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Valérie Sourisseau  : 

« Travailler fatigue », mais flâner est impossible : échos whitmaniens dans la poésie de Cesare Pavese

Résumé

Nous étudions dans cet article l’empreinte laissée par le poète américain Walt Whitman et son recueil Feuilles d’herbe (Leaves of Grass) sur l’écriture poétique de Cesare Pavese, notamment dans le premier cycle de poèmes de Travailler fatigue (Lavorare stanca), écrits de 1930 à 1935. Il s’agit d’examiner non pas tant la présence de certains thèmes whitmaniens chez Pavese ou l’influence stylistique de Whitman sur sa poésie, que la façon dont Pavese s’éloigne du modèle des Feuilles d’herbe – ou, plus exactement, y renonce, admet l’impossibilité de le suivre. Si Whitman est au fondement de l’écriture poétique de Pavese, c’est moins comme une présence que comme une absence : Pavese poète échoue, en toute conscience, à être whitmanien, et c’est sur cet échec que se construit son écriture poétique. Là où la poésie de Whitman est flânerie exaltante, celle de Pavese est ainsi condamnée à rester fatigue du travail.

Abstract

Our goal in this article is to study the trace that American poet Walt Whitman and his collection Leaves of Grass has left on the poetic writing of Cesare Pavese, especially on the first-period poems of Hard Labor (Lavorare stanca) from 1930-1935. We will examine not so much the presence of certain Whitmanian themes in Pavese, or the stylistic influence of the American writer on the Italian one, as the way Pavese veers away from his American model – or rather renounces him as he understands the impossibility of following him. We can certainly find Whitman at the foundations of Pavese’s poetic writing, but more as an absence than a presence: Pavese as a poet fails, in complete awareness, to be Whitmanian, and builds his poetic style on this failure. If Whitman’s poetry is a magnificent idleness, Pavese’s then is condemned to remain a “hard labor”.

Index

Mots-clés : intertextualité , oisiveté, Pavese (Cesare), poésie, Whitman (Walt)

Keywords : idleness , intertextuality, Pavese (Cesare), poetry, Whitman (Walt)

Géographique : Etats-Unis , Italie

Chronologique : XIXe siècle , XXe siècle

Plan

Texte intégral

On sait que Pavese a été très marqué durant ses années de formation universitaire par la poésie et la personnalité de Walt Whitman, à qui il a consacré son mémoire de maîtrise. La lecture approfondie du poète américain semble bien avoir été déterminante pour Pavese dans son évolution de poète : c’est dans les trois ou quatre mois qui suivent l’achèvement de son mémoire, en 1930, qu’il inaugure une manière poétique radicalement nouvelle, et qu’il se met à écrire les premiers textes de ce qui deviendra son recueil majeur, Travailler fatigue. Or si l’on peut reconnaître l’influence de Walt Whitman dans certains éléments de ce recueil, bien identifiés par la critique, dans l’ensemble cette influence paraît cependant étonnamment faible, et il est peu de dire que l’écriture poétique de Pavese n’a rien de whitmanien. En général, la critique voit donc en Whitman moins un modèle pour Pavese qu’une bouffée d’air libérateur l’ayant encouragé à trouver son propre style. Nous voudrions pourtant montrer que le texte de Whitman est au cœur de l’écriture de Travailler fatigue, au cœur de l’élaboration de la personnalité poétique de Pavese de 1930 à 1935, ces premières années cruciales (avant la crise de 1935-1936, due à l’exil forcé de l’auteur en Calabre comme prisonnier politique et à la rupture avec son premier grand amour). C’est donc essentiellement sur les textes de cette première période, 1930-1935, que nous nous pencherons pour étudier la marque laissée par Whitman sur le jeune poète turinois dans Travailler fatigue : non pas tant par la présence de certains thèmes ou par le choix du vers long, que par la façon dont Pavese s’éloigne du modèle des Feuilles d’herbe – ou, plus exactement, y renonce, admet l’impossibilité de le suivre. Pavese poète est d’autant plus marqué par Whitman qu’il échoue, en toute conscience, à être whitmanien. Là où la poésie de Whitman est flânerie exaltante, celle de Pavese est ainsi condamnée à rester fatigue du travail – et bientôt épuisement.

Whitman, Pavese et la critique

De nombreux critiques ont étudié les lectures littéraires ayant présidé à l’avènement de Pavese écrivain – de Pavese « uomo libro », pour reprendre l’analyse de Sergio Pautasso1 – et se sont généralement accordés à reconnaître, à la suite de Lorenzo Mondo2, deux principaux pôles d’influence chez le jeune poète italien : Gozzano et Whitman. Toutefois Whitman est sans conteste le plus fondamental. Pour plusieurs raisons : d’abord parce que Pavese l’a lu et relu avec la même exaltation pendant de nombreuses années (il s’est enthousiasmé pour le poète américain dès ses années de lycée, il lui a consacré sa tesi di laurea lors de sa dernière année à l’université, et s’est encore replongé dans Feuilles d’herbe trois ans plus tard, en tant que critique littéraire professionnel, afin de publier dans la revue La Cultura un article sur ce recueil fondateur3). Ensuite parce que Whitman, contrairement à Gozzano, n’est pas italien, ni même européen ; et que ce détour par un ailleurs mythique, l’Amérique, pays si important dans l’histoire de l’Italie et pourtant tellement aux antipodes de l’Italie, était manifestement nécessaire à la formation personnelle et intellectuelle de Pavese. Enfin parce que la chronologie semble faire la preuve d’un lien étroit de cause à effet, chez le jeune turinois, entre lecture et analyse approfondie de l’œuvre poétique du maître new-yorkais et accession à la maîtrise de sa propre écriture poétique : trois mois à peine séparent la soutenance du mémoire universitaire sur Whitman, en juin 1930, de l’écriture des « Mers du Sud », premier poème considéré comme vraiment réussi par Pavese, et poème d’ouverture de Travailler fatigue.

