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Anna Balint  : 

Paroles d’attente – Les modalités du fragmentaire dans L’Attente l’oubli de Maurice Blanchot

Résumé

On examinera ici les différentes modes d’apparition du fragmentaire à partir d’un récit particulier, L’attente l’oubli de Maurice Blanchot en se référant à ses divers ouvrages théoriques. L’analyse sera introduite par la définition du fragment suivie de son classement dans la philosophie de l’auteur. L’essentiel est de démontrer que le fragment n’est pas à interpréter uniquement au niveau littéraire-syntaxique, mais peut être impliqué au niveau philosophique pour ne citer qu’un seul nouvel horizon. On le liera ensuite aux phénomènes comme la reformulation, la (non-) présence de Dieu, ou bien l’indicibilité. Au récit étudié sont en fin du compte attribuées des corrélations bibliques.

Index

Mots-clés : Blanchot (Maurice) , écriture postmoderne, fragment, fragmentarité

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Il se peut qu’un tel titre donne une impression de confusion. Déjà le fait que le fragmentaire ait des modalités, c’est-à-dire diverses manières de manifestation à l’intérieur d’un texte, est une question plutôt problématique.

Étrangement, et comme je tenterai de l’expliquer, le vide que creuse dans le récit la fragmentation me fait penser à une recherche singulière des phénomènes transcendants. Plus précisément, toutes les formes du fragmentaire que je cherche à déployer dans ce qui suit pourraient être créées et accompagnées par (et aussi soumises à) une autorité supérieure (ou son manque). On ne les identifie forcément ni avec des « dieux » (à quoi Blanchot fera plusieurs fois allusion), ni avec des transcendances : ce qui m’importe, c’est la question de savoir quelle est la capacité d’influence de l’univers du fragment et cela, de quelle façon. Que cet argumentaire témoigne en effet de sa validité, je voudrais l’illustrer en m’appuyant sur le récit L’Attente l’oubli qui m’apparaît à la fois comme l’apothéose et la conclusion du récit fragmentaire dans l’œuvre du Blanchot. Ce récit recèle particulièrement tout ce qu’on peut relier à la fiction du fragmentaire pour en déceler les modalités concevables comme nouvelle forme d’écriture, entre roman et aphorisme, entre entretien et monologue.

En m’attachant simultanément à deux volumes théoriques essentiels, notamment à L’Écriture du désastre, et à L’Entretien infini, je chercherai à savoir si les modalités du fragmentaire ont, comme l´affirme Blanchot en parlant des fragments de Nietzsche, un caractère divin, si elles sont en réalité influencées par quelque chose de supérieur ou, par contre, si elles sont profondément humaines, réduites exclusivement aux défis de la communication entre deux (ou plusieurs) interlocuteurs ?

Une reformulation perpétuelle

L’auteur affirme plusieurs fois, et plutôt explicitement que l’écriture fragmentaire ne peut être soumise à la théorisation. Néanmoins, sa genèse peut aisément être suivie. On observe d’abord la naissance du texte où écrire est « se faire l’écho de ce qui ne peut cesser de parler1 ».De cette exigence de l’écriture jaillit l’idée de la quasi-cessation, le fragmentaire qui sera brisée pour aboutir au neutre. Ce neutre ne fonctionne pas simplement comme la dépersonnalisation de l’écriture. Il est, selon Blanchot, le but initial de la littérature. Ce trait va ensuite inclure l’anonymat qui ne signifie pas simplement l’absence du nom, mais désigne le non-nom.

À propos de l’analyse de l’interruption dans la poésie d’Edmond Jabès, Maurice Blanchot fait cette constatation essentielle : « Ce qui donne sens à l’événement de la fragmentation c’est qu’il se passe au nom du mot commun2 ». Un fragment a lieu à raison de l’échange, à travers laquelle il se manifeste comme la respiration du discours. L’instant du silence qui se produit souffle par souffle, force l’autre (s’il en existe) à se mettre à parler : ainsi naît le dialogue. C’est en somme la forme d’interruption qui dissimule un système dialectique, car, selon Blanchot, converser, ou plus précisément dialoguer implique une totalité, ou bien l’unité du Logos. C’est finalement grâce à la respiration textuelle que le dia-logue aura la chance d’apparaître sur (la) scène (de l’écriture).

