Loxias | Loxias 35 Autour des programmes de concours 2012 (agrégation, CPGE) | I. Agrégation de Lettres modernes et classiques, Lettres en CPGE 

Lucien Victor  : 

Maupassant, La Maison Tellier et autres contes

Résumé

Ce travail veut être une sorte d’introduction à la lecture des Contes de Maupassant, notamment des Contes de La Maison Tellier. Le parti choisi pour guider les étudiants dans la lecture de ces textes a été de mettre en valeur les traits dominants de l’écriture de Maupassant touchant les lieux et l’espace, les formes de la temporalité, et les formes de la parole. Récit de choses, récit d’événements, récit de paroles, tels sont les points essentiels abordés par ce travail de description et d’analyse, et traités dans un constant aller-retour entre les cadres de réflexion et l’examen des textes.

Index

Mots-clés : analyse textuelle , grammaire, linguistique, narratologie, récit de paroles, spatialité, temporalité

Géographique : France

Chronologique : XIXe

Texte intégral

1. Tout récit, long ou bref, développé ou concentré, effectué dans et par le temps ou resserré autour de deux ou trois moments-événements clés, s’inscrit et s’écrit dans une tension entre l’actualité de l’écrivant, le moment où la main court sur le papier, ou sur le clavier, l’actualité durant laquelle il est censé être raconté – ces deux instances pouvant parfaitement se confondre comme on le voit dans tous les romans classiques, par exemple encore chez Balzac – et pouvant aussi laisser des traces explicites, ou pas, dans le texte même qui commence à s’écrire, et l’époque où sont supposés se situer et se dérouler les événements qui le constituent.

Ces indications sont très banales. On les voit jouer à plein dans l’écriture des Contes et Nouvelles de Maupassant. Comme si Maupassant, héritier d’une longue chaîne de romanciers, avait porté à la perfection pendant dix ans les principaux paramètres du genre. Avant lui, apprentissages, après lui, décadence et quasi disparition. La maîtrise de la forme courte en matière de récit, et d’une forme courte qui ne soit pas exactement un roman en réduction (nouvelle), suppose un génie particulier. Je ne vois guère, dans des domaines différents, que des gens comme Louis Pergaud, ou plus tard, Marcel Aymé, pour relever le gant et le genre, et y réussir. La prime, dans l’entre-deux guerres, et encore de nos jours, est plutôt aux grands romans, quand elle n’est pas aux très gros romans. Sans doute par hypertrophie du moi écrivant, jouissant de s’étaler et de se contempler sous toutes ses coutures. Alors que le Conte présuppose, et "manifeste" un parti pris de discrétion, de modestie, et presque d’effacement, de l’auteur-écrivain derrière sa création et dans son écriture. Le paradoxe est celui d’une écriture « invisible », et pourtant marquée.

2. On peut ajouter qu’un des grands intérêts des proses courtes de Maupassant est, qu’à la différence des romans petits ou grands par la taille et par la qualité, elles nous donnent, sans doute dans la tradition balzacienne – et consorts – non pas l’énième version des rapports amoureux et/ou conjugaux – duo, trio, quatuor, et toutes les figures disponibles de ce triste quadrille des sociétés modernes – , mais des dizaines d’ouverture, par faits divers répercutés ou reconstitués ou inventés, sur la société contemporaine de l’écrivain. Certes, les rapports sentimentalo/sexuels, et les relations parents/enfants y sont multiplement déclinés, mais toujours à l’intérieur de scénarios pittoresques ou inattendus. Ces petites histoires vraies ou comme vraies ou qui semblent plus vraies que le vrai sont presque toujours d’une grande banalité. Disons que le pittoresque, l’inattendu, et le banal, le petit, le quotidien s’y combinent inextricablement. À charge pour l’écrivain de porter ce pittoresque et ce banal, par la vertu de son écriture, à un haut degré d’intensité. En même temps qu’à un haut degré de typicité. Derrière Balzac, c’est peut-être à la prose de Diderot qu’il faut remonter, à la prose des petits faits vrais, ou de Ceci n’est pas un conte. Sauf que chez Maupassant l’émotion est toujours coupée net à la racine, et que le regard de l’écrivain sur ses petits personnages est souvent cruel, ou détaché, ou apparemment indifférent. Mais aussi, bien souvent, et diffusément, très empathique. On le voit bien dans le rapport du narrateur à ses personnages féminins : misogynie et regard amical s’entrelacent au cours des histoires. D’un côté la belle et dure figure de la fille de ferme, fille-mère et servante devenue maîtresse, mais au prix de combien de souffrances. Ou les Dufour, mère et surtout fille, à qui il est donné de connaître une brève aventure qui va marquer leur vie. De l’autre, l’ambivalence de la femme de Paul, attirante et médiocre (« ... et voilà que ce petit criquet de femme, bête, comme toutes les filles... »), ou le portrait de la grisette devenue une épouse impossible dans la bouche du narrateur second de l’histoire de Au printemps. Mais il y a aussi des caricatures grinçantes comme Madame Caravan, ou sa belle-sœur, ou de charmantes apparitions expertes au métier de demi-mondaine, comme la veuve éplorée des Tombales. Ce qui est remarquable ici, c’est l’absence de tout jugement moral, aussi bien chez le narrateur second, le cas échéant, que chez le narrateur premier.

3. Maupassant n’a pas lui-même organisé tous ses recueils de Contes. Et même pour ceux qu’il a lui-même publiés, essentiellement dans les premières années, entre 1880 et 1885, la table des matières a parfois bougé. La Maison Tellier s’est constitué à partir de la nouvelle éponyme, et par agrégat de contes écrits et souvent publiés en journaux entre 1875 et 1881, la nouvelle éponyme elle-même étant presque la dernière en date de toutes ces histoires. Il faut cependant attendre une réédition de 1891 pour voir apparaître Les Tombales, et, à dater de cette nouvelle édition, la table des matières ne bougera plus. Même si certaines éditions récentes de ce recueil y ajoutent « Boule de suif », ce qui montre au passage que l’œuvre de Maupassant est un peu comme un supermarché où chacun va composer son panier avec des objets qui n’appartiennent plus tellement à leur créateur. Cette situation montre aussi que toutes les questions qu’on pourrait se poser en termes de cohérence n’ont pas lieu d’être, et que les questions d’architecture d’un recueil, quoique pertinentes jusqu’à un certain point, sont aussi à relativiser.

Dans le cas de La Maison Tellier, seuls Au printemps et La femme de Paul ont été écrits après la nouvelle éponyme. Et, bien sûr, plus tard, Les Tombales. Tous les autres ont été écrits avant, en même temps que plusieurs autres. Si bien qu’on devrait se demander non pas s’il y a une unité dans le recueil, mais plutôt, pour quoi ces Contes ont été retenus, et pas les autres. Pourquoi neuf plutôt que huit ou dix ? Quelles idées ont motivé la mise à l’écart de dix contes, onze, si on compte Boule de suif ? L’opération de tri signifie jusqu’à un certain point que l’écrivain, ou son éditeur, ont raisonné en termes d’organisation. Par exemple, l’ordre des pièces dans le recueil n’est en rien l’ordre chronologique de leur écriture. Mais la réponse est difficile. Elle est sans doute à rechercher du côté de l’alternance : de dimension, de climat, de lieu, de tonalité. Les attaques des neuf récits sont toutes un peu différentes, et en particulier l’articulation imparfaits/ passés simples dans la mise en place de la narration est chaque fois réalisée différemment. Les fins sont très souvent rapides, inattendues, parfois brutales, mais différemment selon les contes. Sur l’eau et La femme de Paul ont une fin et une couleur dramatiques, mais les sept autres, même En famille, sont plutôt optimistes. Six se situent plus ou moins à la campagne, ou au moins dans les environs ruraux de Paris. Cinq mettent en scène l’amour volé ou l’amour payé, en tout cas les amours clandestines (et heureuses !) Et au moins quatre sont reliés directement à l’eau et au fleuve, mais l’un, très court, au début du livre, et les trois autres, un long, un court, un long, à la fin. Enfin Le papa de Simon tranche par sa tonalité sur tous les autres. Cette histoire de l’enfant naturel, de la fille « tombée » et du bon ouvrier, réservé mais généreux, par son allure édifiante et sa bonne moralité, a l’air d’avoir été écrite pour l’édification des enfants de l’école primaire. On connaît par la littérature le personnage du bon forgeron, homme fort, esprit juste, et cœur sensible. Certains passages, à force d’exploiter cette veine, sont même stylistiquement au bord du ridicule : « Il revint à son travail et, d’un seul coup, les cinq marteaux retombèrent ensemble sur les enclumes. Ils battirent ainsi le fer jusqu’à la nuit, forts, puissants, joyeux comme des marteaux satisfaits. Mais, de même que le bourdon d’une cathédrale résonne dans les jours de fête au-dessus du tintement des autres cloches, ainsi le marteau de Philippe, dominant le fracas des autres, s’abattait de seconde en seconde avec un vacarme assourdissant. Et lui, l’œil allumé, forgeait passionnément, debout dans les étincelles. »

Ajoutons que sur neuf histoires, six sont régies en troisième personne, trois en première. En fait, de ces trois, Les Tombales est en troisième personne pour le récit cadre, en première pour le récit enchâssé, tandis que Sur l’eau et Au Printemps redoublent la première personne : elle régit d’abord le récit encadrant puis le récit enchâssé. Évidemment, ces deux premières personnes ne réfèrent pas au même individu. Évidemment aussi, troisième et première personnes sont aussi construites, aussi fictives l’une que l’autre, et toutes les deux supposent dans l’implicite de la narration une première personne source adossée à cette instance peut-être elle-même en partie fictive qu’on appelle l’auteur.