Une fois cela établi, pourtant, une difficulté surgit : la poésie de Pavese dans Travailler fatigue n’a que très peu à voir, en apparence, avec la poésie de Whitman dans Feuilles d’herbe. Là où Whitman écrit en vers libres de longueurs très variables, inspirés du verset biblique, Pavese écrit dans un mètre presque régulier qu’il a élaboré lui-même, selon un rythme monotone dérivé de l’anapeste grec. Là où Whitman structure son recueil en de longues séquences de fragments unis les uns aux autres selon une progression organique, comme autant de « feuilles d’herbe » qui composeraient une prairie luxuriante, Pavese écrit des textes assez brefs, secs, indépendants les uns des autres, regroupés presque arbitrairement, semble-t-il, sous des titres de parties dont on peine souvent à trouver la justification4 (de même que les titres des poèmes eux-mêmes ne se justifient souvent que par l’ironie, l’antiphrase, la distanciation). Là où Whitman est lyrique et épique à la fois, chantant le moi et la nation d’un seul et même souffle, Pavese n’est ni l’un ni l’autre, pratiquant au contraire ce qu’il appelle une « poésie-récit » (« poesia-racconto ») où le « je » n’est qu’une présence périphérique et les personnages, des marginaux isolés, dans un style « direct et objectif » et une « sobriété » revendiqués5.

Mener une étude comparatiste sur Whitman et Pavese, c’est donc se trouver confronté à cette difficulté. En général, la manière dont la critique y fait face se partage en deux tendances assez bien identifiables : d’un côté, montrer à quel point Pavese s’est démarqué du modèle de Whitman (c’est la thèse par exemple de Patrizia Lorenzi Davitti dans Pavese e la cultura americana, fra mito e razionalità6) ; de l’autre, montrer au contraire à quel point Whitman a été le déclencheur de la créativité poétique de Pavese (c’est ce qu’on peut lire notamment chez Lawrence G. Smith ou chez Gabriella Remigi7). Précisons que le choix de l’une ou l’autre de ces positions dépend en grande partie du texte pavésien dont on parle : si c’est du recueil Travailler fatigue, on sera généralement conduit à étudier la façon dont Pavese prend ses distances avec Whitman, ce que l’auteur souligne d’ailleurs lui-même dans son petit essai « Le Métier de poète ». Si l’on se penche en revanche sur le fameux mémoire de maîtrise8, ce qui n’a été vraiment fait que récemment étant donné les difficultés d’accès à ce texte (non publié), on insistera plutôt sur l’inspiration qu’a été Whitman pour Pavese. Il n’y a donc pas de contradiction dans ces deux tendances apparemment distinctes, non plus qu’avec ce que Pavese lui-même – premier critique et théoricien de son œuvre – a pu écrire à plusieurs reprises dans ses lettres, ses essais ou son journal.

Il nous semble pourtant qu’une étude comparatiste en profondeur peut (doit) encore être menée entre ces deux recueils, Feuilles d’herbe et Travailler fatigue ; c’est-à-dire une étude qui, plutôt que d’examiner les points de convergences ou au contraire les divergences entre les deux œuvres, s’intéresserait aux effets d’échos – ou, pour parler comme Pierre Brunel, aux effets de résurgence, d’irradiation d’un texte à l’autre. Car ne pourrait-on pas en effet appliquer la méthode de la mythocritique, qui cherche à « sonder les abîmes du texte, et de l’absence9 », à l’étude du substrat whitmanien chez Pavese – substrat qui relève ici, justement, à la fois du mythe (américain, moderne) et de l’absence ?

Notre objectif sera donc de revenir sur cette empreinte de Walt Whitman sur Pavese poète, en montrant que, plus qu’une inspiration thématique ou qu’un encouragement stylistique, plus encore qu’une bouffée d’air frais (d’air étranger), la poésie de Whitman est fondamentalement ce que celle de Pavese n’est pas, ne peut pas être, renonce à être. Juste après son mémoire de maîtrise sur Whitman, Pavese écrit des poèmes – comme Whitman – pour inscrire en quelque sorte son échec à être Walt Whitman : c’est, d’une certaine façon, en même temps que le début de son œuvre et indissociable d’elle, le début de cet « échec » auquel Dominique Fernandez a consacré son ouvrage de référence10.

De Feuilles d’herbe à Travailler fatigue

Il est indéniable que le poète débutant, comme de nombreux critiques l’ont montré, s’est inspiré de son glorieux aîné pour plusieurs aspects de son œuvre. Sur le plan thématique notamment, on peut mentionner par exemple l’intérêt pour le quotidien ordinaire, sans éclat particulier, avec une attention spéciale portée aux pauvres gens, aux marginaux tels que prostituées, ivrognes, ermites (plus d’ailleurs chez Pavese que chez Whitman) ; la place importante accordée à l’enfance et à sa naïveté – autre forme de marginalité –, qui va de pair, chez Pavese, avec une attirance pour le « primitif » et son regard neuf, ingénu. Dans le même ordre d’idée, les deux auteurs semblent partager une inspiration souvent païenne, une vision panique du monde naturel ; et, en même temps, une fascination particulière pour la ville, qu’il s’agisse de New York ou de Turin.

Stylistiquement, si l’influence de Whitman sur Pavese paraît moins évidente, on peut tout de même relever le goût du poète de Travailler fatigue pour le vers long : l’exemple de Whitman lui a certainement permis de donner libre cours à cette disposition peu orthodoxe et de s’affranchir sans état d’âme du traditionnel hendécasyllabe italien, qu’il transforme en un vers long de treize syllabes. La langue élaborée dans le recueil doit également beaucoup à l’exemple de Whitman : le choix d’un italien vivant, c’est-à-dire parlé et quotidien, qui ait le dialecte pour modèle et non l’italien statufié de la littérature, s’inscrit dans la droite lignée de la langue whitmanienne, ambitionnant de retranscrire la vie tout entière, ne proscrivant aucun des mots de la réalité humaine.

