Loxias | Loxias 3 (févr. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (2e partie) |  Doctoriales 

Fanny Brasleret  : 

Résurgence de la figure du bouc émissaire : série policière de Daniel Pennac

Index

Mots-clés : bouc émissaire

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine

Texte intégral

Selon W. H. Auden, l’attrait du roman policier, comme celui de la tragédie grecque, « provient de la dialectique de l’innocence et de la culpabilité »1. À partir du jeu sur les péripéties et reconnaissances défini par Aristote dans La Poétique, le critique met en écho les structures dramaturgique et policière. Il définit ainsi six étapes inhérentes au roman policier : l’état de paix antérieur au meurtre, l’homicide qui rompt cet équilibre, les faux indices et crimes secondaires, la solution, l’arrestation du meurtrier et l’état de paix qui s’ensuit. Par conséquent, le châtiment du coupable apparaît comme la condition sine qua non de la restauration de l’ordre social. Pourtant ce retour de l’harmonie demeure un leurre. En effet, lors de son investigation, l’enquêteur a mis à jour nombre de suspects. Et l’exégète stipule que les suspects « doivent être coupables de quelque chose car maintenant que l’esthétique et l’éthique sont en opposition, s’ils sont totalement innocents [c’est-à-dire obéissant à l’éthique], ils perdent leur intérêt esthétique et le lecteur ne leur prêtera plus attention. »2 Donc, indéniablement, le meurtrier fait fonction de bouc émissaire. Par son sacrifice, les méfaits des autres suspects sont oubliés ; comme si, tel Œdipe, il se chargeait de leurs fautes et les expiait.

De Chester Himes à Jean-Patrick Manchette, les auteurs de romans policiers ont dénoncé l’inscription implicite de la figure du bouc émissaire dans les tablettes du genre. Dans sa série policière, Daniel Pennac3 affine la démonstration : il propose une vulgarisation de l’essai girardien consacré au bouc émissaire4. Dès le premier opus, la référence est explicite : deux citations du Bouc émissaire composent l’exergue5.

À travers la persécution des juifs, celles des sorcières, certains mythes et des extraits des deux Testaments, René Girard dévoile les mécanismes mortifères du fonctionnement social. Prenant l’étude de l’anthropologue pour appui, nous tenterons d’illustrer la résurgence de cette figure « victimaire » dans l’œuvre de Daniel Pennac, à partir de trois axes principaux : la désignation du héros récurrent en tant que bouc émissaire, la professionnalisation de cette fonction et la prégnance de l’image christique.

Le sacrifice d’un bouc chargé des péchés d’Israël lors de la fête hébraïque de l’Expiation, le Yom Kippour est à l’origine du terme « bouc émissaire ». Par extension, le syntagme désigne toute « personne sur laquelle on fait retomber les torts des autres »6. Selon René Girard, « [l]es persécutions qui [relèvent de ce sacrifice] se déroulent de préférence dans des périodes de crise », comme par exemple lorsque sévit une grande famine ou une épidémie de peste7.

Dans le roman policier, le ou les meurtre(s) et autres transgressions déclenchent la crise. Ainsi dans Au Bonheur des Ogres, titre inaugural de la série, des bombes explosent dans le Magasin, engendrant désordre et tensions. Benjamin Malaussène, officiellement directeur du Contrôle Technique, officieusement bouc émissaire du Magasin, est présent sur les lieux des trois premières explosions. Dès lors, les soupçons se concentrent sur lui… La suspicion d’un protagoniste innocent par les investigateurs répond aux impératifs du genre puisque l’enquêteur doit progresser en suivant de fausses pistes. Toutefois, l’innovation « pennacquienne » réside dans la systématisation de la désignation du héros en tant que principal suspect. En fait, cette nomination constitue ce que Umberto Eco nomme « une situation de jeu »8, c’est-à-dire que dans une production sérielle, l’auteur redit inlassablement la même histoire, en s’appuyant sur une structure narrative de base réitérée et dont les éléments sont combinés à l’infini9.