Ce n’est pas par hasard que Blanchot relie au fragment des caractéristiques cohérentes – comme cela se révèle dans certains morceaux de L’Écriture du désastre. En dehors d’un système de rupture avec le temps et avec la cohérence textuelle, j’y vois un véritable Système3. Celui-ci lutte et se perd contre l’exigence fragmentaire, elle-même liée au désastre sans que ce désastre ait quelque chose de désastreux en lui-même. Ce système dialectique n’exclut pas, il a plutôt tendance à inclure le moment de la discontinuité.

Il convient de s’attarder un instant sur cette formulation intéressante : l’événement de la fragmentation – car si une fois la fragmentation peut être catégorisée comme événement, il convient qu’elle soit différemment interprétée. Je pense et trouve frappant que la manière dont on peut à partir de l’Écriture du désastre démontrer son côté événementiel, ressemble beaucoup au raisonnement au niveau du désastre. D’autant plus que cette analyse survient deux fois dans ce même livre. À propos de ce dernier, Blanchot note qu’il détient une certaine qualité temporelle et expérimentale ; il en découle la question de savoir si on a le droit de dire qu’on reconnaît un désastre, si on est en effet capable de le constater proprement, ou bien si, en vérité, on ne perçoit que sa trace4. Selon Blanchot, cette différenciation ne persiste nullement, ou même si oui, l’opposition coexiste perpétuellement avec son affirmation initiale. Écrire est ainsi entendu comme expérience, et est, entre parenthèses, la non-expérience du désastre5.

Quoiqu’ils se produisent, ni le désastre, ni le fragment ne sont littéralement de véritables événements. On n’y distingue ni avant, ni après, ils ne possèdent aucun aspect temporel dans ce sens-là. On pourrait ainsi dire : le désastre, et, qui va de soi, le fragment, souffrent de la disruption temporelle et de l’altération de l’espace. Dès qu’on a admis que le fragment possède un caractère événementiel, on lui attribue automatiquement le rôle contradictoire d’occuper sa place sacrée dans le discours en l’interrompant parallèlement. On comprend ainsi que les récits écrits par Maurice Blanchot, et surtout celui visé dans cet article, remettent en cause le principe même de tout événement, car la temporalité narrative s’y trouvera radicalement bouleversée. D’un côté donc, la discontinuation, issue d’une rupture dans l’Histoire, mais de l’autre, l’exigence de reprendre chaque fois l’écriture.

Le fragment produit le vide indispensable qui, ensuite, en fera partie immanente. Comme cela se révèle dans l’Écriture du désastre, l’interruption de l’incessant est aussi le propre de l’écriture fragmentaire. Cette particularité montre qu’un fragment est au-dessus de la cohérence linéaire d’un texte. De fragment en fragment, suivant une observation de Roland Barthes, « c’est un recommencement infini6 », avec le désir insatiable de morceler le discours, de susciter des blancs dans l´écriture. Voilà le champ de la continuité (et en même temps, celui de la discontinuité), qui surgit sous nos yeux avec une dimension du fragment jusqu’ici ignorée :

Le fragmentaire, […] hors plaisir, hors jouissance, se marque, c’est-à-dire démarque : le fragment serait cette manque toujours menacée par quelque réussite. Il ne saurait y avoir de fragment réussi, satisfait ou indiquant l’issue, la cessation de l’erreur, ne serait-ce parce que tout fragment, même unique, se répète, se défait par la répétition7.

Le fragment avec son éternel caractère imparfait s’apprête à sans cesse se reproduire en maintenant une transformation spiralée. De ce fait, l’écriture de la répétition, outre qu’elle est l’essence de l’écriture fragmentaire, présentera non simplement un mode du fragment, mais au niveau du récit sera l’axe principal la reliant à L’Attente l’oubli.

Blanchot attribue cependant au fragment une nouvelle dimension qui du coup l’écarte des genres autrefois apparentés à lui comme l’aphorisme ou le fragmentaire purement poétique. Non seulement il devient individuel, mais il ne renvoie plus à une théorie. Son écriture, il ne s’arroge pas la question, mais la suspend (sans la conserver) en non-réponse. C´est cet état qui questionne, qui communique en effet un non-état. Blanchot montre également que les fragments sont en partie destinés au blanc qui les sépare sans toutefois identifier ce qui les termine. Ces fragments sont véritablement dédiés à chercher ce qui les prolonge, ce qui les met en attente pour aboutir à la constatation finale : cette parole devient l’unique de l’entretien (ou bien celle de l’altérité ou de l’autrui)8 .