Il ne s’agit pas ici de faire une liste exhaustive, d’autres éléments sans doute seraient encore à répertorier. Nous voulions juste rappeler brièvement comment l’exemple de Whitman avait pu stimuler l’audace créative de Pavese et l’amener à écrire, dans les années 1930, en pleine domination de l’hermétisme italien, un recueil aussi éloigné de la production poétique de ses contemporains que pouvait l’être Travailler fatigue. Mais en réalité, plus encore que la présence de Whitman dans le texte de Pavese, c’est son absence qui est fondatrice et stimulante. C’est dans celle-ci qu’il faut peut-être chercher la raison d’être même du recueil. Pavese ne se contente pas de s’éloigner le plus possible du poète américain du XIXe siècle qu’il aime tant ; il ne se contente pas de signaler l’écart nécessaire que, en tant que poète italien du XXe siècle, il doit marquer par rapport à son inspirateur. Il construit en quelque sorte son recueil autour de la forme creuse, évidée, des Feuilles d’herbe, autour de la disparition de son modèle, autour de la dissipation d’un mythe – celui de la poésie whitmanienne.

« Le Métier de poète »

Notons d’abord – élément qui nous paraît non négligeable – que Pavese tient à inscrire le nom et l’œuvre de son inspirateur, Walt Whitman, dans le texte même de son recueil. En choisissant d’inclure, dans la réédition de Travailler fatigue en 1943, deux petits essais théoriques, dont « Le métier de poète »11, à la suite des poèmes proprement dits (et rassemblés sous la désignation d’« Appendices »), Pavese y inclut en effet, pour ainsi dire, l’histoire succincte de sa relation à Whitman. Certes, « Le métier de poète » ne faisait pas partie de la première édition de Travailler fatigue en 1936 ; et dans celle qu’il considère comme finale, Pavese ne rajoute ce texte qu’en le rabaissant, en le reniant : dans la note qui le précède, il précise en effet que cette étude « n’a désormais pour lui qu’un intérêt documentaire. Presque toutes ses affirmations et ses pointes orgueilleuses sont clairement refoulées et dépassées dans la deuxième étude « A propos de certaines poésies non encore écrites »12 ». Mais justement, la relation problématique que Pavese entretient avec ce texte où se trouve explicitée et théorisée son rapport à Whitman ne rend « Le Métier de poète » que plus intéressant. Car en faisant précéder cet essai d’une note qui l’annule, il opère la transformation d’une présence (celle de l’essai et, dans l’essai lui-même, celle de Whitman comme modèle possible, notamment) en une absence (absence de sens pour un texte désormais « dépassé » et pour un modèle « refoulé » – « rientrato »). Ce n’est en somme que la réitération du processus qui est déjà à l’œuvre dans les poèmes eux-mêmes.

Arrêtons-nous un instant sur ce texte, « Le Métier de poète », où Pavese explique comment il en est venu à écrire les poèmes de Travailler fatigue ; et en particulier sur la façon dont Whitman est présent dans le texte. Trois auteurs y apparaissent comme des sortes de modèles pour Pavese, en tout cas comme des inspirateurs et des maîtres : Baudelaire et Whitman d’abord, Shakespeare ensuite. (Sont également cités D’Annunzio et Poe, mais de manière beaucoup plus fugace et sans mention d’une admiration spéciale.) Le modèle de Shakespeare « et d’autres élisabéthains » n’intervient que dans la deuxième partie de l’essai, alors que Pavese a déjà trouvé sa manière d’écrire, sa personnalité poétique. En revanche, Baudelaire et Whitman sont les premiers auteurs évoqués, au début de l’essai, à propos de la construction de Travailler fatigue :

moi-même, je me suis arrêté, pensif, devant ces Canzoniere auxquels on prête, à tort ou à raison, une architecture (Les Fleurs du mal ou Leaves of Grass) ; je dirai même que je suis allé jusqu’à les envier pour cette qualité que l’on vante en eux ; mais en y réfléchissant, /…/ j’ai dû admettre que d’une poésie à l’autre, il n’y a pas de transition imaginaire ni même, au fond, de transition conceptuelle13.

Les recueils de Baudelaire et de Whitman sont donc présentés à la fois comme des modèles, des sources d’admiration, et comme des exemples à rejeter. Contre « le faux poème-canzoniere » qui crée « l’illusion d’une construction », Pavese déclare préférer des poèmes indépendants les uns des autres, chacun conçu « comme une construction qui se suffit à elle-même14 ». Seul un long poème narratif pourrait se prévaloir, en tant que récit, d’une architecture réelle, mais il faudrait « avoir le courage et la force de concevoir une œuvre de dimensions plus imposantes et d’un seul souffle15 » – ambition à laquelle le turinois renonce d’office. Et Pavese conclut ses réflexions sur « l’architecture » de son recueil poétique par cette proclamation d’indépendance : « Suivre mes tendances et ne pas tomber dans le poème-canzoniere, ce fut donc une seule et même exigence, à la fois technique /…/ et engageant, cela va de soi, toutes mes facultés16. »

Ce que Pavese exprime au début de cette réflexion sur sa propre production poétique, c’est un rejet des deux grands maîtres autrefois « enviés », Baudelaire et Whitman – une volonté de rupture. Le jeune poète tient à marquer sa différence par rapport à ses aînés : rien là de très surprenant. Pourtant, lorsque le nom de Whitman réapparaît un peu plus loin, dans la deuxième partie du texte, le ton change. Pavese traite alors de la question du choix du vers pour son recueil Travailler fatigue :

A cette époque, je savais seulement que le vers libre ne me convenait pas, à cause de l’exubérance désordonnée et capricieuse qu’il exige d’habitude de l’imagination. Quant au vers libre à la Whitman, qu’au contraire j’admirais et redoutais beaucoup, […] je pressentais déjà confusément qu’il fallait une inspiration très oratoire pour lui insuffler la vie. Je n’avais ni assez de souffle ni assez de tempérament pour m’en servir. Les mètres traditionnels ne m’inspiraient aucune confiance à cause de je ne sais quoi de ressassé […] 17.

