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Robert Furlong  : 

Survol de la production littéraire créolophone mauricienne des origines à l’indépendance (1968)

Résumé

L’intérêt contemporain pour le(les) créole(s) à base lexicale française est, tout compte fait, assez récent puisque la mobilisation des chercheurs par l’entremise de l’ex-AUPELF (aujourd’hui AUF) en partenariat avec l’ACCT (aujourd’hui l’OIF) ne remonte qu’en 1976… Et l’Université de Nice s’est retrouvée alors au premier plan, en pionnier et défricheur, puisqu’elle accueillait, en primeur, la poignée de chercheurs concernés, majoritairement universitaires, provenant d’horizons différents.

Index

Mots-clés : littérature mauricienne

Géographique : Maurice

Texte intégral

L’intérêt contemporain pour le(les) créole(s) à base lexicale française est, tout compte fait, assez récent puisque la mobilisation des chercheurs par l’entremise de l’ex-AUPELF (aujourd’hui AUF) en partenariat avec l’ACCT (aujourd’hui l’OIF) ne remonte qu’en 1976… Et l’Université de Nice s’est retrouvée alors au premier plan, en pionnier et défricheur, puisqu’elle accueillait, en primeur, la poignée de chercheurs concernés, majoritairement universitaires, provenant d’horizons différents.

Fut fondé lors de cette rencontre le Comité International des Études Créoles (CIEC) qui, dès son 2ème colloque sur le thème ‘Études créoles et développement’ (Seychelles, 1979) a été vite rejoint par des créolistes créolophones. La littérature n’était pas alors à l’ordre du jour même si quelques communications touchaient au littéraire1, mais une certaine mouvance nouvelle avait vu le jour. Au 3ème colloque du CIEC à Sainte-Lucie en 1981, les créolistes ‘natifs’ créèrent le mouvement Bannzil Kreyol. Trois ans plus tard parut la première Anthologie de la nouvelle poésie créolophone2 : louable initiative car étaient regroupés des textes contemporains mais aussi des aperçus de l’histoire des littératures en créole, île Maurice comprise. Il convenait cependant, tôt ou tard, de rassembler l’ensemble du patrimoine littéraire créolophone de chaque pays participant dans des publications. Et il fallut attendre près de 25 ans dans le cas mauricien !

Pour la première fois, l’ensemble de la production mauricienne en et sur le créole mauricien allait être rassemblé et offert à l’appréciation tant de la communauté créolophone au sens large qu’aux mauriciens, eux-mêmes peu au courant de la richesse de ce patrimoine faute de moyens pour la découvrir. Sous le titre générique Panorama de la littérature mauricienne. La production créolophone, le premier volume portant sur la période allant des origines à l’indépendance en 1968 est paru en 20073. Le deuxième volume dont la parution est prévue pour 2012 concerne la période allant de l’indépendance à l’avènement de la république en 1992. Un troisième volume clôturera la série en couvrant la période de 1993 à 2012.

Tout le premier volume du Panorama de la littérature mauricienne. La production créolophone comprend des textes intégraux (à quelques exceptions près) de cette part essentielle du patrimoine littéraire mauricien qui était, jusqu'à sa parution, confinée à, principalement, deux bibliothèques publiques locales sises l’une dans la capitale (Port-Louis) et l’autre au centre de l’île (Curepipe). Il devenait urgent de la partager auprès du plus grand nombre : grand public, chercheurs, enseignants, étudiants,... Une autre urgence rendait cette publication nécessaire : l’état de grande fragilité des documents originaux en raison du passage du temps, du climat tropical, de l’humidité ambiante et des manipulations inévitables. Les documents ont été reproduits avec la plus grande fidélité allant jusqu’à respecter ce qui pourrait être considéré comme des fautes ou des coquilles non corrigées. De même, les graphies d’origine ont été conservées car elles sont autant de témoignages de l’évolution de la graphie du créole mauricien à travers le temps. Enfin, la production créolophone mauricienne faisant partie intégrante d’une production culturelle mondiale, un rappel de ce qui se passait en même temps à Maurice et dans le monde dans des tableaux chronologiques a paru nécessaire avec, le plus systématiquement possible, mention des productions littéraires en créole d’Haïti, de Martinique, de Guadeloupe, de La Réunion… Des références à des faits d’histoire et de civilisation complètent cet ancrage dans le monde afin d’alimenter un coup d’œil global, voire comparatif, sur l’évolution des littératures en créole et de déceler similitudes, convergences et/ou divergences dans leur évolution même si telle ou telle thématique ou tendance ne concorde pas toujours en ce qui concerne les dates pouvant être parfois très espacées. Et on s’aperçoit que dans les faits plusieurs d’entre elles ont eu les mêmes débuts car produits par des colons en mal de pittoresque, imitant ou traduisant des écrivains français connus, que toutes vers la même période et de la même façon se sont ouvertes au sacré, etc.

