Loxias | Loxias 33 « Qu’il parle maintenant ou se taise à jamais… »: Les effets du silence dans le processus de la création (2) | I. Mise en art du silence
Marie-Ève Benoteau-Alexandre :
Typographie biblique et modernité poétique : réflexions sur le blanc intralinéaire dans la poésie de Milosz, Claudel et Meschonnic
Résumé
Trois poètes français du XXe siècle, Claudel, Milosz et Meschonnic, mettent en œuvre un type de blanc typographique étonnant : le blanc inséré au sein même de la ligne. L’une des sources de cette pratique est à chercher dans une particularité typographique de la Bible hébraïque qui, dans les « cantiques », sépare les groupes de mots par de larges blancs. Milosz et Meschonnic, tous deux férus d’hébreu, connaissaient ce fait que Claudel a pu découvrir à la fin de sa vie grâce à Chouraqui. Cette influence croise la réflexion qui s’engage à partir de Mallarmé sur la modernité poétique : la spatialisation du poème et la disjonction du vers remettent en cause les frontières de la poésie, tout en proposant un rapport au sens plus complexe et volontiers hermétique. Cependant, le blanc intralinéaire des trois auteurs étudiés s’oppose à une ontologie négative de la parole. Loin de manifester l’exténuation de la parole et son irréversible éclatement, il crée au contraire les conditions de possibilité d’une parole pleine, rythmée, qui se transforme en chant.
Index
Mots-clés : Bible , blanc typographique, poésie
Plan
- 1. Typographie biblique : l’héritage de la Bible hébraïque
- 2. Modernité poétique : l’héritage mallarméen en question
- 3. Le blanc plein : l’accomplissement de la parole poétique
Texte intégral
Un blanc n’est pas de l’espace inséré dans le temps d’un texte. Il est un morceau de sa progression, la part visuelle du dire1.
1Paul Claudel, Oscar Vladislas de Lubicz Milosz, Henri Meschonnic, ces trois poètes sembleront avoir peu en commun. Pourtant, ils pratiquent tous trois un type de blanc typographique singulier : le blanc intralinéaire, aérant leur vers, leur verset ou leur paragraphe de larges trouées aussi étonnantes que fascinantes. Les recherches typographiques nées de l’expérience mallarméenne du Coup de Dés, si elles ont entraîné la création d’une multiplicité de dispositifs presque scéniques de l’écriture sur la page, de Reverdy à Du Bouchet, ont cependant pour une immense majorité préservé l’intégrité de la ligne. Le vers peut être brisé, démembré, éparpillé, les fragments qui subsistent et constituent une ligne, si courte soit-elle, ne font aucune place au blanc typographique. Celui-ci attaque pour ainsi dire le vers de l’extérieur, mais non point de l’intérieur. Tel n’est pas cas chez Claudel, Milosz et Meschonnic qui, de façon répétée ou au contraire dans un petit nombre de textes, insèrent le blanc au sein même de la ligne.Sur ce point, des filiations peuvent se dessiner entre eux.
2De Claudel à Meschonnic, la filiation est avouée et même revendiquée. La conception du rythme, du vers, que développe Meschonnic, il la doit – ou la retrouve en grande part chez Claudel. Sa pratique même du blanc intralinéaire dans les traductions de la Bible renvoie à Claudel2, mais au Claudel des Cent phrases pour éventails3. Or, contrairement à ce qu’affirme Meschonnic dans Critique du rythme, la pratique du blanc intralinéaire existe dans le « verset » claudélien (on sait que Claudel n’appréciait guère le terme) : on le trouve dès les premières années du siècle dans Cinq grandes odes4 ainsi que dans La Cantate à trois voix5. La parenté pointée par Meschonnic est donc plus importante encore qu’il ne l’affirme.
3Quant à O.V. de L. Milosz, ni Meschonnic ni Claudel n’en parlent. Pourtant, la mise en page adoptée dans son poème le plus mystérieux et le plus glosé, le « Psaume de l’étoile du matin6 », est très semblable, avec un demi-siècle d’avance, à celle des traductions de la Bible par Meschonnic, comme le souligne Jean Bellemin-Noël sans pourtant en tirer les conclusions qui s’imposent7. C’est qu’il ne s’agit pas d’une « remarquable » coïncidence qui ferait adopter à Meschonnic un dispositif presque identique à celui de Milosz que vraisemblablement il ignore, mais bien plutôt d’une consonance secrète, presque nécessaire à ces deux poètes constamment plongés dans la Bible.
4La Bible forme en effet l’intertexte de référence pour une telle pratique typographique chez Milosz, Meschonnic et, dans une moindre mesure, chez Claudel. Telle est l’hypothèse que je propose d’examiner : les particularités typographiques de la Bible hébraïque fournissent à ces trois poètes une ressource inédite dans la poésie française du XXe siècle, que vient enrichir la modernité poétique née de Mallarmé. Modernité poétique et héritage biblique se conjuguent ainsi pour faire émerger dans la poésie française un blanc qui n’est pas négation de la parole, tentation du silence et épuisement du dire comme c’est majoritairement le cas au XXe siècle, mais au contraire relance, rythme et accomplissement de la parole poétique.
1. Typographie biblique : l’héritage de la Bible hébraïque
5La première édition du « Psaume de l’étoile du matin », dans « Les Cahiers de Barbarie », dirigés par Armand Guibert, s’accompagne d’une courte note, probablement rédigée par Milosz lui-même, précisant que le poème a été composé « selon les lois rythmiques de la poésie hébraïque des mizmors d’exaltation8 ». Une lettre à Armand Guibert, publiée dans l’édition des Œuvres complètes, précise quant à elle que le poète « a donné aux vers du Psaume de l’étoile du Matin la disposition de ceux des schîrs de glorification de l’Ancien Testament en hébreu9 ». La disposition « à intervalles10 » n’est donc pas une création de Milosz, mais doit explicitement être mise en rapport avec une typographie propre à la Bible hébraïque.
