Loxias | Loxias 33 « Qu’il parle maintenant ou se taise à jamais… »: Les effets du silence dans le processus de la création (2) | I. Mise en art du silence 

Marc Courtieu  : 

« J’écrivais des silences » (Rimbaud). Mais comment dire ceux des choses et du monde ?

Résumé

L’article est fondé sur la quête par les écrivains d’une parole que le monde nous adresserait. Si certains n’ont rencontré qu’un mutisme obstiné, un silence infranchissable, d’autres ont cru percevoir une réponse à leur appel angoissé. Des choses sourdrait un murmure qui nous interpellerait. Cependant la question reste ouverte : quelle est la part de réalité d’un tel répons ? Se pourrait-il qu’il ne fût que l’écho de notre inquiétude, que le retour de notre propre voix, renvoyée par le mur du silence du monde ? C’est à travers le dialogue entre tous les écrivains sollicités, de Gracq et Robbe-Grillet à Nietzsche et Villiers de l’Isle-Adam, de Glissant et Bergounioux à Bouvier et Nabokov, d’Hoffmannsthal et Althusser à Régy et Novarina, à d’autres encore, qu’une voix, issue des choses, finit peut-être par se faire entendre.

Index

Mots-clés : écho , mutisme, silence, voix

Texte intégral

Disant le monde, nommant ce qui le peuple, bêtes et choses, l’homme a cru l’apprivoiser. Par le bruit du langage qu’il posait sur lui, par l’entremise des dieux qu’il s’inventait, il a espéré, sinon le dominer, du moins l’amadouer : « Investissant imaginairement les espaces lointains, donnant au ciel le nom de ses bêtes, la baleine, le lynx, le cygne, de ses monstres, le scorpion, le centaure, le Phénix, l’homme mettait en ordre ses peurs1 ». On sait bien que ce monde, fût-il infini, n’a pas toujours suscité de telles craintes : Démocrite, Epicure ou Lucrèce le montrent à l’envi. Toutefois, à s’en tenir à des époques plus récentes, comme on va le faire, il faut bien se rendre à l’évidence : lorsqu’avec les découvertes de la Renaissance ce monde clos est (re)devenu univers infini, de ces espaces nouveaux est né un effroi qui, depuis Pascal, perdure. Voyez Clarice Lispector, au XXe siècle : « L’illogicité de la nature. Quel silence. "Dieu" est d’un si énorme silence qu’il me terrorise2 ». Spinoziste, dira-t-on, la poétesse et romancière brésilienne, qui confond dans une même crainte le silence de la nature et le mutisme de Dieu ? Peut-être. Cela n’oblitère en rien ce qui demeure la question essentielle : de ce gigantesque mutisme, ou de la peur elle-même qui s’inventerait alors l’hypothèse d’un tel silence, lequel est premier ? « La peur fait le silence3 », c’est en tout cas l’opinion, ‘pataphysique, du docteur Faustroll.

Et c’est ainsi, balançant entre la hardiesse du défi qu’il lance aux dieux qui l’ignorent, et la terreur suscitée par cette ignorance des choses, que se tient, en équilibre précaire, l’homme.

L’hostilité des choses

Le silence régnait parmi les pierres et les arbres, le silence était aussi dans le ciel, sans pitié dans sa majesté, le ciel moqueur dans sa beauté, cruel, railleur et froid comme un royaume de glace4

Indifférence ? Certains y voient hostilité. Le monde, dit Alain Robbe-Grillet, « refuse de se plier à nos habitudes d’appréhension et à notre ordre5 ». Mais ce refus, n’est-ce pas déjà un sentiment, une démarche ? Voter « Non », ce n’est pas s’abstenir. Et si, ô Nature, on interprétait ton silence comme la manifestation de la « méchanceté qui te lie la langue », demande Nietzsche6 ? Ton mutisme alors exprimerait le mépris que tu voues à ta misérable créature – celui aussi que Sartre ressent profondément, selon Julien Gracq : le monde de l’auteur de L’être et le néant est celui « des issues fermées. La nature n’est qu’une masse obscène avec laquelle aucun dialogue n’est possible – le soleil y est "sinistre", le printemps une fermentation malsaine, la mer une étendue froide et noire… L’obsession de la réclusion symbolise l’irréparable séparation de l’homme et du monde7 ». Veut-on un exemple littéraire de cette séparation ? On peut le trouver dans les personnages des romans de Pierre Bergounioux, si sartriens de ce point de vue, eux qui perçoivent « nettement l’écho abyssal du silence, […] le cerne qu’il forme autour des voix, des gestes ». Comme il y a le mur du son, il y en a un de ce « silence qu’on perçoit partout et jusqu’à travers les murs épais des maisons ».Alors que sur ces hauts plateaux battus des vents du pays limousin, théâtre des récits de Bergounioux, on se prend à rêver d’un présent bavard, les choses vous enferment dans un passé taciturne, qui vous écrase de sa chape de plomb. On abdique alors, proprement réduit au silence. Echapper à cet étouffement, à ce mutisme passéiste, rêver d’un passé bavard, d’un présent parlant : « Ce qui serait bien, c’est que nos jours, d’eux-mêmes, se rangent derrière nous, s’assagissent, s’estompent ainsi qu’un paysage traversé. On serait à l’heure toujours neuve qu’il est. On vivrait indéfiniment » ? Cela ne fonctionne pas, « ce n’est pas pour ça que nous sommes faits » : « l’avancée se complique des heures, des jours en nombre croissant qui nous restent présents, pesants, mémorables, à proportion de ce qu’ils nous ont enlevé. Ils doivent finir, j’imagine, par nous accaparer. Quand cela se produit, qu’on est devenu tout entier du passé, notre terme est venu8 ». Et c’est ainsi que la vie s’achève, jamais vraiment commencée, dans le silence et du silence de ces contrées limousines, désolées.

