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Régis Lefort  : 

La fleur de poème

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Mots-clés : poésie , Temple (Jacques Frédéric)

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Texte intégral

Il poussera ce soir mille jeunes soleils,

tous les baisers auront la pureté du sel1.

1Une part de nous-mêmes s’ouvre avec le poème de Frédéric Jacques Temple. Une part de nous-mêmes comme une fleur de sel, scintillante, incertaine, intangible, et pourtant présence et certitude étranges comme étrangères. Cette part qui survient dans la langue, qui affleure dans la lumière crue du poème, appelle et engloutit le souvenir, dépayse et rapatrie, constitue une matière vibratoire, une « matière-émotion », la peau du poème, la fleur de poème. Le poème de Frédéric Jacques Temple est l’« épiphanie de cet indéfait qui se dérobe sous le langage2 », pour reprendre une formule d’Yves Bonnefoy. De la fleur de sel comme image emblématique à la fleur de poème comme substrat, on pourrait dire, tel Blaise Cendrars pour son œuvre propre, que pour Frédéric Jacques Temple « Il y a des blancs [qu’il est] seul à savoir faire », des blancs comme autant de cristaux de sel. « Vois donc l’œil qu’a [sa] page3 ». Le lecteur s’abandonne au saisissement. S’il est happé, c’est qu’il reconnaît ce qui le reconnaît, c’est que le scintillement, violent, l’attire d’abord puis l’exile soudain du monde. L’image du poème, par sa vertu dialectique et anachronique, par sa puissance mythique, le regarde, comme le temps le regarde, et soudoie sa mémoire. Ainsi la langue du poème conduit-elle à ce pays inespéré de l’expérience, de la voix, du chant premier. Elle est présentation de l’incertitude d’être, elle est vacillement, elle rêve « sur un empire aux couronnes de sel4 ».

1. La fleur de sel

2S’il est vrai que c’est « au point de rencontre de la langue et de la nuit que s’enracine le poème5 », il n’en reste pas moins que sa façon d’apparaître chez Frédéric Jacques Temple prend à la fois la forme d’un affleurement et d’une corrosion du réel. C’est en ce sens que l’on pourrait définir une matière poétique comme une fleur de poème, comme une fleur de sel, à la fois cristaux blancs des marais salants du langage et uniformité de la voix qui, par intermittences, se donne dans un scintillement et un éblouissement. Le poète se fait paludier, gardien et héritier d’un patrimoine, artisan. Il extrait le grain de voix de la pointe sonore, comme son cousin des salines extrait le grain de sel de la goutte d’eau. Ainsi le dit le poème :

Allons par les chemins de sel
Dans les sables du soir chercher
La voix sirène de la mer6

3La voix « sirène de la mer » est aussi un or extrait de la gangue, un or que le poète trouve dans son lieu d’habitation, en ses « îles du silence7 » qu’il nomme ailleurs « patrie foisonnante où jadis les dieux ont dansé sous le soleil8 ». Ce lieu d’habitation intime se situe « parmi les sables » ; le poète y vit « poudré de cet or, miel salé9 » qu’il s’agit, « dans une étreinte amère et folle », de laisser advenir pour qu’enfin le poème brasille, c’est-à-dire scintille par la réflexion de la lumière. Comme chez Mallarmé, des « feux sur des pierreries » s’allument de « reflets réciproques10 ».

4Si l’extraction de la fleur de sel se fait sous l’action combinée du soleil et du vent, ce sont ces deux mêmes forces qui permettent qu’« une voix parle dans le palus11 ». La « fleur intime », fleur de poème, se donne à entendre « dans l’orbe d’un soleil majeur12 » ou bien « Sous un soleil paré de rémiges cendrées / défiant l’opacité des siècles13 ». Parfois, avec « la fleur de chair », qui désigne aussi la fleur de poème, sous l’action de « mille jeunes soleils / tous les baisers auront la pureté du sel14 ». Le vent joue aussi des interstices de la langue et s’il est parfois « le vent tiède du sommeil », il peut être « un vent aigre de lune […] Dans le vol inquiet des oiseaux ». Le poète chante alors « les fleurs du silence / Dans les blanches garrigues du cœur15 ». Mais le vent peut également être « Vent debout », frère du « soleil debout » dans le « torrent muet16 ». Alors, pendant sa « folle chevauchée », le poète cueille « une nacre d’arc-en-ciel17 ». Ou bien, « grand crieur public avec ses trompes de cristal18 », il bât ses « millions de mots-lumière19 » pour une respiration plus vaste que celle des sables de la mémoire. Vivre, dont « l’écrire n’est qu’une des nombreuses formes20 », devient « vivre d’eau nue21 ».