En situation de crise, René Girard observe que les « institutions normales » « [s’]affaiblisse[nt] », ce qui « favorise […] la formation de foules, c’est-à-dire de rassemblements populaires spontanés, susceptibles de se substituer entièrement à des institutions affaiblies ou d’exercer sur celles-ci une pression décisive »10.

La foule se compose autour du « désir mimétique ». Ce concept est la clef de voûte des recherches girardiennes11. Pour le critique, l’homme n’est jamais à la source de son propre désir, lequel dépend d’un tiers, d’un médiateur, constitué à la fois comme modèle et comme rival. En ce qui concerne la foule, ce désir induit un fort sentiment d’appartenance à un groupe et une indifférenciation entre ses membres.

Dans Au Bonheur des Ogres, deux épisodes montrent cette unicité de la foule12. Durant l’assemblée syndicale qui se tient au Magasin, le corps social se rassemble face à l’adversité. « Chacun hurle sa trouille, sa rage, ou tout simplement son opinion. »13 L’exégète stipule que « [l]a foule par définition, cherche l’action mais ne peut agir sur les causes naturelles. Elle cherche donc une cause accessible et qui assouvisse son appétit de violence. Les membres de la foule sont des persécuteurs en puissance car ils rêvent de purger la communauté des éléments impurs qui la corrompent, des traîtres qui la subvertissent. »14 Si bien qu’une « foule désordonnée […] se polarise peu à peu contre une victime et finit par se ruer contre elle. »15

En d’autres termes, le groupe désigne un bouc émissaire, homme ou animal16 qu’il substitue à la cause naturelle de la crise. Ainsi dans le premier opus de la saga consacrée à Benjamin, bien qu’innocenté par les institutions policières, le héros est néanmoins désigné par ses collègues comme le responsable de la pose des bombes. Lors de la réunion, le délégué C.G.T. du Magasin, en apostrophant Benjamin, le présente, au vu et au su de tous, comme le criminel potentiel. Le processus mimétique s’enclenche sans attendre ; tous les regards convergent vers le héros : « Quantité de têtes se sont déjà retournées vers moi. Suffisamment pour que je me sente vraiment seul. »17 Cette interpellation publique conduit à l’agression physique de l’individu par plusieurs de ses collègues18.

En apparence aléatoire, le choix d’un bouc émissaire suit en fait « des traits universels de sélection victimaire. »19 « Les minorités ethniques et religieuses tendent à polariser contre elles les majorités. »20 Ce peut être l’étranger, le nouveau venu comme Œdipe. Coïncidence qui n’en est pas une, la victime n’a pris ses fonctions au Magasin que depuis « [q]uatre mois »…21

« La maladie, la folie, les difformités génétiques, les mutilations accidentelles et même les infirmités en général tendent [également] à polariser les persécuteurs. »22

Dans Monsieur Malaussène, quatrième volume de la série, l’anormalité physique de Benjamin prévaut dans sa désignation en tant que bouc émissaire. En effet, grièvement blessé, le héros doit son salut à une miraculeuse quadruple greffe réalisée grâce aux organes de son assassin23. L’absence de rejet à la suite de cette opération n’est possible que dans le cas de vrais jumeaux. Or dans de nombreuses sociétés primitives, les jumeaux, incarnation de la non-différence, sont considérés comme monstrueux. Le thème des frères ennemis est également fondé sur l’indifférenciation qui engendre la violence24. Dès lors, Benjamin miraculé et jumeau, s’apparente d’autant plus au monstre qu’il allie en un seul être les frères maudits Abel et Caïn. Pour valider l’hypothèse selon laquelle Benjamin doit nécessairement épouser les pulsions meurtrières de son donneur, un pseudo-scientifique n’hésite pas à lui tendre un piège, qui conduit à l’arrestation du héros pour un triple homicide…