D’autres éprouvent cette hostilité du monde de façon peut-être un peu moins systématique mais non moins douloureuse – dans certaines circonstances, en certains lieux qui « se refusent à l’homme », selon l’expression de Claude Lévi-Strauss9. Il est ainsi des « paysages qui vous en veulent et qu’il faut quitter immédiatement sous peine de conséquences incalculables ». C’est Nicolas Bouvier qui parle – et il s’y connaît, l’écrivain voyageur suisse, question paysages. Il se trouve alors près d’Ispahan, et « tout n’était plus qu’effondrement, refus, absence. À un tournant de la berge, le malaise est devenu si fort qu’il a fallu faire demi-tour10 ». Il arrive ainsi au génie du lieu d’être maléfique, de faire de ce malaise un dépaysement. De même, lorsque Bouvier achève son périple, après deux ans de voyage, Ceylan lui apparaît « comme un doigt posé sur une bouche invisible ». L’expression revient à plusieurs reprises, pour dire l’opacité de ces lieux, leur refus de se laisser pénétrer, leur silence obstiné : « Pas de quoi faire un paysage : cette étendue de miroirs éclatés, silencieux, ternis [il s’agit de vieux bassins d’irrigation], suggère plutôt le trou de mémoire ou le doigt posé sur une bouche invisible11 ». Bouvier en tire une véritable philosophie du paysage, de ces paysages qui marquent la condamnation sans appel de l’intrus qui les traverse, s’y aventure : » Dans la géographie comme dans la vie il peut arriver au rôdeur imprudent de tomber dans une zone de silence, dans un de ces calmes plats où les voiles qui pendent condamnent un équipage entier à la démence ou au scorbut12 ». Pour sûr, l’homme n’est pas le bienvenu dans ces paysages, Thomas Bernhard le dit aussi, à sa manière, plus directe et désabusée : « J’étais tombé dans un paysage qui ne me convient pas, où je ne peux jamais me trouver chez moi, s’il est permis d’employer une expression comme chez moi13 ».

Et si cette dimension, vécue comme spatiale, de l’hostilité du monde n’était pas plutôt temporelle? Ces paysages, murés dans leur silence, nous rejettent : mais ne serait-ce pas que nous y entrons intempestivement ? N’y serions-nous pas inactuels, ne nous y trouvant pas au bon moment, pour eux, pour nous ? Lorsqu’un EdouardGlissant décrit les déserts comme « des créations du silence, qui tendent à éteindre dans le plat des sables et le transport mystique ce qui fut d’abord une aspiration inquiète à s’élever », ou la montagne, à l’inverse, comme « le lieu d’un ressouvenir de parole14 », ne met-il pas là en avant cette caractéristique temporelle de la rencontre de l’homme et du monde ? Glissant voit les paysages comme « catégorie de l’étant15 ». On peut alors se demander si la sourde hostilité que perçoivent Bouvier et Bernhard en certains lieux n’aurait pas pour origine un conflit d’« étants » entre un paysage et celui qui le traverse au mauvais moment, quand il ne faut pas.

Finalement, est-ce hautain mépris de la part du monde, ou lutte d’égal à égal ? Si la deuxième hypothèse est la bonne, alors il peut être légitime d’adopter une posture prométhéenne. C’est celle de Thomas Edison, tel que Villiers de l’Isle-Adam le réinvente. Au lamento nietzschéen, qui de la nature constate la duplicité, le dédain à l’égard de sa créature humaine16, le héros de L’Eve future fait d’abord écho : « La Vie semble le prendre de si haut avec nous et ne daigne nous répondre que par un profond et problématique silence ». S’élevant alors contre cet état des choses, le nouveau Prométhée entreprend non seulement, comme l’Edison historique, de « clicher une simple épreuve phonographique » de la voix humaine, mais aussi de se saisir des principes de la Vie elle-même : de ce silence, « nous allons bien voir si nous ne pouvons pas l’en faire sortir17 ». Et c’est ainsi, par un sublime paradoxe, qu’il va créer son « Eve », androïde artificiel destiné à servir de porte-parole à la Nature, la vainquant au cœur de son silence même. Et même si la fin du roman relativise cette victoire, l’homme-Prométhée de Villiers ne dévoile-t-il pas ainsi une certaine impuissance de la Nature, ne repère-t-il pas une faille dans son silence obstiné ? C’est alors au tour de l’homme de s’apitoyer : « J’ai pitié de toi, nature, parce que tu dois te taire, même si ce n’est que ta méchanceté qui te lie la langue18 ».

Pour finir, nous sont-elles à ce point hostiles, les choses ? Et le ravissement qui peut saisir l’homme devant la beauté du monde ne pourrait-il répondre à une certaine forme d’appel de la part de celui-ci ?

Les choses n’ont rien à nous dire

Ne serait-il que dédaigneux alors, cet appel ? C’est que il faut bien le dire, pour les dieux l’homme est quantité négligeable : qui songerait à parler à un ver de terre, à une fourmi – un microbe ? Mais lorsqu’elles sont à notre échelle, les choses n’ont-elles vraiment rien à faire de nous ? Si elles « n’ont jamais eu besoin de faire notre connaissance pour vivre19 », restent-elles pour autant obstinément silencieuses ? C’est l’interrogation qui hante bon nombre d’écrivains.

Désenchantement

Certains en font la racine de leur désenchantement. De ce « bloc de silence qui ne se laisse pas pénétrer, qui ne laisse rien pénétrer20 », ils tirent un pessimisme radical. Qu’y a-t-il par exemple au bout de la nuit de Céline ? Rien d’autre que ce mutisme : « je retrouvai la terre peu d’instants plus tard et la nuit, plus épaisse encore sous les arbres, et puis derrière la nuit toutes les complicités du silence21 ». L’auteur du Voyage aurait sans doute contresigné cette sentence, définitive, de Bernhard : « Le paysage et les gens et la nature entière vous sont totalement étrangers22 ».

