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Bénédicte Boudou  : 

Les Grands Hommes dans le livre I des Essais

Résumé

Qu’est-ce qu’un grand homme ? Cet article analyse le modèle des « grands hommes » dont la tradition remonte à l’Antiquité et à l’usage des exempla. Le Livre I dessine une conception de ces figures, qui pourra être différente dans la suite des Essais, et qui repose sur des qualités emblématiques parfois définies par défaut.

Index

Géographique : France

Chronologique : XVIe siècle

Plan

Texte intégral

Les Essais se sont largement façonnés sur le modèle de plusieurs livres qui mettent le grand homme au cœur de leur réflexion : les Vies des hommes illustres de Plutarque, mais aussi les Vies des philosophes de Diogène Laërce, les Vies des Douze Césars de Suétone, les Faits et dits mémorables de Valère Maxime, et les Vrais portraitctz des hommes illustres grecs, latins et païens d’André Thevet. Jean Balsamo a pu ainsi parler à leur sujet de prosopographie sans cesse renouvelée des grands hommes anciens et modernes, ou encore de « catalogue commenté des âmes héroïques »1. Et cette matière héroïque fut selon lui la source même de leur succès auprès des lecteurs aristocratiques. Pour Jean Balsamo, le respect de la grandeur fonde l’ethos des Essais2. Daniel Ménager3, mais aussi Gabriel Pérouse4 ont indiqué à quel point Montaigne est marqué par cette culture héroïque : l’auteur des Essais ne répugne pas à l’admiration, il apprécie la magnanimité, la magnificence peut le séduire, et comme bien des écrivains et des hommes de son temps, il a le goût du palmarès. Ce goût, on le voit clairement s’affirmer au livre II. Le chapitre 10 en est ainsi consacré aux auteurs que Montaigne lit avec plaisir et intérêt ; le chapitre 17, « De la Présomption », établit un classement des grands hommes selon « qui l’esprit ; qui le cœur ; qui l’adresse ; qui la conscience ; qui, le langage ; qui une science ; qui, une autre. Mais de grand homme en général, et ayant tant de belles pièces ensemble, ou une en tel degré d’excellence qu’on s’en doive étonner, ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma fortune ne m’en a fait voir nul. » (II, 17, p. 478)5. Montaigne consacre encore les chapitres 32 à 36 (à la fin du livre II) à de grands hommes (et à trois femmes bonnes, II, 35) : un chapitre à Plutarque et Sénèque, les deux maîtres de l’auteur de Essais, deux chapitres à Jules César (« Histoire de Spurina » et « Observations sur la manière de faire la guerre ») et un aux plus excellents hommes, Homère, Alexandre et Épaminondas. Le livre III n’est pas en reste, puisque les grands hommes y insufflent leur prestige à bien des chapitres : Virgile au chapitre 5 ; les empereurs de l’Antiquité romaine et ceux du Nouveau Monde au chapitre « Des coches » ; et Socrate dans celui « De la physionomie ».

Mais quid du premier livre ? Quand on le considère sans le second qui l’accompagnait dans l’édition de 1580, il apparaît toujours quelque peu inabouti et inachevé. Pourtant, il présente déjà quelques figures de grands hommes, dès le premier chapitre. Et là où Gérard Defaux va jusqu’à penser que Montaigne refuse d’exalter la dignitas hominis, qui était un thème patristique, on reconnaît plutôt chez Montaigne un goût (ou un appétit) pour l’admiration, et même une admiration qui n’exige pas la vertu, comme celle qui se donne à lire pour Alcibiade, dont est louée « la merveilleuse nature […], de se transformer si aisément à façons si diverses, sans intérêt de sa santé. Surpassant tantôt la somptuosité et pompe Persienne, tantôt l’austérité et frugalité Lacédémonienne : autant réformé en Sparte, comme voluptueux en Ionië » (I, 26, p. 343).

En considérant le livre I comme un tout – et non comme un début très imparfait, ou comme un coup d’essai (même si cela eût pu ne pas déplaire à Montaigne) – on cherchera à repérer les figures sur lesquelles Montaigne s’arrête, de façon très pragmatique. À partir des exemples recueillis, on cherchera ensuite à élaborer une définition du grand homme selon le cœur de Montaigne. Tout en distinguant l’homme excellent par le cœur et par l’esprit de celui qui a porté à un degré supérieur la maîtrise de soi, il ne peut se satisfaire d’une telle dichotomie. On observera ainsi les tensions et les contradictions qu’implique la détermination du « grand homme », et on s’interrogera sur l’inflexion que prend la définition au fur et à mesure que le premier livre « acquiert des forces en avançant » (pour reprendre le vers de Virgile qui sert d’exergue aux Essais).

I) Le Repérage des grands hommes

Plus de la moitié des 57 chapitres des Essais font intervenir quelque grand personnage, qu’il s’agisse d’un homme de guerre ou d’un sage, d’un grand capitaine ou d’un homme de culture. Déjà maintenant, certains chapitres sont consacrés à la figure d’un grand homme : I, 37 « Du jeune Caton », I, 40 « Considération sur Cicéron ».

Quels grands hommes ?

La Concordance de Leake6 montre que l’adjectif « grand » accompagne généralement la désignation d’Alexandre (huit fois) ou de Pompée (trois fois). Mais seuls deux personnages sont appelés « grands hommes » : Phyton dès le premier chapitre7, et Turnèbe au chapitre 258. Autrement dit, un homme d’action et un homme de savoir. En dehors d’eux, pourtant, sont surtout qualifiés de « grands » des personnages militaires, grands capitaines ou vaillants guerriers, dont la diversité et le nombre caractérisent le premier livre : Alexandre9, César10, Pompée11, Scipion12, Epaminondas13, Caton14, Auguste15, Phyton et Bétis (I, 1) ; et pour les modernes Du Guesclin et Bayard (entre autres, I, 3), François et Henri de Guise, Charles de Lorraine. Parmi les figures de sages, on mentionnera Socrate (I, 3 ; 11 ; 39 ; 55), Solon (I, 3 ; 19), Platon, Cicéron, Agésilas, Charondas, Lycurgue, Antisthène, Stilpon, Archimède, Héraclite, Démocrite, Thalès. Même si les deux catégories de personnages semblent s’équilibrer en nombre, leur poids est très différent, et la part belle est faite aux hommes d’action, en parfaite cohérence avec la méfiance indiquée au chapitre « Du pédantisme » à l’égard des gens de savoir. Posidonius est ridiculisé (I, 14, p. 184) parce que sa résistance à la douleur est purement verbale. Et si les lettres ont eu quelque valeur, c’est lorsqu’elles firent de Lucullus un « si grand capitaine sans expérience » (I, 25, p. 301). Même quand il évoque des philosophes, Montaigne semble privilégier l’action. Xénophon est ainsi mentionné (I, 6, p. 148) comme un « auteur de merveilleux poids » car il fut « un grand capitaine et philosophe » (on observe l’ordre signifiant), et Socrate évoqué comme étant capable d’un « continuel exercice de sagesse et de vertu » (I, 11, p. 169).