Donc au paroxysme de la crise mimétique, c’est-à-dire lorsque les désirs tendent vers l’indifférencié, le bouc émissaire divise le corps social puisqu’il devient l’objet des désirs de chacun. Dans un second temps, il joue un rôle d’unificateur. En effet, par son sacrifice, il permet l’assouvissement de la violence collective. Il transforme ainsi la force destructrice de la rivalité mimétique en une force constructrice, celle de la mimésis sacrificielle. Entendu que « [l]es boucs émissaires ne guérissent, certes, ni les vraies épidémies, ni les sécheresses, ni les inondations. Mais [que] la dimension principale de toute crise, […] c’est la façon dont elle affecte les rapports humains. »25

De nombreux auteurs de « noir » ont mis en exergue l’inhumanité des relations au cœur de l’entreprise – en particulier Pascale Fonteneau dans La Puissance du désordre26 et Anne Matalon dans le Petit Abécédaire des entreprises malheureuses27. Daniel Pennac accentue le trait en professionnalisant le rôle de bouc émissaire. Ainsi dans le 1er opus, le futur bouc émissaire dévoile ce que dissimule son activité au sein du Magasin :

la fonction dite de Contrôle Technique est absolument fictive. Je ne contrôle rien du tout, car rien n’est contrôlable […] à moins de multiplier par dix les effectifs des contrôleurs. Or donc, lorsqu’un client se pointe avec une plainte, je suis appelé au bureau des Réclamations où je reçois une engueulade absolument terrifiante. Mon boulot consiste à subir cette tornade d’humiliations, avec un air si contrit, si paumé, si profondément désespéré, qu’en règle générale le client retire sa plainte pour ne pas avoir mon suicide sur la conscience, et que tout se termine à l’amiable, avec le minimum de casse pour le Magasin […] Bouc Emissaire…28

En ce qui concerne la création de ce singulier métier, le romancier se réfère implicitement à l’exégèse de deux épisodes bibliques par René Girard, extraits illustrant le détournement de la fonction sacrificielle du bouc émissaire. En effet, le critique commente l’histoire du démoniaque gérasien29. Jésus expulse du corps d’un homme les esprits malins qui avaient pris possession de lui. L’homme en question « se taillada[it] avec des cailloux », en d’autres termes, il « s’autolapida[it] »30. Par ce comportement, « le possédé dit à ses concitoyens : "Vous n’avez pas besoin, voyez-vous, de me traiter comme vous désirez le faire, vous n’avez pas besoin de me lapider ; je me charge moi-même d’exécuter votre sentence. La punition que je m’inflige dépasse en horreur tout ce que vous rêvez de m’infliger". »31

Le personnage romanesque agit d’une façon similaire, comme en atteste son « avis à tous les apprentis boucs émissaires » : « un bon bouc doit aller au devant de l’engueulade, bastonner sa coulpe avant même d’être accusé, c’est un principe de base. Se pointer avant le peloton, toujours, et lever sur lui une frime à faire enrayer les fusils. »32 Représentant des Éditions du Talion, il adopte exactement cette conduite face à un auteur à qui il doit annoncer un retard de publication. Afin de susciter sa pitié, il avoue d’abord : « c’est ma faute, oui, ma faute à moi tout seul, je suis impardonnable, mais néanmoins soutien de famille… »33 avant d’aller au devant des coups en les réclamant : « Oui, oui, vous avez raison de m’enfoncer, je n’ai jamais rien valu, cognez plus fort, c’est ça, là où ça fait le plus mal, […] oui, oui, encore ! »34

René Girard analyse également le reniement de Pierre. Lors de l’arrestation du Christ, face à la menace, le saint se parjure :

Comme Pierre était en bas dans la cour, arrive une des servantes du Grand Prêtre. Voyant Pierre qui se chauffait, elle le dévisagea et dit : « Toi aussi, tu étais avec le Nazarénien Jésus. » Mais lui nia en disant : « Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que tu dis. » Puis il se retira dehors vers le vestibule et un coq chanta. La servante, l’ayant vu, recommença à dire aux assistants : « Celui-là en est ! » Mais de nouveau il niait. Peu après, à leur tour, les assistants disaient à Pierre : « Vraiment tu en es ; et d’ailleurs tu es Galiléen. » Mais il se mit à jurer avec force imprécations : « Je ne connais pas cet homme dont vous parlez. »35