Dans une éblouissante variation sur l’épisode homérique, Kafka imagine que « les Sirènes possèdent une arme plus terrible encore que leur chant, et c’est leur silence. Il est peut-être concevable, quoique cela ne soit pas arrivé, que quelqu’un ait pu échapper à leur chant, mais sûrement pas à leur silence23 ». Il n’est pas question de faire ici l’exégèse de la nouvelle de Kafka, qui voit finalement le rusé Ulysse déjouer l’ultime piège des sirènes. On se demandera plutôt si, pour qu’un écrivain ait l’idée d’ainsi inverser le mythe, il ne fallait pas qu’il vive à l’ère du désenchantement qui est encore la nôtre. Pour qu’elles puissent envisager la possibilité même de leur silence, ne fallait-il pas que les Sirènes fussent nos contemporaines ? Il faut se rendre à l’évidence : le temps où les dieux entraient en communication avec les hommes, où un échange était possible, s’est achevé. Et c’est pourquoi, aussi, « Ulysse, si l’on peut s’exprimer ainsi, n’entendit pas leur silence » : L’Ulysse moderne est devenu sourd à tout appel des dieux, cet appel fût-il muet. Prêtant leur voix au monde, lui insufflant de l’esprit, ils se sont retirés, ont quitté le notre, de monde, et se sont tus. Depuis quand ? C’est l’interrogation de Ionesco : « À partir de quel moment il y a eu la rupture tragique, à partir de quel moment avons-nous été abandonnés à nous-mêmes, c’est-à-dire : à partir de quel moment les dieux n’ont-ils plus voulu de nous comme spectateurs, comme participants ? Nous avons été abandonnés à nous-mêmes, à notre solitude, à notre peur, et le problème est né. Qu’est-ce que le monde ? Qui sommes-nous ?24 ». Ainsi, la quête métaphysique serait née de ce retrait des dieux qui a laissé l’homme orphelin, définitivement inconsolable, définitivement en quête.

Comment émerger de ce sentiment d’abandon ? En se disant que cela n’a pas d’importance : c’est la position, à nouveau, de Robbe-Grillet, à travers la critique qu’il fait de la métaphore, qui ne serait qu’un leurre, un voile dont on recouvrirait notre vision du monde pour donner à celui-ci un visage qui nous ressemble. Parler de temps capricieux, de soleil impitoyable, de montagne majestueuse, c’est « établir un rapport constant entre l’univers et l’être qui l’habite25 ». De telles « analogies anthropomorphiques » cherchent à établir « une communication souterraine, un mouvement de sympathie (ou d’antipathie) qui [sont leur] véritable raison d’être ». Mais, Robbe-Grillet l’affirme, si l’homme s’adresse au monde, cherche à le nommer, il ne reçoit pas de réponse. Faut-il s’en désespérer ? Non : cette absence de réponse, « l’homme d’aujourd’hui (ou de demain…) ne l’éprouve plus comme un manque, ni comme un déchirement. Devant un tel vide, il ne ressent désormais nul vertige ». De part et d’autre, il n’y a plus ni demande, ni réponse : « Le monde n’est ni signifiant ni absurde. IL EST, tout simplement ». Selon Gracq, Robbe-Grillet « tente de passer dans l’autre camp. Du côté du monde lui-même, sans plus lui présenter nos éternelles exigences de correspondance et de signification26 ». « Le caractère du monde le plus frappant » alors est « d’être inapprivoisable à l’homme », il est « opacité indérangeable, impénétrable27 ». À jamais muet, il a pour unique caractère d’être, sans détermination ni accident : « Le monde muet est notre seule patrie28 », c’est Francis Ponge qui le dit.

Cette opacité des choses peut bien glisser vers la transparence, comme chez Nabokov, cela ne rend pas le monde moins insaisissable. Les choses sont opaques ? C’est parler de leur impénétrable silence, de leur mutique épaisseur. Elles sont transparentes ? Elles nous prennent alors au piège de leur surface qui n’a pas de fond, qui là non plus n’a rien à dire : au personnage de Nabokov qui, du « mince vernis de réalité immédiate [qui] recouvre la matière, […] brise la tension superficielle », il arrive la mésaventure de « cesser de marcher sur les eaux pour descendre debout parmi les poissons ébahis29 », d’entrer dans le monde sous-marin du silence.

La transparence ne serait qu’une autre forme d’opacité. Dans cette sorte de journal de voyage en quête de soi-même après l’éphémère épisode communiste qu’est Aden Arabie, Paul Nizan, un temps, rêve lui aussi d’un tel regard oblique, qui saisirait « les plans de clivage » du monde, pareils à ceux du mica, faisant glisser de l’opacité à une transparence enfin lumineuse, éclairante. Mais il lui faut très vite déchanter, terres et mers n’on rien à nous dire : « elles ne persuadent rien. Ce lyrisme est tout à fait vide de matière ». Même ceux que nous considérons comme des paysages extrêmes demeurent muets : « La mer et les déserts, l’élément mobile comme le feu et l’élément apparemment immobile, ces êtres sans voix, sans bouche, sans regard, défigurés par les brûlures ne conspirent même pas contre l’homme : ils ne sont pas de son parti, ils ne sont pas ses adversaires30 ». Comme chez Robbe-Grillet, on ne peut même pas parler d’obstination : cela dirait encore trop, une intention, même négative, un geste, même hostile.