Ce n’est plus ici le rejet de Whitman (Whitman seul, sans Baudelaire) que Pavese exprime, mais bien l’impossibilité d’être Whitman, et même une certaine peur d’être Whitman (« je redoutais », « temevo »). En fait, à travers l’exemple de l’auteur des Feuilles d’herbe, le jeune poète comprend surtout ce qu’il ne peut pas faire, ce qu’il n’est pas : pas oratoire, pas épique (pas assez de « souffle »), pas lyrique (pas assez de « tempérament »)… Pavese définit ainsi son vers et l’esprit même de sa poésie par rapport à l’écriture de Whitman ; mais il les définit par la négation.

A la volonté de rupture audacieusement proclamée quelques paragraphes plus haut se substitue alors la nécessité (la sécurité ?) d’un renoncement. Et c’est de ce renoncement que naît en partie le nouveau vers pavésien, le vers long de treize syllabes : création originale, certes (contre la tradition « ressassée » ou bien contre des libertés qui ressemblent trop à du désordre), mais aussi « technique », « métier » qui rassure, contre la liberté exigeante et effrayante du vers whitmanien.

Whitman ou la flânerie magnifique

Au cœur de la réflexion sur l’écriture poétique comme au cœur des poèmes eux-mêmes se trouve en effet le thème qui obsèdera Pavese jusqu’à la fin (jusqu’au moment où, mettant en ordre ses papiers avant de se suicider, il donnera à son journal le titre « Le métier de vivre ») : celui du « métier », du « travail », de l’effort qui « fatigue ». Sous cette notion, présente du début à la fin de l’œuvre du turinois, sont comprises aussi bien l’écriture que la sexualité, par exemple, ou que la vie en général (cette lutte toujours recommencée contre la tentation de la mort, le « vice absurde »). Or écrire cette obsession, pour Pavese, n’est-ce pas en réalité écrire encore et toujours son renoncement – son impossibilité – à être Walt Whitman18 ? Car Whitman, dans sa vie comme dans son œuvre, est par excellence la figure de celui qui ne travaille pas, qui n’a pas de métier. Le « je » poète qui « chante le soi-même » dans Feuilles d’herbe est un flâneur, un promeneur oisif, voire un paresseux :

Je flâne, j’invite mon âme à la flânerie,
Flânant, m’incline sur une tige d’herbe d’été que j’observe à loisir19.
[…] Celui que je suis est toujours à l’écart de la mêlée,
Regarde d’un air amusé, éprouve de la connivence, de la compassion, ne fait rien, se solidarise,
Méprise de toute sa hauteur, se raidit, s’accoude sur le premier support ferme venu,
Tourne son profil de trois quarts, curieux de voir la suite,
A la fois dans le jeu et hors du jeu, simultanément, qu’il contemple avec stupeur.
[…] Je ne critique ni ne moque personne, je suis un témoin impassible20.

Ce que Jacques Darras traduit ici par « je suis un témoin impassible » est plus de l’ordre de l’action dans le texte anglais, mais d’une action passive : « I witness and wait », proclame Whitman, « j’assiste aux événements et j’attends ». Telles sont les activités auxquelles le poète se livre, tel est son travail, une action passive ou plutôt une oisiveté active. Cette oisiveté n’a donc rien d’anecdotique chez Whitman, elle est la condition même de l’écriture poétique : c’est elle qui permet au poète d’observer, d’écouter, d’assimiler le soi et le monde et finalement de les retranscrire dans un grand chant universel. Si Whitman peut chanter tous les métiers de la société humaine dans Feuilles d’herbe (ou presque : ouvrier, charpentier, maçon, marinier, cordonnier, bûcheron, et même « la jeune fille qui lave ou bien qui coud 21 »), c’est parce que lui-même se tient à l’écart de tout métier. Et, au-delà même du texte, la flânerie « curieuse » de Whitman est le fondement de ce qu’on pourrait appeler son mythe, c’est-à-dire le mythe du sage, du poète prophète, « camarade » de l’humanité entière, disponible pour tous. « Poète », chez Whitman, c’est donc l’opposé d’un « métier » : c’est une flânerie sublime.

Ce trait n’est pas le moindre de ceux que Pavese admire chez Whitman. Dans son article « Walt Whitman » (1933), qui reprend certaines parties de son mémoire de maîtrise, Pavese exalte ainsi la condition de « fannullone », de « fainéant », qui caractérise le poète américain. Citant le titre d’une biographie romancée sur Walt Whitman, Il magnifico fannullone22 (« Le Fainéant magnifique »), il commente :

Et c’est bien vrai que Walt Whitman fut un fainéant, au sens où tout poète est un fainéant, quand au lieu de travailler il lui plaisait d’aller se promener, ruminant et tourmentant en lui ses vers, avec grand effort, et avec les rares joies qui compensent tout effort […]23

Walt Whitman est celui qui réussit à associer en un seul et même geste – le geste poétique – la flânerie et l’effort ; il est celui qui transforme la paresse en travail, et le travail en paresse. En lui tout poète doit se reconnaître, puisqu’en un sens, « tout poète est un fainéant ». Lorsque le jeune Pavese commence à écrire des poèmes au début des années 1930, il le fait donc avec cet horizon idéal : celui de la magnifique paresse, de l’immense flânerie poétique de Whitman24.