Blanchot propose de remplacer la narrativité téléologique par une parole en archipel, qui ne vise jamais à une totalité voire à une dissolution dialectique, mais reste découpée dans la diversité des îles en faisant perpétuellement surgir la haute mer principale ou bien des morceaux de météores9. Le passage où Blanchot développe cette idée concerne la poésie de René Char, il aborde cependant une question fondamentale relative à l’idée du fragmentaire dans son intégralité.

Pour prolonger cette réflexion sur le fragment, je voudrais évoquer un article sur l’écriture fragmentaire et le temps de l’absence de temps10, où l’auteur, notamment Eric Hoppenot, démontre soigneusement les différents procédés temporels qui s’expriment au niveau des modalités fragmentaires. Je pense toutefois qu’à l’intérieur du fragmentaire se trouve contenue une autre ampleur – notamment celle d’une spatialité. Plus précisément il suppose une liquidation aussi bien du temps que de l’espace, et cela, pour en finir avec les finitudes, pour en tirer un monde disloqué. Le champ du fragmentaire dans ce récit n’est donc pas réduit à l’absence du temps, mais incorpore celle de l’espace comme je tâcherai de le développer dans ce qui suit.

Certes, l’écriture fragmentaire témoigne, comme l’atteste l’étude citée ci-dessus, de ce qu’elle est le reflet d’une parole eschatologique, d’une voix prophétisante. On sent derrière elle en effet les empreintes d’une manifestation, une certaine finitude cachée qui ne possède aucun trait tragique, mais se révèle être d’autant plus humaine, devenant la parole d’autrui même.

Fragments de l’Attente, répétition de l’Oubli

En ce qui concerne une analyse plus approfondie, je me concentrerai sur le récit indiqué. On y trouve un propos énigmatique : « Ici, et sur cette phrase qui lui était peut-être aussi destinée, il fut contraint de s’arrêter11 ». Il s’y cache quelque chose de fondamentalement contradictoire – l’affirmation est à la fois sa propre négation. Cette impression est d’autant plus marquante qu’il s’agit de l’incipit du récit. Voilà un étrange effet d’in medias res ; le sujet, ce il, ne sera point nommé au cours du récit, où l’on oscille jusqu’à la fin entre des probabilités et des contraintes. Ce qui dérive d’une pareille ouverture, c’est donc non simplement le présage d’un code des dichotomies et des oppositions : dans le moment même de s’épancher dans l’écriture, le sujet sera paralysé par l’Autre. Il se cache dans ce geste la genèse même du fragmentaire. La parole n’est pas en effet coupée au sens large du terme, cependant dès tout le début du récit une parole visant la vérité vraie – est réduite au silence. Ce silence se transforme progressivement en une série de blancs alors que l’écriture devient tour à tour fragmentée. Par surcroît, ce début annonce déjà une quasi-modalité du fragmentaire, qu’on interprète comme l’antinomie d’une lutte entre désirer dire quelque chose et devoir cesser de parler dans exactement le même moment.

Ainsi dois-je distinguer dans ce début énigmatique trois particularités qui sont toutes liées à l’écriture fragmentaire. La première annonce les pluralités profondes constituant une toile englobant le récit. La deuxième fait supposer un lien d’assujettissement inconsistant entre les deux (ou peut-être plusieurs) sujets. La troisième est l’observation de cette étrange manière de rompre la parole.

Qu’en tirer comme conséquence ? Que le fragment implique continuellement un inconnu dont on ignore l’identité, mais on sent toujours que cette troisième personne dissimulée et non identifiée à l’auteur, domine pourtant lui et elle, les deux personnages du récit comme cela se dévoile à travers les dialogues (qui sont d’ailleurs les parties le plus strictement conformes à la forme d’un récit traditionnel).