Ainsi, Maurice se retrouve en 1822 – bien que fraîchement britannique depuis 1810 - dans le peloton de tête de la créativité littéraire en créole4 avec les Essais d’un bobre africain de François Chrestien réédités 2 fois dans des versions enrichies (1831 et 1869). La particularité de François Chrestien est d’avoir, outre la création de chansons amusantes en créole sur des airs à la mode, adapté des fables de Jean de la Fontaine. Au fil des rééditions, il en aura adapté 12. Une initiative similaire aura lieu 24 ans plus tard, en 1846, en Martinique avec la parution de Les Bambous de François Marbot contenant pas moins de 50 fables de La Fontaine en créole martiniquais. La Fontaine tout comme Molière sont, au regard de ces littératures, des ‘produits’ tout à fait solubles en créole et toutes en produiront. À Maurice, un certain Pierre Lolliot dans un recueil ne contenant que des textes en créole5, en adaptera 9 et le peintre Xavier le Juge de Segrais, 40 en deux volumes (datant l’un, de 1939 et l’autre, de 1952) et rassemblés en un seul volume en 1976. C’est ainsi qu’il existe, par exemple, trois versions mauriciennes de la fable Le Loup et l’Agneau, deux de Le Corbeau et le Renard et de Le Lièvre et la Tortue, mais une seule de La Cigale et la Fourmi…

Le corollaire des besoins en divertissement est forcément ceux du sacré : le tout premier catéchisme en créole est réalisé à Maurice en 1828 sous une forme élaborée de questions et réponses (disponible aujourd’hui en ligne6). Un merveilleux hasard fait que dans la même année sort à Haïti un produit similaire sous le titre Catéchisme en langue créole. La première initiative en ce sens est cependant réunionnaise : la Profession de foi en jargon des esclaves nègres écrite par un missionnaire lazariste date de… 1750. D’autres catéchismes verront le jour, notamment celui à Maurice du père Roger Dussercle chargé de l’apostolat dans des îles éloignées telles celles de l’archipel des Chagos (Petit catéchisme en créole, 1936). Et l’objectif d’évangélisation générera par l’entremise des missionnaires anglais le projet de traduction de la bible en créole : à partir des années 1880, sous l’égide de la British and Foreign Bible Society, des travaux de traduction des évangélistes Jean, Luc, Marc et Mathieu ainsi que des Actes des apôtres seront menés aboutissant à leur publication à partir de 1886 (Evangil sélon sén Matthié), 1888 (Evangil sélon sén Marc), 1892 (Evangil sélon sén Luk), 1896 (Evangil sélon sén Jan) et 1900 (L’ouvraz apotr). Il convient de signaler que les travaux d’actualisation de ces traductions sont continus et la Bible Society de Maurice réunit régulièrement des équipes de traducteurs.

Fait historique unique en créolie : la proclamation de l’abolition de l’esclavage du 17 janvier 1835 à Maurice était rédigée en trois langues à savoir l’anglais, le français et le créole7 constituant ainsi une grande première au vu de l’importance administrative de la proclamation concernée. Reproduit dans Panorama de la littérature mauricienne. La production créolophone, on remarque d’emblée le ton paternaliste du créole utilisé. En même temps, comme ce texte a été rédigé par des Anglais à Londres avec approbation des plus hautes autorités avant diffusion, il paraît évident que dès 1835, le créole pouvait receler une utilité politique. L’abolition dans les autres pays créolophones sera postérieure et aura lieu en décembre 1848, mais aucun texte d’abolition en créole n’accompagnera cette décision, rendant le texte mauricien unique en son genre.