4. Il y a une différence à faire entre le récit plus ou moins court, et le récit long, puis entre conte et nouvelle. Le conte, et la nouvelle, sont marqués par la rapidité de conception et d’exécution, et par leur destination, à savoir la parution en journal avec des différences selon le journal. C’est une production longtemps bi-hebdomadaire. Alors que les grands romans, qui sont aussi parus en feuilleton, dans le Gil Blas surtout, demandent une durée d’élaboration et d’exécution bien plus considérable. Entre conte et nouvelle il y a une différence de dimension, même si certains contes, par exemple « En famille » sont aussi longs qu’une nouvelle. La typographie semble intervenir. Dans la nouvelle, on trouve un récit segmenté en plusieurs sections, séparées tantôt par des chiffres romains, tantôt par un système d’astérisques simples, ou doubles. Sans qu’on sache vraiment si on est redevable de ce dispositif à l’auteur ou à son éditeur.

Cependant, d’autres différences paraissent plus déterminantes. La durée, longue avec variations de vitesse dans le roman, est courte, et même à peu près absente dans le conte. Certaines nouvelles sont, de ce point de vue, des romans en abrégé. Le traitement de la temporalité donne aussi une information : la durée est apparemment ouverte au roman, le temps se développe à mesure que l’histoire s’écrit. C’est là du moins un artifice courant. La temporalité est fermée dans le conte : souvent quelqu’un raconte que quelqu’un a raconté une histoire qui a eu lieu. Au moins double fermeture, double « révolution ». La « pyramide » : Le roman choisit de mettre à plat, le conte est construit en vue d’un effet, le roman est poésie car représentation pure, le conte est discours argumentatif.1

Au fond, s’il faut une distinction, la plus simple est celle qui oppose le roman aux histoires courtes. Il y a deux sortes d’histoires courtes, les nouvelles et les contes. Et dans les nouvelles il y a les nouvelles-nouvelles (des romans en réduction) et les nouvelles-contes (qui sont des contes un peu gonflés ou étoffés).

Ainsi est conte tout récit qui atteste de la part de l’écrivain l’intention d’isoler, dans la multitude des traits qui constituent un événement ou le destin d’une personne, un élément, et de déblayer au profit de cet élément. Les titres sont très indicatifs de ce point de vue. Plus de 160 (sur 306) contes se donnent pour la transcription d’un récit oral. Les circonstances y sont indiquées, mais presque jamais la datation. Maupassant prend souvent le récit à son compte, sous un masque, ou sous l’un de ses « moi ». Le conte est l’élaboration de l’événement passé par le jugement du conteur qui en fait une substance assimilable à l’auditoire précis, lui-même fictif, à qui il s’adresse, et qui cherche à en tirer une leçon, une morale. Ne pas perdre de vue que sept contes du recueil se terminent sur une issue, certes acclimatée au long du récit, plus ou moins imprévue et surprenante, sur une espèce de retournement. Même Le papa de Simon trouve une fin qui n’était pas la seule possible. Seule La Maison Tellier fait la boucle, et revient in fine sur l’état des lieux initial et rassurant. S’il y a un paradoxe dans ce récit c’est dans le récit lui-même. Ces dernières remarques ont été formulées par A. Vial dans sa thèse encore irremplacée Maupassant et l’art du roman (1950).2

5. Localisations. Il y a évidemment une alternance ville/campagne qui traverse ce recueil comme les autres. Mais, dans le détail, il y a de fortes nuances. Ainsi Le papa de Simon raconte une histoire qui, par de nombreux aspects, se situe dans une zone rurale, mais qui n’est enracinée dans aucune campagne concrète. Cette zone pourrait être aussi bien limitrophe d’une ville que complètement paysanne. L’ Histoire d’une fille de ferme est pleinement immergée dans la campagne, sans doute normande, par inférence de ce qu’on sait de l’auteur, mais aucune précision de lieu, de géographie, et même de noms propres, ne permet de dire vraiment où. Seuls quelques traits stéréotypés de la langue parlée orientent le lecteur. Les personnages de ces deux histoires n’ont d’ailleurs presque pas de nom. Au mieux, un prénom. Ou un surnom : La Blanchotte.

Sur l’eau et Au printemps participent d’une localisation analogue, assez floue, « au bord de la Seine, à plusieurs lieues de Paris... » pour le premier conte, et « au bord de la Seine... », en direction de Suresnes et St Cloud, pour le second. Nous sommes au bord de la grande ville, qu’il s’agit précisément de fuir pour quelques heures ou quelques jours. Ce sont deux histoires racontées en première personne, par le narrateur lui-même, qui les présente comme des histoires qui lui sont arrivées. Le narrateur, personnage central, n’a pas de nom. Et les autres personnages rencontrés, qui font l’histoire, n’ont pas de nom non plus.

La femme de Paul et Une partie de campagne se localisent aux environs de Paris, au-delà de Courbevoie, et toujours au bord de la Seine, dans le petit milieu, encore rural, des guinguettes et des canotiers, mais cette fois les lieux sont désignés avec un peu plus de précision, Bezons, ou près de l’île de Chatou, de nombreux détails donnent des indications qui sentent le vécu, les balançoires, le barrage sur la rivière, « le maître de l’établissement, un fort garçon à la barbe rousse, d’une vigueur célèbre », le cancan à la Grenouillère ; et les personnages ont des prénoms et même des noms, surtout dans la seconde histoire, Paul Baron, la mère Grillon d’un côté, M. et Mme Dufour, de l’autre. Des autres personnages, qui pourtant sont déterminants dans le déroulé des scénarios, nous ne savons pas grand chose, Madeleine et Pauline, ou Henriette et Henri, ou encore le « jeune homme aux cheveux jaunes ». Dans ces deux contes, en outre, se manifeste une tendance à forcer le trait, à caricaturer, à décrire ce petit monde avec du recul et une certaine cruauté.

La Maison Tellier tranche fortement sur les autres histoires. Il y a, dans cette nouvelle, des éléments de situation assez précis, et les personnages sont nommés, et, pour certains, décrits avec une complaisance qui, ici encore, force un peu le trait, et insiste sur la laideur. L’histoire est située à Fécamp, et son territoire, entre Yvetot, Fécamp, et Virville, dans l’Eure, « un petit village de cinq cents feux », non loin de Rouen. Même si l’histoire ressemble, comme la plupart des autres, à un fait divers humoristiquement mis en scène, elle est certainement transposée, mais dans des lieux repérables. Une fois de plus on est sur un axe Paris-Normandie, à une époque où la Normandie est encore à une demi- journée de train, ou à deux jours de cheval de la capitale. Et l’histoire oscille entre une toute petite ville, une bourgade, et la campagne qui l’environne. Un des plus beaux moments du conte, déjà remarqué et commenté par H. James3, est cette promenade en charrette au milieu des champs et des prairies : « Et au milieu de ces plaines colorées ainsi par les fleurs de la terre, la carriole, qui paraissait porter elle-même un bouquet de fleurs aux teintes plus ardentes, passait au trop du cheval blanc, disparaissait derrière les grands arbres d’une ferme, pour reparaître au bout du feuillage et promener de nouveau à travers les récoltes jaunes et vertes, piquées de rouge et de bleu, cette éclatante charretée de femmes qui fuyait sous le soleil. » Les clients de la « maison » portent des noms qu’on pourrait trouver dans les annuaires régionaux. Monsieur et Madame donnent leur nom à la maison. Le frère de Madame, et la fillette sont aussi nommés, Joseph Rivet, Constance Rivet. Les filles de la « maison » portent des prénoms ou des surnoms de guerre. Dans la tradition de leur métier, leurs vrais noms sont cachés. Moyens de transport, distances, et même chronologie, sont relativement signalés. Par tous ces traits, ce conte, ou cette nouvelle, est un peu à part dans le recueil.