Ces entretiens infinis posent des questions qui restent sans réponses, et qui doivent le rester, mais nous suggèrent que là s’est ouvert un écart, un décalage entre la réalité à lui et à elle. Néanmoins cet écart ne se limite pas à la distance qui se maintient entre eux. Par conséquent, on perçoit une aliénation pesante dans l’intégralité du texte. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous signalerons encore la présence d’une difficulté s’accumulant d’identification, sinon une relation étrange avec le corporel. Suivant l’auteur on devient voyeur en assistant aux scènes intimes où l’on discerne que les deux personnes physiquement sont très proches – ce qui s’oppose à la distance imaginaire qui subsiste entre eux. On perçoit que l’auteur détaille les contacts avec le corps de l’Autre par une contrainte de l’idée a priori. Il nous fournit de longues descriptions sur la manière dont leurs corps se rapprochent l’un de l’autre et s’éloignent sans pour autant entièrement fusionner12. Toute la relation est complètement soumise à l’attente alors que celle-ci ne se manifeste qu’au nom de quelque chose de supérieur qui n’est d’ nullement nommé. Ce qui les sépare, ce qui établit la distance entre eux est donc cet inconnu qui demeure entre eux comme un blanc entre deux fragments. Un inconnu qui ne peut, comme on verra, trouver son aspect que justement dans les blancs des fragments. Mon regard est tombé également sur un autre Dieu qui se cache le plus « visiblement » dans cette citation :

Ce qui se dérobe sans que rien soit caché, ce qui s’affirme, mais reste inexprimé, ce qui est là et oublié. Qu’elle fût toujours et chaque fois une présence, c’est dans cette surprise que la pensée s’accomplissait insoupçonnée13.

L’enchaînement de tous ces morceaux révèle le même réseau complexe des dichotomies, où la problématique de l’absence – présence est particulièrement embrouillée. Ce qu’on retrouve derrière et entre Lui et Elle ce n’est pas précisément un Dieu qui se retire, qui se dérobe constamment, mais un Dieu qui change continuellement sa position et son aspect tandis qu’il s’attarde toujours sur scène. Une image pareille se dévoile dans L’Entretien Infini. Dans le chapitre La pensée tragique14 Blanchot puise dans les Pensées de Pascal et Le Dieu caché de Lucien Goldmann. De Pascal, théoricien de l’homme misérable, il tire l’idée de Deus absconditus, son propre idée du Dieu caché : « caché parce que manifeste, présent en son absence, une certitude et une incertitude égale et également absolues15 ».Il emprunte ensuite à Goldmann l’homme tragique avec un caractère à la fois exceptionnel et habituel. Sa nature est aussi paradoxale que celle du christianisme. Pascal distingue l’approche et le refus de la religion, il interprète le statut de l’athée ainsi, d’après Racine : « Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus16 ».

À la fin de ce chapitre Blanchot se pose la question de savoir quelle forme conviendrait le mieux à la pensée tragique. Il a recours à nouveau à Goldman selon lequel elle est forcément une forme paradoxale et une expression qui ne trouve sa convenance que dans le fragment. Ce qui m’intéresse dans cette affirmation, c’est ce que Goldmann ou bien Blanchot entendent par paradoxal dans ce cas-là, car il ne s’y agit pas initialement de l’absurdité de l’idée du fragmentaire établie par lui, mais de celle qui remonte justement aux Pensées de Pascal. Le fragment est paradoxal car il est le seul à convenir à un ouvrage fragmentaire parlant d’un homme paradoxal comme l’athée qui, cherchant la vérité, ne se heurte qu’à l’obscurité.

Ce Dieu caché avec qui l’homme tragique plein de doutes est obligé de jouer à cache-cache est celui qui ne parle que par son silence. On perçoit cependant que cet homme n’est pas réduit à l’homme athée ou bien tragique par excellence – catégories en outre ininterprétables au niveau des soi-disant personnages du récit en question. Je suis à la recherche de ce qui est plus universel, mais aussi plus proche de l’espace abstrait du récit.

Il fallait donc me tourner vers une autre partie remarquable de L’Entretien infini qui envisage la philosophie fragmentaire de Nietzsche. Malgré l’affiliation de Blanchot au romantisme allemand, le choix de traiter ce penseur de ce point de vue peut d’abord sembler insolite. De plus, Blanchot affirme que la volonté du fragmentaire est divine, et surtout que la fragmentation, c’est le dieu (sic) même, cela qui n’a nul rapport avec le principal, ne supporte aucune référence originaire, et que, par conséquent, la pensée (pensée du même et de l’un, celle de la théologie, comme de toutes les façons du savoir humain ou dialectique) ne saurait l’accueillir sans la fausser17.