Cet horizon idéal, c’est en effet, très clairement, celui qu’évoquent les premiers poèmes de Travailler fatigue. Dans « Les Mers du Sud » (1930), le « gigantesque » cousin, « géant habillé tout de blanc », fascine parce qu’il ne fait rien, et qu’il n’a jamais rien fait, du moins selon le poète-narrateur : « Pendant vingt ans il s’est baladé par le monde » ; et, une fois de retour au pays, il « se balada dans les Langhe en fumant », « les mains derrière le dos, le visage bronzé25 ». Dans « Ancêtres » (1932), les aïeux que se donne le « je » poète, « des hommes solides, maîtres d’eux », sont des travailleurs qui savent « se tuer à la tâche », mais qui ont un rêve :

[…] le rêve de mes pères,
le plus beau, fut toujours de vivre sans rien faire. 
Nous sommes nés pour errer au hasard des collines,
sans femmes, et garder nos mains derrière le dos26.

Notons que dans le texte italien, le rêve apparaît plus glorieux, plus « magnifique » que sa traduction française ne le laisse entendre. Il ne s’agit pas seulement de « vivre sans rien faire », mais de « un far nulla da bravi » : de « ne rien faire, en maîtres », ou de « l’oisiveté des braves », pourrait-on traduire approximativement ; et cette fin de poème prend alors une résonance beaucoup plus whitmanienne.

L’ermite de « Paysage I » (1933), le troisième poème de Travailler fatigue, vit sur une colline brûlée où « Le travail ne sert à rien » ; et, par conséquent, il ne fait rien : « Son unique travail : / sur son visage hâlé, il a laissé sa barbe s’épaissir27 ». Là encore, c’est peut-être un écho du mythe whitmanien qui se fait entendre : chez l’ermite comme chez le poète new-yorkais, le travail est en réalité paresse – ou la paresse travail – en un mouvement de renversement audacieux des normes sociales. Mais chez Whitman, ce renversement est toujours positif et créatif, alors qu’il prend ici une tonalité ironique, antiphrastique qui a pour effet de mettre en question sa validité ; distanciation qui apparaît totalement étrangère à l’esprit des Feuilles d’herbe (Whitman, lui, comme il l’atteste, « ne moque personne »). Un autre effet d’écho déformé de Whitman est perceptible dans le contraste entre l’ermite oisif et ceux qui travaillent, les paysans d’en bas : « Ils ont bien trop à faire pour aller voir l’ermite, / les paysans, ils montent, ils descendent, et ils piochent sans trêve28 ». Pavese évoque une société paysanne aussi active et productive que l’Amérique de Whitman ; mais elle existe loin de l’oisif et ne communique pas avec lui, non plus que lui avec la société : la rencontre n’a pas lieu. La paresse de l’ermite ne sert donc à rien, elle reste coupée du monde. Dès ce troisième poème, l’idéal de la flânerie whitmanienne apparaît perverti, inopérant.

Pavese ou le travail résigné

Cette opposition entre ceux qui travaillent et ceux qui ne font rien est constitutive de la poésie (et plus tard des romans) de Pavese ; autant et peut-être plus que l’opposition entre ville et campagne, elle est chez lui fondatrice. Mais si le recueil ouvre sur l’admiration portée à un flâneur gigantesque, le mythique cousin d’Amérique (à qui l’on pourrait trouver un petit air de famille avec à la fois avec Whitman et avec Melville), rapidement l’idéal de « fainéantise » devient problématique. Le motif de la flânerie ou plutôt, chez Pavese, du vagabondage, semble conduire à une impasse. C’est que, précisément, ce motif se construit dans l’opposition avec celui du travail : là où la flânerie est pour Whitman un exercice de contemplation active et, au final, un moyen de dialoguer, à travers les poèmes, avec le monde en mouvement et en activité, chez Pavese l’oisiveté récurrente des personnages devient retrait, solitude, mise à l’écart, incompréhension.

Ainsi, ce qui était présenté comme l’horizon d’attente idéal (whitmanien) dans les deux premiers poèmes (le rêve de flânerie réalisé par le cousin dans « Les Mers du Sud », le rêve de paresse resté à l’état de rêve pour « Les Ancêtres ») n’est déjà plus, à partir du troisième poème, qu’un malentendu : l’oisiveté de l’ermite ne réussit qu’à provoquer le « ricanement » des paysans (« sogghignano ») et, tout au plus, des rêveries lubriques, grotesques : ils « se demandent quand, / vêtues de peaux de chèvre, on les verra assises les femmes / sur toutes les collines se hâlant au soleil29 ». Il est d’ailleurs significatif que l’univers de l’ermite, en même temps que par la paresse, soit marqué par la « stérilité » ; la colline sur laquelle il habite non plus ne travaille pas, ne produit rien : « Il y a les fougères, les roches dénudées et la stérilité30 ». On est très loin de l’Amérique féconde de Whitman, très loin surtout du « moi » whitmanien qui, dans son oisiveté, parvient à contenir toute la « Descendance d’Adam31 ».