Dans le livre I, Montaigne admire plus les hommes « grands en toute action » que « grands en science » (I, 25, p. 297-298) ; il oppose le bien faire au bien dire, et s’il apprécie Xénophon et César, c’est qu’« Ils ont cherché à recommander non leur dire, mais leur faire » (I, 40, p. 457). En face d’eux, Cicéron et Pline le jeune témoignent « outre mesure » de « bassesse de cœur » et de pédantisme, parce qu’alors qu’ils étaient « deux consuls Romains », ils ont cherché la renommée par le « fagotage » d’« une belle missive » (I, 40, p. 456)16. Juste après, en rappelant le mot de Plutarque« que de paraître si excellent en ces parties moins nécessaires, c’est produire contre soi le témoignage d’avoir mal dispensé son loisir, et l’étude, qui devait être employé à choses plus nécessaires et utiles » (p. 457), sans préciser ces « choses plus nécessaires et utiles », Montaigne suggère que le grand homme, c’est d’abord l’homme d’action, Caton plutôt que Cicéron, dont la Renaissance italienne a fait un modèle de latinité et que Montaigne éreinte littéralement. Le blâme-t-il d’avoir cherché le bien dire au prix de revirements politiques ? Cicéron fait en tout cas les frais d’une définition négative qui va nous aider à mieux cerner la figure et la nature du grand homme, et qui semble largement redevable à l’idée de La Boétie, selon lequel il est « raisonnable d’aimer la vertu, d’estimer les beaus faicts »17.

Deux modèles : un moderne et un Ancien

Bien que présents dans de nombreux exemples, Alexandre et César ne sont pas encore les figures individualisées qu’en construira le livre II ; Épaminondas est certes évoqué comme un grand homme (avec Agésilas), et comme quelqu’un qui creuse l’écart avec la foule des autres (« Je trouve si loin d’Epaminundas, comme je l’imagine, jusques à tel que je connais […] et dirais qu’il y a plus de distance de tel à tel homme, qu’il n’y a de tel homme à telle bête », I, 42, p. 468), mais Montaigne reste assez abstrait quand il parle de lui et le cite pour le jugement paradoxal qu’il rend : « Epaminondasavait fait emprisonner un garçon débauché ; Pelopidas le pria de le mettre en liberté en sa faveur, il l’en refusa, et l’accorda à une sienne garce, qui aussi l’en pria : disant, que c’était une gratification due à une amie, non à un capitaine » (I, 30, p. 388). Même Pierre Eyquem, présent au chapitre I, 26 pour son innovation en matière d’éducation18, est peu dessiné et les louanges du père sportif ne se trouvent qu’en II, 2 et II, 17. Les figures les plus marquantes sont celles de La Boétie et de Caton, que j’étudierai en respectant la chronologie du livre I.

Alors que la plupart des grands hommes modernes qui apparaissent dans le livre I font l’objet d’une comparaison parce qu’ils sont éprouvés à la pierre de touche de l’Antiquité, La Boétie19 apparaît seul dans le chapitre central du livre I, « De l’amitié ». C’est d’abord un homme exceptionnel par ses qualités innées : « si en l’âge que je l’ai connu plus avancé, il eût pris un tel dessein que le mien, de mettre par écrit ses fantaisies, nous verrions plusieurs choses rares, et qui nous approcheraient bien près de l’honneur de l’antiquité : car notamment en cette partie des dons de nature, je n’en connais point qui lui soit comparable » (I, 28, p. 382). Outre ses dons naturels, La Boétie se caractérise par une conscience civique qui le fait obéir, et en même temps un sens aigu de la liberté. Il est le seul moderne digne des Anciens : « il avait son esprit moulé au patrond’autres siècles que ceux-ci », au point même que l’amitié partagée avec Montaigne ne peut être comparée avec aucun discours que l’antiquité a laissé. Mais s’il marque de son empreinte la définition du grand homme chez Montaigne, La Boétie manque de présence individuelle dans le chapitre I, 28, parce que Montaigne y célèbre plus leur fraternité qu’il ne fait le portrait de son « frère » : il ne mentionne par exemple aucun signe caractéristique chez La Boétie, et le personnage semble ne pas avoir de faille, alors que Montaigne s’intéressera au geste de César se grattant le nez (II, 17, p. 440), ou à l’ivresse d’Alexandre (II, 1, p. 20 ; et II, 36, p. 615). On s’est même demandé si La Boétie n’était pas l’objet d’un jeu de superpositions qui sont des substitutions20. C’est en tout cas sans doute à lui qu’on doit la seconde figure de grand homme auquel Montaigne fait une place : Caton.

Caton d’Utique, dit Caton le jeune21, qui s’opposa à Pompée puis à César et se suicida après la défaite des troupes pompéiennes, incarne l’homme d’action (il n’a pas laissé d’écrits), le stoïcien et l’ennemi des tyrans (de César en particulier). Dans l’admiration qu’il lui porte, Montaigne ignore le rejet d’Augustin qui avait condamné en Caton l’orgueil humain22, et il est encore redevable à Sénèque23 et à Plutarque, qui vénèrent en lui la constance. S’employant, après Plutarque, à défendre Caton de l’accusation de crainte de César, Montaigne le classe parmi les « âmes héroïques » dont, « Rampant au limon de la terre, [il] ne laisse pas de remarquer, jusques dans les nues, la hauteur inimitable » (I, 37, p. 429) ; il voit en lui une des « rares figures et triées pour l’exemple du monde » (p. 431) : « Ce personnage là fut véritablement un patron que nature choisit pour montrer jusques où l’humaine vertu et fermeté pouvait atteindre » (p. 432)24. Il surenchérit même sur Plutarque25 : « Et peut-on juger par là, combien il se fût encore plus offensé de ceux qui l’ont attribuée à l’ambition. Sottes gens. Il eût bien fait une belle action, généreuse et juste plutôt avec ignominie, que pour la gloire ». Mais, de façon assez symétrique de ce qui se passait pour La Boétie, dans ce chapitre consacré à Caton, Montaigne s’intéresse moins à la personnalité unique de Caton (sur laquelle il s’arrêtera au chapitre II, 1126) qu’à un exemple, entre autres, des erreurs de jugement des hommes, incapables d’apprécier ce qu’ils ne peuvent imiter : « Plutarque dit, que de son temps, aucuns attribuaient la mort du jeune Caton, à la crainte qu’il avait eu de César » (p. 432). Si bien que la grandeur de Caton – que Montaigne loue sans ambiguïté – n’est pas interrogée et qu’elle est surtout l’occasion, en 1580, d’un concours poétique entre cinq poètes latins, dont Ovide, Lucain et Virgile (pp. 433-434).