Je n’ai pas l’intention de m’absorber dans l’analyse du modèle d’écriture fragmentaire proposé par Nietzsche. D’autant plus que selon Blanchot il est difficile de saisir cette parole sans l’altérer18. Restent toujours quelques points indispensables pour mon interprétation, dont l’un est le fait que le fragmentaire nietzschéen équivaut à l’aphorisme. Nietzsche, comme l’affirme Blanchot, a l’intention de dire en dix phrases ce que les autres ne disent pas même dans un livre. Mais au-delà de son orgueil on tombera aussi sur son refus de classer sa philosophie dans un système. De plus, il aspire à se débarrasser de l’Unité trop inquiétante, et déclare : « il faut émietter l’univers, perdre le respect du Tout ». Blanchot en tire la conséquence : c’est de cette façon que le philosophe allemand prend le risque de s’écarter de l’unité et de se tourner ainsi vers l’espace du fragmentaire. Cet espace implique d’une part un pluralisme de l’ambiguïté, et de l’autre – celui de la fragmentation même comme provocation de la langue.

En somme, au niveau des divinités, Blanchot précise qu’à ce niveau-là le fragmentaire est la parole qui s’étend entre l’homme et le surhomme19. À ce dernier, on peut ensuite lier le fameux « éternel retour » nietzschéen. « Le désastre ruine tout en laissant tout en l’état20 ». Cette idée initiale ne se restreint pas au désastre – au contraire, ce type de dualité repasse dans les notions aussi considérables que la présence et l’absence, l’oubli et la mémoire, « une proximité pourtant sans approche21 » etc. – toutes particulièrement chéries par le récit. Cet oubli qui se disperse et se rassemble, qui est en un jeu constant (de cache-cache) avec le souvenir, qui est départ mais qui est en même temps immobilisé par l’attente. On peut ensuite y faire correspondre ce que Blanchot reconnaît à propos de la répétition parodique de Nietzsche qui est ruinée tout en étant restituée – bien qu’il fasse à nouveau appel à l’essence de la répétition. L´éternel retour ne se lie pas initialement à la résurrection, mais d’autant plus à la répétition, au nom de cette espérance de se perfectionner sans jamais devenir parfait.

Malgré toutes ces préoccupations, je trouve que ces images de l’inconnu qu’on conçoit pendant la lecture de L’Attente l’oubli ne sont pas primordialement semblables à celles fournies par Pascal, pas plus qu’au Dieu mort de Nietzsche. Elle serait plutôt une transcendance beaucoup plus proche – à mon avis – de celle de l’Ancien Testament, bien que ce Dieu, ou bien « ces dieux », possèdent un caractère à la fois plus complexe et plus obscur.

Dans la majorité des cas l’être transcendant considéré n’apparaît pas purement à propos de sa présence ou son absence. Elle se manifeste, comme on verra, plutôt dans des contextes différents qui marquent un sujet constant : celui de la question de savoir comment s’exprimer, comment s’ouvrir à Autrui ou, malgré cette préoccupation, le moi est prédestiné à une solitude éternelle. Cet isolement de l’homme, sa relation complexe avec le Dieu transcendant qui le laisse à son tour seul évoque le récit de l’Ancien Testament dans plusieurs sens.

La question de dire y appartient. Lui en face d’Elle ne peut pas aisément se parler, ils ont, comme Moïse balbutiant devant le peuple juif, une barrière intérieure qui les empêche de proférer. Ils sont ensuite entravés par ceux qui les entourent. Moïse en souffre, au moment où son peuple refuse de l’écouter et s’adonne au crime de l’idolâtrie. Alors que Lui, il est symboliquement paralysé par Elle (voir l’incipit) comme plusieurs fois durant le récit. Au premier plan on retrouve donc le Désir de Dire l’indicible, mais au second, également une série de difficultés impliquées par l’apparition de l’Autre. Ce désir de lui parler se déclare plusieurs fois d’une manière identique : « Que dois-je dire ? – Que voulez-vous dire ? Cela qui, je le disais, détruirait cette volonté de dire22 ». Mais parler à l’Autre ne peut être réduit à un dialogue possible entre Lui et Elle. On sent fortement dans ces dialogues fragmentés qu’en dehors de ces glissements et de ces barrières entre les deux se fait voir une troisième personne. Et l’étrange situation se répète : « Quelqu’un en moi converse avec quelqu’un. Je ne les entends pas. Pourtant, sans moi qui les sépare et sans cette séparation que je maintiens entre eux, ils ne s’entendraient pas23 ». Ou bien : « Vous ne parlez pas vers moi, vous parlez vers quelqu’un qui n’est pas là pour vous entendre24 ». On a l’impression que ces phrases dévoilent cet inconnu qui se montre blanc entre deux fragments de la même réalité.