Un peuple investit toujours sa langue de proverbes, dictons et jeux de langues ou énigmes… et le créole, né de la fusion de diverses langues et de cultures, n’échappe pas à la règle. A Maurice comme à La Réunion, les sirandanes, ces énigmes linguistiques qui faisaient partie tels des rituels des veillées autour du feu, abondaient, offrant du folklore mais aussi des caractéristiques ethnologiques très riches. Une première brassée sera recueillie et publiée en 1846 à Maurice8. Le véritable travail de fond sur ce sujet et également sur la langue créole est cependant dû à Charles Baissac, professeur et poète qui, convaincu que le créole mauricien allait mourir victime de ‘glottophagie’ face aux nombreuses langues indiennes venues avec les travailleurs engagés indiens à partir de 1834, voulait décrire cette langue – presque « un post-mortem », affirmera-t-il – et recueillir tout ce qui la caractérisait. Outre des contes, utilisés aujourd’hui encore dans des sessions d’alphabétisation, Baissac9 a recensé et publié, dans les années 1880, 176 proverbes et dictons, 164 sirandanes10 et plus de 300 locutions11.

Comparativement, la période semble féconde pour les grammaires et recueils de proverbes. Un certain J. J. Thomas publie The theory and practice of creole grammar à Trinidad en 1769 ; Auguste de St Quentin sort une Notice grammaticale et philologique sur le créole de Cayenne en 1872 ; J. J. Audain fait paraitre à Haïti en 1877 un Recueil de proverbes créoles … Le champion sera sans conteste un fascinant gréco-irlando-anglais, journaliste, bourlingueur, passionné du créole autant que des belles créoles, du nom de Lafcadio Hearn. C’est à New-York en 1885 que Hearn publie un Little dictionary of creole proverbs sous le titre Gombo Zhèbes… Hearn réussit à rassembler et publier aux États-Unis, en édition trilingue créole, français et anglais, 350 proverbes dont 6 de Guyane française, 28 d’Haïti, 51 de Nouvelle-Orléans, 52 de Trinidad, 101 de Martinique et 110 de Maurice… A Maurice, l’engouement pour les proverbes se poursuivra dans les années 1920 avec les travaux de Numa Decotter et celui des études linguistiques dans les années 1930 par les réflexions et fiches étymologiques de l’ingénieur et romancier Savinien Mérédac12.

Cette relative effervescence, renforcée par l’usage du créole à des fins politiques dans certains hebdomadaires mauriciens dans les années 195013, va cependant se tarir… L’heure des polémiques publiques sur le créole mobilise d’augustes signatures locales14 dans la presse en 1922, 1925 et 1931 avec, en filigrane d’abord, puis au premier plan la question de l’identité mauricienne… En 1939 et 1952, Xavier le Juge de Segrais sort ses deux salves de fables de La Fontaine15 et aucun ouvrage ne paraîtra plus en créole avant Tention caïma du tandem René Noyau/Rosieb Ahjo… 1971, soit presque 20 ans plus tard !

Les événements politiques successifs avec la montée en puissance d’une politique indépendantiste exacerbant les relations entre descendants de blancs européens, de métis et de noirs, d’un côté, et descendants d’engagés indiens, de l’autre, auront probablement eu raison de la vision exotique et folklorique du créole comme étant la langue qui amuse. Les plumes resteront sèches vingt ans durant en dépit des affirmations de Malcolm de Chazal qui aura beau écrire : «Nulle langue sur la terre n’est plus riche que notre patois en tant que forme et véhicule poétique. Et cette langue dit absolument tout ce qu’elle veut dire, crée éternellement des verbes, ruisselle de métaphores inouïes et finalement est la gaieté même. » Aucun débat sur les enjeux culturels et linguistiques de l’évolution politique n’aura lieu non plus dans les années précédant et suivant l’indépendance acquise en 1968, même si pendant tout 1967, un jeune linguiste qui allait devenir un des principaux écrivains en créole réclamait ce débat par voie de presse : il s’appelle Dev Virahsawmy.