5Les œufs de sel, Fleurs de silence, les titres de ces deux recueils sont emblématiques de l’œuvre et disent les auspices féminins, souvent symbolisés par la lune dans le poème, sous lesquels se réalise la création poétique. Ils disent également le double mouvement de profondeur et d’émergence : « le silence est l’unique savoir22 », tout naît du « silence gravide23 ». Le poème vient « comme une vague lente / Depuis les abysses d’amnios24 » où « gisent les coquilles du temps25 ».

6Nombreuses sont les expressions qui rappellent le sel et son scintillement de poème. Elles convoquent à la fois le blanc naissant de la langue et les affres du déchirement dans les abysses langagiers. Ainsi des « œufs de sel », mais aussi des « épis de sel » sur lesquels l’air se brise, ou du « travail du sel26 ». Ces expressions pourraient renvoyer à ces trois vers de Lorand Gaspar : « Étincellement du pelage des eaux ! / Grésillement du sel dans l’or chaud de l’huile, / dans le masque rongé du poème27 ».

7Parfois l’image se livre dans une sorte d’anamorphose et l’on comprend mieux alors que luise « de gel un mince fil de lune28 » ou que la nuit soit « loutre de lait » d’où sourd un cri de douleur, « un cri d’île », un cri de plaines, « un cri d’herbe égratignée29 », un cri d’homme sous la marque du fer, un cri de silence.

8Dans les Fleurs de silence, le poète note que « Rien ne [lui] plaît comme un sommeil / Où tu désires l’innocence » dans un dialogue où « tu » désignes aussi bien l’autre féminin, le poète lui-même que la parole poétique. Lorsque « La nuit sera ta blanche solitude, un silence de fleur t’éveillera30 », ajoute-t-il. Mais c’est dans le poème liminaire des Œufs de sel que les images de la fleur, de la fleur de sel du poème, disent le mieux l’entité féminine d’engendrement, le voyage langagier et le chant dans l’écorce du corps, ce corps si important pour Frédéric Jacques Temple dans l’acte de création :

Une fleur inconnue, née d’elle-même
Entre la lune et le soleil
Au-delà des mers du sentiment
Une fleur d’écume ou de varech
En étoile éclot d’un sourire.

Une femme inconnue, née d’elle-même
Entre les pas du souvenir
Entre les bras de mon enfance
Une femme blanche et noire dans le ciel
Descend vers moi, chair d’anémone.

Une barque inconnue, née d’elle-même
Sur le sable d’amour lointain,
Une barque au ventre d’ébène
Ouvre un silence de sommeil
Sur mes rêves d’adolescence.

Ainsi les fruits dans le cri de douleur
Chant inouï de la mer obsidienne
Et moi qui parle invisible et blessé.

9Le rapprochement possible des différents syntagmes « une fleur inconnue », « une femme inconnue », « une barque inconnue », qu’autorise la construction du vers sous forme de parallélisme, se résout en « fruits » et finalement en « chant ». Cet affleurement, semblant naître d’un auto engendrement, prend ses sources dans les profondeurs évoquées par les mots « chair », « souvenir », « ventre d’ébène », « mer obsidienne ». En conséquence, il est possible de définir un chant poétique dont la parole s’ancre dans le souvenir, dans le déchirement ou dans une mémoire qui n’est pas exactement la mémoire individuelle. Pour Frédéric Jacques Temple, il ne s’agit pas de remémoration mais peut-être davantage d’une sorte de mémoration qui intègre au moi des temps plus anciens que ceux du moi. La parole poétique s’en trouve affectée d’un chant mythique.

