.

3  « Tu n’as pas le droit de prendre nos livres ; tu n’es qu’une pauvresse, maman l’a dit ; tu n’as pas d’argent ; ton père ne t’en a pas laissé ; tu devrais mendier au lieu de vivre ici avec des enfants de bonne famille comme nous, de prendre les mêmes repas que nous et t’habiller aux frais de maman » (p. 10).

4  « Maintenant je vais t’apprendre à fouiller ma bibliothèque, car elle est à moi ; toute la maison m’appartient, ou m’appartiendra dans quelques années. Va te placer près de la porte à distance de la glace et des fenêtres. » C’est ce que je fis, sans comprendre tout d’abord quelle était son intention, mais quand je le vis soulever et brandir le livre pour s’apprêter à le jeter, je sautai instinctivement de côté en poussant un cri d’indignation ; cependant je ne fus pas assez prompte : le volume fut lancé, il m’atteignit, et je tombai en me cognant et en me blessant la tête contre la porte. La blessure saignait, la douleur était vive […] (p. 10).

5  « Vous êtes comme un criminel… Comme un vrai garde-chiourme… Comme les empereurs romains ! » (p. 10).

6  « Si j’avais un endroit où aller, je serais heureuse de partir d’ici ; mais je ne pourrai jamais quitter Gateshead, avant d’être adulte. » (p. 28).

7  « Vous devriez comprendre, Mademoiselle, que vous avez des obligations envers Mme Reed : elle vous nourrit ; si elle vous mettait dehors, vous en seriez réduite à l’asile des pauvres. » Je n’avais rien à répondre à de tels propos : ils n’étaient pas nouveaux pour moi ; les tout premiers souvenirs de ma vie comportaient des indications du même genre. Ce reproche d’être à la charge d’autrui était devenu comme une vague rengaine à mes oreilles ; très pénible et accablante, mais seulement à demi intelligible. Mlle Abbot fit chorus. – Et vous ne devriez pas vous estimer l’égale des demoiselles Reed et du jeune M. Reed, parce que Madame a la bonté de vous faire élever avec eux. […] » (p. 13).

8  Pensée 451, cité par Michel Mercier, Le Roman féminin, PUF, 1976, p. 107.

9  « J’espère que ce soupir vient du cœur et que tu te repens d’avoir pu causer la moindre peine à ton excellente bienfaitrice. – Ma bienfaitrice ! ma bienfaitrice ! répétai-je en mon for intérieur ; tout le monde appelle Mme Reed ma bienfaitrice ; si elle l’est, c’est qu’une bienfaitrice est quelqu’un de désagréable. » (p. 40).

10  La femme dans la société, publié en 1964 par le C.N.R.S, cité par Michel Mercier, Le Roman féminin, p. 85.

11  « Non, Monsieur ; l’état de mes relations avec ma famille n’est pas de nature à me permettre de demander des faveurs…mais je mettrai une annonce. » (p. 303).

12  « Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit au sujet de Céline Varens ? Des diamants et des cachemires que vous lui donniez. Je ne veux pas être votre Céline Varens anglaise. Je continuerai à exercer mes fonctions de gouvernante d’Adèle ; par ce moyen je gagnerai mon vivre et mon couvert et trente livres par an de surcroît. J’entretiendrai ma garde-robe à l’aide de cet argent et vous ne me donneriez rien d’autre que… – Alors, rien d’autre que quoi ? – Que votre estime. Ainsi, si je vous donne la mienne en retour, nous serons quittes sur ce point. » (p. 363).

13  « Pouvez-vous me dire où je pourrais trouver un emploi quelconque ? poursuivis-je. Je suis d’une autre région et je ne connais personne ici. J’ai besoin d’un travail ; peu importe lequel. » (p. 440).

14  « Assurément, ce que je demandais, c’était du travail ; mais de qui était-ce le rôle de me procurer du travail ? » (p. 443).

Bibliographie

Brontë Charlotte, Jane Eyre, an authoritative text, contexts, and criticism [1847], Richard Dunn (ed.), New York, A Norton Critical Edition, Third Edition, 2001

Brontë Charlotte, Jane Eyre, traduction, introduction, notes, bibliographie par Sylvère Monod, Paris, Garnier Frères, 1966

Didier Béatrice, L’Écriture-femme, Paris, PUF, « Écriture », 1981

Mercier Michel, Le Roman féminin, Paris, PUF, « Littératures modernes », 1976

Pour citer cet article

Linda Sahmadi, « Jane Eyre : l’évangile de l’indépendance ? », paru dans Loxias, Loxias 38., mis en ligne le 29 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7207.

Auteurs

Linda Sahmadi

Titulaire du CAPES externe d’anglais, Linda Sahmadi a obtenu un Master 2 Recherche d’études anglophones en 2011 sur « Jane-Rochester : un couple hors-norme ? ». Elle prépare une thèse de doctorat en littérature américaine sous la direction de Madame le Professeur Marie-Noëlle Zeender et de Monsieur Jean-Claude Souesme, Professeur émérite, sur les figures du mal dans les Contes de Nathaniel Hawthorne. Elle occupe depuis la rentrée 2012 un poste d’ATER à l’Université des Lumières de Lyon 2 (composante « Centre des Langues »).