Jouer le cynisme alors ? S’accommoder de cet état de fait ? Il existe une troisième attitude, qui consiste à trouver une certaine politesse à ce « silence courtois des plantes31 », du monde, et même une certaine beauté, refusant en somme l’angoisse pascalienne : « La fenêtre est ouverte, le ciel tout à fait net. L’ornant, des points et des broderies, comme un napperon étoilé. Ni la musique de Pythagore, ni le silence effrayant de Pascal : quelques choses très proches et très précises, comme une araignée doit apercevoir de l’intérieur sa toile quand il a plu et que des gouttelettes à chaque croisillon brillent32 ». Curieusement, c’est souvent en inversant les choses, lorsque le silence émerge de son contraire absolu, l’excès de bruit, l’assourdissement, que naît un tel sentiment.Dans Le vaillant petit tailleur, le narrateur d’Eric Chevillard entend proposer « cent défis et exploits nouveaux imaginés à l’intention des souverains soucieux d’éprouver l’audace et la valeur des prétendants à la main de leur fille un peu trop bien entraînés à combattre géants, licornes et dragons, dans l’espoir de varier aussi le métier tristement monotone du conteur ». Parmi ces cent défis, entre « Greffer sur la guitare qui en aurait l’usage les bras du fauteuil qui ne lui servent à rien » et « Tirer de l’oubli un rat mort il y a dix siècles », celui-ci : « Obtenir le silence en combinant le roulement du tambour et le braiement de l’âne33 ». Grave problème en effet : peut-on, de la superposition de plusieurs sons, par une neutralisation mutuelle de différents bruits, s’annulant les uns les autres, faire du silence, faire silence, comme une addition de nombres de signes opposés conduit à la nullité, ou comme de la superposition des couleurs du spectre naît l’absolu du blanc ? Ce serait glisser de l’assourdissement à l’abasourdissement, le premier remplissant de bruit, le second marquant le silence de la surprise, surprise de ce silence qui sourd du bruit lui-même. Ce sont des poètes précisément attentifs à la fusion des contraires qui disent le mieux ce qui ressemble alors à une félicité. C’est René Char qui dit à son amante : « Comme il est beau ton cri qui me donne ton silence !34 », c’est Edouard Glissant qui parle de ce « silence, un lé très étroit, [qui] s’échange dans la forêt avec les chants primordiaux […], quand le silence enfin s’emmêle au bruit, commence la mystérieuse bleuité de toute musique. Le silence fait de ce bruit un son. C’est lui qui transforme la battue des sons en une qualité souple et irréductible35 ».

Ainsi la nature est fabrique, sons et silences mêlés. Il suffit d’être à l’écoute, de l’entendre lorsque des uns elle conduit aux autres. Glissant évoque ces « milliers d’oiseaux » qui survolent les lacs d’Afrique ou des Amériques : « vous ne les avez pas vus répandre, là sur les bords et là sur les écumes noircies, le linge damassé de ce silence qu’ils font36 ». Le silence pourrait bien alors être la forme du rapport de l’homme avec les choses, comme le suggère la méditation, grave et recueillie, d’un Le Clézio: « Je voudrais surtout parler du silence. […] Un silence qui est une accession à un domaine extérieur au langage, un silence animé, pour ainsi dire, un rapport d’égalité actif entre le monde et l’homme. […] Ce qui compte, c’est cette harmonie des rythmes […] qui sont silence, parce qu’ils éteignent en moi d’autres rythmes, parce qu’ils m’obligent à me taire37 ».

C’est sans doute pourquoi Nietzsche a pu rêver de faire de ce silence, de sa beauté sans nom une expérience quasi mystique :

Maintenant tout se tait ! La mer s’étale, pâle et scintillante, elle est sans voix. Le ciel joue son éternelle et muette féerie crépusculaire, avec du rouge, du jaune et du vert, il est sans voix. Les petits écueils et les récifs qui s’avancent dans la mer comme pour trouver le lieu de la plus intense solitude, tous sont sans voix. Ce monstrueux mutisme qui fond soudain sur nous est beau et terrifiant, il nous gonfle le cœur38.

Mais on le voit, l’auteur d’Aurore n’est pas dupe : la mer demeure coite, le ciel muet, malgré ceux, astrologues et autres mystagogues, qui pensent y lire les signes de l’avenir.

Entendre des voix

Mystagogues ? Et si, plutôt que d’un mutisme des dieux, il s’agissait d’une incapacité à entendre ce qu’en réalité ils disent ? « Chut ! Faites silence pour percevoir nos voix ! » : ceux qui, comme Joë Bousquet, entendent ce message premier, sont d’abord saisis de cette surprise qui inaugure, on le sait, le questionnement philosophique : « Un immense étonnement s’est élevé en moi tandis que je me répétais : "Tout est vivant, les choses parlent et c’est la première fois que j’en ai l’idée." » Mais cette ouverture est aussi source d’inquiétude car, nous enjoignant au mutisme, elle nous contraint par là même au retrait : « La vérité des choses m’effaçait en se déclarant et je ne parvenais à l’entendre un peu qu’en continuant en moi ce geste qui me niait39 ».

Cette lutte avec l’Ange prend des dimensions cosmiques. De La Nature, de la Vie, comment entendre les voix, si elles s’éloignent de plus en plus ? Nietzsche répond : en ripostant par un silence encore plus fort :

Ah, le silence se fait encore plus profond, encore une fois mon cœur se gonfle : il s’épouvante d’une vérité neuve, lui aussi demeure sans voix, il se joint aux railleries quand la bouche jette un cri vers cette beauté, il jouit lui-même de la douce méchanceté de son silence. La parole, la pensée même, me deviennent odieuses […]. Oh mer ! oh soir ! Vous êtes de mauvais maîtres ! Vous apprenez à l’homme à cesser d’être homme ! […] Doit-il devenir comme vous êtes à présent, pâle, scintillant, muet, monstrueux, reposant en soi-même ? Elevé au-dessus de soi ?40

Dira-t-on que, dans ce combat titanesque, c’est la nature qui a le dernier mot ? Raillant le désir d’union mystique de l’homme, elle lui insuffle sa propre méchanceté, le contraint à se taire à son tour, l’enfermant en lui-même, dans la prison de son être rendu coi. Subjugué par le mutisme des choses, l’homme finit par épouser la cruauté de ce silence. Punition des dieux infligée à leur créature, au voleur de feu, coupable de trop de clairvoyance : il doit mourir, écrasé par ce « monstrueux silence qui m’entoure, que les dieux ont jeté sur moi comme une vengeance de m’avoir fait naître avec cette implacable lucidité41 ».