6En effet, l’écriture de la Bible hébraïque à l’origine – et dans le texte liturgique – ne comporte ni voyelles, ni ponctuation, ni versets11. Les seules séquences visuelles sont formées par des blancs typographiques au sein des lignes, qu’on désigne des noms de petuhot et setumot12, et qui déterminent de larges unités de lecture. Un petit nombre de textes adopte cependant une mise en page particulière : il s’agit dans la Torah du Cantique de la mer (Ex 15, 1-19) et du Cantique de Moïse (Dt 32, 1-43), mais également du Cantique de Déborah (Jg 5), du Cantique de David (II S 22, repris en Ps 18) et du Cantique des saisons (Eccl 3, 2-8)13. Dans ces quelques passages que la tradition désigne comme des « cantiques » (en hébreu schîr, selon la graphie adoptée par Milosz), la présence du blanc se fait obsédante, que le texte soit disposé en deux colonnes bien distinctes comme dans le Cantique de Moïse, ou bien – et c’est le cas le plus fréquent – en une alternance complexe et précise de blancs et de texte. Un bloc vide surmonte alors un bloc écrit et réciproquement, formant sur la page une sorte de damier soigneusement codifié14.
7C’est la disposition qu’adopte Milosz dans le « Psaume de l’étoile du matin », toutefois sans la rigueur qui caractérise la typographie de la Bible hébraïque15. Il en trouve très vraisemblablement le modèle dans la Bible hébraïque qu’il possède16, et c’est en pleine connaissance de cause qu’il dit respecter « les lois rythmiques de la poésie hébraïque, des chants de David et de Salomon17 » : son psaume est formellement semblable au psaume 18 de la Bible hébraïque.
8On attendrait que Meschonnic, qui travaille lui aussi à partir du texte hébreu, justifie les blancs typographiques inclus dans les versets de ses traductions de la Bible en référence aux cantiques bibliques et à la disposition qui leur est propre. Or il n’en est rien :
J’ai voulu rendre, et je crois qu’on ne l’avait jamais tenté, les accents et les pauses dont la hiérarchie complexe fait la modulation du verset biblique, son rythme et parfois même son sens. Le rythme est le sens profond d’un texte. La diction, notée en hébreu par un système d’accents, c’est ce que j’ai voulu recréer, par des blancs (dans une hiérarchie non arbitraire), recréer les silences du texte .
9Meschonnic prend donc pour base non pas le texte consonantique, mais le texte massorétique, vocalisé et accentué. Les accents sont signes de cantillation, « organisation rythmique du discours18 » qu’essaie de traduire une hiérarchie de blancs dans la traduction de Meschonnic. La préface de Cinq Rouleaux en donne une typologie qui ne variera pas : sont distingués les blancs de fin de verset, les retours à la ligne entre deux hémistiches et les blancs internes à la ligne, de deux longueurs possibles. Il ne s’agit pas de transcrire la très grande variété des accents hébraïques, mais de faire sentir au lecteur français l’oralité, le rythme du texte hébreu.
10Nulle référence n’est faite, dans la préface aux Cinq Rouleaux, aux blancs typographiques (petuhot et setumot) de la Bible hébraïque, pas plus qu’à la disposition particulière des cantiques. À ma connaissance, Meschonnic n’en parle absolument jamais, alors même que dans Critique du rythme il analyse comme figuratif l’alignement vertical des noms des dix fils d’Aman au livre d’Esther19 – preuve qu’il connaît cette particularité typographique –, et qu’il rappelle à plusieurs reprises l’opposition biblique entre chant (shir ou schîr, mizmor) et langage parlé pour contester l’existence d’une « poésie » hébraïque qu’on opposerait à la « prose »20. Ses chevaux de bataille rendent peu probable une ignorance réelle. Pourtant, dans Poétique du traduire, Meschonnic va jusqu’à proposer une traduction du Cantique de la mer (Ex 15, 1-19) disposée selon son habitude sans indiquer à quelque moment que ce soit la surprenante parenté qu’entretiennent sa manière et la disposition du texte original21. Plutôt que d’en référer à la Bible elle-même, c’est de la modernité poétique22 qu’il se réclame, et de l’autorité de Claudel.
11Claudel, en effet, pratique le blanc intralinéaire. Dans Cent phrases pour éventails, le procédé est fréquemment utilisé : le blanc sépare les mots, mais également les lettres au sein des mots, dans une entreprise que Meschonnic qualifie à juste titre d’« idéogrammatisation » du langage23 ; l’univers japonais sert ici de caution à des jeux qui ne sont pas sans rappeler les expérimentations de la poésie des avant-gardes françaises.Les premières occurrences du procédé, isolées, se trouvent cependant dans Cinq grandes odes : deux blancs dans l’édition de la Pléiade24, six dans l’édition originale et dans la première édition à la NRF25. Les blancs intralinéaires se généralisent dans La Cantate à trois voix où ils ponctuent fréquemment le dialogue des trois femmes, Læta, Fausta et Beata. Ils parsèment ensuite l’œuvre poétique de Claudel, sans toutefois qu’on puisse comparer leur utilisation à celle qu’en font Milosz dans le « Psaume de l’étoile du matin » et Meschonnic dans ses traductions de la Bible.
12Faut-il seulement relier le blanc intralinéaire de Claudel à la typographie de la Bible hébraïque ? Claudel, à la différence de Milosz et de Meschonnic, n’a jamais lu l’hébreu et n’a peut-être jamais eu entre les mains de Bible hébraïque. Pourtant, l’une de ses traductions de psaumes suggère une possible influence. Il s’agit de la seconde traduction du psaume 17 (18 en numérotation hébraïque). Ce psaume constitue le Cantique de David et adopte, dans la Bible hébraïque, la disposition ajourée de blancs. Lorsque Claudel traduit ce psaume pour la première fois en 1949 – à partir du texte de la Vulgate, comme toujours – nulle trace de blancs sur les trois manuscrits différents qui lui sont consacrés26. En 1953 en revanche, on observe tant sur les manuscrits que dans la version publiée dans The Times Literary Supplement, de larges blancs intralinéaires au sein de quelques versets. Le psaume s’ouvre ainsi sur ce cri :
Je t’aime Dieu ! Yah Yah ! je t’aime, pierre, pierre, pierre, fortitude27 !
