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Liliana-Isabela Apostu Haider  : 

Béla Bartók et George Enescu : commémoration de leur 130e anniversaire

Résumé

Le compositeur hongrois Béla Bartók et le compositeur roumain George Enescu sont nés en 1881, dans deux villages appartenant à l’actuelle Roumanie, le 25 mars et respectivement le 19 août. Une ligne horizontale virtuelle presque parfaite unit les villages de naissance des deux musiciens, l’un situé en Transylvanie, à l’extrême Ouest, près de la ville d’Oradea, et l’autre à proximité de la ville de Iasi, à l’extrême Est, en Moldavie. Provenant de milieux familiaux similaires, où l’on pratiquait la musique savante en amateur, les musiciens auront une destinée semblable en se consacrant à la musique savante dès leur plus jeune âge. Leur personnalité polyvalente va leur permettre de devenir à la fois compositeurs, interprètes d’exception, (Bartók étant pianiste et Enescu violoniste), professeurs, chef d’orchestre (Enescu) et ethnomusicologue (Bartók) de renommée internationale. En 1924 les deux musiciens eurent l’occasion de se connaître et de jouer ensemble à Bucarest la Seconde sonate pour violon et piano composée trois ans plus tôt par Bartók. Commémorant cette année le 130e anniversaire de leur naissance, nous proposons en hommage à ces deux musiciens importants du XXe siècle une analyse comparée des Sonates pour violon et piano, œuvres dans lesquelles les compositeurs ont sublimé les éléments de la musique populaire, en les intégrant au langage musical savant.

Abstract

Béla Bartók and George Enesco were born in 1881, in two villages belonging in current Rumania, on March 25th and respectively on August 19th. A virtual horizontal line unites the born villages of musicians, the one situated in Transylvania, extremely West, and the other one extremely East, in Moldavia. Resulting from similar family circles, the musicians will have a similar fate by dedicating itself to the learned music from their youngest age. Their general-purpose personality is going to allow them to become at once composers, interpreters (Bartók being a pianist and Enescu violinist), professors, conductor (Enescu) and ethnomusicologist (Bartók) of international fame. Commemorating the 130th anniversary of their birth, we propose in homage to these two important musicians an analysis of their Sonatas for violin and piano, works in which they sublimated the elements of the popular music, integrating them into the learned musical language.

Index

Mots-clés : interprétation , langage musical, musique savante, populaire, violon

Géographique : Hongrie , Roumanie

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

11881 fut l’année de naissance de deux compositeurs importants de la modernité : Béla Bartók et George Enescu (connu en France sous le nom de Georges Enesco) ; l’étude de leur biographie nous a révélé des particularités propres à chacun mais aussi des similitudes. C’est à partir des points communs que nous développerons la présente étude, en guise d’hommage à la commémoration de leur naissance.

Enfance : premières approches de la musique

2Les deux musiciens sont nés dans des villages appartenant à l’actuelle Roumanie. Certains chercheurs parmi lesquels Tiberiu Alexandru1 ont avancé l’hypothèse que le village de naissance de Bartók était formé d’une population hétérogène, composée majoritairement des Roumains, de quelques familles hongroises, slovaques et allemandes. L’auteur affirme que l’arrière-grand-mère du compositeur, Maria Gondos, était d’origine roumaine, mais que la plupart des villageois ne pratiquait pas les langues des autres groupes ethniques, la langue officielle de ce territoire sous occupation austro-hongroise étant l’allemand. Ayant manifesté des dons précoces et provenant de milieux familiaux où l’on pratiquait la musique savante en amateur, Enescu et Bartók furent initiés très tôt à l’apprentissage musical. Ils montrent des liens affectifs très étroits avec leur mère car pendant leur enfance une série d’événements les a obligés de mener une vie solitaire à la maison. Bartók ne parle pas jusqu’à l’âge de trois ans et est atteint de maladies comme l’eczéma et la pneumonie. Très renfermé, il est capable néanmoins de reproduire des formules rythmiques diverses qu’il frappe avec une certaine dextérité sur un tambour que son père lui a offert, en se perfectionnant à tel point qu’il peut accompagner sa mère qui joue au piano des airs populaires. À l’âge de cinq ans c’est la mère qui l’initie également à l’apprentissage des notes et du piano. Enescu lui aussi vit le plus souvent cloîtré à la maison, entouré uniquement par des adultes. Avant sa propre naissance, les parents, ayant perdu sept autres enfants en bas-âge, emportés par des maladies graves, avaient décidé d’éviter de l’exposer en lui permettant de rencontrer d’autres enfants, cela jusqu’à l’âge de sept ans, quand il dut s’inscrire au Conservatoire de Vienne. L’apprentissage de plusieurs instruments peut s’expliquer par le désir de s’occuper tout seul, en s’adonnant à cette activité qui lui faisait plaisir. Sans entrer dans des détails qui relèvent de l’investigation psychanalytique, nous pouvons nous permettre ainsi d’avancer l’idée que les personnalités des musiciens se sont forgées à la faveur des conditions spécifiques de leurs enfances respectives. On pense à l’affirmation de Françoise Dolto concernant le développement du goût musical chez les enfants : « La musique est un plaisir […] Or, c’est comme cela que les enfants apprennent à l’aimer : en l’entendant dès qu’ils sont petits parce que leurs parents en jouent […] Un enfant aime quelque chose en fusion affective, émotionnelle avec sa mère2. » Enescu évoque dans une série d’entretiens le souvenir du soin excessif que lui ont porté ses parents :