Par cette trahison, Pierre, impuissant face au nombre, « cherche donc à se concilier ses ennemis en faisant alliance avec eux contre Jésus, en traitant Jésus, à leur intention et devant eux, exactement comme ils le traitent eux-mêmes. »36 Car « [l]e meilleur moyen de se faire des amis, dans un univers inamical, c’est d’épouser les inimités, c’est d’adopter les ennemis des autres ». Ce qu’on dit à d’autres, dans ces cas-là, ne varie jamais beaucoup : « Nous sommes tous du même clan, nous ne formons plus qu’un seul et même groupe puisque nous avons le même bouc émissaire. »37

Aux Éditions du Talion, chargé de recevoir les auteurs refusés, Benjamin opère de la même manière. À sa propre responsabilité, il substitue celle de l’éditeur, soulignant l’iniquité des choix dont lui-même est victime. Il explicite ainsi sa méthode dont l’application modifie les rapports « victimaires » :

J’ai transformé [l’auteur refusé] en critique littéraire. Je lui ai refilé un manuscrit non réclamé en lui disant qu’il était de moi. Je lui ai demandé son avis, des conseils… J’ai renversé la vapeur. (Mon truc favori, en fait.) Et c’était moi qui recevais des lettres d’encouragement de la part des auteurs dont je refusais les romans : « Il y a bien de la sensibilité dans ces pages, monsieur Malaussène. Vous y arriverez un jour, faites comme moi, persévérez, l’écriture est une longue patience… » 38

L’exégète stipule que « l’épreuve de nombreux rites d’initiation consiste en un acte de violence, la mise à mort d’un animal, parfois aussi celle d'un homme perçu comme l’adversaire du groupe dans son ensemble. Pour conquérir l’appartenance, il faut transformer cet adversaire en victime. Pierre recourt aux serments, c’est-à-dire à des formules religieuses, pour donner à son reniement de la force initiatique auprès des persécuteurs. »39

Pareillement, à la colère d’un romancier en herbe qui saccage son bureau, Benjamin répond par la réitération du rite expiatoire : « Je me suis levé. J’ai saisi à pleines mains le plateau de café […] et j’ai balancé le tout dans la bibliothèque vitrée où les plus belles reliures [sont exposées]. »40 Par ce geste, le héros « communique » dans le langage de son agresseur, c’est-à-dire par la violence, et s’attaque au même objet, les livres, symboles de la réussite littéraire41. Donc dans le cadre de ses fonctions, Benjamin parvient à détourner le processus « victimaire ».

Dans l’Histoire de notre civilisation, le sacrifice du Jésus est crucial puisque « [l]es hommes n’ont appris à identifier leurs victimes innocentes qu’en les mettant à la place du Christ. »42 Dans les textes antérieurs écrits par les persécuteurs, la culpabilité des victimes n’était jamais mise en doute. En acceptant de porter les fautes de l’humanité et de les expier par leur sacrifice, le saint, et à un degré supérieur encore, le Christ personnifient le bouc émissaire en puissance. Selon René Girard, « le saint, […] protecteur parce que pestiféré, sacralisé par conséquent au double sens primitif de maudit et de béni, […] protège en tant qu’il monopolise le fléau, à la limite qu’il l’incarne. »43

Or, à maintes reprises, les protagonistes de la série qualifient Benjamin de « saint ». Par exemple, l’un d’eux déclare : « En vous chargeant des fautes de tous, en prenant sur vos épaules tous les péchés du Commerce, c’est en saint que vous vous comportez, voire en Christ !… »44

Outre cette désignation récurrente, Daniel Pennac établit un réseau d’échos entre l’existence du Christ et celle de son héros, si bien que Benjamin apparaît comme la résurgence de la figure messianique. Né de père inconnu et d’une mère comparée à la Vierge, Benjamin a sensiblement l’âge du Christ lorsqu’il entreprend son pèlerinage45.