Les grands hommes : des individus ?

Malgré ces réserves, La Boétie et Caton semblent seuls atteindre à la grandeur d’individus formés à d’autres valeurs que celles du monde contemporain. Il arrive pourtant que Montaigne se dise admiratif d’actions d’éclat qui sont le fait de collectivités. Je mentionnerai pour commencer les deux histoires des jeunes Spartiates, évoqués au chapitre I, 1427: ils souffrent sans mot dire, et proposent le courage d’individus, certes, mais d’individus institués par une « police » exigeante. Dans le même chapitre I, 14, Montaigne cite encore la résistance des Arrageois à Louis XI (p. 179-180), et celle des Xanthiens assiégés par Brutus (p. 181). De même, Montaigne n’isole pas d’individu dans la communauté des cannibales : leur vaillance lui fait voir en eux de grands hommes que leur défaite face aux Européens ne rend pas indignes d’être comparés aux plus vaillants capitaines de l’histoire grecque. C’est ainsi que sont évoqués après eux Léonidas aux Thermopyles et Ischolas (p. 406-407) : « Ni ces quatre victoires sœurs, les plus belles que le Soleil ait onc vude ses yeux, de Salamine, de Platées, de Mycale, de Sicile, osèrent onc opposer toute leur gloire ensemble, à la gloire de la déconfiture du Roi Leonidas et des siens, au pas de Thermopyles. Qui courut jamais d’une plus glorieuse envie, et plus ambitieuse au gain du combat, que le capitaine Ischolasà la perte ? »

Montaigne nous approche ainsi d’une définition du grand homme : « L’estimation et le prix d’un homme consiste au cœur et en la volonté : c’est là où gît son vrai honneur : la vaillance c’est la fermeté, non pas des jambes et des bras, mais du courage et de l’âme : elle ne consiste pas en la valeur de notre cheval, ni de nos armes, mais en la nôtre. Celui qui tombe obstiné en son courage […]. Qui pour quelque danger de la mort voisine, ne relâche aucun point de son assurance, qui regarde encore en rendant l’âme, son ennemi d’une vue ferme et dédaigneuse, il est battu, non pas de nous, mais de la fortune : il est tué, non pas vaincu : les plus vaillants sont parfois les plus infortunés. » (I, 31, p. 406). Cette lecture nous apprend plusieurs choses : que le qualificatif de « grand homme » n’est pas réservé aux Anciens (même si Montaigne ne l’applique pas nommément aux cannibales), qu’il n’est pas non plus réservé à un individu, et enfin qu’il exige du discernement car la vraie valeur est en l’âme.

La définition du grand homme s’avère donc assez problématique.

II) Une conception problématique du grand homme

La présentation comparative, ou l’interrogation sur la valeur

Ce caractère problématique se fait jour dans la présentation souvent comparative que Montaigne fait des grands hommes. C’est le cas de Sénèque et Epicure au chapitre « De la solitude » (I, 39), de Démocrite et Héraclite au chapitre 50. Certes, la méthode du parallèle est empruntée à Plutarque, et  Montaigne confronte souvent non pas un Grec et un Romain (si l’on excepte les exemples d’Alexandre et de César, « deux miracles en l’art militaire »28), mais un Ancien et un moderne. Au chapitre I, 24, il fait parler tour à tour François de Guise (qu’on reconnaît, bien qu’il soit simplement désigné comme « un Prince des nôtres », p. 281) et Auguste (p. 282), alors que tous deux font montre d’une exceptionnelle clémence en face de celui qui complotait contre leur vie. Un peu plus tard, c’est Alexandre et Henri de Guise, et la fin du même chapitre oppose encore le « plus défiant de nos rois » (Louis XI) à Jules César (p. 290-292). Au chapitre I, 45, François de Guise au moment de la bataille de Dreux est opposé à Philopémen. Ces portraits volontiers parallèles révèlent évidemment que Montaigne évalue la grandeur des contemporains à celle des Anciens (véritable « pierre de touche »). Mais ils trahissent aussi une interrogation sur la qualification même de « grand homme ». Est-ce par son adversaire, par sa situation particulière, ou par sa vertu personnelle qu’un homme mérite d’être dit « grand » ? La définition du grand homme n’est-elle pas souvent très relative, liée à un contexte et à un affrontement particuliers ? Dans le chapitre d’ouverture, le commandant de Gaza, Bétis, est surtout un grand homme du fait qu’il résiste à Alexandre, qu’il ne fléchit pas devant le souverain d’un empire immense (I, 1, pp. 124-125). En d’autres circonstances, Bétis aurait été taxé d’opiniâtreté, mais sa résistance en face d’un puissant le hisse à un niveau particulier. Dans ce que James Supple appelle une « stratégie d’examen »29, on peut lire la trace d’une hésitation, voire d’un questionnement qui touche moins à l’existence même des grands hommes qu’à la détermination de ce qu’ils sont : il est difficile de reconnaître la grandeur d’un homme.

Difficulté à reconnaître le grand homme

Le chapitre 14 évoque clairement cette difficulté qui nous condamne au rouet que décrira l’« Apologie » : « Pour juger des choses grandes et hautes, il faut une âme de même, autrement nous leur attribuons le vice, qui est le nôtre » (I, 14, p. 201). On retrouve cette question en tête du chapitre consacré au jeune Caton. Contre l’ordinaire des hommes qui tendent à juger des autres selon ce qu’ils sont, Montaigne déclare : « C’est beaucoup pour moi d’avoir le jugement réglé, si les effetsne le peuvent être, et maintenir au moins cette maîtresse partie, exempte de corruption » (I, 37, p. 429-430). À la cause d’erreur qui vient de la subjectivité jalouse de l’observateur s’ajoute la complexité qu’implique l’analyse d’une action vertueuse : « Il ne se reconnaît plus d’action vertueuse : celles qui en portent le visage, elles n’en ont pas pourtant l’essence : car le profit, la gloire, la crainte, l’accoutumance, et autres telles causes étrangères nous acheminent à les produire. La justice, la vaillance, la débonnaireté, que nous exerçons lors, elles peuvent être ainsi nommées, pour la considération d’autrui, et du visage qu’elles portent en public : mais chez l’ouvrier, ce n’est aucunement vertu » (p. 430).