Quand je songe à mon enfance, je sens encore autour de moi le climat de vigilance terrifiée où je croissais. Dans cette chaleur de serre, étouffante et passionnée, je n’ai grandi que trop vite. Et si je suis aujourd’hui un homme hypersensible, une manière d’écorché vif, c’est à mon enfance qu’il faut en demander, je crois, l’explication3.

3Des malheurs ont touché la vie familiale des deux futurs musiciens : Enescu fut contraint de quitter le foyer familial pour se rendre à Vienne en 1888, afin de suivre des cours de violon. Les parents durent se séparer, puis la mère fut emportée par un cancer quelques années plus tard. Le père de Bartók mourut quand Béla atteignit l’âge de huit ans, la mère étant alors obligée de reprendre son travail d’institutrice et de déménager sans cesse d’une ville à l’autre, accompagnée par ses deux enfants.

4Le milieu musical des villages et des villes roumains de la fin du XIXe siècle est évoqué par certains auteurs. Ils attestent la présence des ensembles populaires formés par des interprètes appelés lautari. Ce terme issu du mot lauta (par extension luth) est enraciné dans le vocabulaire roumain à l’époque médiévale. Dans la Bible de Bucarest de Serban Cantacuzino4les historiens ont trouvé les mots « alautari » et « alaute ». La notion s’est élargie et au cours du XVIIIe siècle tous les musiciens qui jouaient collectivement portaient ce nom, jusqu’en 1790 quand la corporation des lautari fut attestée de manière officielle. Dans la première moitié du XIXe siècle les interprètes de musique populaire se distinguent de ceux de musique savante ou de « salon » qui sont nommés « musiciens allemands ». La musique occidentale s’introduit dans les provinces roumaines de Valachie et Moldavie et l’apparition des écoles de musique et des conservatoires qui enseignaient aux élèves l’apprentissage par la lecture des partitions marque une nette séparation entre les deux mondes musicaux : celui savant et celui populaire. Le terme qui désigne le lautar devient de plus en plus péjoratif ; des chercheurs comme Viorel Cosma remarquent à ce sujet : « La notion de lautar ne symbolise plus seulement le musicien qui joue un répertoire populaire. À côté du sens original, le terme de lautar a acquis maintenant une nuance péjorative, de musicien jouant « à l’oreille » […] et cette nuance s’est maintenue jusqu’à nos jours. »5