Il vaut revenir un instant à cette séparation à laquelle on peut lier ce que Blanchot exprime dans L’Écriture du désastre :

Les fragments s’écrivent comme séparations inaccomplies. [...] De là qu’on ne puisse pas dire qu’il y ait intervalle, puisque les fragments, destinés en partie au blanc qui les sépare trouvent en cet écart non pas ce qui les termine, mais ce qui les prolonge25.

On en conclurait à la fusion de ce qui sépare et de ce qui est séparé. Ce qui rend quand même possible de les différencier, c’est que ces séparations ne sont pas accomplies. L’impératif de « Fais en sorte que je puisse te parler » devient ainsi d’autant plus tragiquement douloureux, qu’on découvre en même temps un autre mode du fragmentaire – cette fois du brisement du logos par le Logos.

Cette affaire s’accomplit par la problématique de la vision, du comment voir. Voir ne renvoie pas spécifiquement à la capacité de voir mais nous conduit vers un domaine qui renvoie à voir l’invisible : le vide, le non-espace réapparaissant constamment dans le récit.

Rappelons-nous la scène où Dieu se manifeste pour la première fois à Moïse et qu’il engage pour l’Exode du peuple juif de l’Égypte26. Un jour Moïse aperçoit un « buisson ardent » qui ne le consume pas. Il entend une voix tonitruante et étrange l’appelant par son nom. Il s’en rapproche et lui demande finalement son identité. Dieu réplique : Ehieh aser ehieh, qui signifie mot-à-mot « je serai qui je serai ». La traduction de cette réponse énigmatique était un vrai casse-tête pour les exégètes, étant donné que ni l’hébreu biblique ni le moderne ne conjuguent le verbe être au présent. Cette phrase peut donc aussi bien signifier « je suis qui je suis » comme pendant des siècles les traductions l’interprétaient la façon suivante : Dieu dit qu’il est, ou bien serait avec eux, avec le peuple juif (s’ils ont confiance en lui), et il les fera sortir de la terre d’Égypte, pays de l’esclavage.

Cette énigme paraît à la fois simple et profondément complexe. Ce qui pourrait nous toucher à propos de L’Attente l’oubli est d’un côté la question de nommer et aussi de se nommer, de chercher le nom. Lui et Elle cherchent sans cesse à nommer le vide ou la plénitude entre eux, ils tâchent de les remplir de l’attente, de l’oubli, sans y réussir, et sans vraiment retrouver son nom jusqu’à la fin du récit. Autrefois c’était une fois par an que le cohen gadol, le grand prêtre prononçait le « vrai » nom de Dieu dans le Temple de Jérusalem. Depuis sa destruction, il est interdit de le formuler, la tradition rompue, on méconnaît – dit-on – sa véritable articulation. Et le nom reste infiniment imprononçable.

L’inexprimable

Je soupçonne qu’une certaine modalité du fragmentaire pourrait rester jusqu’ici dissimulée : et notamment l’impossibilité de désigner quelque chose par son nom. Toutefois, dans la chute de l’acte de nomination, on retrouve la manière étrange de converser. Les personnages parlent de telle sorte qu’ils coupent leur propre parole, qu’ils se détournent de la direction supposée de l’entretien aussi pour éviter de nommer les choses. Ou peut-être ces ruptures et ces détours servent-ils à dissiper leur finitude ? Est-ce la raison des répétitions successives ? Je renvoie en tout cas à nouveau à cette phrase principale (qui est d’ailleurs aussi trois fois répétée par l’auteur) : « Fais en sorte que je puisse te parler ». Les personnages sont incapables de dialoguer sur le fond, ils sont empêchés par des facteurs intérieurs et extérieurs. Il semble que ce côté présente une autre modalité du fragmentaire que je nommerais la rupture dans dire l’indicible.