Y a-t-il eu mise à l’écart, subtile, de questions qui auraient dérangé ? Si tel était le cas, la manœuvre était maladroite car, à l’issue de la décennie qui suivit l’indépendance, le créole prit le devant de la scène comme langue de combat politique contre le pouvoir en place, media de contestation, moyen de décolonisation, thérapie nationaliste,… La poésie en créole se fit militante en devenant celle des sans-voix, racontant la misère des campagnes, des faubourgs et des poches de pauvreté; des pièces de théâtre amenèrent sur scène les vrais acteurs du développement économique, les ouvriers, ainsi que les vrais combattants de la liberté politique, les ‘petites gens’… Le créole n’était plus cette langue qui faisait rire ou sourire et dont l’exotisme et le caractère bon enfant étaient des miroirs aux alouettes… Elle est désormais investie d’une charge revendicative et veut sa part de reconnaissance sociale et politique. Mais cela sera le sujet du volume à venir de Panorama de la littérature mauricienne. La production créolophone. Volume 2 : de l’indépendance (1968) à la République (1992).

Notes de bas de page numériques

1  Tel était le cas des deux communications mauriciennes : Une langue et sa littérature de Vinesh Hookoomsing et Société et littérature au 19ème siècle de Robert Furlong.

2  Anthologie de la nouvelle poésie créole, ACCT/Éditions Caribéennes, Paris, 1984. Coordonateur : Lambert Félix Prudent.

3  Robert Furlong et Vicram Ramharaï, Panorama de la littérature mauricienne. La production créolophone. Volume 1 : des origines à l’indépendance. Collection Timam, Port-Louis (Ile Maurice). Contact : rfurlong@intnet.mu

4  Le tout premier texte en créole serait haïtien en date de 1757 et concerne une chanson de chagrin d’amour écrite par un certain Duvivier de la Mahautière. Douze ans plus tard, en 1769, le gouverneur Bouille de la Guadeloupe publie sa fameuse chanson Adieu foulard, adieu Madras ! repris tant de fois, notamment par Henri Salvador. Enfin, le troisième sera Idylle et chansons ou essai de poésies créoles publié à Philadelphie en 1811 par un habitant d’Haïti..

5  Pierre Lolliot, Poésies Créoles, Port-Louis, 1855. Contient 24 poèmes dont les 9 adaptations de La Fontaine. Même la préface est un poème en alexandrins et en créole.

6  http://classiques.uqac.ca/collection_documents/laray_h/catechisme_en_creole/catechisme_en_creole_1828.pdf

7  1835 : Proclamation to the present slave population of Mauritius / Proclamation à la population esclave de l’île Maurice/ Proclamation pour noirs esclaves dans Maurice

8  Ce document longtemps resté introuvable a été retrouvé en 2007 par le professeur Vinesh Hookoomsing via un site internet de Philadelphie.

9  Charles Baissac, Étude sur le patois créole mauricien, Nancy, Berger-Levrault, 1880 ; Récits créoles, Paris, H. Oudin, 1884 ; Le Folk-lore de l’île Maurice, Maisonneuve et Leclerc, 1888.

10  L’ouvrage Sirandanes publié en 1990 par Seghers et signé de JMG et Jémia  Le Clézio reproduit dans un français plus contemporain 109 des 164 sirandanes de C. Baissac sans, malheureusement, en signaler la paternité.

11  Tous sont reproduits dans Panorama de la littérature mauricienne. La production créolophone. op. cit.

12  Publiées dans la revue littéraire L’essor.

13  L’Epée, hebdomadaire politique et révolutionnaire, hebdomadaire, 1953-1955. Devise : Justice, Liberté, Union.

14  Le poète Léoville L’Homme, Dieudonné Dumazel, Selmour Ahnee,… entre autres.

15  1939 : Vingt zolies zistoires Misié Lafontaine dans créole Maurice ; 1952 : Vingt nouveaux zolies zistoires dans créole Maurice, par Zavié Léziz dé Ségré. Les deux volumes seront fondus en un seul en 1976 sous le titre Quarante zolies zistoires Missié Lafontaine.

Pour citer cet article

Robert Furlong, « Survol de la production littéraire créolophone mauricienne des origines à l’indépendance (1968) », paru dans Loxias, Loxias 36, mis en ligne le 15 mars 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7025.

Auteurs

Robert Furlong