Comme dans le cas de Jésus46, des guérisons extraordinaires jalonnent le parcours de Benjamin. En la personne du docteur Marty, le corps médical souligne le caractère merveilleux des rétablissements des proches du héros : « Soyez gentil, Malaussène, quand j’aurai besoin d’un authentique miracle à l’hôpital, envoyez-moi quelqu’un de chez vous ! »47

Jésus fut arrêté48, condamné49 et crucifié50. Pareillement, dans Monsieur Malaussène, soupçonné d’un triple meurtre, Benjamin est arrêté par la police et incarcéré pour une période de trois mois. Or indubitablement, ce qui lie la figure christique et Benjamin, c’est leur parfaite innocence. Ainsi le commissaire Coudrier explique à son successeur : « Il faudra vous y faire, mon pauvre, ce Malaussène est d’une innocence déprimante. »

Autre point de convergence : leur résurrection51. Après un profond coma, Benjamin revient miraculeusement à la vie. Qui plus est, le rescapé prône des valeurs fondamentalement chrétiennes telles que l’amour de son prochain. Dans un monologue intérieur, il avoue son incapacité à haïr qui que ce soit :

Moi, Benjamin Malaussène, je voudrais […] qu’on m’apprenne le mépris, ou la bonne grosse haine bestiale, celle qui massacre les yeux fermés […]. Je voudrais être de ceux qui réclament le rétablissement de la peine de mort et que l’exécution soit publique […] ; je voudrais appartenir à la vraie famille innombrable et bien soudée, de tous ceux qui souhaitent le châtiment […]. Je voudrais appartenir à la grande, belle Âme Humaine, celle qui croit dur comme fer à l’exemplarité de la peine, celle qui sait où sont les bons, où sont les méchants, je voudrais être l’heureux proprio d’une conviction intime, […] comme ça simplifierait ma vie ! 52

Sa réaction face à ses collègues-agresseurs illustre brillamment ces propos : non content de leur pardonner, il refuse de porter plainte53, et se sent coupable d’avoir répondu à leurs coups. Aussi soliloque-t-il en ces termes : « Je regrette. […] Sincèrement, je regrette. […] Dorénavant je t’appellerai l’autre joue. »54

Benjamin souffre avec l’autre, voire à la place de l’autre. Pour la Reine Zabo, éditrice, il a « un vice rare : [il] compati[t]. »55 La dimension sacrificielle du héros demeure évidente dans le cadre de sa profession. Cependant, il ne faut pas omettre que Benjamin se dévoue avant tout pour les siens. S’il a accepté son premier emploi de bouc émissaire au Magasin, c’est parce que « [s]a mère est une fugueuse et que le chômage ne sied pas au tuteur d’une famille nombreuse. »56

D’ailleurs dans le premier opus, il est narré que les poseurs de bombes, membres d’une secte satanique, ont choisi Benjamin comme témoin privilégié de leurs méfaits parce qu’il incarne « le bien intégral »57. Comme l’explicite le commissaire Coudrier, « [c]ompromettre un saint authentique, le convaincre d’assassinat, le désigner comme coupable à la vindicte publique, c’était une jolie tentation pour ces vieux diablotins. »58 Victime des instances policières, de ses collègues, des clients et des auteurs insatisfaits, des différents criminels, pour Benjamin, bouc émissaire, plus qu’un métier, « c’est un état… »59

Et si Daniel Pennac propose une transposition de l’essai girardien dans sa série policière, c’est certes pour préciser un concept inhérent au genre. Cette vulgarisation favorise la création d’une figure qui répond avec exactitude aux impératifs d’une production sérielle. Car par souci d’identification au lecteur, le héros récurrent doit être duel. Ainsi Superman est-il Clark Kent, un journaliste qui « incarne le lecteur moyen type »60. De même, Benjamin Malaussène personnifie à la fois l’homme ordinaire et l’archétype de la victime.

Gageons que cette projection romanesque des travaux de l’anthropologue s’inscrit pleinement dans le programme pédagogique du romancier. Professeur de Français, Daniel Pennac souhaite divertir et éduquer le lecteur. L’intertextualité omniprésente dans sa série en atteste : le romancier accompagne son lecteur sur la voie de la découverte de la littérature, du cinéma, etc.