5Dans les villages de naissance des deux compositeurs, des ensembles de musique savante formés par des interprètes amateurs (dont les parents des musiciens faisaient partie) et des ensembles de lautari coexistaient. Ces derniers animaient des fêtes du village, la « ronde »6 devant l’église chaque dimanche ou des événements familiaux importants, tels les baptêmes ou les mariages. La famille d’Enescu organisait régulièrement des fêtes durant plusieurs jours et des lautari connus dans la région étaient engagés pour jouer. Les biographes du musicien nous informent que George fut impressionné lorsqu’il était enfant par un taraf (ensemble formé par des lautari) de son village et, demandant aux parents de lui acheter un vrai violon, il fut initié à jouer « à l’oreille » par un interprète populaire. Cette manière d’appréhender la musique lui a permis un entraînement particulier de l’audition, car, devenant compositeur, il sut rendre jouables par divers instruments les sons de la nature, les bruits des oiseaux, de l’eau ou du vent, inventant des nouveaux signes d’écriture ou exploitant au maximum les possibilités techniques offertes par les instruments. Certaines techniques de jeu instrumental utilisées par les lautari furent ainsi assimilées et adaptées aux exigences de la musique savante. Quant à Bartók, bercé dès son enfance par les airs populaires les plus divers des populations hétérogènes de son village natal, il sut en tirer parti, en réalisant une synthèse entre les éléments du langage musical savant et du populaire, distillé et intégré dans ses propres compositions.

La formation musicale savante

6Si les premières approches de la musique se réalisent pour les deux futurs compositeurs au sein de leur propre famille, les voyant progresser rapidement, les parents se tourneront vers de vrais professeurs de musique. Bartók deviendra à huit ans l’élève du réputé professeur Erkel à Budapest, tandis qu’Enescu, déjà auditionné par le Directeur du Conservatoire de Iasi, Edouard Caudella, deux ans plus tôt, est admis à l’âge de sept ans au Conservatoire de Vienne. La capitale autrichienne était depuis plusieurs siècles un des berceaux de la musique savante européenne et son Conservatoire le lieu de passage presque obligé pour les jeunes gens destinés à une carrière musicale internationale. Bartók, admis quelques années plus tard dans une classe de piano du même établissement, s’entêta à rester à Budapest, par un « accès de patriotisme », comme il l’évoque dans ses Ecrits et continua ses études à l’Académie de musique de la capitale hongroise. Orientés très tôt vers une carrière d’interprètes concertistes, les deux musiciens sont formés dans la tradition musicale savante allemande. Bartók change régulièrement de maître, étant souvent malade, contraint d’interrompre ses études pour se soigner. Un médecin lui conseille même d’arrêter la musique, qui, d’après lui, demande beaucoup d’efforts physique et intellectuel. Mais le jeune Bartók se remet au travail dès que son état de santé le lui permet. « Ses professeurs les plus marquants sont Hytl, qui lui transmet son amour de Chopin et Brahms et Erkel qui lui enseigne l’art des classiques allemands »7, affirme Jean-François Boukobza qui a publié une étude récente sur la vie et l’œuvre du compositeur hongrois.

7Enescu, formé dans un premier temps à Vienne, va acquérir dans la capitale autrichienne les fondements de sa future carrière de violoniste concertiste de renommée internationale. L’école viennoise de violon se caractérisait par un type de jeu instrumental spécifique qui se transmettait de maître à élève. Joseph Hellmesberger junior fut le professeur de violon de ce jeune prodige roumain qui deviendra rapidement le « nouveau Mozart du violon » d’après les chroniques de concert de l’époque. Il est attesté qu’à partir de 1892 il est soliste de l’orchestre du Conservatoire de Vienne, interprétant des pièces de concert difficiles du point de vue technique, tel le Faust-Fantaisie de Pablo de Sarasate. La presse viennoise réagit en écrivant des articles élogieux à l’égard du jeune violoniste8. Enescu fut presque « adopté » par son professeur de violon qui l’hébergea pendant sa période d’études à Vienne et put ainsi profiter des rencontres musicales organisées par ce dernier, qui était membre du Quatuor Rosé. Brahms, qui fit créer quelques-uns de ses Quatuors par cet ensemble réputé assista souvent aux répétitions, et le jeune artiste roumain se trouva en sa présence régulièrement. C’est pourquoi le style musical de ce compositeur l’a imprégné profondément. L’esprit de Brahms semble influencer également les œuvres de Bartók, qui, dans ses premières compositions, s’en est inspiré fortement : « Son grand homme est Brahms9 », affirme Pierre Citron dans la monographie qu’il consacre au compositeur hongrois.