13Or cette nouvelle traduction du psaume 17 (18) est précédée de quelques jours seulement d’une visite d’André Chouraqui où est évoquée la question de la traduction des psaumes – celle de Claudel, celle de Chouraqui – psautier à l’appui28. Ce psautier ne peut être qu’en hébreu puisqu’il appartient à Chouraqui, lui qui fascine Claudel en 1951 en lui chantant en hébreu les psaumes et un chapitre d’Isaïe29. Il est donc possible que l’apparition de blancs typographiques dans la traduction claudélienne du psaume 17 (18) soit à mettre au crédit de la disposition typographique particulière du psaume dans la Bible hébraïque : seul psaume concerné par ce dispositif, il est éminemment visible lorsqu’on feuillette le psautier, et aurait pu frapper l’imagination poétique de Claudel, qui retrouvait là l’un des procédés de sa propre prosodie. La coïncidence avec les procédés typographiques bibliques est en effet tardive, et si elle peut participer, dans la traduction du psaume 17 (18), à une entreprise d’hébraïsation de la traduction30, elle renvoie directement à la modernité poétique.
2. Modernité poétique : l’héritage mallarméen en question
14L’inscription de blancs typographiques sur la page, et qui plus est au sein des lignes, est rendue possible par le Coup de dés de Mallarmé. Ce rôle fondateur est souligné par Meschonnic dans Critique du rythme, et la critiquea redit à l’envi la parenté qui unit Claudel à Mallarmé31, mais également le « Psaume de l’étoile du matin » au Coup de dés32. Il importe tout autant d’en signifier les limites. Le Coup de dés inaugure certes un rapport inédit à l’espace qui légitime en quelque sorte la spatialisation de la parole à laquelle Claudel, Milosz et Meschonnic se livrent, mais pas plus que les poètes postérieurs – et l’on peut songer à Reverdy ou à la génération surréaliste – Mallarmé n’inclut le blanc au sein de la ligne. C’est donc moins sur l’utilisation de l’espace que sur deux autres points que les trois poètes semblent liés à Mallarmé et à la modernité qu’il inaugure : l’hermétisme et la remise en question de la poésie même.
15Puisque Mallarmé ne pratique pas le blanc intralinéaire, ce n’est pas chez lui qu’il faut chercher l’origine de la pratique claudélienne. S’il est impossible d’indiquer une source précise et indubitable au blanc intralinéaire de Claudel, on peut néanmoins témoigner d’un usage antérieur, dont Claudel a eu connaissance33. Dans la septième livraison de la Revue wagnérienne, Édouard Dujardin traduit la dernière scène du Crépuscule des dieux de Wagner: le chant de Brünnhilde, au lieu d’être disposé en vers brefs, prend l’apparence de paragraphes où chaque changement de vers est indiqué par un blanc typographique34. Cette même disposition apparaît dans la livraison suivante, dans une traduction d’un extrait de L’Or du Rhin par Édouard Dujardin et Houston Chamberlain35, alors qu’une autre traduction, au quatrième volume de la revue, séparait les vers non par des blancs typographiques mais par des tirets longs36. Ce second dispositif est plus courant : dans nombre de revues contemporaines, la traduction française de poèmes étrangers transforme les strophes en paragraphes et indique par un tiret long le passage d’un vers à un autre37. La présentation des traductions de Wagner par Dujardin ne serait ainsi qu’une variante d’un dispositif économique, parfaitement congruent avec la manie du tiret qui envahit alors la poésie symboliste38.
16Le blanc intralinéaire que Claudel utilise pour la première fois au tournant du siècle serait-il une simple conversion du tiret symboliste sur le modèle des traductions de Dujardin ? La chose est loin d’être une évidence. Si le blanc semble parfois ne faire que souligner les rimes internes dans La Cantate à trois voix39, ou dramatiser la diction du vers à la manière du tiret, il permet aussi de véritables ruptures ressenties comme excessivement brutales par le premier public. En témoigne la réaction de Gabriel Frizeau qui n’est pas loin de mettre les blancs sur le compte de l’incurie d’un imprimeur :
L’édition est de tous points très belle. [...] (Dites-moi seulement ce que signifient certains écarts entre des mots, dans un même vers parfois. Ainsi page 116 : « Le moyen pour qu’il soit — il le faut. » Est-ce volontaire ? ou léger lapsus ?)40
17L’exemple choisi par Frizeau n’est pas anodin, puisqu’il pointe la seule occurrence où le blanc s’accompagne d’une brusque rupture syntaxique et remet en question la possibilité du sens.
18Au delà de l’hermétisme, c’est l’existence du vers qui semble suspendue par le procédé. « Une idée isolée par du blanc41 », telle est la définition claudélienne du vers. Mais si le blanc s’invite au sein de la ligne, est-on bien sûr de ne conserver qu’un seul vers ? Le vers bref à l’extrême, l’enjambement brutal, Claudel les pratique depuis ses premiers drames : rien n’empêche donc en droit le remplacement du blanc intralinéaire par un saut de ligne. On aurait alors deux vers nettement définis, au lieu de ce trouble entre-deux dont Frizeau, pas plus que nous, ne sait que faire. Là réside précisément la puissance subversive du procédé, dans cette attaque apparemment portée à l’unité du souffle qui fonde le vers libre.