D’autant qu’une autre difficulté intervient : il importe de ne pas juger un homme d’après un seul de ses actes (I, 50, p. 526). Pour évaluer la grandeur d’un acte, il faut pouvoir le relier à un ensemble de comportements. Or, comme le disait César, « les choses nous paraissent plus grandes de loin que de près » (I, 20, p. 233). Un grand homme est fait de petitesses30. Telle est peut-être la raison pour laquelle, au chapitre I, 1, Montaigne s’attarde sur l’affrontement entre Bétis et Alexandre. C’est par contraste avec le « grand Pompée qui pardonna aux Mamertins » que Montaigne présente Alexandre : « Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardi des hommes et si gracieux aux vaincus Alexandre, forçant après beaucoup de grandes difficultés la ville de Gaza, rencontra Bétis qui y commandait, de la valeur duquel il avait, pendant ce siège, senti des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes dépecées, tout couvert de sang et de plaies, combattant encore au milieu de plusieurs Macédoniens, qui le chamaillaient de toutes parts : et lui dit, tout piqué d’une si chère victoire (car entre autres dommages, il avait reçu deux fraîches blessures sur sa personne), Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Bétis : fais état qu’il te faut souffrir toutes les sortes de tourments qui se pourront inventer contre un captif. L’autre, d’une mine non seulement assurée, mais rogue et altière, se tint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre voyant l’obstination à se taire : A-t-il fléchi un genou ? lui est-il échappé quelque voix suppliante ? Vraiment je vaincrai ce silence : et si je n’en puis arracher parole, j’en arracherai au moins du gémissement. Et tournant sa colère en rage, commanda qu’on lui perçât les talons, et le fit ainsi traîner tout vif, déchirer et démembrer au cul d’une charrette. Serait-ce que la force de courage lui fût si naturelle et commune, que pour ne l’admirer point, il la respectât moins ? ou qu’il l’estimât si proprement sienne qu’en cette hauteur il ne pût souffrir de la voir en un autre, sans le dépit d’une passion envieuse ? ou que l’impétuosité naturelle de sa colère fût incapable d’opposition ? » (I, 1, p. 125). Cette série de questions sur le comportement d’Alexandre lance le mouvement d’interrogation des Essais, en particulier du premier livre, sur ce qui fait la valeur d’un homme, et dont témoigne par exemple le chapitre « De l’inégalité qui est entre nous » : « Savez-vous pourquoi vous l’estimez grand ? » (p. 470).

Qu’est-ce donc qui caractérise le grand homme ?

Ce n’est pas la grandeur de la condition. Comme le dit bien André Tournon31, Montaigne « conjure une des tentations majeures de l’humanisme : la dévotion envers les grands hommes auréolés de leur gloire légendaire par une renommée qui ne souffre pas la discussion ». Tout en étant convaincu que « les hommes sont tous d’une espèce » et qu’ils disposent de pareils instruments pour concevoir et juger (I, 14, p. 178), Montaigne croit à l’inégalité qui est « entre nous » (I, 42), et à la distinction. Ces différences entre les hommes32 ne sont pas toutes liées à la condition sociale, et les princes ne se superposent pas aux grands hommes : « Si de soi-même c’est un homme mal né, l’empire de l’univers ne le saurait rhabiller » (p. 473).

Ce n’est pas non plus la gloire qui caractérise le grand homme, et Montaigne distingue les hommes excellents des hommes illustres33. Bien avant le chapitre « De la gloire » (II, 16), il montre à quel point il importe de dissocier la gloire de la grandeur. Le chapitre 24 insiste sur le rôle de « fortune » dans les entreprises militaires34, pour souligner que ceux qui récoltent la gloire ne sont pas toujours ceux qui l’ont méritée. Le hasard veut qu’on soit en première ligne ou en train de défendre une bicoque : « Tant de noms, tant de victoires et conquêtes ensevelies sous l’oubliance, rendent ridicule l’espérance d’éterniser notre nom par la prise de dix argolets, et d’un pouillier, qui n’est connu que de sa chute. » (I, 26, 330).Au point même que Montaigne salue l’attitude d’Agésilas qui « refusa l’avantage que fortune lui présentait, de laisser passer le bataillon des Béotiens, et les charger en queue, quelque certaine victoire qu’il en prévît, estimant qu’il y avait plus d’art que de vaillance ; et pour montrer sa prouesse d’une merveilleuse ardeur de courage, choisit plutôt de leur donner en tête : mais aussi fut-il bien battu et blessé, et contraint en fin se démêler, et prendre le parti qu’il avait refusé au commencement, faisant ouvrir ses gens, pour donner passage à ce torrent de Béotiens : puis quand ils furent passés, prenant garde qu’ils marchaient en désordre, comme ceux qui cuidaient bien être hors de tout danger, il les fit suivre, et charger par les flancs : mais pour cela ne les put-il tourner en fuite à val de route ; ains se retirèrent le petit pas, montrant toujours les dents, jusques à ce qu’ils se fussent rendus à sauveté. » (I, 45, p. 490). À cela s’ajoute un autre phénomène, la « communication de la gloire » qu’évoque la chapitre I, 41 : combien de personnages ont laissé la vedette au grand qu’ils servaient, comme Antoine de Lève à Charles Quint, ou Edouard III s’effaçant pour laisser la gloire à son fils (I, 41, p. 465) ? La réputation de « grand homme » procède parfois de l’effacement de ceux qui ont été les chevilles ouvrières de tel ou tel exploit. Pour faire la part des choses, précisons qu’inversement, Montaigne reconnaît qu’« il se voit peu de personnages […] qui se soient poussés en grand crédit sans le secours de l’éloquence : Pompée, César, Crassus, Lucullus, Metellus, Lentulus, ont pris de là, leur grand appui à se monter à cette grandeur d’autorité, où ils sont enfin arrivés : et s’en sont aidés plus que des armes » (I, 51, p. 531).