8L’école viennoise d’interprétation violonistique a apporté au jeune interprète roumain la maîtrise d’une sonorité pure, des traits d’archet, l’émission d’un son clair, une élégance dans l’exécution des traits difficiles du point technique, l’utilisation sans difficulté de toutes les positions du violon, une agilité technique de la main gauche, une belle posture corporelle. Ces qualités étaient enseignées avec une grande exigence à Vienne, pendant que les problèmes de l’interprétation, éternelle source de questionnements, étaient résolus par le fait que la liberté de l’interprète était limitée à la reproduction la plus fidèle de la partition, telle qu’elle avait été écrite par le compositeur.

9Si Enescu fut reconnu dès ses douze ans en tant qu’interprète accompli, dans le cas de Bartók la reconnaissance européenne viendra assez tardivement. Tout en étant conscient qu’une véritable carrière internationale se construisait à l’époque dans les grandes capitales comme Vienne, Berlin, Londres ou Paris, il reste toujours à Budapest, en abordant également l’étude de la composition et s’orientant vers des recherches sur la musique populaire hongroise. Cette approche est réalisée non seulement par curiosité, mais aussi par un souci de sauvegarder la mémoire musicale du peuple. Plus tard, Bartók met l’accent sur la confusion qui semblait régner à Budapest entre une musique citadine d’allure populaire véhiculée par les Tziganes et la véritable musique créée et interprétée par les paysans. Dans un article de ses Ecrits il affirma :

Selon l’opinion générale, l’influence de la musique populaire ne serait devenue plus largement sensible qu’au XIXe siècle, d’une part dans les œuvres de Chopin et Liszt, d’autre part dans celle des représentants des diverses tendances nationalistes : Grieg, Smetana, Dvorak, Tchaïkovski […] Cette opinion n’est pas correcte dans la mesure où, premièrement, les œuvres des auteurs évoqués ne se réfèrent pas tant à la musique populaire mais plutôt à la musique savante d’allure populaire de leur patrie.

10Enescu avait appris à Vienne non seulement l’art de l’interprétation violonistique, mais aussi l’histoire de la musique, le piano, l’harmonie, le contrepoint. Formé à la composition par Robert Fuchs, qui fut le professeur d’autres compositeurs importants, comme Gustav Mahler, Hugo Wolf et Alexander Zemlinsky, Enescu s’attacha à cette discipline au point de vouloir abandonner le violon pour y consacrer tout son temps. Il hérita ainsi de la tradition viennoise de composition, la maîtrise de grandes formes, comme la symphonie, le quatuor à cordes, la sonate de style classique, le sens de la construction rigoureuse. Ses œuvres composées pendant cette période témoignent d’une sagesse scolaire sur le plan du langage harmonique même si le chromatisme développé par Wagner commence à le conquérir. Après avoir assimilé la tradition musicale germanique, Enescu va se rendre à Paris, pour se perfectionner au Conservatoire. En 1985, cette capitale européenne cristallisait les tendances culturelles les plus diverses et était le lieu de rencontre privilégié des artistes venant des pays différentes, qui apportaient leur contribution créatrice à la renommée de la « ville des lumières ». Un autre artiste roumain, le sculpteur Constantin Brancusi, dont le pays commémore cette année les cent trente-cinq ans de sa naissance, s’était installé dans un atelier du quartier Montmartre, où il réalisa une grande partie de ses chefs d’œuvre.

La recherche de l’inspiration créatrice dans la source populaire

11Bartók approfondit son intérêt pour le domaine ethnomusicologique grâce à sa rencontre avec un autre musicien hongrois important, Zoltan Kodaly. Ce dernier lui inculque le sens de la rigueur scientifique et pendant leurs vacances les deux compositeurs développeront une réelle recherche sur le terrain, allant à la rencontre des paysans et enregistrant leurs chansons et airs populaires. Certains biographes affirment que le compositeur aurait passé ses vacances d’été de l’année 1904 dans le village Gerlice appartenant à l’actuelle Slovaquie, après avoir clôturé ses études à l’Académie de musique de Budapest un an auparavant. Bartók ne parle pas la langue des paysans slovaques, mais il commence lors de ce séjour à transcrire sur portée pour la première fois des chansons populaires entendues. S’installant à Berlin en 1903 et donnant des concerts en tant que pianiste dans plusieurs capitales ou grandes villes européennes, comme Berlin, Paris, Vienne ou Manchester, il évoque dans une de ses lettres adressées à Dietl Lajos son désir de vivre retiré dans la campagne hongroise.10 Bartók a noté également en 1904 des chansons populaires recueillies chez une jeune paysanne hongroise (mélodies sur portée et texte). Deux de ces chansons ont été publiés dans le volume A magyar népdal (La chanson populaire magyare) en 1924, le premier recueil scientifique de l’ethnomusicologue Bartók, qui commence à s’intéresser dès lors à la structure de ces mélodies, à réaliser l’analyse de leurs éléments constitutifs comme : rythmes, échelles, modulations.