Dans Feuilles d’herbe, le poète promeneur écoute et demande qu’on l’écoute, l’échange avec le lecteur est permanent : « Etranger, si vous me croisez sur la route et désirez me parler, pourquoi ne me parleriez-vous pas ? / Pourquoi ne vous parlerais-je pas ?32 », demande un très bref poème dans « Envoi », la partie qui sert en sorte d’introduction au recueil. Dans Travailler fatigue au contraire, l’oisiveté est essentiellement prise en charge par des personnages de marginaux isolés et, de ce fait, elle reste extérieure à tout échange social possible. Il faudrait avoir le temps d’étudier plus en détail et plus en profondeur tous les personnages de flâneurs ou de vagabonds qui traversent le recueil Travailler fatigue, tous ceux qui ne font rien d’autre qu’être là : les enfants qui courent les villes, les vieux qui ont fini de courir, les clochards ou les ivrognes qui n’ont pas de vrai travail, les prostituées qui ont un travail, mais inacceptable et non reconnu, les chômeurs… Il faudrait aussi avoir le temps d’étudier les liens étroits que ce motif du flâneur (ou de la flâneuse) entretient avec d’autres thèmes centraux chez Pavese, notamment ceux de la virilité et de la misogynie. Ce n’est pas le lieu ici ; disons simplement que la flânerie, si elle est parfois associée à une certaine forme de bonheur (en particulier chez les enfants), relève aussi toujours, d’une manière ou d’une autre, d’une forme d’incapacité, d’impuissance ou d’isolement, c’est-à-dire d’une certaine forme d’échec. Quant à ceux qui travaillent, par exemple les ouvriers de la partie intitulée « Bois-Vert » (« Legna verde », 1932-1935), ils forment un groupe solidaire et qui participe au bon fonctionnement de la société ; mais, disent-ils, « on se crève au boulot33 », à tel point qu’on en arrive à avoir du mal à distinguer les vivants des morts : la nuit, quand les ouvriers dorment épuisés, « on dirait des morts […] la longue peine / qui dure depuis l’aube vaut bien une brève agonie34 ». « Travailler fatigue », on le sait, travailler épuise et parfois tue ; mais ne rien faire, ce rêve des ancêtres, n’est pas la solution escomptée. L’idéal whitmanien, dans Travailler fatigue, ne fonctionne pas. Poème après poème, le mythe américain se révèle vacuité.

Un très beau texte de la dernière partie de Travailler fatigue résume à lui seul toute cette œuvre (œuvre dans le sens premier de « travail ») de renoncement, de « résignation », qu’est en réalité l’ensemble du recueil. Fait intéressant, il a pour titre « Mythe » ; il date de la fin du premier cycle d’écriture poétique, en 1935, lors du séjour forcé en Calabre. De quel mythe s’agit-il ? La question reste ouverte ; ce qui est certain, c’est que pour ce poème comme pour beaucoup d’autres, le titre est ici antiphrastique, ou, plus exactement, qu’il signale moins une présence qu’une absence : le poème évoque moins un mythe que la fin d’un mythe, et même de tout mythe, de toute possibilité de mythe. L’homme qui « s’éveille un matin » et qui constate que « Le monde a changé de couleur », celui qui était un « jeune dieu » et qui est désormais « l’homme qui a compris35 », c’est peut-être l’Adam d’après la Chute (quoique sans Eve), c’est peut-être Jésus abandonné de Dieu, c’est tout enfant devenu malgré lui un adulte. C’est peut-être aussi le jeune poète que le mythe whitmanien enthousiasmait et qui, aujourd’hui, ne peut que constater la fin d’une illusion :

C’est la fin du grand soleil d’été et de l’odeur de la terre
et de la route libre, animée par un peuple
qui ignorait la mort. On ne meurt pas l’été.
Si quelqu’un venait à disparaître, il y avait le jeune dieu
qui vivait pour les autres et ignorait la mort.
Sur lui, la tristesse n’était que l’ombre d’un nuage.
Son pas étonnait la terre36.

La « route libre » où le « jeune dieu » marchait au milieu d’un peuple voué tout entier à la vie, et où il « vivait pour les autres », dans la joie et l’émerveillement, ne peut-on pas la lire comme la route où Whitman le flâneur magnifique faisait résonner son pas, dans une communion sans faille avec le peuple américain ? Pavese lecteur de Whitman a marché avec lui sur cette route, s’est émerveillé avec lui des prodiges de « la vie, la vraie vie moderne37 » ; Pavese devenu poète a dû faire le constat cruel qu’en réalité cette route, pour lui, ne menait à rien, et qu’il y était seul, que nul peuple fabuleux ne l’y accompagnait. Le poème se termine alors sur « la lassitude » (« la stanchezza ») de l’homme, et sur l’image de ses « lèvres » qui « se plissent résignées » : image du silence, ou bien d’une parole de renoncement. L’homme se tourne finalement pour « sourire devant la terre38 ». La terre, lieu du travail paysan, brutal et pénible, comme seule antidote possible aux rêves de « plages » et d’oisiveté de la jeunesse. Vers la même époque, Pavese écrit dans son journal (à la date du 11 octobre 1935) : « maintenant, la culture américaine ne m’intéresse plus du tout39 ».

Ainsi Pavese, contre le lecteur whitmanien exalté qu’il a été, contre la flânerie magnifique mais impossible, choisit la fatigue du « travail », le « métier ». « Le rythme intérieur de son imagination40 », et de son vers poétique, sera le rythme de la routine et de l’effort monotone, à l’opposé du rythme ample et libéré qui caractérise le vers des Feuilles d’herbe. Car il s’agit d’inscrire la fatigue et la contrainte de la vie dans la fatigue et la contrainte de l’écriture. Cet « échec » de Pavese à « être » Whitman sera aussi, par la destruction du mythe whitmanien, une réussite, celle du recueil Travailler fatigue. Mais dans le titre emblématique, et trompeusement badin, de son recueil, Pavese inscrit déjà l’épuisement inévitable qui le conduira in fine, après vingt ans de travail littéraire acharné, à abandonner l’écriture en même temps que la vie.

Notes de bas de page numériques

1  Dans Cesare Pavese oltre il mito. Il mestiere di scrivere come mestiere di vivere, Gênes, Marietti, 2000.

2  Dans « Tra Gozzano e Whitman : le origini di Pavese », Sigma, I, décembre 1964, n° 3-4.

3  Article repris sous le titre « Walt Whitman. Poesia del far poesia » dans La letteratura americana e altri saggi, Turin, Einaudi, 1951.