Dès lors, en permettant à un lectorat plus vaste, en l’occurrence celui du roman policier, de déchiffrer les mécanismes sociaux mortifères et de prendre conscience de l’innocence des victimes de la violence collective, Daniel Pennac prolonge en quelque sorte l’œuvre girardienne.

Notes de bas de page numériques

1  W. H. Auden, « Le Presbytère coupable, remarques sur le roman policier par un drogué », Autopsies du roman policier, Paris, Union Générale d’Éditions, 1983.

2  W. H. Auden, « Le Presbytère coupable, remarques sur le roman policier par un drogué », Autopsies du roman policier, Paris, Union Générale d’Éditions, 1983.

3  La série de Daniel Pennac comprend : Au Bonheur des Ogres (coll. « Série Noire », n°2004, Paris, éd. Gallimard, 1985), La Fée Carabine (coll. « Série Noire », n° 2085, Paris, éd. Gallimard, 1987), La Petite Marchande de prose (Paris, éd. Gallimard, 1989), Monsieur Malaussène (Paris, éd. Gallimard, 1995) et Les Fruits de la passion (Paris, éd. Gallimard, 2000). Nous ne nous référerons cependant pas au dernier tome. Précisons qu’à l’exception du 4e volume, nous emprunterons nos citations à la réédition des œuvres dans la collection « Folio ».

4  René Girard, Le Bouc émissaire, Paris, éd. Grasset et Fasquelle, 1986, Le Livre de poche, coll. « Biblio essais ». Cet essai s’inscrit dans la continuation des travaux entrepris dans La Violence et le sacré (Paris, éd. Grasset, 1972) et dans Des Choses cachées depuis la fondation du monde (Paris, éd. Grasset, 1978)

5  Les deux citations sont : « Pour attirer le petit Dionysos dans leur cercle, les Titans agitent des espèces de hochets. Séduit par ces objets brillants, l’enfant s’avance vers eux et le cercle monstrueux se referme sur lui. Tous ensemble, les Titans assassinent Dionysos ; après quoi ils le font cuire et ils le dévorent. » « … les fidèles espèrent qu’il suffira au saint d’être là […] pour qu’il soit frappé à leur place. »

6  Définition du Robert.

7  René Girard, Le Bouc émissaire, op. cit., p. 21.

8  Umberto Eco, « Les structures narratives chez Fleming », De Superman au surhomme, Paris, éd. Grasset et Fasquelle, 1993.

9  Voici les 7 situations clefs de la saga consacrée à Benjamin : 1. Un premier délit survient, 2. Les transgressions se démultiplient, 3. Benjamin, pourtant innocent, est suspecté, 4. Benjamin est atteint (arrêté, agressé ou grièvement blessé), 5. Un ou plusieurs indice(s) relance(nt) l’enquête, 6. Le ou les coupable(s) est/sont démasqué(s) et arrêté(s) ou tué(s), 7. Benjamin a fait office de bouc émissaire au(x) criminel(s).

10  René Girard, Le Bouc émissaire, op. cit., p. 21.

11  Sur le désir mimétique, cf. du même auteur, Mensonge romantique et vérité romanesque (Paris, éd. Grasset, 1961) et Shakespeare, les feux de l’envie, (Paris, éd. Grasset, 1990).

12  Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, chap. 5 et 13.

13 Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, p. 82.

14  René Girard, Le Bouc émissaire, op. cit., p. 26.

15 René Girard, Le Bouc émissaire, op. cit., p. 85.

16  Dans La Violence et le sacré, René Girard remarque qu’« il n’y a, à vrai dire, aucune différence essentielle entre le sacrifice humain et le sacrifice animal. Dans bien des cas, en vérité, ils sont eux-mêmes substituables l’un à l’autre. » (p. 22, coll. « Pluriel », Paris, éd. Hachette Littérature, 1998)

17  Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, p. 82.

18  Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, chap. 21.

19  René Girard, Le Bouc émissaire, op. cit. p. 29.

20 René Girard, Le Bouc émissaire, op. cit. p. 29.

21  Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, p. 32.