12Les chercheurs ne se sont pas accordés pour affirmer si cette première approche du chant populaire fut pour Bartók un événement conscient (inconscient ?) ou le fruit d’une curiosité intellectuelle de la part du compositeur à la recherche de nouvelles sources d’inspiration, pour renouveler la création musicale savante. Mais ils reconnaissent tous que le séjour du musicien à Gerlice Puzta et la rencontre avec Dosa Lidi (la paysanne hongroise), représentent le point de départ de l’activité scientifique de Bartók dans le domaine de l’ethnomusicologie.

13Enescu, quant à lui, n’a jamais effectué des recherches scientifiques dans ce domaine, mais, grâce à sa mémoire réputée il a pu se souvenir des airs populaires entendus enfant dans le village natal, car les premières compositions inspirées par la musique populaire roumaine datent de 1897, le musicien âgé de seize ans se trouvant à Paris, pour perfectionner ses études. Dans le Poème roumain et les deux Rhapsodies roumaines Georges Enescu manie avec maîtrise les airs populaires, qu’il intègre de manière organique dans les œuvres savantes. Ces œuvres constitueront les premiers succès du compositeur à Paris. Le compositeur assimilera également l’art des lautari venus de Roumanie et installés à Paris, et celui des interprètes populaires invités pour jouer lors des Expositions Universelles. C’est leur technique et leur interprétation au violon qui vont l’attirer et l’inspirer le plus.

14Bartók fera la connaissance de Kodaly en 1905. Cet artiste à double formation sera un partenaire idéal pour Bartók dans l’échange d’idées sur la musique populaire. Kodaly, philologue et musicien, compositeur qui préparait sa thèse de doctorat sur le sujet La structure strophique de la chanson populaire magyare11 avait déjà étudié les recueils importants sur la musique populaire hongroise publiés jusqu’à cette date ainsi que les phonogrammes enregistrées par Vikar Béla en 1900. Il partagera ainsi son expérience avec Bartók, qui, en 1905, avait demandé une subvention à l’Académie de Musique de Budapest pour publier un recueil de chansons populaires. En 1907 Bartók entreprend ses premiers voyages de recherche au nord de la Transylvanie, en Maramures. Il fera la connaissance d’Ioan Busita, professeur dans la ville de Beius, qui l’a aidé dans ses rencontres avec les Roumains, Bartók ne parlant encore pas la langue de cette population, qui, pourtant, était majoritaire dans son village de naissance. L’accueil et la collaboration des paysans roumains ont permis à Bartók de recueillir « en douze jours assez de matériel pour pouvoir en publier un volume entier », d’après l’affirmation de Kodaly, qui ajoute à son propos : « Sur le territoire magyar, un chercheur rencontre rarement autant d’aide et de bienveillance ! »12 Après avoir recueilli des chansons et des mélodies populaires, Bartók va les recenser et les classer en plusieurs catégories, selon de critères bien établis : en fonction de leur ancienneté présumée, en fonction des échelles, relevant ainsi la présence régulière et l’importance de l’échelle pentatonique (les mélodies utilisent dans leur structure seulement cinq degrés, et non pas sept, comme dans la musique savante), ou en fonction de la note finale.

15Tandis qu’en Hongrie des compositeurs et des chercheurs réalisaient leurs recherches dans le domaine de la musique populaire, à la même époque un intérêt similaire va se développer sur le territoire roumain. Un des contemporains de Bartók et d’Enescu, Constantin Brailoiu, posera les fondements de la recherche ethnomusicologique en Roumanie et fondera les Archives Internationales de Musique Populaire de Genève et l’Institut de Musique Populaire de Bucarest. La collaboration étroite avec Bartók fut révélée par Laszlo Ferenc, qui publia les lettres de leur correspondance13. C’est Brailoiu qui organisera la première rencontre musicale entre Bartók et Enescu à Bucarest en 1924, pour la création en concert de la Seconde Sonate pour violon et piano écrite par le compositeur hongrois en 1921.