2. La mémoire, l’herbe, les oiseaux

10La mémoire « joue sur les tableaux du temps », note Georges Didi-Huberman dans son essai Devant le temps. La mémoire est fondamentalement anachronique pour toute œuvre d’art, ajoute-t-il, et appartient au « plus-que-passé mnésique ». L’élément d’histoire qui porte l’œuvre « est dialectisé par l’élément d’anachronisme qui la traverse31 ». En chaque objet historique d’une mémoire tous les temps se rencontrent. C’est ce que disent en quelque sorte les vers suivants de Frédéric Jacques Temple : « Je te regarde, tu me regardes / nous sommes regardés32 ». Le poème, comme toute œuvre, est un objet dialectique. C’est ce que le poète énonce lui-même lorsqu’il écrit dans l’épigraphe des Fleurs de silence que » le désir, traduit en mots, recompose la réalité » et que « c’est le privilège du poème d’être, par-delà le souvenir, l’expression d’un futur ». Le mémorial se mue en immémorial exercice du silence, proche semble-t-il en cela de la conception du poète Henry Bauchau pour lequel écrire est « une poursuite de l’originel futur à l’aide l’originel passé33 ». Frédéric Jacques Temple revient sur son propos en le précisant, dans un entretien avec Jacques Lovichi en juin 1999 :

Tout ce que j’écris est œuvre de mémoire. J’entends ce mot comme désignant ce qui, su ou insu, me concerne non pas depuis ma naissance, mais bien au-delà dès les vagissements de l’ère archéenne, à l’aube des temps où l’humain n’était même pas encore une idée virtuelle34.

11Le poème de Frédéric Jacques Temple est donc davantage « frayages », au sens de Derrida. Il ouvre une voie conductrice, « résistance et par là même ouverture à l’effraction de la trace35 ». L’accès à la réalité du poème, à son réel imaginaire se situe dans la « différance », dans l’ajournement du présent en acte langagier, qu’un nouvel acte dynamique, celui de l’autre, vient réactiver. « L’œuvre court à sa perte infinie dans l’autre36 » pourrait-on dire avec Jean-Marie Touratier.

12Plusieurs poèmes expriment l’expérience de la mémoire comme expérience qui dépasse les frontières de l’étant. Ainsi, dans Seul à bord, le souvenir, qui « a le goût de la prière sincère comme une enfance », est-il « Le souvenir d’un astre nu / d’un autrefois / d’une terre eue / quand je vivais autre que moi37 ». Et c’est sans doute cette condition vertigineuse qui fait écrire au poète « je suis déjà mort » ou « je ne suis pas d’ici38 » et le fait se présenter comme « celui qui s’avance / dans le bruit / des enclumes et des fureurs » ou bien « celui qui fleurit / son front de folies / d’un autre âge39 ». « Je vais vers qui je fus », note-t-il encore, « je porte en moi qui me donne la vie40 ».

13Ailleurs, l’expression d’un « Cela » itératif comme l’advenant, comme un pur vertige de mémoire, désigne une outopia, pour reprendre un mot de Pascal Quignard, c’est-à-dire un originel à « double dimension de l’imminent et du passé41 » :

Cela germait des premiers âges
Les doux vagissements, les nuits de lait, les maternes onctions
Les langues de quiétude et les mots souverains
Cela venait, de miel et d’onguents,
Entre les bras, les seins majeurs, les cuisses de bonheur
Le Paradis perdu
Toi, mère, douce biche blessée,
Tendre breuvage, paisible chair
Mains de sérénité […]

Cela venait comme une vague lente
Depuis les abysses d’amnios
Le temps se reposait dans l’immobile
Ainsi qu’après les grandes pluies d’automne
Où la rouille s’érige en souveraine. […]

Et le vent transportait des odeurs de laine et de lait
Vers les plaines parées de verdure, là-bas,
Où se fait le travail du sel et de la cuvaison42.

14Dans les poèmes de Frédéric Jacques Temple, il faudrait noter la récurrence de la dimension mythique et le goût du poète pour les êtres de légende, Centaure, Sirène ou autre Sphinge qui « se tien[nent] au nœud de la mémoire » et ressemblent à des « Statue[s] parmi les songes médusés43 ». Que signifie un poème à dimension de mythe ? La définition que Simone Fraisse donne du mythe est proche de la conception du poète :

Le mythe est un récit symbolique où les hommes déchiffrent un sens qui les regarde encore […] Il se présente ou bien comme une figure qui dégage la signification de l’aventure humaine, ou bien comme un modèle qui instaure une valeur, propose un schème dynamique et oriente l’action vers le futur44.