Le combat est désespéré ? Pas si sûr, pas toujours : ce silence que le monde inflige à ces hommes, il pourrait bien nous être donné comme on donne la parole. S’inverse alors la relation avec les choses, la relation, la description des choses : plutôt que du soir qui tombe, on parlerait d’un crépuscule qui se lève, plutôt que de l’enfoncement dans le silence, comme dans un trou, on évoquerait un silence qui élève. Il faut écouter Claude Régy, qui dans le théâtre « fait du silence un élément actif » (« Ah, qu’est-ce qu’il m’enquiquine avec ses silences », dit une de ses comédiennes42), répéter, comme un exorcisme: « Je pense que le silence, comme toute passivité, comme le vide, est créateur. Il est énergétique ». Et Régy prend l’image du papillon, qui « ne peut raconter l’expérience de la flamme » : « La racine de la connaissance ne peut être que dans le silence. Le papillon connaît la flamme au moment où la flamme le brûle, et à ce moment où il connaît la flamme, brûlé, il ne peut ni penser ni dire. C’est une image de la connaissance. L’expérience, c’est ça. […] Le silence seul43 ».

Nombreux sont ceux qui, comme Conrad, ont ainsi décrit l’expérience d’une rencontre vraie entre l’individu et le monde : « Un soupir comme d’immense chagrin passa sur le sol avec le dernier effort de la brise mourante, et dans le profond silence qui suivit, la terre et le ciel retinrent brusquement leur souffle dans la contemplation poignante de l’amour humain et de l’aveuglement humain44 ». De ce silence mutuel et presque complice sourd une tension très parlante. Parlant du soleil qui assommeautant qu’il éblouit, de l’extase et de l’aveuglement simultanés qu’il suscite, Clarice Lispector a cette formule : « Le soleil est la tension magique du silence ». D’une union mystique entre le moi et le monde, la poétesse brésilienne fait souvent état : « Ce fut une sensation subite, mais extrêmement féconde. La luminosité souriait dans l’air : exactement ceci. C’était un soupir du monde45 ». « Bifurs » pour Michel Leiris, « instants d’Unicité » pour Hermann Broch, « instants où l’on échappe à la vie inessentielle pour Robert Musil… Tant d’écrivains, à la manière de Lispector, se sont mis en quête de ce que Virginia Woolf appelle encore moments of being, ces instants où l’émotion soudain vous saisit d’un harmonieux accord, toujours plus ou moins ineffable, avec les choses46.

C’est ainsi qu’on peut penser que du silence du monde naît un mouvement qui éveille, qui soit comme un appel. Ce qu’on appellera un son du monde peut alors être perçu comme sculpté dans le silence, comme la forme qui surgit et se détache sur ce support, ce subjectile. Alain l’exprime, d’une belle phrase : « Le chant du rossignol est le pouvoir de chanter hors de soi, et comme de sculpter dans le silence autour47 ». Le silence change alors de nature. D’opaque ou d’une transparente vacuité, il devient celui qui nous emporte dans son souffle, son flux :

Le silence, autour de nous, n’était plus le silence mort de l’hiver, glacial et transparent comme un bloc de cristal, mais un silence vivant, parcouru de tièdes couleurs, de sons, d’odeurs. Un silence semblable à un fleuve que je sentais couler autour de nous ; il me semblait descendre dans le courant de ce fleuve invisible, entre deux rives semblables à des lèvres humides et tièdes48.

D’un dialogue retrouvé entre l’homme et le monde, ou de deux silences qui se répondent

A notre appel, il y aurait alors la possibilité d’une réponse. Faisons glisser ici le concept d’aura de Walter Benjamin de l’ère visuelle à celle des sons et des voix – comme d’ailleurs le suggère le penseur allemand : « Quand un homme, un animal ou un être inanimé, investi de ce pouvoir par le poète, lève les yeux, c’est pour porter son regard au loin ; ainsi éveillé, le regard de la nature rêve et entraîne le poète dans sa rêverie. Les mots eux-mêmes peuvent avoir leur aura49. » Le poète ne pourrait-il alors se faire l’écho du silence du monde, ou plutôt être celui qui lance au monde sa propre voix pour recevoir, en écho, une réponse de celui-ci ? C’est la certitude d’un Joë Bousquet : « C’est dans des conditions pareilles qu’un homme inventa la poésie ; ainsi rencontra-t-il la beauté en allant avec son cœur à la conquête du silence50 », ou du poète syrien Adonis : « Poète – tu n’écris ni le monde ni le moi/ tu dois écrire l’isthme/ entre les deux51 ». On ne dira plus que les mots du poète disent le monde, mais qu’ils jettent une passerelle entre le moi et le monde, entre le for intérieur et le for extérieur, jamais définitivement pris, toujours à reconquérir. L’espoir, ce serait que ce qu’on appelle silence du monde soit une voix qui résonne avec la nôtre : « Partout, dans toutes les innombrables choses de la vie, dans chacune d’elles, est exprimé de façon incomparable quelque chose qu’on ne peut rendre avec des mots mais qui parle à notre âme. Et ainsi le monde entier est une parole de l’insaisissable adressée à notre âme ou une parole de notre âme adressée à elle-même52. »

Empruntons donc l’isthme d’Adonis. Certes, Romain Gary peut bien ironiser sur ce verbe que l’on prête aux choses, aux animaux (« On croit toujours qu’elles en ont lourd sur le cœur, les mouettes, alors que ça ne veut rien dire du tout, c’est votre psychologie qui vous fait cet effet-là. On voit partout des trucs qui n’existent pas, c’est chez vous que ça se passe, on devient une espèce de ventriloque qui fait parler les choses, les mouettes, le ciel, le vent, tout quoi53 »), il n’empêche : de ce silence du monde, entendons la voix qui émerge, nous enjoignent certains poètes. Les choses parlent à ceux qui savent se rendre vacants, qui savent écouter ce silence dont naissent les paroles : « Des voix, des voix. Mon cœur,/ écoute, comme seuls les saints savaient écouter :/ au point qu’un prodigieux appel les soulevait du sol ;/ eux cependant, improbables, toujours agenouillés,/ ne remarquaient rien : tout en eux écoutait./[…] entends le souffle, entends/ la nouvelle qui ne cesse de se former du silence54. » Sunt lacrimae rerum, il y a des larmes dans les choses, et Enée, dans le poème de Virgile, sait entendre ces pleurs, soupirer à leur unisson, tout comme, dans L’infini, son fameux poème, Leopardi entend ces voix du silence : « J’entends bruire parmi les plantes, moi, cet Infini silence à la voix proche » (trad. B. Pinchard).