Un paradigme ontologique relatif à cet indicible peut être démontré à partir de cette scène biblique du buisson ardent. Il en dérive notamment la question de savoir comment se nommer sans avouer son nom, ou comment être présent sous l’apparence de s’absenter. Cette fois Dieu se déguise pour être d’autant plus flagrant, on ne le voit pas, et à la vérité, il ne se nomme pas. C’est le propos « Les voix résonnent dans l’immense vide, le vide des voix et le vide de ce lieu vide27 », qui m’a rappelé entre autres cette scène du buisson. Dans le récit de Blanchot on remarque tour à tour une entité présente mais invisible, on entend sa voix muette. Dieu se révèle à Moïse, grandiose, adéquat, mais Moïse ne le connaîtra pas, ne saura pas que c’est le Dieu de ses ancêtres qui s’était révélé à lui pour la première fois. Quand il l’a su, par crainte de regarder Dieu en face, il s’est caché le visage.

« Personne n’aime rester face à face avec ce qui est caché. Face à face ce serait facile, mais non dans un rapport oblique28 ». Comment définir cette relation « hiérarchique » ? C’est un des rapports dans lesquels l’homme doit envisager quelqu’un dont il méconnaît l’identité. La face envoilée (ce n’est pas par hasard que j’évite de dire masquée29) marque une menace, est la tentation de l’indicible à jamais nommable par son propre nom. Cette menace du dévoilement, on la retrouve plusieurs fois au cours des cinq livres de Moïse aussi bien que dans les écritures prophétiques. Dieuavertit le peuple, toujours par l’intermédiaire de Moïse, de ce qu’ils commettent l’idolâtrie, Dieu cachera sa face et les abandonnera. Or, plus tard, le prophète Isaïe s’adresse ainsi à lui :« Mais tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël, Sauveur30» !

Le fragmentaire ne cherche pas d’explications ou des schémas narratifs dits habituels : il demeure attaché à l’exigence fragmentaire. On se demande toujours si c’est uniquement l’exigence qui fait bouger le texte ou s’il y a d’autres conditions – si déjà le récit analysé n’assure pas a priori un système.

De l’attente, de l’oubli, pour conclure

Reste encore la distinction du phénomène de l’attente de celui l’oubli qui est de mon point de vue l’aboutissement de la fêlure de la fragmentation, donc demeure au second plan. De même, l’attente et l’oubli dominent semblablement le discours en dissimulant les questions qui m’intéressaient le plus, c’est-à-dire : comment faire en sorte qu’on puisse parler à l’autre. C’est partiellement d’elle, de son impossibilité qu’une écriture fragmentaire s’évolue en fin de compte. Au lieu de toujours juger, je voudrais prétendre qu’au bout de la lecture du récit, on n’arrive plus à distinguer l’attente, l’oubli – tous commencent à se manifester sous un angle similaire : celui de l’éparpillement et de son opposé. Il s’agit du va-et-vient de l’attente, c’est un glissement à travers l’attrait de l’affirmation vers un vide, et c’est aussi le moment où « elle se laisse porter par la dispersion de la parole en elle, alors que lui n’attend pas qu’elle cesse de parler pour la rendre silencieuse31 ». On a l’impression que quelque chose est susceptible d’advenir, mais pour l’instant on ignore le dénouement. On observe qu’une ombre entre en scène, mais on méconnaît son identité.

Toutefois, quand tout est dit ce qui reste encore à dire, c’est d’après Blanchot le désastre. Le fragmentaire dans le cas de l’œuvre fictionnelle de Blanchot ne s’attache ni entièrement au divin ni à l’humain, mais disons qu’il devient désastreux32 tout en cherchant à remplir cet univers fictionnel. Et justement, on a vu plusieurs fois se dévoiler un système de dichotomies dans le récit – en vérité des dédoublements. On pourrait les détailler infiniment. Il s’y ajoute encore le devoir de rappeler les pluralités essentielles qui nous concernent : la mobilité et la stabilité, l’oubli et le fait de remémorer, voir et ne pas voir, le vide et la plénitude, la différence et l’indifférence, et ainsi de suite.

D’un autre côté, comme l’évoque le titre, le fragmentaire se différencie cette fois-là des autres voies fragmentaires. Comme l’attente est comblée par l’attente même, les fragments se superposent et au bout d’un moment, on ignore si l’on doit considérer le noir (les mots d’un fragment) ou bien le blanc (ce qui se place entre eux).