Si l’on ne peut chercher de définition du grand homme ni dans la condition, ni dans la gloire, on ne peut non plus l’établir – malgré le grand Alexandre ou le grand Pompée – à partir de la conquête ou de la victoire. Bien que le livre I fasse plutôt la part belle aux grands capitaines, le grand homme ne coïncide pas avec le chef de guerre victorieux. Le chapitre 3 présente ainsi deux capitaines, Bertrand Du Guesclin et Bayard, au moment de leur mort : « Bertrand du Glesquin mourut au siège du château de Rancon, près du Puy en Auvergne : les assiégés s’étant rendus après, furent obligés de porter les clefs de la place sur le corps du trépassé. […] Le fait du Capitaine Bayard est de meilleure composition, lequel, se sentant blessé à mort d’une arquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la mêlée, répondit qu’il ne commencerait point sur sa fin à tourner le dos à l’ennemi : et, ayant combattu autant qu’il eut de force, se sentant défaillir, et échapper de cheval, commanda à son maître d’hôtel de le coucher au pied d’un arbre : mais que ce fût en façon qu’il mourût le visage tourné vers l’ennemi : comme il fit. » (I, 3, p. 134-135). C’est leur courage à aller jusqu’au bout de leurs forces qui confère à ces personnages leur grandeur. La vaillance se mesure ainsi à la capacité de résistance et il y a « des pertes triomphantes à l’envi des victoires » (I, 31, p. 406). Montaigne reprend d’ailleurs à la Vie de Pyrrhus, de Plutarque, le dialogue entre Cynéas et Pyrrhus qui est condamnation de la guerre de conquête et dont Rabelais s’était déjà servi dans son Gargantua (chap. 31) : « Quand le roi Pyrrhus entreprenait de passer en Italie, Cyneas son sage conseiller lui voulant faire sentir la vanité de son ambition : Et bien Sire, lui demanda-t-il, à quelle fin dressez-vous cette grande entreprise ? Pour me faire maître de l’Italie, répondit-il soudain. Et puis, suivit Cyneas, cela fait ? Je passerai, dit l’autre, en Gaule et en Espagne. Et après ? Je m’en irai subjuguer l’Afrique, et enfin, quand j’aurai mis le monde en ma sujétion, je me reposerai et vivrai content et à mon aise. Pour Dieu, Sire, rechargea lors Cineas, dites-moi, à quoi il tient que vous ne soyez dès à présent, si vous voulez, en cet état ? Pourquoi ne vous logez-vous dès cette heure, où vous dites aspirer, et vous épargnez tant de travail et de hasard, que vous jetez entre deux ? » (I, 42, p. 480). Comment mieux dire la vanité de la conquête ?

Le chapitre « De la solitude » achève de dissocier de la gloire le vrai courage, qui consiste à se contenter de soi : « Stilpon35 étant échappé de l’embrasement de sa ville, où il avait perdu femme, enfants, et chevance; Demetrius Poliorcetes, le voyant en une si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, lui demanda, s’il n’avait pas eu du dommage ; il répondit que non, et qu’il n’y avait Dieu merci rien perdu de sien […] Certes l’homme d’entendement n’a rien perdu, s’il a soi-même » (I, 39, 445). On observe ici une évolution du grand homme d’action vers le grand sage36, et vers ce que Jean Balsamo étudiant les « héros » des Essais37 appelle un « héroïsme intériorisé ».

III) Définition du grand homme au livre I

Définition du grand homme : des vertus négatives

Le grand homme semble plus aisé à définir par des vertus négatives. On a vu qu’au chapitre liminaire, l’acharnement d’Alexandre mue en force de résistance l’opiniâtreté de Bétis. Une autre figure de résistant y est présente, celle de Phyton « ramentevant à haute voix l’honorable et glorieuse cause de sa mort : pour n’avoir voulu rendre son pays entre les mains d’un tyran » (p. 123-124). Autre personnage de résistant : « le cardinal Borromée qui mourut dernièrement à Milan, au milieu de la débauche, à quoi le conviait et sa noblesse, et ses grandes richesse, et l’air de l’Italie, et sa jeunesse, se maintint en une forme de vie si austère, que la même robe qui lui servait en été, lui servait en hiver » (I, 14, p. 193).

Les vaincus et les résistants ont les faveurs des Essais. La raison me semble en être l’influence de La Boétie qui soulignait à quel point « aisement les gens deviennent soubs les tirans lasches et effeminés »38. Ceux donc qui se montrent capables de résister aux tyrans méritent une attention spéciale, car la vraie grandeur consiste à savoir dire « non ».

La grandeur implique également courage39 et choix de la difficulté, dont témoignent au chapitre I, 45 Philopémen et Agésilas (p. 490). Même chose au chapitre 34 qui présente un père et un fils se donnant la mort pour frustrer les tyrans de leur capture (p. 420). Ce courage est compatible avec la capacité de se garantir des coups du sort. Montaigne apprécie ceux qui savent éviter « la prudence si tendre et circonspecte, […] mortelle ennemie de hautes exécutions » : « La loi de la résolution et de la constance ne porte pas que nous ne nous devions couvrir, autant qu’il est en notre puissance, des maux et inconvénients qui nous menacent, ni par conséquent d’avoir peur qu’ils nous surprennent. Au rebours, tous moyens honnêtes de se garantir des maux, sont non seulement permis, mais louables. Et le jeu de la constance se joue principalement à porter de pied ferme, les inconvénients où il n’y a point de remède. De manière qu’il n’y a souplesse de corps, ni mouvement aux armes de main, que nous trouvions mauvais, s’il sert à nous garantir du coup qu’on nous rue. » (I, 12, p. 171).

Puisque « Rien de noble ne se fait sans hasard » (I, 24, p. 289), on ne s’étonnera pas qu’il n’y ait pas contradiction entre la grandeur et le jeu avec le hasard. Bien des personnages gagnent l’admiration de Montaigne parce qu’ils se sont montrés capables de prendre des risques. L’exemple d’Alexandre l’atteste : « quand ayant eu avis par une lettre de Parmenion, que Philippus son plus cher médecin était corrompu par l’argent de Darius pour l’empoisonner ; en même temps qu’il donnait à lire sa lettre à Philippus, il avala le breuvage qu’il lui avait présenté. Fut-ce pas exprimer cette résolution, que si ses amis le voulaient tuer, il consentait qu’ils le pussent faire ? Ce Prince est le souverain patron des actes hasardeux : mais je ne sais s’il y a trait en sa vie, qui ait plus de fermeté que celui-ci, ni une beauté illustre par tant de visages. Ceux qui prêchent aux princes la défiance si attentive, sous couleur de leur prêcher leur sûreté, leur prêchent leur ruine et leur honte » (I, 24, p. 289). Dans son livre sur Les Audaces de la prudence, Francis Goyet explique que le grand prince est celui qui, tel César, a des liens privilégiés avec la Fortuna : la prudence est cette capacité exceptionnelle à maîtriser l’immaîtrisable40.