Les Sonates pour violon et piano : l’intégration du matériau populaire

16Les deux compositeurs s’inspirent de la musique populaire dans presque toutes leurs créations, mais c’est dans les sonates pour violon que les possibilités d’écriture de leurs partitions sont étendues en fonction du geste interprétatif populaire. L’écriture musicale pose déjà un certain nombre de problèmes à tout compositeur, car les signes graphiques doivent rendre jouable avec le plus de fidélité l’intention du créateur, la tâche devenant d’autant plus difficile pour ceux qui s’inspirent de la musique populaire, traditionnellement pratiquée et transmise par la voie de l’oralité, de génération en génération. L’écriture pour violon, instrument qui permet la réalisation de sons non encadrés dans un système tempéré fut renouvelée par certains compositeurs du début du XXe siècle, parmi lesquels Enescu et Bartók (à côté du tchèque Alois Haba), le premier cherchant des solutions pour noter avec beaucoup de précision de détail les sons non tempérés, les quarts et les tiers de ton, intégrés régulièrement dans les œuvres pour instruments à cordes frottées, tandis que le second les utilise ponctuellement ; chacun d’entre eux a trouvé son propre système de notation.

17L’écriture musicale peut être abordée de deux points de vue : sémiotique et fonctionnel, comme moyen d’expression spécifiquement instrumental. Le principal problème devant lequel se trouvèrent les deux compositeurs fut d’adapter leurs intentions musicales à un système d’écriture déjà existant, afin que des interprètes de la tradition savante puissent les traduire ; l’écriture adoptera non seulement les signes de la notation savante et de la terminologie franco-italienne en usage à leur époque, mais aussi des signes nouveaux qu’ils expliqueront en légende, pour aider les interprètes à reproduire avec le plus de fidélité les sonorités spécifiques d’inspiration populaire.

18Enescu aborde l’écriture pour violon en fonction de l’interprétation des lautari de Roumanie, tandis que Bartók rend jouable le style des paysans transylvains, moins chargé du point de vue ornemental. L’ornementation est un principe de la variation qui permet un enrichissement de la mélodie par le rajout de formules et de figures spécifiques. Il était présent dans la musique savante et largement employé à l’époque baroque, plus particulièrement dans le bel canto et dans de nombreuses partitions instrumentales, notamment pour luth et clavecin. Les ornements sont réalisés en fonction du dessin mélodique initial et de la structure rythmique, contribuant à l’enrichissement et à la coloration mélodique. Loin d’être de simples ensembles décoratifs dans la pratique populaire, les systèmes d’ornementation diffèrent d’une région à l’autre de la Roumanie, ils sont particulièrement riches voire luxuriants en Moldavie et Valachie, influencés en une certaine mesure par le style vocal mélismatique oriental, plus précisément turc, les deux régions ayant été sous occupation ottomane pendant plusieurs siècles. En Transylvanie l’ornementation est beaucoup plus sobre, le goût de la population étant épuré par une certaine esthétique occidentale, présente dans la musique savante venue de l’Allemagne et d’Autriche. La notation des ornements est réalisée de la même manière qu’a l’époque baroque, les compositeurs écrivant toutes les petites notes encadrées dans de durées de temps réelles. Sans entrer dans des détails d’ordre technique, nous proposons l’exemple du début de la Troisième sonate « en caractère populaire roumain » de George Enescu, pour illustrer ce type d’écriture.

Exemple 1 : Guirlandes ornementales des petites notes dans la Troisième Sonate pour piano et violon d’Enescu, début de la partie de violon

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19Si on supprime les guirlandes ornementales de l’exemple musical donné, nous obtiendrons un schéma appauvri du thème principal, dominé par des intervalles de quarte, de quinte et d’octave. L’importance des ornements est ainsi justifiée, car le rajout de petites notes imitant le style d’improvisation caractéristique des lautari moldaves (qui les utilisaient fréquemment dans leur interprétation pour enrichir une mélodie généralement simple), donne une saveur forte particulière à cette sonate, considérée parmi les œuvres les plus importantes du compositeur.