22  René Girard, Le Bouc émissaire, op. cit., p. 29.

23  Daniel Pennac, La Petite Marchande de prose, chap. 49.

24  René Girard, « La crise sacrificielle », La Violence et le sacré, pp. 63-104.

25  René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., p. 67.

26  Pascale Fonteneau, La Puissance du désordre, Paris, éd. Gallimard, 1999, coll. « Folio policier », n°124.

27  Anne Matalon, Petit Abécédaire des entreprises malheureuses, coll. « Canaille/Revolver », Paris, éd. Baleine, 1996.

28  Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, p.80.

29  L’Évangile selon Saint Marc, 5, 1-20.

30  René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., p. 250. NB : pour le terme d’« autolapidation », l’exégète se réfère à Analyse structurale et exégèse biblique de Jean Starobinski.

31  René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., p. 251.

32  Daniel Pennac, La Fée Carabine, p. 267.

33  Daniel Pennac, La Fée Carabine, pp. 267-268.

34  Daniel Pennac, La Fée Carabine, p. 268.

35  L’Évangile selon saint Marc, 14, 66-72.

36  René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., pp. 228-229.

37  René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., p. 229.

38  Daniel Pennac, La Petite Marchande de prose, op. cit., p. 27.

39  René Girard, La Violence et le sacré,op. cit., p. 231.

40  Daniel Pennac, La Petite Marchande de prose, op. cit p. 17.

41 Daniel Pennac, La Petite Marchande de prose,op. cit p. 18.

42  René Girard, La Violence et le sacré,op. cit., p. 297

43 René Girard, La Violence et le sacré,op. cit., p. 92.

44  Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, p. 252.

45  Tout au long de l’œuvre, la mère de Benjamin est qualifiée d’« apparition », d’« icône », de « vierge perpétuelle », etc.

46  Dans La Bible, les récits de guérisons extraordinaires pullulent. Ces miracles peuvent être l’œuvre du Christ (Évangile selon saint Marc, 1, 29-31 guérison de la belle-mère de Simon ; 32-34 guérisons multiples ; 40-45 guérison d’un lépreux ; 2, 1-12 guérison d’un paralytique ; 3, 1-6 guérison d’un homme à la main sèche ; 5, 1-20 le démoniaque gérasénien ; 21-43 guérison d’une hémorroïsse et résurrection de la fille de Jaïre ; 6, 53-53 guérisons au pays de Gennésaret ; 7, 24-30 guérison de la fille d’une Syrophénicienne ; 31-37 guérison d’un bègue ; 9, 14-29 le démoniaque épileptique ; 10, 46-52 l’aveugle à la sortie de Jéricho ; etc.) ou de ses apôtres (Les Actes des apôtres, 3, 1-10 guérison d’un impotent par Pierre ; 9, 32-35 Pierre guérit un paralytique à Lydda ; 36-43 Pierre ressuscite une femme à Joppé ; 14, 8-18 guérison d’un impotent par Paul ; 20, 7-12 à Troas ; Paul ressuscite un mort, etc.)

47  Daniel Pennac, La Fée Carabine, p. 280.

48  L’Évangile selon saint Marc, 14, 43-52.

49  L’Évangile selon saint Marc, 15, 1-15

50  L’Évangile selon saint Marc, 15, 23-28

51  Résurrection du Christ : L’Évangile selon saint Marc, 16, 9-20. Celle de Benjamin : La Petite Marchande de prose, chap. 49.

52  Daniel Pennac, La Fée Carabine, pp. 215-216.

53  Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, p. 152.

54  Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, p. 174.

55  Daniel Pennac, La Petite Marchande de prose, p. 29.

56  Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, p. 101.

57 Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, p. 253.

58 Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, p. 283.

59 Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, p. 269.

60 Umberto Eco, « Les structures narratives chez Fleming », De Superman au surhomme,op. cit., p. 133.

Pour citer cet article

Fanny Brasleret, « Résurgence de la figure du bouc émissaire : série policière de Daniel Pennac », paru dans Loxias, Loxias 3 (févr. 2004), mis en ligne le 10 janvier 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6553.

Auteurs

Fanny Brasleret

Doctorante Université de Nice-Sophia Antipolis