Si Montaigne a le génie de trouver des exemples paradoxaux de grandeur, il ne s’en tient pourtant pas seulement à des vertus négatives. Il salue par exemple « Scipion [qui] sut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée, et abandonnant l’Espagne, douteuse encore sous sa nouvelle conquête, passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se commettre en terre ennemie, à la puissance d’un Roi barbare, à une foi inconnue, sans obligation, sans otage, sous la seule sûreté de la grandeur de son propre courage, de son bonheur, et de la promesse de ses hautes espérances » (I, 24, p. 290). Il admire aussi César d’avoir choisi « la plus belle voie » puisqu’il « essaya par clémence, à se faire aimer de ses ennemis mêmes, se contentant aux conjurations qui lui étaient découvertes, de déclarer simplement qu’il en était averti : Cela fait, il prit une très noble résolution, d’attendre sans effroi et sans sollicitude, ce qui lui en pourrait advenir, s’abandonnant et se remettant à la garde des dieux et de la fortune. Car certainement c’est l’état où il était quand il fut tué. » (I, 24, p. 292). On vient de l’entendre : avec l’absence de crainte et la confiance dans la fortune, la clémence paraît à Montaigne une des caractéristiques du grand homme. Commentant celle de François de Guise et d’Auguste épargnant celui qui complote contre leur vie, il explique : « comme en ces deux exemples, que je viens de proposer, il n’y a point de doute, qu’il ne fut plus beau et plus généreux à celui qui avait reçu l’offense de la pardonner » (I, 24, p. 288). Plus généralement, le grand homme selon Montaigne est hostile au mensonge et à l’astuce (dont se servent les Carthaginois, I, 5, p. 143, et que refuse Alexandre : « ce n’est pas à moi d’employer ces victoires dérobées », I, 6, p. 149).

Y a-t-il une évolution dans la façon de concevoir le grand homme au cours du livre I ? Je vais chercher à le voir, mais sans analyser les strates du texte41.

L’évolution dans le livre I

On peut déceler deux types d’évolution dans le livre I. Tout d’abord, le dernier tiers du livre est marqué par un relatif abandon des exemples modernes, assez présents dans les premiers chapitres, et il fait une place de plus en plus importante aux Anciens, surtout à partir du chapitre sur « le jeune Caton » auquel succèdent quelques grandes figures d’Anciens : Cicéron (I, 40), Héraclite et Démocrite (I, 50) et enfin César (I, 53). Le chapitre « Du dormir » lui-même est consacré aux Anciens, dont le sommeil signe paradoxalement la grandeur : « j’ai remarqué pour chose rare, de voir quelquefois les grands personnages, aux plus hautes entreprises et importants affaires, se tenir si entiers en leur assiette, que de n’en accourcir pas seulement leur sommeil » (p. 442)42, puis deux chapitres encore « Des coutumes anciennes » (I, 49), et « De la parcimonie des Anciens » (I, 52). La grandeur, la « vigueur »43 sont plutôt le fait des Anciens, aux yeux de Montaigne. Peut-être cette évolution qui privilégie les Anciens au chapitre de la grandeur s’explique-t-elle du fait que seul le recul permet d’identifier le grand homme, dont il est si difficile de juger. C’est ce que suggère l’analyse, au chapitre I, 44, que fait Montaigne du sommeil de Caton avant son suicide : « La connaissance, que nous avons de la grandeur de courage de cet homme par le reste de sa vie, nous peut faire juger en toute sûreté, que ceci lui partait d’une âme si loin élevée au-dessus de tels accidents, qu’il n’en daignait entrer en cervelle, non plus que  d’accidents ordinaires. En la bataille navale qu’Augustus gagna contre Sextus Pompeius en Sicile, sur le point d’aller au combat, il se trouva pressé d’un si profond sommeil, qu’il fallut que ses amis l’éveillassent, pour donner le signe de la bataille. » (I, 44, p. 487).

Parallèlement à cette évolution, on assiste à l’établissement d’une nouvelle exigence chez l’auteur des Essais. Il admettait d’abord qu’un grand homme pût avoir ses faiblesses : c’était l’exemple d’Alexandre au chapitre I, 1. Il finit par s’intéresser surtout à la « maîtresse forme » d’un grand homme qui lui confère une unité : « Cette même âme de Cæsar, qui se fait voir à ordonner et dresser la bataille de Pharsale, elle se fait aussi voir à dresser des parties oisives et amoureuses. On juge un cheval, non seulement à le voir manier sur une carrière, mais encore à lui voir aller le pas, voire et à le voir en repos à l’étable. Entre les fonctions de l’âme, il en est de basses : Qui ne la voit encore par là, n’achève pas de la connaître. Et à l’aventure la remarque-t-on  mieux où elle va son pas simple. Les vents des passions la prennent plus en ses hautes assiettes, joint qu’elle se couche entière sur chaque matière et s’y exerce entière ; et n’en traite jamais plus d’une à la fois : et la traite non selon elle, mais selon soi »  (I, 50, p. 526).

L’évaluation au for interne

Ainsi, Jean Balsamo a tout à fait raison de dire que Montaigne passe d’une conception purement guerrière à une conception civile de l’humanitas noble44. L’exemple de Stilpon (au chapitre « De la solitude ») nous a montré tout à l’heure un déplacement de l’homme d’action vers l’homme d’entendement. Plus précisément, Montaigne reconnaît non seulement que la grandeur peut être cachée, mais que c’est d’un modèle intérieur que les hommes ont besoin. Les dernières phrases du premier livre sont significatives à cet égard parce qu’elles soulignent à quel point l’appréciation des grands hommes est différente au for interne et au for externe. On est au chapitre « De l’âge » et Montaigne explique : « De toutes les belles actions humaines qui sont venues à ma connaissance, de quelque sorte qu’elles soient, je penserais en avoir plus grande part, à nombrer celles qui ont été produites et aux siècles anciens et au nôtre, avant l’âge de trente ans, qu’après. Oui, en la vie de mêmes hommes souvent. Ne le puis-je pas dire en toute sûreté, de celles de Hannibal et de Scipion son grand adversaire ? La belle moitié de leur vie, ils la vécurent de la gloire acquise en leur jeunesse : grands hommes depuis au prix de tous autres, mais nullement au prix d’eux-mêmes.» (I, 57, p. 562). Seule compte l’évaluation du tribunal intérieur, et de même que la vraie grandeur ne doit rien à la gloire fallacieuse, de même elle peut (ou doit) servir de modèle, comme le dit la fin du chapitre « De la solitude » qui invite à intérioriser le grand homme : « Ce n’est plus ce qu’il vous faut chercher, que le monde parle de vous, mais comme il faut que vous parliez à vous-même : Retirez-vous en vous, mais préparez-vous premièrement de vous y recevoir : ce serait folie de vous fier à vous-même, si vous ne vous savez gouverner. […] présentez-vous toujours en l’imagination Caton, Phocion, et Aristides45, en la présence desquels les fous mêmes cacheraient leurs fautes, et établissez-les contrôleurs [faites-en les censeurs] de toutes vos intentions […]. Voilà le conseil de la vraie et naïve philosophie, non d’une philosophie ostentatrice et parlière, comme est celle des deux premiers. » (I, 39, p. 455). C’est décrire là le processus d’examen qui est celui des Essais (du moins du livre I), confrontant tel ou tel « grand » du moment aux modèles anciens.