Exemple 2 : Schéma (formé par les intervalles de base dépourvus d’ornements) du premier thème de la Troisième Sonate d’Enescu

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20Les appogiatures et les fioritures sont des éléments ornementaux omniprésents sur tout le territoire roumain dans la musique populaire. Bartók adopte une écriture plus classique, en les notant par des croches de plus petite taille, barrée et liée à la note réelle. L’exemple suivant illustre l’utilisation des appogiatures dans la Deuxième sonate pour violon et piano.

Exemple 3 : Appoggiatures simples dans la Deuxième Sonate pour violon et piano de Bartók, second mouvement, à partir du chiffre 57 de la partie du violon

Image2D’autres éléments ayant un rôle expressif particulier furent empruntés par les deux compositeurs à la technique populaire : les doigtés, les démanchés d’une position à l’autre de l’instrument par glissement, les « coups de doigt » employés préférentiellement par Enescu, qui consistent à glisser rapidement un seul doigt sur deux ou plusieurs notes voisines, divers types de trilles (simples, doubles, par intermittences), réalisés avec ou sans vibrato. Bartók utilise également des trilles sur doubles-cordes, la note inférieure étant généralement stable, en guise de bourdon, comme dans l’exemple musical suivant :

Exemple 4 : Sonate pour violon seul de Bartók, premier mouvement à partir de la mesure 137, illustrant l’emploi des trilles sur doubles cordes

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21Des techniques « de la main gauche » de plus en plus spectaculaires sont développées par les compositeurs savants à partir de l’époque romantique, plus particulièrement avec l’essor de la virtuosité. Enescu et Bartók vont jusqu’à transformer des techniques simples observées chez les interprètes populaires en des éléments presque transcendés, demandant une maîtrise absolue de l’instrument, une rapidité d’exécution et une agilité remarquables. Parmi ces éléments techniques nous pouvons citer : le pizzicato de la main gauche dans des parties rapides ; le pizzicato avec les deux mains, en alternance ; les sons harmoniques utilisés massivement, pour imiter le timbre particulier de la flûte paysanne dans des pages allant parfois jusqu’à couvrir un mouvement entier (par exemple le second mouvement de la Troisième sonate d’Enescu). Bartók, en s’inspirant directement de la pratique populaire des paysans roumains de Transylvanie, utilise même la scordatura, technique consistant à accorder l’instrument non seulement selon l’accordage classique (mi la ré sol) de la corde la plus aiguë vers la plus grave, mais en fonction du besoin d’un accompagnement harmonique d’un autre instrument qui joue la mélodie principale. Enescu n’utilise pas cette technique, difficile à mettre en pratique sur la scène, mais les intervalles inferieurs à un demi-ton. Il invente un système de notation expliqué au début de la partition de sa Troisième sonate.

Exemple 5 : Signes indiquant les quarts de ton chez Enescu

Image4

22Les techniques d’archet sont, elles aussi, exploitées au maximum par les deux compositeurs. Une palette très large de coups d’archet est utilisée par les interprètes populaires du violon en Roumanie. La production du son dépend à la fois de la vitesse, de la quantité d’archet utilisée, de la pression et du point de contact avec la corde. La modulation de ces paramètres permet la réalisation des accents, des inflexions et des variations des timbres. Par exemple, pour obtenir une sonorité plus rugueuse et puissante, les violonistes populaires du nord de la Transylvanie (il s’agit de Maramures, où Bartók fit des recherches ethnomusicologiques en 1907), préfèrent jouer plus près du chevalet et c’est probablement cette sonorité que le compositeur veut rendre jouable dans les œuvres de style « barbaro ».

23L’influence directe de la pratique populaire du violon en Roumanie fut significative sur les œuvres pour cet instrument des deux compositeurs. Les éléments techniques et stylistiques des interprètes populaires ont eu un impact direct sur l’écriture des partitions chez Enescu, comme chez Bartók. Les partitions du premier sont particulièrement étoffées d’indications et des signes graphiques concernant tous les paramètres du son, ainsi que des notations détaillées des doigtés, des affects, des nuances. De ce point de vue, l’écriture de Bartók est plus classique, l’interprète doit souvent se questionner lui-même sur les possibilités techniques et expressives à mettre en œuvre pour la réalisation de la partition.