19Ces deux traits – suspension du sens, mise en péril du vers – caractérisent à plus forte raison le « Psaume de l’étoile du matin » et les traductions de la Bible de Meschonnic, où le blanc est bien plus présent. Le résultat premier, évident, du blanc est en effet la disjonction. Dans le « Psaume de l’étoile du matin », le blanc disjoint des segments phrastiques qui se présentent comme des morceaux d’un paragraphe de prose éclaté, et il est difficile de croire qu’il s’agisse effectivement de « vers » ainsi que l’annonce l’avertissement42. Le propos de Milosz est en effet de brouiller les repères du lecteur en délaissant le verset qu’il pratiqua souvent, mais également le paragraphe qui caractérise ses trois autres psaumes43. Se cache derrière cela une réflexion sur la nature du langage biblique : non pas versets, comme on le croit à tort, mais « phrases de prose numérotées simplement44 ». L’abandon du verset, puis du paragraphe, s’inscrit donc dans une réflexion sur la poétique de la Bible : il y a « vers », mais en « prose », et l’adoption du dispositif typographique de la Bible hébraïque permet la mise en œuvre de ce curieux entre-deux où finalement prime le rythme créé par l’alternance de texte et de blancs. L’entreprise de Meschonnic n’est pas différente : s’il adopte la forme du « verset » ajouré de blancs, c’est dans un mouvement de contestation des catégories occidentales plaquées sans discernement sur la Bible. Dans la Bible, affirme Meschonnic, il n’existe ni prose ni poésie : seul compte le rythme transmis par les accents de la Massore45. Le blanc fait donc émerger le rythme en réponse à l’opposition insuffisante de la prose à la poésie.
20Le blanc intralinéaire, par sa rareté, conserve un potentiel d’étrangeté très élevé. Sa présence dérange, paraît incompréhensible, presque contre-nature. D’autant qu’il assume très souvent une part de violente rupture dans le discours. C’est le cas chez Meschonnic, qui explique dans la préface des Cinq Rouleaux :
Qu’on ne s’étonne pas de voir séparés des groupes logiquement indissociables, le verbe et le complément […], le déterminant et le déterminé […] ou liés des éléments que l’émotion enchaîne [...]. Ce rythme met en valeur les mots importants, les parallélismes et les insistances. Mais il révèle aussi mieux le sens que la négligence coutumière des accents46.
21Le blanc va donc, comme chez Claudel, contre la syntaxe et déjoue les attentes du lecteur. C’est que le sens, pour Meschonnic, réside dans l’affectivité du rythme plus que dans la logique du discours : l’utilisation du blanc, dans l’apparent hermétisme des formulations, permet un sens plus riche, puisque ressortissant au rythme premier du langage. Dans le « Psaume de l’étoile du matin », la présence du blanc ne fait que souligner l’apparente absence du sens. Le texte, à première lecture et même pour des lecteurs assidus de Milosz, est proprement incompréhensible, et le blanc ne semble qu’ajouter une difficulté supplémentaire : seule ponctuation du poème (à l’exception de quelques majuscules que Milosz ajoute tardivement), il sépare des segments de phrase peuplés de noms propres inconnus aux consonances ésotériques47. Milosz regrettait beaucoup, raconte Jacques Buge, de ne pouvoir composer en hébreu, et c’est pourquoi il adopte la disposition typographique de la Bible hébraïque48. En vérité, c’est véritablement « de l’hébreu » qu’il écrit, au sens où l’on croit n’y rien comprendre, où le sens paraît volontairement crypté et feuilleté. À la manière de la Bible, le texte de Milosz fonctionne sur une superposition des réalités (l’Ibérie et la Judée, l’Ancien Testament et l’Apocalypse) permettant une lecture à plusieurs niveaux sur le modèle de l’interprétation allégorique de la Bible49. La présence de blancs, redoublant le titre, permettrait alors de signaler au lecteur l'importance de l'héritage biblique dans ce « psaume » et de lui désigner ainsi le modèle herméneutique requis.
22Blanc qui défait, qui disjoint, le blanc intralinéaire, en ce qu’il a maille à partir avec l’hermétisme et avec la contestation de l’existence d’une poésie réduite à la forme du vers, est éminemment moderne. Il participe à cet « espace du rythme50 » que crée Mallarmé sur la page et qui inspire la poésie française du XXe siècle. Quelle est cependant la nature de ce blanc ? Est-il ontologie négative, exténuation de la parole, « suicide » de la littérature ainsi que l’analysait Barthes à propos de Mallarmé51
3. Le blanc plein : l’accomplissement de la parole poétique
La feuille blanche
Ne réussit le chantQue par le silence
Qu’on lui impose52.
23Ces quelques vers de Guillevic disent bien la place que prend le blanc, et par conséquent le silence, dans la poésie du XXe siècle. Il s’agit non seulement d’affirmer que du silence naît le chant, mais plus encore que le blanc sur la page est la représentation de ce silence et en quelque sorte la garantie du chant poétique. « Peux-tu parler du chant/Toi qui mets le silence/Au-dessus de tout53? », dit encore Guillevic dans ce recueil, exprimant la tentation du silence qui caractérise une certaine poésie du blanc54.
24Le blanc intralinéaire chez Milosz, Claudel et Meschonnic ressortit à une logique tout autre. Il s’agit certes par le blanc d’évoquer la source de toute poésie55, de mimer – voire d’imposer – le rythme de la lecture56, mais placé à l’intérieur du vers (ou de la ligne) et non à ses marges, le blanc revêt des propriétés spécifiques :
La liberté d’une blancheur irrégulièrement répartie sous le regard se trouve en partie effacée, dans un jeu ambigu, au profit de la reprise imminente du dire. Le « blanc » se fait attendre, sépare pour rapprocher, altère pour amalgamer. La suspension du souffle est visiblement liée à la poursuite de la lecture. Il y a là, affichant son ambivalence, un dialogue du resserrement et de l’étalement. Ce n’est pas un paradoxe : pour l’œil, pour l’oreille, pour la cage thoracique même, le texte doit en effet acquérir d’autant plus de cohésion qu’il est davantage aéré, occupé par des intervalles, habité par du vide57.