Enfin, deux histoires sont urbaines et parisiennes. Les Tombales sont censées se passer au cimetière Montmartre, dont certains aspects sont campés rapidement, mais le lieu est connu du lecteur. Sauf le nom du conteur, Joseph de Bardon, qui prend l’histoire à son compte en première personne, nous n’aurons pas d’autres précisions. En revanche « En famille », récit classique en troisième personne, un peu long pour n’être qu’un conte, un peu trop ramassé dans le temps pour être une nouvelle, multiplie les indications de lieux et de personnes, évidemment dans un secteur restreint, entre le rond-point de Courbevoie et l’actuel site de la Défense. Bien que situé en ville, ou plutôt dans la banlieue proche, on voit qu’on est toujours sur le même axe, la route qui part de Paris vers la Normandie. Il y a même tout un passage du récit qui, par de multiples détails, se souvient très explicitement de la promenade de Frédéric sur les quais de Seine, au sortir de chez Mme Arnoux, et, fugitivement, d’autres évocations éparses chez Flaubert. La découpe même des paragraphes oriente l’esprit du lecteur dans cette direction : « Des souffles embaumés… L’avenue large était déserte et silencieuse… L’air du dehors… Quand ils furent au pont, ils tournèrent à droite… Et il revit… Il s’arrêta… Et le défilé des évocations commença… Et, …il poussa… La lune s’était levée… Il résistait… Alors il se leva… Alors un besoin lui vint... » Localisation de l’épisode en un lieu assez précis à quoi se surimpose un souvenir de localisation romanesque en une autre lieu, toujours en bord du fleuve. Télescopage, transposition, et réécriture. Les émois nocturnes disproportionnés d’un petit rond de cuir, ou comment un être médiocre peut-il être capable d’une vraie grande souffrance ? C’était déjà le problème du personnage de Frédéric. D’ailleurs, il s’en console assez vite. C’est un émoi nerveux qui se dissout rapidement dans les larmes versées et dans la douceur de la nuit. Maupassant a ménagé un contraste ironique entre ce chagrin nerveux et mécanique et la belle nuit inondée de lune et indifférente.

On peut aussi s’interroger sur un aspect des choses qui a été souvent relevé : Maupassant insiste plusieurs fois sur l’aspect répugnant de la périphérie parisienne, cette zone encore indécise entre ville et campagne, qui semble avoir subi les ravages conjugués des ruraux crasseux et des urbains, petites gens en général, fournisseurs négligents de déchets divers, auxquels s’ajoutent usines, entrepôts, et décharges. Maupassant appelle cette zone « une campagne interminablement nue, sale et puante. » (Une partie de campagne)

6. Liée à la question des lieux, la question de la description. Ces deux questions renvoient à ce qu’on appelle le récit de choses. Mais la description déborde largement les lieux en ce sens qu’elle couvre tout ce qui dans le récit est traité comme objet ou chose. Par exemple, les portraits, esquissés, ou développés, « réalistes », photographiques si on veut, ou caricaturaux. Ou encore les instruments de la vie quotidienne, meubles, vêtements, nourriture. La description correspond toujours à une pause dans l’histoire, elle est de l’ordre du récit, elle est structurellement ce qui se passe dans le récit lorsque le récit d’événements s’arrête, et en même temps de l’ordre de la narration, au sens rappelé plus haut, en ce sens qu’elle réfère souvent à des éléments d’expérience avoués comme appartenant au narrateur premier, et derrière lui, à l’auteur. Mais c’est parfois difficile à décider, surtout quand la description est faite du point de vue de l’un ou l’autre des personnages. Ou du narrateur second, lui-même traité comme un personnage.

Conformément à l’esthétique du Conte, on s’attend à ce que les passages de description soient réduits au strict minimum efficace. C’est exactement ce qu’on trouve dans ce recueil dans lequel tous les récits, sauf En famille, se déroulent en tout ou en partie dans un environnement de nature. Après tout, le cimetière des Tombales, tout urbain qu’il est, même si moins à l’époque que maintenant, est un lieu d’extérieur et de nature. Et c’est même dans En famille que se trouve l’extraordinaire moment d’emportement du personnage de Caravan par les prestiges de la nuit, de l’air, et de la lune. Trois pages, dont j’ai déjà dit que par dessus l’épaule de Caravan, qu’on n’aurait pas cru capable d’une telle dilatation de l’âme, elles regardent vers Flaubert, signalant ainsi explicitement une filiation littéraire, et la « patte » de l’auteur-narrateur.

Dans les récits les plus développés, comme La Maison Tellier, où la saisie du monde extérieur profite du plus de place qui peut lui être donnée, au compte de qui mettre les portraits réalistes et grinçants des filles, ou encore le paysage de nature épanouie traversée par la carriole du père Rivet ? Le récit étant en focalisation zéro, c’est au narrateur que reviennent ces passages. Avec, de temps en temps, une vague impression de focalisation interne, de vision à travers le regard des clients, plus exactement au point de rencontre entre le regard de Madame sur elles et celui des clients, ou de vision à travers le regard des filles sur la campagne verte et jaune. Mais cette impression est vite dissipée par la structure même de la narration. Le portrait de Madame, au début, est fait de la même façon, c’est le regard du narrateur sur elle, relayé en sous-texte par le point de vue des « habitués » et des « pensionnaires ». On a en outre un peu l’impression que ce portrait est archétypal de la mère maquerelle d’une « maison » de village.

Dans le cas d’Une fille de ferme, conte, ou nouvelle, dont le titre désigne un personnage générique, et qui est assez longuement développé aussi, la technique de Maupassant est fonctionnelle. Il y a beaucoup de remarques éparses sur des objets ou des aspects de la campagne tout au long du conte, mais le moment massif de description est au début dans la première section. La jeune « fille de ferme », son travail fait, éprouve le besoin d’aller se reposer au creux d’un fossé. Il fait chaud, c’est une belle journée de printemps, elle va s’immerger dans la lumière, la chaleur, les senteurs, presque jusqu’à s’endormir. Le narrateur la peint en harmonie, en symbiose avec la nature. Ce sont ses perceptions à elle, c’est son regard qui sont mis en scène par la narration. « Elle sentit une douceur »… « La servante les regardait... elle leva les yeux... »... « elle sortit pour s’asseoir... » « ...on apercevait... ». Le narrateur veut nous faire comprendre que c’est cette connivence entre la nature en germination et en fermentation et la jeune fille qui va la pousser à se laisser aller, et à accepter, après une certaine résistance, les avances pressantes et assez brutales du garçon de ferme. De là va commencer toute l’histoire, de plus en plus dramatique, de la grossesse, de l’abandon, de l’enfant placé, du mariage avec le fermier, et au bout des événements, vécus par la fille, dans la douleur, la peur, la culpabilité, le retournement de la situation. Le moment descriptif est la pièce initiale et nécessaire de toute la logique du conte.

La démarche est tout autre dans le portrait de la jeune femme des Tombales. C’est évidemment un portrait en focalisation interne. Le détail en est particulièrement soigné. Le regard du narrateur-personnage, et le souvenir de ce regard y sont précis et singulièrement attentifs. Mais le portrait cache une malice. On le relira, après être allé au bout de l’histoire, comme la description d’une extraordinaire scène de comédie. La jeune femme est fascinante par elle-même pour le narrateur, mais aussi parce qu’elle joue la situation. C’est comme s’il y avait trop de perfection dans l’attitude et le comportement de la jeune femme pour que la situation soit vraie. Mais cela, le narrateur ne le comprendra que plus tard. Et pourtant, le portrait est fait, dès la rencontre, pour orienter insensiblement l’esprit du lecteur du côté du théâtre.

Le procédé d’associer étroitement la nature au déclenchement d’un processus se retrouve dans d’autres contes. Au printemps, et surtout Une partie de campagne sont de bons exemples. Dans le premier, le mécanisme est redoublé, et même triplé. La douceur du printemps chasse le narrateur de chez lui et le conduit au bord du fleuve, puis sur le bateau, puis au bord d’une aventure possible. À ce moment, survient le bonhomme qui lui explique en abrégé les méfaits du printemps sur l’être humain, et qui, ensuite lui raconte son histoire d’un an auparavant en faisant une troisième fois le lien entre la douceur de l’air, la chaleur du soleil, l’ivresse du printemps dans la nature et les sottises d’amour qui engagent et détruisent une vie.

Dans le deuxième, c’est tout au long du conte que la nature intervient et agit jusqu’à faciliter le désir et son accomplissement. La force des sensations et leur influence sur les hommes, mais surtout sur les deux femmes, monte en puissance jusqu’au « baiser » dans le « cabinet particulier » d’Henriette et d’Henri, accompagnées et métaphorisées par le chant de l’oiseau. Le lien entre la puissance naturelle et la sensualité est formulé plusieurs fois. On peut même penser, à lire le portrait de la jeune Henriette sur sa balançoire, que la nature et la femme sont deux faces d’une même réalité. La jeune femme est la nature dans sa pleine jeunesse. Le portrait est régularisé après coup en focalisation interne (« ...jetant à la figure des deux hommes, qui la regardaient en riant, l’air de ses jupes, plus capiteux que les vapeurs du vin. »), tous ses détails reflètent et nourrissent le désir des deux jeunes canotiers. Mais tous ses détails mettent en scène la « naturalité » de la jeune fille.

Ce qui est beau dans cette littérature, c’est que les petites gens et même les imbéciles, comme Caravan, sont aussi parfaitement que les autres capables de voir et de sentir, et d’en être profondément influencés, ou même changés… Finalement, si on suit Maupassant, sous les différences sociales, l’homme est le même nœud de passions élémentaires, la cupidité, et le sexe, vaguement nimbé d’une efflorescence sentimentale.