24Les deux compositeurs, nés il y a 130 ans, sont considérés comme des musiciens importants pour la modernité. Enescu, connu avant tout comme violoniste d’exception, montra sa modernité dans la manière d’intégrer les éléments de provenance populaire dans la musique savante et il est considéré comme l’initiateur de l’Ecole roumaine de composition. Bartók, à côté de Schoenberg et Stravinsky, est mondialement reconnu comme un des piliers de la révolution esthétique du début du XXe siècle.

Notes de bas de page numériques

1  Liliana Leahu, Studii de muzicologie, Bucuresti, Muzica, 1981, p. 205.

2  Françoise Dolto, Lorsque l’enfant paraît, Paris, Seuil, 1979, tome 3, p. 51.

3  Bernard Gavoty, Les souvenirs de Georges Enesco, 1ère édition Paris, Flammarion, 1955, 2/ Kryos, 2006, p. 36.

4  Serban Cantacuzino (1640-1688) fut prince de la Valachie entre 1678 et 1688. Il fonda la première école à Bucarest et édita la première Bible en langue roumaine en 1688.

5  Viorel Cosma, Lautarii de ieri si de azi, Bucuresti, éd. Du style, 1996, p. 31.

6  Fête populaire avec musique et danse qui avait lieu chaque dimanche en plein air, dans la cour de l’église ou au centre du village. Toute la communauté pouvait y participer.

7  Jean-François Boukobza, Bartók et le folklore imaginaire, Paris, Cité de la musique, 2005, p. 14.

8  Il s’agit des publications comme Sonntags und Montagszeitung, 1/ II / 1892, Fremden-Blat , 5 / II / 1892, Wiener Tagblatt, 9 / II / 1892, voir Viorel Cosma, Enescu azi, Timisaora, Facla, 1981, p. 72.

9  Pierre Citron, Bartók, Paris, Solfèges, 1963.

10  Ferenc Laszlo, Bartók Béla, Studii, comunicari, eseuri, Kriterion, Bucarest, 1985, p. 9.

11  Laszlo Ferenc, Béla Bartók, Studii, comunicari, eseuri, Kriterion, Bucarest, 1985, p. 27.

12  In Laszlo Ferenc, Béla Bartók, Studii, comunicari, eseuri, Kriterion, Bucarest, 1985, p. 28 : “KVtII, 453”.

13  Ferenc, Béla Bartók, Studii, comunicari, eseuri, Kriterion, Bucarest, 1985, p. 160.

Pour citer cet article

Liliana-Isabela Apostu Haider, « Béla Bartók et George Enescu : commémoration de leur 130e anniversaire », paru dans Loxias, Loxias 34, mis en ligne le 15 septembre 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6852.


Auteurs

Liliana-Isabela Apostu Haider

Liliana-Isabela Apostu Haider, née en Roumanie en 1975 est actuellement Docteur ès Arts (Musicologie). Attachée de recherche au laboratoire RITM de l’Université de Nice Sophia-Antipolis, violoniste concertiste et professeur certifié, elle se consacre depuis plusieurs années à la recherche musicologique, privilégiant le domaine de l’analyse comparative des œuvres appartenant à la musique savante composées sous l’influence de la musique populaire par des compositeurs comme Enescu, Bartók, Chopin, Liszt, Janacek. Parmi ses publications : « Portraits croisés de deux compositeurs : Béla Bartók et George Enescu », Incursiuni pedagogice, no. 1/2010, pp. 32-40 ; « Les problèmes actuels de l’enseignement du violon », Incursiuni pedagogice no. 3/2009, pp. 3-6 ; Technique et langages issus de la tradition populaire roumaine dans les œuvres pour violon de George Enescu, Iasi, 3D Arte, 2008 ; Le violon, du savant au populaire et du populaire au savant, dès l’époque baroque à Paganini, dès lăutari de Roumanie à Enescu et Bartók, Iasi, 3D Arte, 2008. D’autres articles sont en cours de publication.