25À la différence du blanc marginal, le blanc intralinéaire, inattendu, crée une suspension particulière de la lecture : la disjonction apparente est en réalité conjonction plus forte, puisque le retour à la ligne attendu n’a pas lieu et que l’unité de la ligne, chez Milosz et Meschonnic, du vers, chez Claudel, est malgré tout conservée. La mise en péril de l’unité existe bel est bien, mais celle-ci sort renforcée de l’épreuve – en témoigne la structure particulièrement compacte, en réalité, du « Psaume de l’étoile du matin ».
26Le blanc est ponctuation musicale du texte, comme le signale cette note de Milosz à son éditeur :
la largeur de chaque blanc pourrait être celle d’un vocable de longueur moyenne, mettons : « silence », /...../, car il faut que les vers soient séparés par un espace qui, du premier regard, ne laisse aucun doute au lecteur sur l’intention musicale de l’auteur. Le même intervalle pourrait précéder et suivre le mot Selah, lequel indique une « pause » plus accentuée58.
27Jamais Milosz ne perd de vue qu’il s’agit d’un psaume, c’est-à-dire d’un chant (l’un des manuscrits porte d’ailleurs le titre de « Schîr hadasch », cantique nouveau). Les quatre « Selah » du texte59 sont la traduction littérale de ces silences dont les blancs typographiques ne constitueraient, selon Milosz, qu’un autre mode d’inscription dans le texte. L’« intention » est « musicale », c’est-à-dire que le texte est à lire comme une partition où le blanc est sonore avant d’être visuel, où il traduit le rythme d’une oralité.
Les blancs ne marquent pas des pauses métronomiques. Ils équivalent autant à une relance du segment suivant. À un effet d’intonation. Ils participent d’un primat de l’oralité [...]. C’est un récitatif incorporé au récit60.
28L’analyse de Meschonnic à propos des blancs de ses traductions n’est pas différente. À l’instar de Jean Bellemin-Noël, il désigne les blancs comme « des relances, accolements et décollements du texte61 » : le blanc ne sépare que pour mieux relier, pour lier autrement, grâce au rythme qui transforme le sens.
29On est là aux antipodes d’une exténuation de la parole ou d’un blanc négatif qui opprimerait le dire. Bien au contraire, le blanc est ici incorporé à la parole, et loin d’être seulement sa condition de possibilité, il devient part de sa signification même par le rythme qu’il impose à la lecture ou à la diction.
30À Milosz, à Meschonnic – tacitement –, et tardivement à Claudel, la Bible hébraïque offre donc un modèle typographique inédit qui permet de conjoindre les expérimentations mallarméennes sur la spatialité du poème, l’attrait d’une époque pour le silence et l’hermétisme, et la célébration de la parole. C’est en effet la puissance du chant qui domine, dans ces textes qui ressortissent le plus souvent au genre du psaume, de l’ode ou du cantique62. Le blanc et le silence, loin de représenter une menace pour la parole, ne font que l’appuyer, en lui fournissant un rythme qui autorise son véritable déploiement dans le chant.
Notes de bas de page numériques
1 Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982, p. 304.
2 Henri Meschonnic, « Pour une poétique de la traduction », Les Cinq Rouleaux, Paris, Gallimard, 1970, p. 17 : « Chaque hémistiche comporte au moins une pause importante, marquée par un blanc dans la ligne, procédé utilisé par Claudel. » Les Cinq Rouleaux est le premier ensemble de traductions de la Bible publié par Meschonnic. On peut également citer Jona et le signifiant errant, Paris, Gallimard, 1981, puis chez Desclée de Brouwer Gloires, Au Commencement, Les Noms, Et il a appelé, et Dans le Désert, respectivement en 2001, 2002, 2003, 2005 et 2008. Toutes ces traductions utilisent le même dispositif de blancs intralinéaires de longueur variable exposé dans la préface aux Cinq Rouleaux.
3 Paul Claudel, Cent phrases pour éventails, [Tokyo, Éditions Koshiba, 1927], in Œuvre poétique, Paris, Gallimard, 1967, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 699-744. Henri Meschonnic, Critique du rythme, Paris, Verdier, 1982, p. 312 : « le blanc à l’intérieur de la ligne, entre des mots ou dans les mots, blanc des Cent phrases pour éventails, en 1926. Ce blanc ne se rencontre pas, sauf erreur, dans les versets de Claudel, mais dans les vers courts. »
4 Paul Claudel, Cinq grandes odes, [Paris, L’Occident, 1910], in Œuvre poétique, Paris, Gallimard, 1967, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 221-292.
5 Paul Claudel, La Cantate à trois voix [titre originel : Cette heure qui est entre le printemps et l’été, Paris, NRF, 1913], in Œuvre poétique, Paris, Gallimard, 1967, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 329-372.
6 O. V. de L. Milosz, « Psaume de l’étoile du matin », [Dix-sept poëmes, Tunis, éditions de Mirages, 1937, « Les Cahiers de Barbarie », n° 18], Œuvres complètes, vol. 2, éd. Jacques Buge, Paris, André Silvaire, 1960, p. 190-192.
7 Jean Bellemin-Noël, « Milosz aux limites du poème », Poétique, n° 2, 1970, p. 202-223, p. 205 : « Il est remarquable que, récemment, Henri Meschonnic ait eu l’idée de présenter ainsi, avec des “blancs” et des chevauchements de lignes, une traduction nouvelle de Ruth, de l’Ecclésiaste et du Cantique des cantiques […] ; présentation qui donne à ces textes une fascination inégalée. »
8 O. V. de L. Milosz, Dix-sept poëmes, Tunis, édition de Mirages, 1937, p. 7. Mizmor, comme schîr ou shir signifie « chant ». Ce mot se trouve en tête d’un grand nombre de psaumes.