15Cette conception du mythe semble convenir pour l’œuvre de Frédéric Jacques Temple. La parole poétique y est ancrée en permanence dans un espace-temps mythique, et l’expression la plus forte qui la désigne est celle du végétal, de l’ampleur végétale sous un vent ancestral. Elle est une herbe sauvage et mystérieuse tandis que le mot, lui, vient comme l’augural oiseau. L’image de l’herbe revient souvent, sous différentes formes. Ainsi, dans une invocation à la parole, à la voix des profondeurs, le poète demande qu’une « herbe amère aux membres nus » le conduise « vers l’œil fauve des villages45 ». Ailleurs, dans une annonciation, « les grandes herbes en mouvance » sont « les signes brefs sur les sables noirs46 ». Parfois l’herbe se présente rêche ou moribonde et le poète doit se faire « traqueur des silences », « tandis que « sonne sur les collines l’hallali de la lune47 ». Dans tous les cas, la venue de la parole, fragile, précaire, est cette « odeur intime d’herbe » qui s’envole « sur les ailes de lait des phalènes48 ». Pour s’en saisir, ou plutôt pour la laisser advenir, le poète, ce fils du soleil, « tel un veilleur guettant l’aurore / [attend] la blanche annonciation / d’une fleur ressuscitée49 ». Il gît « où l’ancienne mémoire nous attend », scrute le mouvement « vers les herbes naissantes50 », et lorsque le vent survient, lorsque « passe l’oiseau », alors inévitablement s’émeut « l’herbe au vent51 ».

16C’est également dans une « Danse-Invocation » que l’on pénètre cette dimension mythique où les hommes « déchiffrent un sens qui les regarde encore ». Le poète se dit alors « de la race des soleils regrettés des Dieux ». Il porte sur son visage « le regard de la bête rouge ». Les mots, ces « algues ballerines », sont aussi bien serpents qu’« archipels d’or sur les sables du soir » et le temps de leur venue sonne « l’heure du venin sacré52 ». La quête fondamentale revient à celle d’un pays inespéré.

3. La langue ou le pays inespéré

17Considérant la définition de l’épique proposée par Paul Zumthor dans son essai Introduction à la poésie orale, on peut affirmer que le poème de Frédéric Jacques Temple relève de la poésie épique. En effet, pour Zumthor, qui distingue bien l’épopée de l’épique, l’épique est un discours « définissable par sa structure temporelle, la position du sujet et une aptitude générale à assumer une charge mythique qui l’autonomise par rapport à l’événement53 ». Chez Temple, cette parole épique se réalise dans cet espace qu’il nomme le « pays inespéré » dans l’épigraphe à la section « Suite québécoise » de ses Poèmes américains. C’est sans doute dans les poèmes en prose que s’exprime le mieux cette dimension épique. Le poème devient alors lieu de transhumance, un au-delà de la terre selon l’étymologie même du mot, un au-delà d’une argile originelle.

18Le poème en prose de Temple libère la pensée, dépayse la sensation, affranchit la parole de l’éloquence, et dans le même temps rapatrie dans le monde de la communauté. Il possède cette tension entre la parole donnée et la parole traquée que l’on trouve chez Julien Gracq, particulièrement dans Liberté Grande. L’aventure verbale anime le texte d’une vibration secrète, mobile/immobile, qui nourrit le dynamisme de l’image dans une instabilité fondamentale. Les poèmes en prose de Temple sont comme autant « d’éclatantes étendues de mer calme entre deux coups de ressac54 ».

19S’il est traversé par une inquiétude que l’œuvre caractérise par l’image récurrente de l’insecte, abeille ou frelon, l’espace langagier, chez Temple, possède une ferveur jamais démentie. Dans la terre du poème tout paraît irréel, tout advient dans un inadvenir, tout est présence dans le scintillement et espérance dans l’insécurité d’apparaître. Ce qui donne au réel sa force d’apparition c’est justement sa puissance de s’installer dans son incertitude. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Temple appelle ses poèmes « phares, balises, bouées, amers, […] cornes de brume » dans l’épigraphe à Foghorn. Quelque chose saisit l’homme qui lui fait signe dans l’infini de la langue.

20Ampleur légendaire, souffle mythique, voix rauque, quelque part naît « quelque chose comme un œil55 », quelque chose qui nous regarde, une voix seule qui accompagne. Le poème « Turner » de Foghorn dit tout cela qui est comme une confluence.