7. Traitement du temps.

7.1. Durée. L’ Histoire d’une fille de ferme a une place à part de ce point de vue dans le recueil, elle se déroule sur six ans, évidemment en discontinu, comme une suite d’épisodes douloureux, puis dramatiques, jusqu’au retournement inattendu de la fin. Maupassant compose son récit par scènes séparées de sommaires, mais au total le récit correspond à la conception, à la grossesse, à la naissance, et à l’élevage de l’enfant caché en nourrice, jusqu’au moment où elle en avoue l’existence à son patron devenu son mari. Ce qui fait un peu plus de six ans.

En opposition, les autres contes sont tous ramassés dans une durée brève.

Avec des procédés de dilatation : Dans Au printemps, le plus court, c’est le temps d’un voyage par eau entre Courbevoie ( ?) et St Cloud, mais dans ce bref voyage, un anonyme raconte au narrateur son histoire, une histoire de plusieurs mois résumée en quelques paragraphes. Une histoire de « l’an dernier, à pareille époque ».

Dans Une partie de campagne, c’est le temps écoulé entre l’histoire très développée d’un dimanche dans les bois pour la femme et la fille Dufour, et la visite d’Henri au magasin, deux mois plus tard, puis le retour du même sur les lieux du bonheur un an après. L’année écoulée est nécessaire pour qu’Henri se retrouve dans les mêmes circonstances à la même belle saison au même endroit. Douze pages pour le dimanche, une page et demie pour la double fin, et le double tour d’écrou.

Dans Sur l’eau, le vieux canotier raconte une soirée et une nuit éprouvantes qu’il a vécues dix ans plus tôt. Donc, un saut en arrière de dix ans du récit second fait en première personne par le narrateur second au narrateur premier.

Dans Le papa de Simon le procédé est classique : deux courtes journées d’école pour Simon, trois mois se passent, c’est un sommaire, et un soir le forgeron se déclare. Deux moments intenses de part et d’autre d’un court sommaire indispensable pour mettre le récit sous tension. Un moment assez compliqué et douloureux pour l’enfant d’abord, un moment finalement pleinement heureux pour lui.

Dans Les Tombales, une rencontre d’un soir, trois semaines de liaison expédiées en un court paragraphe, un mois de latence, et la retrouvaille surprise, en même temps que le fin mot de l’histoire, qui justifie le cynisme léger du narrateur second, et lui permet de rire aussi de lui-même. Le récit est celui d’une aventure survenue au narrateur second « il y a quelque temps », et il est censé être fait par lui à la fin d’un repas à ses quatre amis et commensaux.

Les autres récits sont brefs : quelques jours pour La Maison Tellier, vingt-quatre heures et un peu plus pour En famille, une journée et une nuit pour La femme de Paul. Ces trois récits sont en troisième personne, et conduits d’un bout à l’autre par le narrateur premier. Comme le sont Histoire d’une fille de ferme, Une partie de campagne, et Le papa de Simon. Six récits sur neuf sont sous ce dispositif simple et traditionnel. Naturaliste, si on veut.

7.2. Ce qui veut dire que dans six récits sur neuf le temps de l’histoire, c’est-à-dire l’ordre dans lequel les événements sont censés se produire, et le temps du récit, c’est-à-dire le temps qu’il faut pour écrire/lire l’histoire racontée, se superposent étroitement. Le narrateur nous dévoile les événements à la suite, dans leur concaténation. La seule variable observable est celle de la vitesse. Le récit s’arrête longuement – si on peut dire – sur les scènes-clés, et accélère – il sommarise – dans les entre-deux. Procédé sans surprise. Et il faut aussi compter avec les temps d’arrêt du récit d’événements correspondant à des moments de description.

Dans trois contes, le dispositif est plus complexe. En ce sens qu’il y a deux séries d’événements, deux périodes distinctes. Et une permutation dans l’ordre du récit. Ce qu’on appelle en termes techniques une analepse. Chronologiquement, le récit principal situe l’histoire quelque temps auparavant (Les Tombales), dix ans auparavant (Sur l’eau), un an auparavant (Au printemps). Le récit secondaire, celui de l’histoire encadrante, ouvre, et parfois ferme le conte. Il y a donc logiquement la chronologie des événements de l’histoire principale, puis la chronologie de l’histoire encadrante qui mentionne, plus tard, à une occasion précise, les circonstances dans lesquelles le narrateur second a été amené à dire son histoire, soit au narrateur premier, soit à des amis, dont l’un l’aura racontée à son tour au narrateur premier. À moins qu’on imagine qu’il était lui-même l’un des amis en question.

Cela dit, l’histoire principale est racontée sans manipulations, en avançant, comme celle des autres contes.

La datation est impossible, sauf à considérer la date de première publication comme très contemporaine du moment où l’histoire, principale ou secondaire, est racontée. Et, par fiction, ce moment comme plus ou moins contemporain de l’espèce de fait divers qui en paraît parfois la source.

7.3. Quant au temps de la narration, si on prend le mot au sens étroit et spécifique qu’il a pris depuis Genette quand on travaille en narraturgie, c’est-à-dire tous les moments, certes fictionnels, où se manifestent l’acte de raconter, l’actualité vivante du narrateur, tous ces instants au présent qui trouent le récit en y attestant de la présence du narrateur premier, il y en a de nombreuses traces dans le texte des Contes. Au moins deux sortes.

On rencontre des passages longuement développés comme par exemple dans Les Tombales les explications données par le narrateur second sur son amour des cimetières. Évidemment, ce n’est pas le narrateur premier, mais on peut admettre que celui-ci a donné ses propres pensées à son narrateur délégué. Même fonctionnement dans Sur l’eau où l’on entend le narrateur second faire état en son nom propre de son expérience des rivières. Ici aussi on peut admettre que l’expérience du narrateur second est nourrie de celle du narrateur premier et sans doute auteur. Un autre bon exemple, dans La femme de Paul, qui est l’un des contes les plus achevés du recueil, tragique et cruel à la fois, et dans lequel les passages descriptifs ont une capacité intense d’évocation. Un premier passage présente rapidement la Grenouillère : « L’immense radeau, couvert d’un toit goudronné que supportent des colonnes de bois, est relié…, et, de là, gagne la terre auprès du bureau des bains. » Et, un peu plus loin, c’est la foule, la cohue qui se presse dans l’établissement, boit, crie, danse. Dépassant le stade de la simple description, le narrateur commente : « Car on sent là, à pleines narine, toute l’écume du monde…/ Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar…/ Quelques habitants des environs y passent…/ C’est, avec raison, nommé la Grenouillère…/ Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur tête. » On voit la démarche. Le narrateur, développant son histoire, et dans les débuts de son conte, dresse, au présent omnitemporel et en même temps au présent de l’écriture, un état des lieux, géographique, matériel, humain et moral que beaucoup d’autres pourraient faire à leur façon, à la même époque, mais avec moins de talent sans doute. Il le fait en connaisseur, avec précision, et en soulignant violemment les côtés délirants et sordides de l’endroit. Tous les mouvements, toutes les couleurs, toutes les odeurs préparent l’esprit du lecteur, plus ou moins directement, à une chute dramatique.

À côté de ces exemples massifs, et au fond peu nombreux, d’autres faits vont dans le même sens, plus discrètement. Souvent, le narrateur laisse fuser une courte formule, au présent, dans une position de commentaire de ce qui vient d’être présenté par la narration. C’est souvent la deuxième partie, ou la fin d’une même phrase. La même façon de faire se marque, moins visiblement, dans les structures de comparaison, qui attestent de l’expérience personnelle du conteur par un lien posé entre l’événement raconté et l’actualité du raconteur. le mécanisme de comparaison permettant, si on le comprend bien, d’éclairer un point du récit à partir du (ou par retour bref dans le) présent du dit conteur.