9 O. V. de L. Milosz, Œuvres complètes, vol. 2, éd. Jacques Buge, Paris, André Silvaire, 1960, p. 244. L’ensemble des lettres à Armand Guibert a été publié dans Dix-sept lettres de Milosz, Paris, GLM, 1958 (la lettre citée est la cinquième du recueil, datée du 30 décembre 1936). « Schîr » peut être traduit par « cantique » et sert à désigner, comme on va le voir, les textes poétiques de la Bible présentant une disposition typographique particulière.
10 Dix-sept lettres de Milosz, Paris, GLM, 1958, lettre 5.
11 Toutes ces indications sont en revanche présentes dans le texte massorétique, mis par écrit aux alentours du IXe siècle.
12 Selon que le blanc est au milieu d’une ligne ou qu’il est au contraire ouvert sur la marge. La portion de texte entre deux blancs est nommée parasha. Voir Michèle Dukan, La Bible hébraïque, Turnhout, Brepols, 2006, p. 30 ; et également Marc-Alain Ouaknin, « Introduction à la littérature biblique », in La Bible, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. XXVI.
13 Il faut y adjoindre la liste des fils d’Aman (Esther 9, 7-9) et celle des fils de Canaan (Jos 12, 9-24), que je mets à part car il ne s’agit alors pas de « cantiques ».
14 Voir Dominique Barthélémy (dir.), Critique textuelle de l’Ancien Testament, vol. 3, Fribourg et Göttingen, Éditions universitaires, Vandenhoeck & Ruprecht, 1992, p. LIX-LX.
15 Si les « vers » (c’est le terme qu’emploie Milosz) sont presque toujours identiques d’un manuscrit à l’autre, en revanche leur disposition sur la page, et par conséquent la place des blancs, change, sans que cela semble poser problème. Cf. le manuscrit du 29 décembre 1936 (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, 9-556-19 1/8), le fac-similé du manuscrit envoyé à Nicolas Beauduin publié dans Textes inédits de O. V. de L. Milosz suivis de lettres inédites, Paris, André Silvaire, 1959, p. 14-17, et l’état publié par Armand Guibert (pour ce dernier état, manuscrits et épreuves ont été détruits).
16 Bible hébraïque, publiée par Meir Letteris, Berlin, British and Foreign Bible Society, 1931 (Bibliothèque littéraire J. Doucet, 8-557-2). Voir Stanley M. Guise, « La sensibilité ésotérique de Milosz » (extraits d’une thèse inédite soutenue en 1964), Cahiers de l’association les Amis de Milosz, 39, 2000, p. 11-58, p. 35.
17 Lettre de Milosz à Nicolas Beauduin du 8 septembre 1937, publiée dans Textes inédits de O. V. de L. Milosz suivis de lettres inédites, Paris, André Silvaire, 1959, p. 53. L’analyse de Jean Bellemin-Noël, qui ignore cette particularité typographique de la Bible hébraïque, est donc totalement erronée : « L’on se demandera, dans ces conditions, si la culture hébraïque de Milosz n’a pas joué à travers son écriture, si ce texte, qu’il l’ait ou non voulu, n’est pas prosodiquement un psaume. Là encore il ne peut être fait qu’une réponse d’ambiguïté. Le texte se présente un peu avec les allures du texte hébreu de la Torah, en admettant que les “blancs” entre segments de phrase rendent pour l’œil – et pour l’oreille – les signes musicaux spécifiques que les éditions modernes inscrivent autour des lettres successives. Cette suggestion ne résiste guère à l’analyse. On sait (Milosz savait) que la poésie biblique repose essentiellement sur un découpage rythmique, sur une répartition de groupe accentués – groupes et non mots, accents et non syllabes – de part et d’autre d’un certain nombre de pauses hiérarchiques qui sont rendues dans le chant, puisqu’il s’agit de psalmodie, par des effets mélodiques spéciaux. Or il n’y a rien de tel ici. Bien plus, la coupure la plus importante, celle qui permet la reprise du souffle, et donc autorise la suspension du souffle au cours du phrasé, celle qui partage pour l’œil comme pour le poumon le mouvement même du texte en marquant les syntagmes prosodiques de base, celle des “versets”, celle-là est également absente ; phénomène d’autant plus singulier que Milosz a l’habitude d’écrire en “versets”. Ici, pas de “versets” ; un flux ininterrompu, c’est-à-dire pour le psalmiste quelque chose d’impossible à chanter. En outre, toutes les pauses ou tous les blancs ont la même valeur, ce qui signifie qu’ils interrompent le débit de manière égale, qu’ils ne répartissent pas en systèmes, en balancements (symétriques ou non) les segments qu’ils produisent. » (Jean Bellemin-Noël, « Milosz aux limites du poème », Poétique, 2, 1970, p. 205). Contrairement à ce qu’affirme J. Bellemin-Noël, la caractérisation de la poésie hébraïque n’est pas chose facile. Certains, dont Meschonnic, vont jusqu’à nier son existence. La caractérisation formelle choisie par Milosz paraît un des critères externes les plus valables. Par ailleurs, Milosz travaille sur un texte consonantique, sans les accents du texte massorétique (il précise en effet dans une lettre à Armand Guibert que son psaume, tout comme le texte hébreu, est écrit « sans majuscule et sans ponctuation », Dix-sept lettres de Milosz, Paris, GLM, 1958, lettre 5).
18 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 429.
19 Henri Meschonnic, Critique du rythme, Paris, Verdier, 1982, p. 303.
20 Voir par exemple Henri Meschonnic, Critique du rythme, Paris, Verdier, 1982, p. 471.
21 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 153. On en peut que s'interroger sur les raisons de ce silence. Reconnaître une disposition typographique particulière aux cantiques aurait pu affaiblir sa contestation de toute distinction entre « prose » et « poésie » au sein de la Bible.
22 Après avoir envisagé un système fondé sur la ponctuation française, Meschonnic met en place son système de blancs, qui « prêt[e] moins à contresens étant plus radicalement différent de notre ponctuation et plus simple, et tenant compte des possibilités du langage poétique moderne » (Les Cinq Rouleaux, Paris, Gallimard, 1970, p. 16).