4  D’ailleurs Italo Calvino, dans son édition des poésies complètes de Pavese (Poesie edite e inedite, Turin, Einaudi, 1962), n’a pas hésité à bouleverser la structure qui avait été choisie par l’auteur afin de proposer les poèmes dans l’ordre chronologique de leur composition.

5  Voir « Il mestiere di poeta » (« Le Métier de poète ») dans Lavorare stanca, Turin, Einaudi, 1943. Toutes les citations du recueil seront faites en français pour faciliter la lecture et seront tirées de la traduction de Gilles de VAN : Travailler fatigue, Paris, Poésie Gallimard, 2007. Les versions originales en italien seront données en notes.

6  Messine et Florence, G. D’Anna, 1975.

7  Respectivement dans Cesare Pavese and America. Life, Love, and Literature, Amherst, University of Massachussetts Press, 2008 ; et dans l’article « Walt Whitman : alle origini della poetica pavesiana », inMario B. Mignone (dir.), Leucò va in America. Cesare Pavese nel centenario della nascita, Stony Brook, New York, Edisud Salerno et Forum Italicum Publishing, 2010, pp. 223-243.

8  Comme L. G. Smith et G. Remigi, déjà cités. Voir la bibliographie pour plus de détails.

9  Pierre Brunel, Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, PUF, 1992, p. 76.

10  Dominique Fernandez, L’Echec de Pavese, Paris, Grasset, 1967.

11  Ecrit en novembre 1934, deux ans avant la première publication de Travailler fatigue.

12  « …ha per me un interesse ormai soltanto documentario. Quasi tutte le sue affermazioni e i suoi orgogli appaiono rientrati e superati nel secondo studio ». Cesare Pavese, Note à « Il mestiere di poeta », Lavorare stanca, p. 122 (Travailler fatigue, p. 304).

13  « io stesso mi sono fermato pensieroso davanti ai veri o presunti canzonieri costruiti (Les Fleurs du mal o Leaves of Grass), dirò di più, anch’io sono giunto a invidiarli per quella loro vantata qualità ; ma al buono, […] ho dovuto riconoscere che di poesia in poesia non c’è passaggio fantastico e nemmeno, in fondo, concettuale. » Cesare Pavese, « Il mestiere di poeta », Lavorare stanca, p. 123 (Travailler fatigue, p. 168). C’est dans le même paragraphe que Pavese cite l’Alcyon de D’Annunzio, comme un exemple moins convaincant encore de « transitions » entre poèmes pour créer un effet de « Canzoniere ».

14  « …ciascuna poesia riesca una costruzione a sé stante ». Cesare Pavese, « Il mestiere di poeta », Lavorare stanca, p. 124 (Travailler fatigue, p. 169).

15  « …si abbia il coraggio e la forza di concepire l’opera di maggior mole con un solo respiro. » Cesare Pavese, « Il mestiere di poeta », Lavorare stanca, p. 124 (Travailler fatigue, p. 168).

16  « Seguire il mio gusto e non cadere nel canzoniere-poema fu quindi una sola esigenza, tecnica […] ma, ben s’intende, impegnativa di tutte le mie facoltà ». Cesare Pavese, « Il mestiere di poeta », Lavorare stanca, p. 124 (Travailler fatigue, p. 169).

17  « A quel tempo, sapevo soltanto che il verso libero non mi andava a genio, per la disordinata e capricciosa abbondanza ch’esso usa pretendere dalla fantasia. Sul verso libero whitmaniano, che molto invece ammiravo e temevo, […] già confusamente presentivo quanto di oratorio si richieda a un’ispirazione per dargli vita. Mi mancava insieme il fiato e il temperamento per servirmene. Nei metri tradizionali non avevo fiducia, per quel tanto di trito … ». Cesare Pavese, « Il mestiere di poeta », Lavorare stanca, p. 128 (Travailler fatigue, p. 174).

18  Il faudrait associer à Whitman le romancier Herman Melville, l’autre modèle américain viril de Pavese en ces années 1930-1935, sorte de prolongement en prose de Whitman… Mais précisément, la référence pour la poésie reste Whitman.

19  « I loafe and invite my soul, / I lean and loafe at my ease observing a spear of summer grass ». Walt Whitman, « Song of Myself », Leaves of Grass1891-1892, dans Complete Poetry and Collected Prose, New York, The Library of America, 1982, p. 188. Toutes les citations de Whitman sont tirées de la traduction de Jacques Darras, Feuilles d’herbe, Paris, Poésie Gallimard, 2002 (ici « Chanson de moi-même », p. 63). Les versions originales en anglais seront données en notes.

20  « Apart from the pulling and hauling stands what I am, / Stands amused, complacent, compassionating, idle, unitary, / Looks down, is erect, or bends an arm on an impalpable certain rest, / Looking with side-curved head curious what will come next, / Both in and out of the game and watching and wondering at it. […] I have no mockings or arguments, I witness and wait ». Walt Whitman, « Song of Myself », Leaves of Grass, pp. 191-192 (« Chanson de moi-même », Feuilles d’herbe, pp. 67-68).

21  « …the girl sewing or washing ». Walt Whitman, « I Hear America Singing », Leaves of Grass, p. 174 (« J’entends chanter l’Amérique », Feuilles d’herbe, p. 42).

22  The Magnificent Idler de Cameron Rogers, cité par Cesare Pavese dans « Walt Whitman. Poesia del far poesia », La Letteratura americana e altri saggi, p. 129.

23  « E fannullone veramente fu Walt Whitman, nel senso in cui ogni ogni poeta è un fannullone, quando invece di lavorare gli piaceva andare in giro, rimuginando e tormentando dentro di sé, con molta fatica e con le rare gioie che compensano di ogni fatica, i suoi versi […] ». Cesare Pavese, « Walt Whitman. Poesia del far poesia », La Letteratura americana e altri saggi, p. 129.