Quelques exemples : au début du Papa de Simon le conteur nous dit : « Les enfants riaient, très excités ; et ces fils des champs, plus proches des bêtes, éprouvaient ce besoin cruel qui pousse les poules d’une basse-cour à achever l’une d’entre elles aussitôt qu’elle est blessée. » On voit qu’on est ici à la fois dans le commentaire, et dans la comparaison implicite parfaitement en situation puisqu’il s’agit du comportement de petits galopins campagnards. Un peu plus loin dans le même conte : « Mais une réputation tombée est si pénible à refaire et demeure toujours si fragile, que… » La demi-phrase est ici du pur commentaire, une réflexion en passant venue de l’expérience (fictive ?) du narrateur. Plusieurs exemples du même ordre dans Une partie de campagne. Peut-être parce que c’est une histoire plus proche que d’autres de l’expérience du conteur-auteur lui-même. Ainsi, p. 145 : « …une de ces femmes dont la rencontre dans la rue vous fouette d’un désir subit, et vous laisse jusqu’à la nuit une inquiétude vague et un soulèvement des sens… », p. 146 : « …les berges fleuries où des arbres entiers trempent leurs branches dans l’eau, où tremblote l’éternel frisson des roseaux et d’où s’envolent, comme des éclairs bleus, de rapides martins-pêcheurs. », p. 147 : « …si différente de la déformation qu’imprime à l’ouvrier l’effort pénible… », p. 148 : « …cet amour bête de la nature qui les hante toute l’année derrière le comptoir de leur boutique. », p. 151 : « …cet éternel inspirateur de toutes les romances langoureuses qui ouvrent un idéal bleu aux pauvres petits cœurs des fillettes attendries !4 »

On peut aussi ranger dans le même sac tout le premier paragraphe de Au printemps. Ou enfin relever dans La femme de Paul p. 174 : « …à travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent le fleuve. », p. 176 : « …ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond de l’œil de la femme. », même page : « …un de ces sourires dont on voile les plus horribles souffrances… » Presque toutes ces citations correspondent à la fin d’une phrase, simple ou complexe, et souvent à la fin d’un paragraphe. De nombreux autres exemples impliquent, comme indiqué plus haut, dans le mouvement réflexif ou de commentaire, une structure de comparaison. Ils sont faciles à retrouver. J’en donne un seul, par plaisir, p. 93-94 : « …grattant à ce cœur pour connaître son secret, comme un chien de chasse qui fouille un terrier tout un jour pour avoir la bête qu’il sent au fond. » Ces exemples eux aussi apparaissent comme les autres en fin de phrase, et souvent de paragraphe. On comprend cette démarche de l’écriture. Le raconteur, après avoir exposé un événement, l’éclaire plus complètement en le rapprochant de son actualité et de son expérience. Bien entendu, cette démarche est elle-même sous le régime de la fiction, mais on doit penser qu’entre l’auteur invisible et le narrateur, premier ou second, construit dans l’espace de la fiction, il y a une certaine porosité.

Une dernière remarque sur cette habitude stylistique : dans la plupart des exemples, et on peut les multiplier facilement, sans doute parce que ces phrases ou fins de phrases attestent d’une démarche de généralisation, de vérification de la pensée par appel à une expérience répétée, le présent est le temps obligatoire, comme une espèce de mention d’une temporalité zéro. Parfois, mais rarement, l’imparfait serait acceptable, mais la plupart du temps, le présent est contraint, ces phrases ou segments de phrases impliquant et signifiant en même temps un retour à la source invisible, émettrice du récit.

7.4. Dans ces récits dans lesquels l’instance narrative profonde est censément invisible, on peut voir dans ces exemples comme autant de manifestations indirectes de l’impatience de la dite instance à se signaler. Deux interprétations sont d’ailleurs possibles, mais pas exclusives l’une de l’autre, selon le type de conte. Dans les récits à narrateur premier et seul, de tels passages réfèrent bien entendu à ce narrateur, et la question est ouverte de savoir si, derrière lui, ils se réfèrent à l’instance fluide et insaisissable qu’on appelle l’auteur. Mais dans les récits à narrateur second suspendu à un narrateur premier, en bonne logique narrative, de tels passages réfèrent à l’actualité supposée du narrateur second, à son actualité de conteur, et si, derrière lui, ils se réfèrent au narrateur premier, et si, derrière ce dernier, ils se réfèrent à l’instance auctoriale, ce sont deux questions ouvertes. D’autre part, on peut toujours dire que c’est là un mécanisme banal, attendu, déjà très longuement rodé, du récit, une sorte de partage des rôles connu permettant de donner plus de profondeur de champ au récit. Une espèce de troisième dimension. Mais on peut aussi y voir, grammaticalement et linguistiquement rien ne s’y oppose, autant de lieux de télescopage entre présent du ou des narrateurs-conteurs fictifs et présent du narrateur-auteur, invisible sauf là, autant de lieux où communiquent en profondeur l’actualité fictive du narrateur premier, ou second, et l’actualité elle-même plus ou moins fictive de l’auteur. À l’évidence ce télescopage, ce mécanisme de référence interne au conte est plus facile, plus transparent dans un récit régi en première personne par le narrateur premier, ou second. D’un autre côté, dans un récit conduit en troisième personne, ces passages mettent parfaitement en évidence la dualité narratrice à l’œuvre dans ces contes. Il y a celui (celle ?) qui raconte, et celui qui regarde ou écoute le premier raconter.

8. Les temps verbaux, notamment le passé simple.

8.1. Sur ce point, la grammaire de Maupassant est simple, élémentaire, et très efficace. Tous ces récits sont, structurellement, récits d’événements passés, plus ou moins anciens. On attend donc qu’ils soient régis au moins par les temps basiques développés par le verbe français pour prendre en charge les divers aspects de la temporalité passée. Et c’est ce qui se passe. Il y a bien quelques emplois à valeur stylistique marquée. Ainsi, au paragraphe deux de Sur l’eau, un court passage au présent de narration : « Voilà immédiatement mon bonhomme qui s’anime, se transfigure, devient éloquent, presque poète. » Le présent est d’ailleurs bloqué dans cette phrase, sans doute en raison du départ de phrase en « Voilà ». Si on supprime ce démonstratif à valeur prédicative, la phrase peut parfaitement s’écrire au passé simple.

Un exemple un peu différent, rare lui aussi, est dans l’emploi d’un imparfait narratif. Page 179, dans La femme de Paul : « …Il la chercha, mais ne la trouva pas…/…Il errait ainsi… quand un des garçons lui dit… Et, au même moment, Paul apercevait… le mousse et les deux belles filles… » On voit que le passé simple était parfaitement possible dans la suite des événements enchaînés par le récit, mais attendu et banal. L’imparfait met un accent d’insistance et une douloureuse tension temporelle sur le verbe. Page 99 : « …il sauta à genoux sur son ventre… et,… il l’assommait. » L’imparfait est ici nécessaire parce que, contrairement au sémantisme du verbe, l’emploi de Maupassant veut signifier une action qui prend du temps et qui surtout reste ouverte, n’a pas de terme : il était en train de l’assommer, ou, il allait l’assommer. Le passé simple ici signifierait tout autre chose.

8.2. Sauf ces cas, les trois temps de base sont, comme on peut le prévoir, l’imparfait, le passé simple, et le présent, dans leurs valeurs fondamentales en langue. La démarche narrative fonctionne un peu comme une respiration à trois temps, inspiration, c’est-à-dire installation de la temporalité passée, expiration, c’est-à-dire mise en marche de la chronologie des événements et des dialogues, temps mort ou de latence avant la reprise de souffle, c’est le passage assez régulier par un bref moment de commentaire ou de réflexion, point zéro de la temporalité.

 8.2.1. Le présent est toujours dans les valeurs indiquées plus haut. On le trouve régulièrement attesté dès les premières pages de La Maison Tellier.

« le préjugé du déshonneur attaché à la prostitution… n’existe pas dans la campagne normande. Le paysan dit… et il envoie… »

« …au bord de la petite rivière qui coule dans les fonds… »

« …une petite lanterne comme celles qu’on allume encore en certaines villes… »

« …Après avoir longé la rue que domine la côte et qu’on appelle… »

« …on entendit la clameur diminuer comme un orage qui s’éloigne… »

« …un établissement… qu’elle surveille et tient sous sa garde. »

Tous ces exemples figurent dans la première section de la nouvelle, et ils ont tous comme trait sémantique commun un retour très momentané de l’acte de récit dans l’actualité du conteur, elle-même insituable mais supposée et construite en concomitance avec l’actualité du lecteur.

8.2.2. L’imparfait est en langue non pas un temps du passé mais le geste verbal par lequel le locuteur éloigne de son actualité un fait, une idée, un événement. En utilisant ce tiroir verbal dans le discours concret qu’il effectue, et presque aucun autre, en tout cas pas le passé simple, le locuteur désigne en arrière de lui une zone de temps indéterminée, sans indication de commencement ni de fin. L’imparfait est donc pour l’essentiel dans le récit le temps des débuts, de la mise en place du récit, et, d’autre part, bien sûr, le temps des plages, ou des passages de description. Mais c’est fondamentalement le temps qui apparaît alors que la chronologie ne s’est pas encore mise en marche, et qui réapparaît à chaque fois que le récit, en contexte passé, suspend la chronologie et ne s’intéresse pas d’abord à l’enchaînement des événements.

La Maison Tellier, encore elle, fournit un bon exemple de mise en place classique du récit. Quatre pages et demie à l’imparfait présentent la Maison, la patronne, les clients, le « personnel », puis le récit d’événements proprement dit commence, d’une façon qu’on retrouvera dans d’autres contes, par une mention de chronologie : « Or, un soir, vers la fin du mois de mai... » suivie du premier passé simple « …le premier arrivé… trouva la porte close. » Et, à partir de ce moment les passés simples vont s’enchaîner, cinquante deux en trois pages et demie. La mécanique est en marche, et ne va plus s’arrêter jusqu’à la fin. Même si l’imparfait réapparaît de place en place pour de brefs passages descriptifs ou commentatifs.