23 Henri Meschonnic, Critique du rythme, Paris, Verdier, 1982, p. 312.
24 L’un se trouve dans « La Muse qui est la Grâce » : « Quand je comprendrais tous les êtres,/Aucun d’eux n’est une fin en soi, ni/Le moyen pour qu’il soit [blanc] il le faut. » (Paul Claudel, Œuvre poétique, Paris, Gallimard, 1967, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 274). L’autre dans « La Maison fermée » : « Lorsque le clocher de cent pieds comme un mât de navire se dressait [blanc] dans le soleil plus clair que le vin » (ibid, p. 290).
25 Cette différence est indiquée par Michel Plourde, Paul Claudel. Une musique du silence, Presses de l’Université de Montréal, 1970, p. 75, n. 58. Les deux premières éditions comportent en effet deux blancs supplémentaires dans le « Magnificat » (« Car qu’est aucune prise et jouissance et propriété et aménagement/Auprès de l’intelligence du poète qui fait [blanc] de plusieurs choses ensemble une seule avec lui », « Parce que vous avez dispersé les orgueilleux et ils ne peuvent être ensemble,/Ni comprendre, mais seulement détruire et dissiper, [blanc] et mettre les choses ensemble. », p. 90 de l’édition de 1910 dans la Bibliothèque de l’Occident) et deux autres dans « La Maison fermée » (« Porte-parole, où portes-tu [blanc] cette parole que nous t’avons confiée ? », « L’eau ne lave plus seulement le corps mais l’âme, mon pain pour moi [blanc] devient la substance même de Dieu. », p. 123 et 144 de l’édition de 1910). Les manuscrits n’indiquent quant à eux aucun blanc.
26 Paul Claudel, Psaumes, [Desclée De Brouwer, 1966], Paris, Téqui, 1990, p. 56-59.
27 Paul Claudel, « Chant de triomphe de David », The Times Literary Supplement, 20 mars 1953. Les manuscrits et le texte publié ne placent pas tous les blancs de manière identique. On en compte néanmoins jusqu’à huit dans l’ensemble du psaume.
28 Le journal de Claudel rapporte en effet à la date du 16 février 1953 : « Visite d’André Chouraqui […]. Il me montre un petit psautier qu’il porte toujours sur lui. Il en a fait une traduction pour laquelle il me demande une préface. […] Nous nous entendons très bien et je lui donne mon Paul Claudel répond les Psaumes. » (Paul Claudel, Journal, 2, Paris, Gallimard, 1969, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 829). L’un des manuscrits du « Chant de triomphe de David » porte la date du 22 février 1953.
29 Paul Claudel, Journal, 2, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 770. Voir également mon article « Traduire les Psaumes : Claudel et Chouraqui », Bulletin de la société Paul Claudel, 197, mars 2010, p. 26-39 (Rééd. http://www.paul-claudel.net/bulletin/bulletin-de-la-societe-paul-claudel-n%C2%B0197#art1 ).
30 Voir mon article, « Traduire les Psaumes : Claudel et Chouraqui », Bulletin de la société Paul Claudel, 197, mars 2010, p. 26-39. (Rééd. http://www.paul-claudel.net/bulletin/bulletin-de-la-societe-paul-claudel-n%C2%B0197#art1 ).
31 Claudel, on le sait, fut un adepte des mardis de la rue de Rome.
32 Voir par exemple Armand Godoy, Milosz. Le poète de l’amour, Paris, André Silvaire, 1960, p. 209.
33 Sur la lecture par Claudel de la Revue wagnérienne, voir André Espiau de La Maëstre, « L’initiation de Paul Claudel à la pensée de Schopenhauer et de Nietzsche. Le Beethoven de Richard Wagner (1870) et la Revue wagnérienne (Paris 1885/1888) », Les Études classiques, n° 69, 2001, p. 269-304.
34 « Brünnhilde, scène finale de l’Anneau de Nibelung (traduite par Édouard Dujardin) », Revue wagnérienne, VII, 8 août 1885, p. 215-219. Un exemple, p. 216 : « J’ai ouï des enfants [blanc] geindre après la mère, [blanc] lorsqu’ils dissipaient le doux lait : [blanc] mais point ne m’a retenti [blanc] une digne plainte, [blanc] convenante au plus auguste héros. » Cette particularité typographique m’a été indiquée par Dominique Millet-Gérard, et c’est à partir de cette suggestion que j’ai orienté mes recherches. Dujardin, à ma connaissance, ne commente jamais ce dispositif, pas plus que les historiens de la Revue wagnérienne (et notamment Isabelle de Wyzéwa).
35 « L’Or du Rhein. Traduction française littérale de la première scène », Revue wagnérienne, VIII-IX, 8 octobre 1885, p. 257-268. Cette traduction est précédée d’une note de Dujardin qui justifie l’étrangeté de sa traduction par le désir de rendre la substance même de la langue de Wagner. Il y est question de la « métrique » wagnérienne, mais rien n’est dit de la disposition des vers dans la traduction française.
36 « L’évocation d’Erda », Revue wagnérienne, IV, 8 mai 1885, p. 116-119. Traduction d’Édouard Dujardin.
37 Voir par exemple le cas emblématique des poèmes de l’Arménien Archag Tchobanian publiés dans le Mercure de France en juin 1895 (p. 304-309) : le texte en langue originale, disposé en strophes, est suivi d’une traduction française en paragraphes. Voir également, dans La Revue blanche, les traductions de poèmes d’Ibsen, dans un numéro où sont publiés les « Paysages de Chine » de Claudel (La Revue blanche, XIII, juillet-septembre 1897, p. 148-149).
38 Le mal vient de plus loin puisque Larousse, dans son Dictionnaire universel (t. XV, 1876), signale déjà, à l'article « Tiret » le « véritable abus » que voient les lettres françaises dans l'emploi du tiret « depuis trente ou quarante ans ». Voir Michel Murat, L’art de Rimbaud, José Corti, 2000, p. 343-356, « Poétique du tiret ».