24  Cet idéal de paresse poétique ne concerne pas uniquement Pavese jeune ; en réalité, et malgré toutes les désillusions de l’écrivain et notamment son détachement progressif vis à vis de Whitman, on le retrouve jusqu’à la fin de sa vie. Ainsi, à propos des Dialogues avec Leucò, son préféré parmi tous ses livres, il écrit au critique littéraire Paolo Milano, en 1948, qu’il a tenté de s’insérer « dans l’illustre tradition italienne, humaniste et fainéante, qui va de Boccace à D’Annunzio ». Cité par Dominique Fernandez, L’Echec de Pavese, p. 65.

25  « …un gigante vestito di bianco » … « Vent’anni è stato in giro per il mondo » … « e lui girò tutte le Langhe fumando » … « con le mani alla schiena e il volto abbronzato ». Cesare Pavese, « I mari del Sud », Lavorare stanca, pp. 9-11 (« Les Mers du Sud », Travailler fatigue, pp. 27-29).

26  « il sogno più grande / dei miei padri fu sempre un far nulla da bravi. / Siamo nati per girovagare su quelle colline, / senza donne e le mani tenercele dietro alla schiena ». Cesare Pavese, « Antenati », Lavorare stanca, p. 13 (« Ancêtres », Travailler fatigue, pp. 31-32).

27  « Qui il lavoro non serve più a niente » … « Un lavoro l’ha fatto : / sopra il volto annerito ha lasciato infoltirsi la barba ». Cesare Pavese, « Paesaggio », Lavorare stanca, p. 14 (« Paysage I », Travailler fatigue, p. 33).

28  « Hanno troppo da fare e non vanno a veder l’eremita / i villani, ma scendono, salgono e zappano forte ». Cesare Pavese, « Paesaggio », Lavorare stanca, p. 14 (« Paysage I », Travailler fatigue, p. 34).

29  « …domandano quando, vestite di pelle di capra, / siederanno su tante colline a annerirsi nel sole ». Cesare Pavese, « Paesaggio », Lavorare stanca, p. 15 (« Paysage I », Travailler fatigue, p. 34).

30  « Ci sono le felci / e la roccia scoperta e la sterilità ». Cesare Pavese, « Paesaggio », Lavorare stanca, p. 14 (« Paysage I », Travailler fatigue, p. 34).

31  « Children of Adam », une des parties de Leaves of Grass, poème de la sexualité triomphante, du phallus glorifié et de la procréation infinie.

32  « Stranger, if you passing meet me and desire to speak to me, why should you not speak to me? / And why should I not speak to you? ». Walt Whitman, « To You », Leaves of Grass, p. 175 (« A vous », Feuilles d’herbe, p. 44).

33  « …la schiena si rompe al lavoro ». Cesare Pavese, « Esterno », Lavorare stanca, p. 99 (« Dehors », Travailler fatigue, p. 137).

34  « …paiono morti […] la lunga fatica / fin dall’alba, val bene una breve agonia ». Cesare Pavese, « Rivolto », Lavorare stanca, p. 104 (« Révolte », Travailler fatigue, p. 144).

35  « Verrà il giorno che il giovane dio sarà un uomo, / senza pena, col morto sorriso dell’uomo / che ha compreso. […] Ci si sveglia un mattino /…/ È mutato il colore del mondo. » Cesare Pavese, « Mito », Lavorare stanca, p. 114 (« Mythe », Travailler fatigue, pp. 155-56).

36  « Il gran sole è finito, e l’odore di terra, / e la libera strada, colorata di gente / che ignorava la morte. Non si muore d’estate. / Se qualcuno spariva, c’era il giovane dio / che viveva per tutti e ignorava la morte. / Su di lui la tristezza era un’ombra di nube. / Il suo passo stupiva la terra. ». Cesare Pavese, « Mito », Lavorare stanca, p. 114 (« Mythe », Travailler fatigue, pp. 155-56).

37  Voir la lettre écrite par Pavese adolescent à un ami, en 1926, où il évoque « l’influence de Walt Whitman » sur son état d’esprit. Citée par Gilles de Van en note au poème « Incompréhension », Travailler fatigue, pp. 300-301.

38  « Si piegano le labbra dell’uomo / rassegnate, a sorridere davanti alla terra. » Cesare Pavese, « Mito », Lavorare stanca, p. 114 (« Mythe », Travailler fatigue, pp. 155-56).

39  « …ora non m’interessa più per nulla la cultura americana ». Cesare Pavese, Il Mestiere di vivere, Turin, Einaudi, 1952, p. 13.

40  « …il ritmo interiore della sua fantasia ». Cesare Pavese, « Il mestiere di poeta », Lavorare stanca, p. 128 (Travailler fatigue, p. 174).

Bibliographie

 Œuvres littéraires citées

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Pour citer cet article

Valérie Sourisseau, « « Travailler fatigue », mais flâner est impossible : échos whitmaniens dans la poésie de Cesare Pavese », paru dans Loxias, Loxias 34, mis en ligne le 14 septembre 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6833.

Auteurs

Valérie Sourisseau

Valérie Sourisseau est agrégée de lettres modernes, titulaire d’un DEA en études littéraires à Paris VII et d’un DEA en études anglophones à Paris III, actuellement doctorante en littérature comparée à Paris IV sous la direction de Mme Anne Tomiche. Sa thèse a pour sujet « La Grande Déesse : écritures théoriques et poétiques d’un mythe féminin moderne au XXe siècle », et porte sur des auteurs anglo-saxons (James Frazer, Robert Graves, Sylvia Plath, Toni Morrison), français (Saint-John Perse) et italien (Cesare Pavese).