Le même procédé est à l’œuvre dans les deux contes qui suivent, avec un peu plus de complexité, le schéma des deux contes étant lui-même plus complexe.

Ainsi dans Les Tombales l’articulation se fait en plusieurs fois. D’abord, dans le récit cadre. « Il se mit à dire… Il dit… Il reprit… » Puis dans le récit encadré. et conformément aux conventions, une mention de chronologie suivie d’un nouveau passé simple : « …vers la mi-septembre… je sortis de chez moi… » Et dans ce même récit, la mise en marche de la mécanique se fait elle-même en plusieurs temps. Après le développement sur ce qu’on trouve dans les cimetières, dans ce cimetière, on trouve un nouveau faux départ : « L’impression de l’automne… aggravait… Je m’en allais… Et je me mis, moi, à lire les épitaphes. » Enfin, au bas de la page 66 : « …j’allais partir quand je vis une femme en noir… ». Là seulement commence la véritable histoire. Là seulement commencent à s’accumuler et à s’enchaîner les passés simples. Voir la série relativement humoristique : « Je la consolai, je la réconfortai, je la soulevai, je la relevai. Puis je lui dis ». Le procédé est d’autant plus sensible que, de tous les contes, c’est celui qui baigne et s’inscrit le plus explicitement, et très régulièrement, dans l’actualité du narrateur, ici du narrateur second. Les successifs moments du récit sont enchâsses dans la relation d’une conversation entre les amis. Il est vrai que ce conte a été écrit dix ans plus tard que les autres, et qu’il témoigne peut-être d’une certaine évolution de l’écriture.

Dans Sur l’eau, même dispositif. Un peu plus simple. Le premier niveau de démarrage du récit correspond à l’articulation « Un soir que nous nous promenions… je lui demandai… / Ah ! me dit-il... ». Le deuxième démarrage se fait après la digression au présent du vieux canotier, narrateur second ainsi mis en scène et en situation, sur le mystère des rivières : « J’habitais, comme aujourd’hui, la maison de la mère Lafon… Nous dînions tous les jours ensemble… / Un soir, comme je revenais… traînant… mon gros bateau… je m’arrêtai quelques secondes. » Et la mécanique se met en route, ménageant des moments d’actions et d’événements petits et nombreux enregistrés par les passés simples accumulés en peu de lignes et des moments de réflexion/observation/description où réapparaît inévitablement l’imparfait.

8.2.3. Le passé simple, quoique attendu et presque mécanique, est sans doute le temps qui manifeste le mieux l’originalité stylistique de Maupassant. Par sa valeur propre, il est le temps des sommaires, et il est aussi le temps de l’accumulation et de l’enchaînement souvent dramatique des petits faits qui, dans un laps de temps court, conduisent l’histoire à son issue, heureuse, ou plutôt malheureuse. En effet il a pour propriété d’isoler à chaque fois dans le passé, il y a mille ans comme hier, un laps de temps bref ou long, mais clos sur lui-même et surtout sans lien avec l’actualité du locuteur. C’est d’ailleurs dans leur articulation sur ce tiroir verbal, et seulement à ce moment, que les imparfaits des débuts de récit classique prennent la valeur de temps du passé, valeur qu’ils retrouvent ensuite dans le déroulement du récit à toutes les interruptions de l’enchaînement chronologique, comme je l’ai rappelé plus haut. Dans les conditions habituelles du récit c’est cette articulation, et elle seule, qui met en route la mécanique narrative.

La double valeur des passés simples, accélération du temps dans les sommaires, accumulation sur assez peu de temps de petits événements isolés les uns des autres qui au total font drame, ou dressent un épisode dramatique dans le déroulement de l’histoire, est elle-même redoublée par le choix de verbes dont l’aspect lexico-sémantique est en congruence avec l’aspect grammatical du temps. Ce sont des verbes qui expriment mouvement, geste, action, toute espèce d’événement clos et circonscrit dans le monde physique comme dans le monde mental. Cet aspect lexico-sémantique étant parfois explicité par un circonstant à côté du verbe. Voir de ce point de vue « Nous dînions tous les jours » vs « je m’arrêtai quelques secondes ».

Histoire d’une fille de ferme fournit des exemples intéressants de traitement de la temporalité. On y rencontre aussi bien l’évocation d’une durée floue et indéterminée sur plusieurs paragraphes à l’imparfait, entre deux mentions au passé simple d’une articulation chronologique. « Alors commença pour elle une vie… » « Un matin, le facteur lui remit une lettre. » Entre ces deux indications, huit paragraphes courts alignent répétition et recommencements sans plus de précisions. Le cercle quotidien des peines et des travaux de toute fille de ferme, indéfiniment recommencés, dans lequel le calcul ou le décompte, ou la simple saillance du temps n’a pas beaucoup de sens. Les deux pages qui suivent (86 et 87) présentent un sommaire caractérisé : « Elle ne dit pas un mot et s’en alla… elle raconta… qui la laissa... Sa mère… mourut... Il vécut cependant... Elle raconta... et elle le laissa... Elle revint… Mais alors… se leva… // …elle se mit… elle chercha… elle accapara… fit… économisa… Elle se montra… elle eut… elle devint… la ferme…prospéra… » Plusieurs événements, une chronologie un peu imprécise, et pas mal de temps contracté en peu de lignes, le tout résumé par la phrase : « Cependant le temps passait » , et un peu plus bas : « L’enfant allait avoir huit mois… »

Le début de la section IV du même conte propose un effet de sommaire de même type. Mais plus fort parce que plus bref. « Elle l’épousa… Cependant… ses appréhensions se calmèrent, son cœur s’apaisa… Des années passèrent ; l’enfant gagnait six ans ». Presque six ans sont contractés en une demi-page de texte et viennent buter sur une nouvelle péripétie, les ratiocinations du fermier, qui vont amener assez rapidement le dénouement de l’histoire.

En contraste avec cette manipulation du temps par les imparfaits, et surtout par les passés simples, il y a tous les moments où l’accumulation des verbes sur peu de temps (et peu de texte) installe soudain un climat de drame. Ainsi, dans ce même conte, page 91, la fuite de Rose terrorisée dans la nuit : « Une chouette glapit ; elle tressaillit, se dressa, passa… se tâta… puis,… elle descendit… Quand elle fut… elle rampa… elle escalada… elle partit… /…L’ un d’eux sauta… et la poursuivit… elle se retourna… L’animal… s’enfuit… se blottit… et se tut. » Le tout en dix-sept lignes. Ce n’est pas un sommaire, c’est la présentation détaillée, en un paragraphe dense et court, d’un moment important et particulièrement douloureux de l’histoire.

On trouvera de nombreux exemples de ce dernier type d’emploi. Ainsi dans En famille on voit que le conte présente une structure des plus classique. Quatre pages à l’imparfait de mise en place des lieux, du décor, des habitudes du personnage du médiocre fonctionnaire, dont Maupassant a dû croiser bien d’autres exemplaires dans les couloirs des ministères où il a officié. Puis, un premier palier de lancement de la mécanique narrative : « …ce jour-là… ils s’occupèrent… Caravan aborda… » Une espèce de faux départ. Le vrai commencement de l’histoire est un peu plus tard quand Caravan rentre chez lui. À partir de ce moment les passés simples vont se multiplier, et principalement se concentrer dans chacun des épisodes, les enfants, le repas du soir, l’accident de la grand-mère, l’organisation de la veillée mortuaire, la suite du repas, la discussion au lit avec sa femme, le transport clandestin des meubles, les visites du lendemain à la « morte », les visites singées par les enfants, à nouveau le repas du soir, la résurrection de la vieille dame, la sœur et le beau-frère, et la reprise d’autorité de la vieille sur son fils et sa belle fille. Le procédé d’écriture est toujours le même, le relevé chaque fois, par une narration essentiellement fondée sur de nombreux verbes de même valeur temporelle, de tous les gestes, mouvements, attitudes, paroles qui expriment et constituent l’irruption d’une situation nouvelle, inattendue, saisissante, cocasse ou violente. Une narration tout en verbes, tout en nerfs et muscles, sans graisse.

9. Récit de paroles.

Récit d’événements, récit de choses, instances narratives, régimes de la temporalité. Beaucoup d’autres points pourraient être abordés. Par exemple, la phrase. Je renvoie sur ce point à un excellent article de Véronique Magri-Mourgues, La parataxe asyndétique dans La Maison Tellier, à paraître cet automne dans L’Information Grammaticale.

Un autre aspect important du conte, comme, plus largement, du texte narratif, est le récit de paroles. Il y a en effet beaucoup à dire sur les modalités de la parole dans ce type de récit. Ou sur les formes diverses du récit de paroles. Et cela sur plusieurs plans, à plusieurs niveaux.