Finalement, mais non pas ultimement, il n’y manque pas le fragmentaire qui s’opposerait à l’unité du récit. Sur le récit brouillé et sacrifié au bouleversement régnerait l’agitation pure si le fragment ne lui fournissait son soi-disant système. Somme toute, peut-être nous ne sommes aucunement contraints de juger, ni d’opter entre les deux constituants de ces dualités. Peut-être pouvons-nous simplement nous mettre d’accord avec ce qu’il est dit par Lui :

Ce n’est pas une fiction, bien qu’il ne soit pas capable de prononcer à propos de tout cela le mot de vérité. Quelque chose lui est arrivé et il ne peut dire que ce soit vrai, ni le contraire. Plus tard il pensa que l’événement consistait dans cette manière de n’être ni vrai ni faux33.

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Notes de bas de page numériques

1  Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1973, p. 18.

2  Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1983, p. 65.

3  Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre,Paris, Gallimard, 1983, p. 100.

4  Comprise dans le sens derridien, la trace est un simulacre sans être une présence : un élément du passé ayant rapport au présent. Derrida la préfère aux conceptions philosophiques traditionnelles comme l’essence, la conscience pleine, ou les conceptions déterminées.

5  Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1983, p. 159.

6  Sous la direction de Valérie Deshoulières et Danielle Perrot, Le Don d’hospitalité de l’échange à l’oblation, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2001, p. 26.

7  Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1983, p. 72.

8  Voilà l’essentiel du chapitre Parole des fragments in : Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1986.

9  Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1973, p. 454.

10  Eric Hoppenot, Maurice Blanchot et l’écriture fragmentaire : «  le temps de l’absence de temps », in : L’Écriture fragmentaire : théories et pratique, Editions Presses Universitaires de Perpignan, 2002, p. 363.

11  Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 7.

12  Tandis qu’il semble parfois qu’un vrai contact peut se produire, Lui et Elle semblent rester aliénés pendant ces occasions. Il l’attire, attire par l’attrait en son mouvement encore inaccompli. Mais tandis qu’elle se soulève en celle qu’il touche, et bien qu’il sache qu’elle glisse, qu’elle tombe, figure immobile, il ne cesse de lui frayer un chemin et de la conduire, allant de l’avant et elle serrée contre lui d’un mouvement qui les confond. In : Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli,Paris, Gallimard, 1962, p. 112.

13  Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 63.

14  Il est intéressant de voir comment la pensée lévinassienne se répercute à ce point-là dans celle de Blanchot sans en exclure le vrai noyau, la parole fragmentaire. Blanchot a beaucoup puisé dans Levinas.

15  Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1986, p. 144.

16  Jean Racine, Phèdre, Acte 2, scène 2.

17  Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1986, p. 235.

18  Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1986, p. 238.

19  L’idée du surhomme est souvent mal comprise. Cela ne signifie ici qu’il est supérieur aux autres, mais qu’il se tient sur et au-dessus de l’homme, de l’humanité, par réflexion. Il se distingue donc de l’homme pour n’être pas quelqu’un de tous les jours.

20  Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1983, p. 7.

21  Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 52.

22  Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 19.

23  Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 35.

24 Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 44.

25 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1983, p. 96.

26 Exode 3,1.

27  Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 15.

28  Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 19.

29  Un masque a la différence légère à mon avis d’être plus intentionnel et en même temps plus fermé et plus hermétique.

30  Isaïe 45, 15. Il est à remarquer que le fragmentaire propre à Blanchot présente une analogie fictionnelle avec la littérature talmudique, avec cet inconnu derrière l’émiettement du récit. Le Talmud, consistant en un corps de texte est en même temps encadré circulairement de commentaires divers... En lisant L’Attente l’oubli j’ai éprouvé souvent le désir de lire ces fragments suivant une disposition pareille. C’est le lecteur qui décide et sans devoir suivre l’enchaînement défini par l’auteur.

31  Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 119.

32  Toujours dans le sens qu’il que Blanchot caractérise entre autres un événement dans L’Écriture du désastre.

33  Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 11.

Pour citer cet article

Anna Balint, « Paroles d’attente – Les modalités du fragmentaire dans L’Attente l’oubli de Maurice Blanchot », paru dans Loxias, Loxias 38., mis en ligne le 31 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7157.

Auteurs

Anna Balint

Anna Balint a fait ses études à Budapest, à Berlin, et à Paris. Elle est actuellement en deuxième année sous la direction de Veronika Darida à l’école doctorale de l’esthétique de l’Université ELTE de Budapest. Elle fait des recherches à partir du nomadisme poétique d’Edmond Jabès en s’appuyant également sur l’Écriture du désastre de Maurice Blanchot qu’elle traduit simultanément en hongrois.