39 « Ciel tout pur [blanc] sans nulle souillure [blanc] Azur que la large lune emplit ! », Paul Claudel, La Cantate à trois voix, [NRF, 1913], in Œuvre poétique, Paris, Gallimard, 1967, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 329.
40 Lettre à Claudel du 12 septembre 1910, Paul Claudel, Francis Jammes et Gabriel Frizeau, Correspondance 1897-1938, éd. André Blanchet, Paris, Gallimard, 1952, p. 187. La pagination renvoie à l’édition dans la Bibliothèque de l’Occident. Le remplacement du blanc par un tiret long reflète parfaitement les habitudes poétiques contemporaines.
41 Paul Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », [1925], in Œuvres en prose, Paris, Gallimard, 1965, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 3.
42 Un manuscrit, celui du 27 décembre 1936 (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, 8-556-19 3/8), est disposé en vers traditionnels : le blanc est remplacé par un saut de ligne ordinaire. C’est cependant le seul état où apparaisse cette disposition : les ébauches antérieures intègrent déjà les blancs.
43 O. V. de L. Milosz, « Psaume de la maturation », « Psaume du roi de beauté » et « Psaume de la réintégration », in Œuvres complètes, vol. 2, éd. Jacques Buge, Paris, André Silvaire, 1960, p. 177-185. Ces textes sont composés entre 1922 et 1925.
44 Lettre du 19 juin 1935 à Armand Godoy, citée dans son livre Milosz. Le poète de l’amour, Paris, André Silvaire, 1960, p. 210.
45 Henri Meschonnic, Critique du rythme, Paris, Verdier, 1982, chap. IX. Cette idée traverse toute l’œuvre critique de Meschonnic.
46 Henri Meschonnic, « Pour une poétique de la traduction », Les Cinq Rouleaux, Paris, Gallimard, 1970, p. 17.
47 L’interprétation de ce texte reste ouverte. L’élucidation des noms propres est assez facile à qui connaît l’univers de Milosz. Reste un important intertexte biblique, et plus spécifiquement catholique, que méconnaît Jean Bellemin-Noël (« Milosz aux limites du poème », Poétique, n° 2, 1970) et que Jacques Buge (Milosz en quête du divin, Paris, Nizet, 1963, p. 237-240) n’exploite pas suffisamment.
48 Jacques Buge, Milosz en quête du divin, Paris, Nizet, 1963, p. 238. J. Buge cite une lettre de 1935 à Lysandro Z. D. Galtier.
49 Ainsi Artizarra (« étoile spirituelle du Paradis ») est l’équivalent ibérique de Aïéleth-haschahar chez les juifs, qui est elle-même figure de l’étoile du matin, stella mattutina, c’est-à-dire la Vierge Marie. Voir la lettre du 9 décembre 1936 à A. Guibert, Dix-sept lettres de Milosz, GLM, 1958. Ce n’est pas le lieu de proposer une exégèse complète du poème. Il faudrait cependant réfléchir sur la possibilité que le « je » qui s’exprime ne soit pas Milosz, contrairement à ce qu’en disent les commentateurs, mais l’Agneau (« Schouriène-Ieschouroun »), c’est-à-dire le Christ de l’Apocalypse, à la fois agneau et berger, qui ouvre le livre en brisant les sceaux.
50 L’expression est de Meschonnic.
51 Roland Barthes, « L’écriture et le silence », Le Degré zéro de l’écriture, Le Seuil, [1953] 1972, p. 59, « Points ».
52 Guillevic, Le Chant, Paris, Gallimard, 1990, p. 166 (dernier poème du recueil).
53 Guillevic, Le Chant, Paris, Gallimard, 1990, p. 163.
54 Le blanc occupe ainsi une place prépondérante dans la poésie de Du Bouchet, qui utilise le blanc intralinéaire, notamment dans le recueil Où le soleil (Paris, Mercure de France, 1968). La pratique et la signification de ce blanc sont toutefois différentes.
55 Idée chère à Claudel.
56 Comme c’est par exemple le cas chez Reverdy. Voir Anne-Marie Christin, Poétique du blanc. Vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Paris, Vrin, 2009, p. 164, et également Michel Murat, Le Vers libre, Paris, Champion, 2008, p. 199-210.
57 Jean Bellemin-Noël, « Milosz aux limites du poème », Poétique, n° 2, 1970, p. 206.
58 Lettre du 12 janvier 1937, Dix-sept lettres de Milosz, Paris, GLM, 1958. Lettre n° 6.
59 Le mot est présent dans les psaumes. Sa signification n’est pas absolument claire. Milosz, tout comme Claudel, lui donne le sens couramment admis, c’est-à-dire « pause ».
60 Henri Meschonnic, Jona et le signifiant errant, Paris, Gallimard, 1981, p. 56.
61 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 429.
62 Les trois termes, pour Claudel, sont plus ou moins synonymes. Voir Dominique Millet-Gérard, « Ode, cantique : modèle biblique et jaillissement poétique », in L’Ode, en cas de toute liberté poétique, éd. D. Alexandre, G. Cammagre, M-C. Huet-Brichard, Bern, Berlin, Bruxelles, Peter Lang, 2007, p. 225-244.
Pour citer cet article
Marie-Ève Benoteau-Alexandre, « Typographie biblique et modernité poétique : réflexions sur le blanc intralinéaire dans la poésie de Milosz, Claudel et Meschonnic », paru dans Loxias, Loxias 33, mis en ligne le 06 juin 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6675.
Auteurs
Marie-Ève Benoteau-Alexandre a soutenu en 2010 une thèse intitulée Figures des psaumes : genèse, poétique et herméneutique des traductions claudéliennes des psaumes, dirigée par Dominique Millet-Gérard (université Paris-Sorbonne).