9.1. La tripartition usuelle rappelée plus haut récit d’événements/récit de choses/récit de paroles est commode, juste jusqu’à un certain point, mais en partie fallacieuse. En effet, la reproduction, ou la production dans le récit de séquences de dialogue plus ou moins longues entre deux ou plusieurs personnages, ou entre le narrateur comme personnage et d’autres personnages, ou encore de séquences de soliloque ou de monologue intérieur, se démarque clairement par la typographie et par la syntaxe des plages spécifiquement narratives comme des passages spécifiquement descriptifs. Cependant, ces séquences de dialogue, dont la grammaire est celle du discours direct, émergent souvent de situations de parole moins visibles, mais syntaxiquement repérables et interprétables, enfermées dans les passages narratifs qui les précèdent. Ou, si on veut, il y a des formes larvaires de « parole » (le mot n’est pas très juste) dès la narration elle-même, qui parfois débouchent sur un moment de dialogue, parfois pas.

D’autre part, il est facile de montrer que ces mêmes séquences sont, à leur façon, un événement dans la trame narrative. Mais un événement d’un ordre particulier, et surtout plus opaque que ceux que le récit présente, détaille et explique en permanence.

Comme la description est continuation du récit par d’autres moyens, la parole, quelles que soient ses formes, est continuation du récit par d’autres moyens. En ce sens, on peut dire que le dialogue, une des formes de la parole, est du récit différencié. Il est donc dans la dépendance stricte du récit, ce qui fait qu’il n’a pas grand chose à voir avec le dialogue de théâtre. Il continue le récit, il complète la caractérisation des personnages, et, un peu comme au théâtre, il est le lieu d’un acte, parfois anodin, parfois capital.

Pour les Contes, il faut rappeler la tradition orale du conte. Cette tradition est celle du conteur à la veillée, elle est immémoriale, les histoires véhiculées ont, comme dans la fable sa cousine, des racines qui plongent très loin dans la mémoire des cultures humaines. Dans les textes de Maupassant, cette tradition est implicite, mais aussi attestée par certains aspects. Par exemple, dans Les Tombales, on voit bien que l’histoire est racontée par le narrateur second à l’intérieur d’une sorte de conversation à sens unique qu’il entretient avec ses commensaux et qui réapparaît à plusieurs reprises en surface du texte, sous forme de rentrée du présent de la parole en train de se faire. Le tout étant ensuite transcrit.

Dans ces contes donc, ça parle essentiellement sous deux aspects, l’aspect de récit fait à quelqu’un, qui est la convention de base, que cela se voie et se marque ou non. « Je vais vous dire une singulière aventure », dit au narrateur premier le vieux canotier de Sur l’eau. Et dans Au printemps le narrateur second dit au narrateur premier : « Je voudrais vous parler », puis, un peu plus tard : « Tenez, écoutez mon histoire, et vous comprendrez… ». Et l’aspect dialogue, sur quoi je vais revenir.

9.2. Première remarque : si on envisage te texte de Maupassant en gros et en survol, la quantité et la masse narrative sont beaucoup plus importantes que les parties parlées. Il faut dire que les parties parlées, typographiquement parlant, sont tantôt à l’extérieur des paragraphes de récit, tantôt à l’intérieur. Ainsi, dans La Maison Tellier, on a l’impression à la lecture qu’il y a beaucoup de paroles échangées, alors qu’en réalité peu sont notées comme telles, et elles sont toujours à l’intérieur des paragraphes de récit, même si elles sont isolées par tiret à gauche et guillemets ensuite. Le seul cas visible de parole externée est à la fin : « Ca n’est pas tous les jours fête ». Souvent, les paroles ou les cris sont évoqués ou racontés dans le texte narratif, elles sont donc réduites à l’état narratif pur et simple.

Si on regarde l’Histoire d’une fille de ferme, on constate que les quelques passages de dialogue un peu étoffés, et encore, apparaissent à la fin des sections III, IV, et V. Précisément à des moments de tension et de pression dramatique entre le maître et Rose. Dans tout ce qui précède, et encore dans ces sections, il y a de la parole, une réplique, ou deux, en passant, le plus souvent à l’intérieur des paragraphes du récit. Il y a aussi de nombreux passages en discours indirect, ou indirect libre, toujours brefs. Et des moments de parole racontés. Quand il y a échange direct, par exemple aux pages 99-100-101, ça dure peu, ce sont des phrases courtes, et les répliques sont séparées par du récit pur.

Une partie de campagne présente un dispositif significatif. Peu de paroles ou de répliques, encore moins de dialogue tout au long du conte. Le seul vrai dialogue est à la fin, justement après coup. La parole échangée alors, brève, et embarrassée, exprime la conscience que prennent les personnages, à distance et à ce moment-là, de l’importance pour eux de ce qui s’est passé à Bezons. C’est dans la parole que le souvenir se construit, grâce au recul pris sur l’événement. C’est à ce moment-là que la parole a du sens.

9.3. Deuxième remarque : d’une façon générale, ces personnages ne sont pas des parleurs, des discoureurs. Ce qui n’empêche pas qu’il se passe, qu’il se dit en eux beaucoup de choses. Les formes indirectes, ou indirectes libres du discours, toujours assez brèves, servent à prendre ces choses en charge. Par exemple, dans La femme de Paul, on trouve au début tout un passage de présentation de La Grenouillère qui peut être mis au compte du regard panoramique jeté par Paul et sa compagne sur le paysage et le décor. Cette vision, en focalisation interne, peut être assimilée à de la pensée ou à de l’observation mentale plus ou moins flottantes. On est aux limites du narratif pur et d’une espèce de discours indirect libre : « De l’autre côté du fleuve… La berge était couverte… Le bras de la rivière… semblait dormir… Il en arrivait d’autres… Un soleil de juillet flambait… l’air semblait plein… Là-bas, en face, l’inévitable Mont Valérien… »

Plus nettement, dans le même conte, à mesure que le scénario se met en place, et que des bribes de parole directe se font entendre, à mesure aussi que Paul se retrouve seul et séparé de Madeleine, des pensées se formulent dans sa tête. Voir ainsi le passage, page 173, « C’est qu’il aimait éperdument… sans que rien en elle explique son pouvoir fatal et souverain. » Dans cette fin de paragraphe, ils sont même deux à parler dans la même tête, la tête de Paul, ou la tête du narrateur, comme le montre le retour au présent. Plus bas « Que faire ? Il le savait bien, mais ne le pouvait pas » est du discours indirect libre. Page 174, « Il lui sembla que cet hameçon c’était son amour, et que,… » est du discours indirect mental. Page 175, on revient, après quelques paragraphes en focalisation interne, à du discours indirect libre mieux caractérisé : « … “il la regarda, et il sentit entre eux”…Son petit front, étroit,… était donc vide, vide ! Il n’y avait là-dedans… et les pensées… Elle ne comprenait rien… Ses baisers n’allaient donc jamais… » Et pages 179-180-181, apparaissent quelques brefs moments de discours indirect libre correspondant aux différentes phases de la recherche et de l’affolement de Paul : « Personne ne l’avait vue. » « “il se dit qu’Elle était revenue peut-être ?” Oui ! elle était revenue ! pourquoi pas ?... » « Elle n’était pas là… »  « …Il allait retourner à Chatou, prendre le train, et ne reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. « Oh ! si ç’eût été un homme, l’autre ! mais cela ! cela !... »

Et tout à la fin, quand le suicide est consommé, et le corps repêché, quelques courtes répliques au discours direct « philosophiquement » banales et indifférentes, échangées par les bateliers, assassinent une deuxième fois le malheureux.

On voit la souplesse et la richesse du dispositif. On pourrait citer des dizaines d’exemples du même ordre. Au fond, ça parle tellement dans la narration proprement dite que de la parole nettement et explicitement formée va se masser en quelques rares moments cruciaux du conte. Outre le fait qu’en gros ces personnages sont figurés comme peu habitués à parler, les femmes un peu plus doués que les hommes peut-être. En revanche, quelques personnages, pour des raisons sociales, ou d’autres raisons, se présentent comme ayant le goût et la capacité de parler, le bourgeois Joseph Bardon, le vieux canotier, ou encore le « mélancolique » persécuteur du narrateur dans Au printemps. Sans parleur du narrateur premier, visible trois fois, invisible le reste du temps. Et il y plus tard quelqu’un qui écrit comme sous la dictée.

10. « On ».

Pour finir, je voudrais attirer l’attention du lecteur sur un petit fait de langue qui prend souvent les allures d’un fait de style, sous la plume, ou dans la bouche, des écrivains du roman naturaliste notamment. Il s’agit du pronom « on ».

Sur l’emploi de « on » il y a beaucoup à dire. Visiblement Maupassant emploie beaucoup ce pronom indéfini qui fonctionne souvent comme l’équivalent d’un pronom personnel à référence plus ou moins indéterminée, ou à référence zéro.

Cette forme courte est très commode, elle permet d’aller vite en économisant des groupes nominaux tout en restant dans des conditions de clarté suffisante, elle permet aussi d’éloigner dans des arrière-plans les actants secondaires, ou les moments secondaires de personnages principaux, elle permet enfin de ménager une zone commune d’intervention narrative à tel actant ou à tels actants, et au narrateur principal.

Il y a un bon exemple de ces emplois en quelques lignes au début de la section II de La Maison Tellier.