Conclusion

Si donc le livre I, dans lequel on a vu un ensemble de « discours politiques et militaires », préfère montrer des hommes d’action, loin de proposer une image univoque du grand homme, il met en question la vaillance ou la magnanimité. Ces interrogations peuvent être dues à la diversité des portraits que Montaigne privilégie au livre I, tandis qu’il s’attachera à approfondir certaines figures dans les deux livres suivants. Mais l’admiration qu’il témoignera à César, Alexandre ou Caton prend sans doute plus de valeur encore du fait qu’elle se construit sur ce questionnement. Plus intéressant peut-être encore, le déplacement progressif d’accent qui passe de l’action à la sagesse, et qui fera de Socrate la figure tutélaire du troisième livre. Ces interrogations lancent également le mouvement de la pensée en quête d’un jugement juste, et d’une réflexion qui refuse les exemples canoniques parce qu’elle se préoccupe du véritable critère de la valeur. Telle est peut-être aussi la raison pour laquelle Montaigne parle moins de grand homme que d’âme pour les personnages qu’il admire vraiment : il évoque l’âme « bien épurée » de Socrate (I, 11, p. 169), « l’âme la plus polie du monde » de Turnèbe (I, 25, p. 304), ou encore d’« aucunes âmes héroïques » au chapitre « Du jeune Caton » (I, 37, p. 430).

Notes de bas de page numériques

1  Voir l’article « Héros » de Jean Balsamo, Dictionnaire de Michel de Montaigne, de Ph. Desan, Champion, 2004, rééd. 2007.

2  Jean Balsamo, « Ma fortune ne m’en a fait voir nul. Montaigne et les grands hommes de son temps », Travaux de littérature (L’écrivain et le grand homme), vol. 18, 2005, pp. 139-155, ici p. 144. Voir également J. Supple, « Vices and Virtue : Montaigne and Alexander », BSAM, 7e série, n° 29-32, juil-déc 1992-janv.-juin 1993, pp. 139-154 ; G.-A. Pérouse, « L’admiration dans les Essais », ibid, pp. 73-83 ; G. Defaux, « Une leçon de scepticisme : Montaigne, le monde et les grands hommes », Modern Language Notes, vol. 116, n° 4, 2001, pp. 644-665 ; J. P. Boon, « Montaigne et ses grands hommes », The French Review, vol. 43, n° 1, oct. 1969, p. 34-41 ; A. Tournon, « De l’éloge à l’essai : le philosophe et les grands hommes », Prose et prosateurs de la Renaissance, SEDES, 1988, pp. 187-194.

3  Daniel Ménager, « La culture héroïque de Montaigne », BSAM, n° 9-10, 1998, pp. 39-52.

4  G.-A. Pérouse, « L’admiration dans les Essais », BSAM, 7e série, n° 29-32, juil-déc 1992-janv.-juin 1993, pp. 73-83.

5  Edition Naya-Reguig-Tarrête, Folio, 2009, tome II. Toutes nos références renverront à cette édition. En dehors de La Boétie, « Les plus notables hommes que j’aie jugés par les apparences externes (car, pour les juger à ma mode, il les faudrait éclairer de plus près), ce ont été, pour le fait de la guerre et suffisance militaire, le Duc de Guise, qui mourut à Orléans, et le feu Maréchal Strozzi. Pour gens suffisants, et de vertu non commune, Olivier et l’Hospital, Chanceliers de France. Il me semble aussi de la Poésie qu’elle a eu sa vogue en notre siècle ». Et Montaigne de citer Bèze, Buchanan, Ronsard et Du Bellay (« Nous avons foison de bons artisans de ce métier-là : Aurat, Beze, Buchanan, l’Hospital, Mont-doré, Turnebus. Quant aux Français, je pense qu’ils l’ont montée au plus haut degré où elle sera jamais; et aux parties en quoi Ronsart et du Bellay excellent, je ne les trouve guère éloignés de la perfection ancienne », II, 17, p. 480-481), auxquels il ajoute Adrien Turnèbe (« Adrianus Turnebus savait plus et savait mieux que ce qu’il savait, que homme qui fut de son siècle, ni loin au-delà », ibid.) et François de la Noue (« Comme aussi la constante bonté, douceur de meurs et facilité consciencieuse de monsieur de la Nouë, en une telle injustice de parts armées, vraie école de trahison, d’inhumanité et de brigandage, où toujours il s’est nourri, grand homme de guerre et très-expérimenté », II, 17, p. 481).

6  Genève, Droz, 1981.

7  « Dionysius le vieil, après des longueurs et difficultés extrêmes, ayant pris la ville de Rège, et en icelle le Capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l’avait si obstinément défendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dit premièrement, comment le jour avant, il avait fait noyer son fils, et tous ceux de sa parenté. À quoi Phyton répondit seulement, qu’ils en étaient d’un jour plus heureux que lui. Après il le fit dépouiller, et saisir à des Bourreaux, et le traîner par la ville, en le fouettant très ignominieusement et cruellement : et en outre le chargeant de félonnes paroles et contumélieuses. Mais il eut le courage toujours constant, sans se perdre. Et, d’un visage ferme, allait au contraire ramentevant à haute voix, l’honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son pays entre les mains d’un tyran : le menaçant d’une prochaine punition des dieux », pp. 123-124.

8  « J’ai vu Adrianus Turnebus, qui n’ayant fait autre profession que de lettres, en laquelle c’était, à mon opinion, le plus grand homme, qui fût il y a mille ans, n’ayant toutefois rien de pédantesque que le port de sa robe, et quelque façon externe, qui pouvait n’être pas civilisée à la courtisane », p. 304.

9  I, 1 ; 6 ; 14 ; 24 ; 44, 50 ; 55.

10  I, 14 ; 20 ; 24 ; 38 ; 47 ; 50.

11  I, 19 ; 38 ; 47 ; 51.

12  I, 19 ; 24 ; 57.

13  I, 19 ; 42.

14  I, 37 ; 39

15  I, 24 ; 44.

16  « Sied-il pas bienà deux consuls Romains, souverains magistrats de la chose publique emperière du monde, d’employer leur loisir, à ordonner et fagoter gentiment une belle missive, pour en tirer la réputation, de bien entendre le langage de leur nourrice ? » (I, 40, p. 456).