Gracq, encore lui, croit possible un tel mariage « d’inclination autant et plus que de nécessité, mariage tout de même confiant, indissoluble qui se scelle chaque jour et à chaque minute entre l’homme et le monde qui le porte, et qui fonde ce que j’ai appelé pour ma part la plante humaine ». Il convient de renouer ce « pacte avec les puissances d’un monde sans âge, resté fraternel et amical55 », pacte et noces que le romantisme allemand avait su si bien exprimer, tentant d’éveiller les consciences endormies : « N’entendez-vous donc rien ? N’entendez-vous donc pas cette voix épouvantable qui hurle de tout l’horizon et qu’on appelle d’ordinaire le silence ?56 ». Mais comment, dira-t-on, acquérir une telle disponibilité, une telle qualité d’écoute ? Qu’on se saisisse de cet exemple, venu de loin : « Quand le mil est mal venu, clairsemé, si ses épis sont légers, il s’agite au moindre souffle et bruit. Les champs maigres sont sonores. Au contraire le champ de l’abondance pèse dans le vent et s’offre en silence ». Qui sont ces gens, attentifs autant aux silences qu’aux sons émis par le monde environnant ? Les paysans dogons, sous l’œil attentif et émerveillé de Marcel Griaule57.

Quand l’homme donne une voix au monde – et aux dieux ?

Mais la question revient encore et toujours, en d’autres temps, sous d’autres formes, terribles. Le silence des puissances divines qui gouvernent le monde peut prendre un tour insupportable. Comment, par exemple, ne pas s’interroger sur le silence de Dieu devant les excès de sa créature ? Constatant que, « pendant toutes les années qu’a duré la furie d’Auschwitz, Dieu s’est tu », Hans Jonas émet une hypothèse : « je propose l’idée d’un Dieu qui pour un temps […] répond au choc des événements mondains […] en poursuivant son but inaccompli avec un mutisme pénétrant58 » Muré dans un tel silence, le Dieu de Jonas nous laisserait à notre désarroi.

Et si au contraire, c’était Lui qui avait besoin de notre secours ? Et si c’était le monde, condamné au silence, qui nous implorait ? Pourquoi ne serait-ce pas à l’homme de leur restituer une voix ? C’est la secousse de la parole humaine qui, l’éveillant, ferait alors vibrer le monde. « La langue est le fouet de l’air », dit Alcuin en une formule ramassée. Ainsi le langage serait l’éveilleur des choses. Valère Novarina, qui cite le moine carolingien, retourne la vision habituelle : la langue, la parole, appellent les choses. Comme le Verbe divin de la Bible, elles leur insufflent la vie : « Le mot dit à la chose qu’elle manque et il l’appelle […]. Comme si ce mouvement amoureux de la parole avait appelé le monde. […] Le monde est parlé de naissance. Le langage est d’origine. […] Le langage n’a rien à décrire puisqu’il commence59 ».

La pose serait presque kantienne, qui tiendrait que ce ne sont pas les choses qui nous parlent, mais nous qui, les faisant tourner autour de nous, leur prêtons ce qui est en réalité notre langage, et non le leur, qui n’existe pas, ou qui nous est inaudible. D’où le risque, encore et toujours, de se nourrir de l’illusion que le monde nous parle, de lui prêter une parole qui n’est que la nôtre. Alors, qui a le dernier mot ?

échos

Finalement, la figure de l’écho est peut-être celle qui est la mieux à même de rendre compte de cette dialectique sans fin. Tout comme l’ombre est l’envers de la lumière, l’écho, cette réponse différée, serait l’ombre portée du son : il « ne dit pas seulement tout haut ce qui est d’abord murmuré, mais se confond avec l’immensité chuchotante, est le silence devenu l’espace retentissant, le dehors de toute parole60 ». Les mots que la nymphe Echo adresse à Narcisse, n’ont peut-être pas pour seul destin de s’effacer comme un souffle épuisé, ne se réduisent peut-être pas à leurs finales, qui finiraient par s’estomper dans un silence muet. Dans La maison des feuilles, l’écrivain américain Mark Danielewski consacre tout un chapitre à cette figure de l’écho, qui se conclut par cette sentence : « Là où il n’y a pas d’Echo il n’existe pas de description de l’espace ou de l’amour. Il n’y a que le silence61 ». Mais ne peut-on penser que ce silence est encore vibrant, rythmé par les derniers échos des mots prononcés ? L’écho alors, c’est aussi celui de ce souffle qui précède la parole, qui résonne de façon assourdie, c’est ce « chant cristallin du silence, répons sacré qui sans cesse accompagne la rumeur du monde62 » – avec, toujours, et c’est pour cela que la figure de l’écho a tant de résonances, ce risque de tuer ce qu’on nomme, ou de ne pas entendre le son de sa voix: « … afin que j’entende au fond de ma voix, comme une résonance limpide à travers le murmure de l’eau qui court, le souffle d’avant le chant, qui est la fin de toute parole, la belle clarté qui mourut lorsqu’on nomma la lumière ». C’est encore la méditation inquiète, infinie, de Bousquet qui s’exprime ici : « Les paroles dites ici ne sont jamais qu’un écho. Il y passe le désespoir d’un cœur réduit au silence63 ». L’échec n’est jamais loin, de se complaire dans ce qui serait la vanité, le psittacisme de l’écho, qui ne ferait alors que renvoyer, tronquée, la parole même qu’on a auparavant dite, sans que les choses n’aient rien à y faire.