Lorsqu'entra le navire par les avenues d’eau, la mer, de perle, enveloppait la ville. Celle-ci respirait l’épaisse nébuleuse où se mouvaient des verdeurs. Quelque part une torche laissait aux brumes des lambeaux d'ardeurs fanées. Rauque était la voix de l’ombre dans les moiteurs de suie pourpre des arsenaux. Une brise repue de fumée glaçait les voiles qu’un soleil éclairait de saumon sali. Le ciel opaque amoncelait des fientes d'oies sauvages. On crut entendre un beuglement et la terrible rumeur des chaînes dans les écubiers. Une âme jaune flottait, incertaine, sur la ville.

21Le poème est traversé par un lexique de l’incertitude renforcé tout du long par la valeur des imparfaits, durative et dispensatrice de cette même incertitude. Tout est flottement, tout respire dans un réseau de l’enlisement. Le texte possède la qualité d’un instantané et pourtant mène au voyage. Instabilité du lieu éclairé « quelque part » par une torche. Doute à l’évidence sur la présence des êtres qui d’un seul « on » sont indéfinis et sont dominés vraisemblablement par une « âme jaune ». Instabilité des voix. Perte des repères temporels. Le poème joue du trouble d’un réel insaisissable. Parfois, dans d’autres textes, il est tout de glissements construit, analogies, métonymies, hypallages, comme dans « En mer » du même recueil Foghorn :

Autour de nous, la noire rumeur des nuées engendre un envol touffu de légendes. Par les dédales du vent tourbillonnent les âmes océanes sur les toits naufragés de la ville où dorment les pinasses mortes.

Flottent les filles de l’eau à crinière de goémons, et leurs yeux au matin glauque sont des astres défunts, résidus sur les plages de la mémoire. Ce que dit le trou noir du ciel s’en va mourir sur l’écume frileuse dans les marécages de l’Histoire.

On entend dans le gouffre de l’air le glapissement des oiseaux, les soupirs de l’angoisse infinie sur l’eau des brumes. Et l’océan monte vers nous des goules béantes qui le vomissent, dans un sanglot de monstre malade, tandis que craquent les ossements des caps sous l’œil d’acier des goélands.

22Flottement, scintillement, apparition dans la dissolution immédiate, la langue de Frédéric Jacques Temple conjugue fréquemment « le regard voilé des lunes de satin » et « la cendre en vol des oiseaux à poignards56 ». De l’air se brise sur ses « épis [de] sel57 », sur ses lignes de crêtes entre absence à soi-même et promesse d’un renouveau. Une main millénaire se tend pour la moisson du silence. Et dans cet acte archaïque, où sommeille un « ailleurs primordial / paradis perdu58 », le poète, dans un reflet sombre qui est aussi bien un reflet de sel, dit sa présence au monde comme une chasse infinie.

Notes de bas de page numériques

1  Frédéric Jacques Temple, « Fleur de chair »,  Fleurs de silence, Bruxelles, Henry Fagne éditeur, 1968, p. 17.

2  Yves Bonnefoy, L’Alliance de la poésie et de la musique, Paris, Galilée, 2007, p. 28.

3  Blaise Cendrars, « Lettre », Du monde entier au cœur du monde, Paris, Poésie/Gallimard, 2006, p. 195.

4  Frédéric Jacques Temple, « Haute plage », dans Foghorn, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1975, p. 57.