« Son frère… espérait qu’à force de prévenances il arriverait peut-être à obtenir qu’on fît un testament…, Madame étant sans enfant. »

« ..personne dans le pays ne savait rien. On disait seulement… »

« …De Fécamp à Virville on comptait au moins vingt lieues… »

« …Enfin on ne savait rien… »

À chaque fois, le contexte proche avant ou arrière donne la clé immédiate de l’interprétation. « On » est d’abord la sœur de Joseph, puis les gens du pays, puis les mêmes en plus flou, et enfin encore à peu près les mêmes. L’exemple quatre fait écho d’ailleurs à l’exemple deux. Chaque fois c’est un équivalent d’une troisième personne, du singulier d’abord, puis du pluriel. Le premier cas est intéressant : il semble, par effet textuel et contextuel, qu’on soit dans la pensée du frère, qui se refuse inconsciemment à désigner, peut-être par superstition, plus précisément sa sœur, ou à la nommer. À moins que ce soit une façon pour lui de l’effacer déjà, de la considérer, toujours inconsciemment, comme déjà morte. Elle n’existe pas en tant que personne, mais comme auteur potentiel, et à ne pas brusquer, d’un testament en sa faveur.

Tout ce qui est inutile est supprimé, n’est même pas pensé, à condition que le sens file clair d’une phrase à l’autre. Et cela, même si le stylisticien, à la relecture, décèle des effets de sens subtils et collatéraux.

Une partie de campagne présente aussi une série bien visible d’emplois du pronom, un grand nombre dans les deux premières pages suivi de quelques emplois espacés dans les pages suivantes. Le conte commence même sur un « On », ce qui est très rare. Ces emplois ont presque tous la même valeur. On pourrait penser que Maupassant a choisi ces formes comme une espèce de pronom intermédiaire entre "ils" et "nous". Il n’a pas voulu trancher nettement entre le récit en troisième personne et le récit en première personne, plus exactement en quatrième personne. En effet, la plupart des emplois réfèrent au petit groupe de la famille des boutiquiers en goguette. Quelques uns ont une référence un peu plus indéterminée, par exemple « On eût dit qu’une lèpre l’avait ravagée... ». Ou une référence différente, les spécialistes du canotage et Dufour lui-même en tant que prétendu tel, dans les explications données complaisamment par lui à sa famille : « dont on désigne les deux montants... ». À noter que dans ce cas le rapprochement du "on" et du présent permet au narrateur lui-même de s’inclure sans le dire dans le groupe de référence. Dans l’emploi qu’on trouve un peu plus loin : « cette grâce élastique des membres qu’on acquiert par l’exercice... », la référence ce sont les spécialistes de la gymnastique et cette fois au premier rang le narrateur-auteur lui-même. À l’évidence, l’observation d’expérience formulée ici encore au présent omnitemporel ne peut pas être rapportée à la petite famille. Ou alors aux idées reçues que ces bonnes gens véhiculent.

La grande souplesse de la forme se voit à quatre exemples un peu plus loin dans le récit :

« On parla de chanter… »

« Puis on se leva difficilement… »

« …un grondement continu qu’on distinguait vaguement… »

« Qu’est-ce qu’on entend ? demanda-t-elle. »

Le premier réfère plutôt à l’ensemble des convives, le second, plutôt à la petite famille, le troisième, aux deux occupants de la yole, et peut-être à tous les rameurs qui sont passés par là un jour, le dernier réfère à nouveau au couple, mais c’est aussi une façon pour la jeune fille de ne pas se désigner directement, et de s’associer son compagnon dans un duo non explicitement désigné. Elle ne sait pas ce qu’elle entend, et lui le sait sans doute.

On peut relever un dernier emploi, à la fin du conte.

« La grosse dame s’arrondissait au comptoir. On se reconnut aussitôt. »

Le pronom ici réfère seulement aux deux personnages. Pourquoi l’avoir préféré à un « ils » plus banal ? Sans doute parce que le pronom permet de faire exister entre les deux personnages tout ce qui s’est passé et qui ne peut être dit, et tous les souvenirs qui remontent en chacun et qui ne peuvent qu’être évoqués très indirectement. L’un et l’autre sont à la fois les sujets visibles de cette rencontre dans la boutique et, dans les souvenirs qu’ils ont en commun, les sujets invisibles et muets de ce qui s’est passé.

Autres exemples, si on veut, aux pages 176, 178, 180. « Si tu n’es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas. Quant à moi… »

« On dansait : les couples face à face cabriolaient éperdument… »

« Soudain il reçut comme un coup de couteau ; on s’embrassait, là, derrière ce buisson… »

Le deuxième cas est celui d’un pronom indéfini, référant à la petite société interlope rassemblée à la Grenouillère, mâles et femelles accouplés dans un cancan déchaîné. On sait bien de qui il s’agit par le contexte, et en outre, le pronom signifie l’indifférenciation de cette petite foule sous les lumières, dans la chaleur, le mouvement endiablé, la sueur et les odeurs.

Le premier cas semble signifier « moi et mes amies », la jeune femme cherche à atténuer la brutalité de son annonce en s’effaçant relativement derrière le petit groupe d’elle et de ses amies.

Le troisième est encore plus intéressant : il s’inscrit dans un segment de (presque) discours indirect libre correspondant à l’enregistrement d’une pensée qui traverse brusquement la tête de Paul. On s’embrassait, pensa-t-il… ou se dit-il… L’emploi de « on » signifie qu’il ne sait pas vraiment qui s’embrasse, et surtout qu’il n’ose pas se nommer clairement qui s’embrasse. Il préfère garder un (petit) doute. Identifier trop précisément serait trop douloureux.

On voit la plasticité, et le grand rendement narratif de ce petit mot grammatical. Bien d’autres exemples se rencontrent dans ces récits, essentiellement dans les passages narratifs proprement dits, mais pas seulement. L’usage de Maupassant sur ce point est sans doute celui d’une génération de romanciers. On relève beaucoup d’emplois analogues chez Zola, Daudet, Huysmans… Mais sans doute les besoins de brièveté, et de vitesse, du conte, ont pesé lourd aussi.

Comme dans les romans de sa génération et de son « école », Maupassant adopte le parti d’une écriture relativement froide et objective, une écriture d’entomologiste, mais il trahit sa présence aux histoires qu’il s’amuse, dirait-on, à raconter, par divers procédés. Procédés de construction, et de concentration. Travail sur les rythmes : accélérations/pauses, rythme plutôt tendu, brièveté, rapidité, diversité, les dénouements rapides sur une pointe inattendue.

Ces Contes ne manquent pas non plus d’un humour, parfois féroce ou macabre, de traits d’ironie, et même de comique.

Enfin je rappelle les nombreuses mentions comme d’expérience, par présents d’omnitemporalité, et par comparaisons/métaphores qui fonctionnent comme autant de mentions commentatrices, formulées depuis l’actualité du narrateur, un peu comme une doxa d’époque, ou une tradition orale et presque immémoriale reprise à son compte par le narrateur, en direction des événements et des personnages scénarisés par le récit.

Les instruments de la langue sont simples, leur usage vise l’efficacité, les liens syntaxiques sont souvent élidés ou allégés. Il s’agit d’aller vite, et de frapper l’attention. Rares sont les maladresses, rares aussi les formules qui sentent leur écrivain (« Des souffles embaumés flottaient dans la nuit chaude », « au milieu de ce pays dépeuplé par l’incendie du ciel », « et des voix couraient dans l’ombre de tous côtés »), rares les originalités lexicales (« mélancoliser », « ruement », « tortionner », « inhabileté »…). L’impression d’ensemble est celle d’un écrivain qui a à ce point maîtrisé son métier qu’il nous donne le sentiment de la spontanéité, d’enregistrer une parole vivante qui coule de source au moment même où elle se formule. Que cette source soit invisible, ou fictivement visible.

Notes de bas de page numériques

1  Il est intéressant de noter que Louis Forestier titre l’édition de poche du concours : « …et autres nouvelles. »

2  André Vial, Maupassant et l’art du roman, Nizet, 1954.

3   Henry James, Sur Maupassant, [1888] Bruxelles, Complexe, 1987.

4  Toutes les pages indiquées renvoient à l’édition du concours, La Maison Tellier, Une partie de campagne et autres nouvelles, par L. Forestier, 1973, réimprimée en Folio classique en 1995.

Pour citer cet article

Lucien Victor, « Maupassant, La Maison Tellier et autres contes », paru dans Loxias, Loxias 35, mis en ligne le 08 décembre 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6932.

Auteurs

Lucien Victor

Lucien Victor est professeur émérite de langue et de littérature françaises à l’Université de Provence, Aix-Marseille I. Spécialisé en linguistique française, et aussi en poétique et stylistique des textes littéraires modernes et contemporains, il a particulièrement travaillé sur la prose et sur la poésie de Louis Aragon. Ses travaux les plus récents portent sur l’analyse du texte de poésie. Il a longtemps enseigné dans les préparations au Capes et à l’Agrégation, et longtemps participé aux jurys correspondants.