Qui a le dernier mot ? Celui-ci n’en est plus un : dès lors qu’est abolie la distance du mot à la chose, n’entre-t-on pas dans un silence écrasant ? Tel serait l’impossible paradoxe d’un langage, d’un mot ultime qui serait déjà silence… Un texte, magnifique, mystérieux, de Louis Althusser tente de cerner cet espoir chimérique :

Vous savez qu’un mot – ou un silence – quand ils sont le mot et le silence pertinents, le dernier mot au sens propre – qui peut être silence – sont la chose même. Oui, le dernier mot sur la chose est la chose même. Et quand la chose en est au dernier mot, c’est-à-dire au point où le seul mot qu’on puisse lui conférer est celui qui consacre son extrémité, celle de son évidence nue, de son existence même, alors on retrouve l’origine, au point où elle naît : son propre abîme, à l’instant où elle le nie pour être64.

Cette lettre à Lacan, jamais envoyée, donc restée muette, entendait répondre au silence du psychanalyste : jeu autour de silences, du silence. Eric Marty, qui la cite, parle d’« annulation de toute parole passée dans l’hallucination du dernier mot – un silence – qui est abolition du langage. Moment où le mot et la chose sont confondus en leur ultime scansion, c’est-à-dire hallucination ». Or l’acte commis beaucoup plus tard par Althusser (le meurtre de sa femme) abolit précisément la différence entre le mot « meurtre » et la chose « meurtre », il est « meurtre de la différence. […] La différence entre le mot et la chose ne s’évanouit qu’au moment du dernier mot ou du dernier silence […]. Cette différence est la vie même, […] celle qui, tout simplement, sépare le mot de la chose65 ». C’est cela l’hallucination, cet instant où le symbolique et le réel, où le mot et la chose se confondent. « Loin de révéler le vide du langage », c’est son plein qui ici se révèle « ce plein étouffant, terrifiant, où le mot est plein de la chose et où le silence même est aussi la chose même » : « L’instant tragique du dernier mot ou du dernier silence n’est pas autre chose que l’instant de l’abolition même du symbolique […]. Le dernier mot, en tant qu’il clôture définitivement la parole et l’annule, retrouve l’abîme originel, antérieur à la parole, pour enfin s’obtenir soi-même comme silence66 ».

Manquer ainsi le dédoublement de la symbolisation, c’est donc perdre ce que Freud appelle la civilisation [Kultur], c’est-à-dire « la totalité des œuvres et des organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres, et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation de la relation des hommes entre eux67 ». Telles sont la beauté et la grandeur des œuvres littéraires – et tel leur risque : certes, s’approcher du silence, c’est, concentrant et condensant les significations, donner à la langue une intensité de plus en plus brûlante, c’est « augmenter » la réalité, selon le mot de Paul Ricœur68. Mais c’est aussi, pareil au papillon de Régy, frôler au plus près la flamme du mutisme. Voilà peut-être pourquoi Bousquet en vient à ce constat ambigu, un peu désenchanté : « L’homme ne peut jamais toucher le vrai. La vérité de la parole est dans le silence qui la suit69 ».

Nous évoquions l’écho. C’est aussi la figure de ce qui ici s’est écrit, de ce dialogue qui s’y est ébauché entre les écrivains, se renvoyant la balle de leurs dires. De leurs silences ?

Notes de bas de page numériques

1  Jean Roudaut, Les dents de Bérénice, Paris, Deyrolle, 1996, p. 109.

2  Clarice Lispector, Agua Viva, trad. R.H. de Machado, Paris, Ed. Des Femmes, 1980,p. 229.

3  Alfred Jarry, Geste et opinions du docteur Faustroll, Paris, Fasquelle, 1968, p. 125.

4  Adolf Rudnicki, « Cheval », trad. E. Birau, Le matin d’une coexistence, Paris, Gallimard, 1975, p. 182.

5  Cité par Julien Gracq, Préférences, Paris, Corti, 1995, p. 100.

6  Friedrich Nietzsche, Aurore, trad. J. Hervier, Gallimard, « Idées » 1980, p. 301.

7  Gracq, Préférences, p. 98.

8  Pierre Bergounioux, Miette, Paris, Gallimard, « Folio », 1996, p. 66, 128, 50, 127.

9  Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, « Terre Humaine », 1980, p. 309.

10  Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Paris, Payot & Rivages, 2001, p. 265.

11  Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Paris, Gallimard, « Folio », 2002, p. 23-24, p. 17.

12  Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Paris, Gallimard, « Folio », 2002, p. 30.

13  Thomas Bernhard, Oui, trad. J.-C- Hémery, Paris, Folio Gallimard, 2004, p. 90.

14  Edouard Glissant, La cohée du Lamantin, Paris, Gallimard, 2005, p. 92.

15  Edouard Glissant, La cohée du Lamantin, p. 92. Dans le transport mystique muette est la contemplation, éteinte la parole. Il y aurait là comme une inversion des silences, Dieu, en imposant le sien, effaçant du même coup la voix de sa créature. La place manque pour développer ce thème, sur lequel nous garderons donc ici le silence.

16 « Oh ! l’hypocrisie de cette muette beauté ! Qu’elle pourrait bien parler, et mal aussi, si elle voulait. Sa langue liée et le bonheur souffrant de sa face ne sont que perfidie pour se railler de ta sympathie ! » (Nietzsche, Aurore, p. 301).

17  Auguste Villiers de l’Isle-Adam, L’Eve future, Genève, éd. Crémille, 1972, p. 31-32.

18  Nietzsche, Aurore, p. 302.

19  Antonin Artaud, Œuvres complètes, XXVI, Paris, Gallimard, 1994, p. 56.

20  Henri Michaux, Les ravagés, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 11.

21  Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, « Folio » 1992, p. 163.

22  Bernhard, Oui, p. 37.

23  Franz Kafka, Paraboles, cité par George Steiner, Langage et silence, trad. L. Lotringer et aliq., Paris, 10-18, 1999, p. 91.

24  Eugène Ionesco, Présent passé. Passé présent, Paris, Mercure de France, 1968, p. 167.

25  Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, Paris, Gallimard, « Idées », 1963, p. 58-65 pour cette citation et les suivantes.