5  Salah Stétié, Sauf erreur, Entretiens avec D. Raynal et F. Smith, Grigny, Paroles d’aube, 1999, p. 229.

6  Frédéric Jacques Temple, Les œufs de sel, Bagnols-sur-Cèze, Guy Chambelland éditeur, 1969, p. 12.

7  Frédéric Jacques Temple, « Mes demeures », Seul à bord, Cahiers du Sud, 1945, p. 8.

8  Frédéric Jacques Temple, Entretien avec Jacques Lovichi, Autre Sud, n° 5, juin 1999, p. 27.

9  Frédéric Jacques Temple, « Mes demeures », Seul à bord, op. cit., p. 8.

10  Stéphane Mallarmé, Crise de vers, Paris, Poésie/Gallimard, 2001, p. 248.

11  Frédéric Jacques Temple, « Haute plage », dans Foghorn, op. cit., p. 57.

12  Frédéric Jacques Temple, La Chasse infinie, Paris, Granit, 1995, p. 12.

13  Frédéric Jacques Temple, « Marée basse », dans Foghorn, op. cit., p. 24.

14  Frédéric Jacques Temple, Fleurs de silence, op. cit., p. 17.

15  Frédéric Jacques Temple, Fleurs de silence, op. cit., p. 29.

16  Frédéric Jacques temple, Anthologie personnelle, Arles, Actes Sud, 1989, p. 178.

17  Frédéric Jacques Temple, « Vent debout », Seul à bord, op.cit., p. 9.

18  Frédéric Jacques Temple, « Annonciation », dans Fleurs de silence, op. cit., p. 13.

19  Frédéric Jacques Temple, La chasse infinie, Paris, Granit, 1995, p. 10.

20  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., p. 10.

21  Frédéric Jacques Temple, La Chasse infinie, op. cit., p. 12.

22  Frédéric Jacques Temple, « Transhumance », dans Anthologie personnelle, op. cit., p. 183.

23  Frédéric Jacques Temple, « Désert », dans Anthologie personnelle, op. cit., p. 209.

24  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., p. 167.

25  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., p. 166.

26  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., pp. 95 et 167.

27  Lorand Gaspar, Épiphanie, dans Égée Judée, Paris : Poésie/Gallimard, 1993, p. 14.

28  Frédéric Jacques Temple, Les œufs de sel, op. cit., p. 11.

29  Frédéric Jacques Temple, Les œufs de sel, op. cit., pp. 10 et 14.

30  Frédéric Jacques Temple, Fleurs de silence, op. cit., pp. 19 et 32.

31  Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Éditions de Minuit, 2000, pp. 19 et 25.

32  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., p. 89.

33  Henry Bauchau, « L’écriture à l’oreille enfantine », dans Études freudiennes, novembre 1985, p. 175.

34  Frédéric Jacques Temple, Entretien avec Jacques Lovichi, Autre Sud, op. cit., p. 26.

35  Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, Points n° 100, 2001, pp. 297-305.

36  Jean-Marie Touratier, La belle déception du regard, Paris, Galilée, 2001, p. 42.

37  Frédéric Jacques Temple, Seul à bord, op. cit., p. 6 et p. 4.

38  Frédéric Jacques Temple, Les œufs de sel, op. cit., pp. 22 et 35.

39  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., p. 90.

40  Frédéric Jacques Temple, « Fleur de chair », dans Fleurs de silence, op. cit., p. 17

41  Pascal Quignard, Abîmes, Paris, Grasset, 2002, p. 119.

42  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., p. 167.

43  Frédéric Jacques Temple, « Sphinge », dans Fleurs de silence, op. cit., p. 18.

44  Simone Fraisse, Le mythe d’Antigone, Paris : Armand Colin, 1974, p. 6.

45  Frédéric Jacques Temple, Les œufs de sel, op. cit., p. 10.

46  Frédéric Jacques Temple, Les œufs de sel, op. cit., p. 11.

47  Frédéric Jacques Temple, Les œufs de sel, op. cit., p. 16.

48  Frédéric Jacques Temple, Les œufs de sel, op. cit., p. 17.

49  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., p. 81.

50  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., p. 184.

51  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., p. 15.

52  Frédéric Jacques Temple, Seul à bord, op. cit., p. 18.

53  Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 105.

54  Julien Gracq, Liberté Grande, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 277.

55  Frédéric Jacques Temple, « Foghorn » dans Foghorn, op. cit., p. 17.

56  Frédéric Jacques Temple, Les œufs de sel, op. cit., p. 11.

57  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., p. 95.

58  Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, op. cit., p. 102.

Pour citer cet article

Régis Lefort, « La fleur de poème », paru dans Loxias, Loxias 21, mis en ligne le 20 novembre 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6925.


Auteurs

Régis Lefort

Régis Lefort est maître de conférences à l'Université d'Aix Marseille. Il est l'auteur d'un essai sur l'œuvre d'Henry Bauchau, L'originel dans l'œuvre d'Henry Bauchau (Honoré Champion, 2007). Depuis plusieurs années maintenant, sa recherche est centrée sur l'étude de la poésie contemporaine.