17  Discours de la servitude volontaire, texte établi par P. Léonard, Paris, Payot, 1976, p. 129.

18  Pp. 351-355.

19  Dont le chapitre II, 17 dira : « Et le plus grand que j’aie connu au vif, je dis des parties naturelles de l’âme, et le mieux né, c’était Estienne de la Boétie ; c’était vraiment une âme pleine et qui montrait un beau visage à tous sens; une âme à la vieille marque et qui eut produit de grands effets, si sa fortune l’eût voulu, ayant beaucoup ajouté à ce riche naturel par science et étude. », p. 478. 

20  Montaigne l’évoque-t-il mort, ou jeune (« garçon de seize ans, par manière d’exercitation ») afin de lui voler la vedette ? En tout cas, en évoquant La Boétie écrivain, Montaigne ne cesse de revenir lui-même sur son propre discours (l’indicible), ce qui est une forme de narcissisme.

21  95-46 av. J.-C., arrière petit-fils de Caton l’Ancien ou le Censeur, tribun de la plèbe en 63.

22  Dans la Cité de Dieu (I, 23), saint Augustin interprète le suicide de Caton comme un témoignage de pusillanimité plus que de courage, et de faiblesse impatiente de l’adversité (à laquelle il oppose l’exemple de Job) : « […] imbecillioris quam fortioris animi facinus esse, quo demonstraretur […] infirmitas aduersa non sustinens » (voir aussi I, 24, et XIX, 4).

23  De la Constance, De la Colère, De la Providence.

24  Exemple qui se détache en un siècle « si plombé que […] l’imagination même de la vertu en est à dire » (430).

25  La Malignité d’Hérodote, VI, 856A-B, f. 650A.

26  Quand Montaigne analyse le suicide de Caton, il refuse d’y voir l’application purement raisonnable d’un froid principe : en se donnant la mort, Caton n’a pas pu ne pas ressentir « une émotion de plaisir », II, 11, pp. 142-143.

27  P. 189 (« Que le goût des biens et des maux… »). 

28  I, 48, p. 508.

29  « Vices and Virtue : Montaigne and Alexander », BSAM, 7e série, n° 29-32, juil-déc 1992-janv.-juin 1993, pp. 139-154, ici pp. 146-147.

30  Jean Balsamo conclut ainsi que les figures du héros, de l’homme excellent et du grand homme sont en contradiction, « Ma fortune ne m’en a fait voir nul. Montaigne et les grands hommes de son temps », Travaux de littérature (L’écrivain et le grand homme), vol. 18, 2005, pp. 139-155, ici p. 141.

31  André Tournon, « De l’éloge à l’essai ; le philosophe et les grands hommes », Prose et prosateurs de la Renaissance, SEDES, 1988, pp. 187-194, ici p. 193.

32  Même si la royauté ajoute peu au bonheur d’un homme habile et « bien né » (p. 474) : « Comparez (au roi), la tourbe de nos hommes, stupide, basse, servile, instable, et continuellement flottante en l’orage de passions diverses » (p. 471).

33  Le caractère illustre est le fruit de l’opinion, selon André Thevet : voir l’article de D. Ménager sur « la culture héroïque de Montaigne », BSAM, n° 9-10, 1998, pp. 39-52, ici p. 40.

34  Chacun y voit comment la fortune y a bonne part » (I, 24, p. 287), ou encore « rien de noble ne se fait sans hasard » (ibid., p. 289).

35  Sage proche des cyniques et maître de Zénon.

36  Comme si le présent ne pouvait enfanter que des sages, dit D. Ménager, dans « La culture héroïque de Montaigne », BSAM, n° 9-10, 1998, pp. 39-52, ici p. 51.

37  Dans l’article « Héros » du Dictionnaire de Michel de Montaigne, de Ph. Desan, Champion, 2004, rééd. 2007.

38  Discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 159.

39  Voir le cas de Théodore Trivolce en Vénitie (I, 3, p. 134).

40  Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, Classiques Garnier, 2009, p. 44.

41  Dans les chapitres I, 28 et I, 37, les ajouts n’apportent rien à la figure du grand homme. Dans « De l’amitié », Montaigne prolonge sa réflexion sur le caractère incomparable de l’amitié (avec la réflexion sur la licence grecque) et sur le sentiment qui l’attache à La Boétie (« Parce que c’était lui… »). Dans le chapitre I, 37, il s’attarde sur les difficultés à juger de la grandeur et de la vertu.

42  Voir encore le chapitre III, 13, où Montaigne décrit la grande besogne que de savoir dormir, à laquelle savent s’adonner César et Alexandre : « Quand je vois, et Cæsar, et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs humains et corporels, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c’est la roidir ; soumettant par vigueur de courage, à l’usage de la vie ordinaire, ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages, s’ils eussent cru, que c’était là leur ordinaire vacation, cette-ci, l’extraordinaire », p. 468.

43  Ce qui distingue les Anciens, ce ne sont pas tant leurs façons luxueuses que cette « vigueur d’esprit, qui était sans comparaison plus grande en eux qu’en nous ».

44  « Ma fortune ne m’en a fait voir nul. Montaigne et les grands hommes de son temps », Travaux de littérature (L’écrivain et le grand homme), vol. 18, 2005, pp. 139-155, ici p. 140.

45 Dans sa Vie de Phocion, V, Plutarque compare Phocion et Caton. La vertu du premier « n’a pas été si renommée ni si célébrée qu’elle méritait d’être » (I) ; il « […] se montrait […] courtois et humain à tout le monde, jusques à hanter privément avec ceux qui lui étaient adversaires, et les secourir en leurs affaires s’ils venaient à tomber en quelque danger et en quelque adversité » (XV). Quant au jeune Caton, son « défaut de l’austérité », son innocence « ne se trouva pas sortable à mettre en œuvre, ni propre à employer aux affaires, parce que la gravité et perfection de sa vertu était trop disproportionnée à la corruption de ce siècle-là » (IV). Voir aussi la Vie d’Aristide : appelé « le Juste » (XV), Aristide « pourtant suscita et engendra l’envie. » (XVI).

Pour citer cet article

Bénédicte Boudou, « Les Grands Hommes dans le livre I des Essais », paru dans Loxias, Loxias 31., mis en ligne le 11 janvier 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6558.

Auteurs

Bénédicte Boudou

Université d’Amiens