26  Gracq, Préférences, p. 99.

27  Gracq, Préférences, p. 99.

28  Francis Ponge, Méthodes, Paris, Idées Gallimard, 1971, p. 202.

29  Vladimir Nabokov, La transparence des choses, trad. D. Harper et J.-B. Blandenier, Paris, 10-18, 1981, pp. 12-13.

30  Paul Nizan, Aden Arabie, Paris, La Découverte, 2008, p. 117, 137, 88.

31  Laurent Mauvignier, Ceux d’à côté, Paris, Minuit, 2002, p. 138.

32  Francis Ponge, Pièces, Paris, Poésie/Gallimard, 1971, p. 37.

33  Eric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Paris, Minuit, 2003, p. 219, 225.

34  Cité par Jorge Semprun, Netchaïev est de retour, Paris, Livre de poche, 1989, p. 147.

35  Glissant, La cohée du Lamantin, p. 243-244, 11.

36  Glissant, La cohée du Lamantin, p. 11.

37  J.M.G. Le Clézio, Le livre des fuites, Gallimard, 1985, p. 141-142.

38  Nietzsche, Aurore, p. 301.

39  Joë Bousquet, Traduit du silence, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1995, p. 79.

40  Friedrich Nietzsche, Aurore, op. cit., p. 301-302.

41  Antonin Artaud, Lettres à Genica Athanasiou, Paris, Gallimard, « Point du Jour », 1996, p. 296.

42  Madeleine Renaud, citée par Michaël Lonsdale, Télérama, n° 3158.

43  Claude Régy, Au-delà des larmes, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007, p. 124, 67-68. Régy s’inscrit là dans une déjà longue tradition, de racine à Maeterlinck (auquel d’ailleurs il fait explicitement référence).

44  Joseph Conrad, La folie Almayer, trad. A.-M- Soulac, Paris, Gallimard, « Folio », 2003, p. 224.

45  Lispector, Agua viva, p. 103, 233.

46  « "Bifurs", sorte de calembours de faits, qui donnent le sentiment d’être entré momentanément en contact avec l’essentiel » (Michel Leiris, Lettre à Zette, Miroir de l’Afrique, Paris, Gallimard, Quarto, 1995, p. 1385). « instant d’Unicité, unissant tout le passé et tout l’avenir dans un présent unique et éternel » (Hermann Broch, La mort de Virgile, trad. A. Kohn, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1980, p. 186). « A l’instant où l’on échappe à la vie inessentielle, toutes choses inaugurent de nouvelles relations mutuelles », on y atteint « un état d’extraordinaire puissance intérieure confondue avec la puissance du monde » (Robert Musil, L’homme sans qualités, t. II, trad. P. Jaccottet, Paris, Seuil, 1979, p. 113, 787).

47  Cité par Jean-Pierre Richard, Pêle-mêle, Lagrasse, Verdier, 2009, p. 120.

48  Curzio Malaparte, Kaputt, trad. J. Bertrand, Paris, Livre de Poche, 1961, p. 63.

49  Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. J. Lacoste, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1982, p. 200.

50  Bousquet, Traduit du silence, p. 121.

51  Adonis, Toucher la lumière, trad. A. Wade Minkowski, Paris, Imprimerie Nationale, 2003, p. 78.

52  Hugo von Hofmannsthal, Les mots ne sont plus de ce monde. Lettres à un officier de marine, trad. P. Deshusses, Paris, Rivages poche, 2005,p. 126.

53  Cité par Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Arles, Actes Sud, p. 13.

54  Rainer Maria Rilke, Elégies de Duino, tard. L. Gaspard, Œuvres 2 : Poésie, Paris, Seuil, p. 349.

55  Gracq, Préférences, p. 102.

56  Georg Büchner, Lenz, trad. B. Kreiss, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1995, p. 57.

57  Marcel Griaule, Dieu d’eau, Paris, Fayard, 2002, p. 30.

58  Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, cité in Anthologie du judaïsme, Francine Curel (dir.), Nathan, 2008, p. 141.

59  Valère Novarina, Devant la parole, Paris, POL, 2010, p. 17, 33, 37.

60  Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, « Folio », 1996, p. 56.

61  Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles, trad. Claro, Paris, Denoël, 2002, p. 50.

62  Sylvie Germain, La pleurante des rues de Prague, Paris, Gallimard, « L’un et l’autre », 1992, p. 116.

63  Bousquet, Traduit du silence, p. 167, 75.

64  Cité par Eric Marty, Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d’un passé très récent, Paris, Gallimard, « L’infini », 1999, p. 221-222.

65  E. Marty, Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d’un passé très récent, p. 222, et 227.

66  E. Marty, Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d’un passé très récent, p. 224.

67  Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, trad. J. et C. Odier, Paris, PUF, 1992, p. 37.

68  « Les œuvres littéraires ne dépeignent la réalité qu’en l’augmentant » (Paul Ricœur, Temps et récit, t. 1, Le Seuil, « Points », 1999, p. 151).

69  Bousquet, Traduit du silence, p. 25.

Pour citer cet article

Marc Courtieu, « « J’écrivais des silences » (Rimbaud). Mais comment dire ceux des choses et du monde ? », paru dans Loxias, Loxias 33, mis en ligne le 02 juin 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6671.

Auteurs

Marc Courtieu

Professeur de mathématiques dans le secondaire, Marc Courtieu, 59 ans, après des études de philosophie au début des années 1980, a soutenu en 2007 un doctorat de Lettres Modernes à l’université de Lyon II, sous la direction de Jean-Pierre Martin : « L’événement dans le roman occidental du XXe siècle. Continuités et ruptures ». Plusieurs contributions et participations à des colloques et journées d’études sur la question des liens entre événement et littérature. Divers articles et contributions, notamment sur le silence (revue Le Bateau Fantôme, 2009), « Le discours fragmentaire » (Encyclopédie Philosophique Universelle, PUF, 1988), Thomas Pynchon (revue Cyclocosmia, 2008), Armand Gatti (Cahiers Armand Gatti, 2010), « L’expérience concentrationnaire du chaos » (revue Trans- 2008). Prépare un livre sur le « mythe » Antonin Artaud.