Loxias | Loxias 31. Autour des programmes de concours 2011 (agrégation, CPGE) | I. Agrégation de Lettres et d'Anglais, CPGE Lettres |  Montaigne: livre I des Essais 

Michel Prieur  : 

Les « plaisirs de la vie » dans le livre I des Essais

Texte intégral

1Il n’est pas de commentateur de Montaigne qui ne le considère, sinon comme un hédoniste, du moins comme intégrant l’hédonisme dans sa conception de la vie humaine. Certains le prennent pour un épicurien authentique, même s’il relève de l’épicurisme propre à la Renaissance1 ; d’autres, tout en admettant sa redevance à Épicure, estiment que « son esprit n’est pas celui d’Épicure car il y a chez lui un côté dionysiaque – notion nietzschéenne – qui n’est pas dans l’épicurisme »2. Pour définir la fonction du plaisir chez Montaigne, la plupart des commentateurs s’appuient de préférence sur le livre III des Essais3, quelquefois sur le livre II, rarement sur le livre I où pourtant Montaigne fait valoir les ressorts et les modalités du plaisir4. Ne serait-ce que parce que c’est en ce livre I qu’il affirme, il est vrai dans une addition manuscrite, que « le plaisir est notre but »5 il conviendrait de lui prêter attention, non pour élargir, par souci de complétude, l’assiette habituelle de référence mais pour percevoir la mise à l’épreuve par Montaigne des diverses expériences humaines cherchant à obtenir « quelque suprême plaisir »6 ou encore les « dernières limites du plaisir »7. Retenons au passage que Montaigne, au mot volupté dit préférer le mot plaisir, « plus favorable, plus doux et naturel »8, mais que volupté se rencontre aussi fréquemment que plaisir, que leur sens est synonyme et que chacun s’emploie aussi bien au singulier qu’au pluriel9. Au plaisir en général, abstraction peu instructive, Montaigne substitue parfois un pluriel (plaisirs, voluptés) expressif de la diversité, de la variété, de la différence, de la discontinuité, de la diaprure qui correspondent mieux à la condition humaine que les catégories de la répétition et de l’uniformité. Or, au chapitre 39 du livre I le mot plaisirs entre dans une expression qui peut sembler banale et ne concerner qu’une façon de parler d’une expérience familière que chacun comprend facilement, mais dont le contexte montre qu’elle est riche de significations plaçant la pensée montaignienne du plaisir devant l’enjeu d’une sagesse menacée par le risque, toujours proche, d’une folie aux aguets : c’est l’expression plaisirs de la vie.

2C’est à sonder le contenu et les implications de cette expression et à détecter ses harmoniques que nous nous attacherons ici.

3La question préalable qui se pose est de savoir ce que Montaigne entend par vie, même s’il ne le fait qu’incidemment, au livre III de surcroît, et brièvement. Mais pour instruire l’élucidation de cet indispensable discernement sémantique, il faut rappeler que la familiarité de Montaigne avec les anciens, l’usage habituel qu’il fait de leurs catégories et de leurs perspectives pour donner matière au jugement, font que, par l’histoire des idées et de la philosophie, la notion de vie qu’il recueille, assimile et utilise, lui parvient dans un tel état de saturation sémantique qu’elle lui semble aller de soi, à force d’avoir fait l’objet d’un emploi apparemment satisfaisant pour les employeurs : Platon (avec le Philèbe), Aristote, qu’il connaîtrait mal10, Epicure et Lucrèce (qu’il cite si souvent, à propos de la vie justement), Sénèque qu’il pratique avec pénétration jusqu’à ses dernières années, Plutarque enfin, l’auteur favori, sans parler de la Bible et des Pères, tous ces philosophes et écrivains qui ont nourri l’esprit de Montaigne, ont pu réunir en sa mémoire culturelle un épais florilège des idées de vie. Pourtant, à l’exception d’Aristote, les philosophes ont davantage employé le mot qu’élucidé le concept qu’il pourrait véhiculer. Aristote distingue entre la zoè et le bios, entre d’une part la vie elle-même (l’auto to zen), le fait d’être en vie et de vivre donc, et d’autre part la vie comme mode, la vie menée de telle façon (vie active, vie vertueuse, etc…)11. À propos de zoè, il écrit dans le Protreptique, de « ceux à qui le fait même de vivre (auto to zen) est agréable, qu’ils jouissent du plaisir qui vient de la vie (« Kairousi ten apo zoès hédonen »)12: nous sommes déjà dans Montaigne ; l’expression plaisirs de la vie est selon sa provenance et son concept d’esprit et de langage (au pluriel près) aristotéliciens. Quant au pluriel, ne se réfère-t-il pas aux modes de vie signifiables par le mot bios et qui ouvriraient, dans l’esprit de Montaigne, un espace du plaisir compris entre le plaisir gaillard et charnu et le plaisir « léger » et « aéré », véritable plaisir spirituel et « jouissance de l’âme ». Il convient pourtant de déterminer comment, sur cette ressource sémantique historique, Montaigne conçoit et construit la notion de vie qu’il utilise à son tour.

4Proposons une division de départ entre la nature ou l’essence de la vie et le lieu de la vie. Sur ce deuxième élément le livre I est explicite, au chapitre 39 précisément : il y a « cette vie nôtre13 » et « l’autre vie », du moins « une autre vie14 ». Quant à la nature de la vie, Montaigne ne la définira qu’au livre III, dans une phrase laconique mais aux résonances profondes :

La vie est un mouvement matériel et corporel, action imparfaite de sa propre essence, et déréglée15.

5Il faut donc comprendre qu’il y a pour Montaigne, comme le pensait Aristote dans l’Ethique à Nicomaque X une essence de la vie comme activité parfaite (energeia)16, mais tandis que pour Aristote l’activité trouve son achèvement en elle-même pour Montaigne, c’est dans l’imperfection du mouvement corporel qu’elle s’exerce, c’est-à-dire dans le dérèglement par rapport à la règle que constituerait l’acte pur, non soumis au changement, au temps, à la dispersion, à l’agitation. Sans doute le chapitre 13 du livre III semblera retrouver l’essence de la vie dans l’achèvement de l’activité qui se suffit à elle-même « quand je danse, je danse, quand je dors, je dors » ; et Montaigne d’ajouter « c’est injustice de corrompre ses règles17 », comme si le hiatus réapparaissait entre la vie et son essence, le mouvement et les règles. Mais au lieu que pour Aristote le plaisir parachève l’activité18 et n’est pas asservi au mouvement qui, comme tel, est inachevé et imparfait, pour Montaigne c’est du mouvement de la vie, même comme action imparfaite, que naît le plaisir. Effaçons donc la dichotomie de la première approche que nous proposions ci-dessus et nous pourrons apercevoir que le mouvement matériel et déréglé de la vie, c’est « cette vie nôtre » et que par suite « l’autre vie » est celle où vivre n’est autre que l’essence même de la vie, activité parfaite. Mais comme cette vie-ci est celle de l’âme aussi bien que du corps, nous jouissons certes et d’abord des plaisirs du corps, du moins si nous avons « l’âme commune » mais aussi nous connaissons la « jouissance des âmes » quand l’imagination l’excite et l’entretient en raison de sa « faiblesse » par rapport au « plaisir solide, charnu et moelleux comme la santé19 », ou à « celui de la génération en son point le plus excessif20 » car la jouissance et la possession appartiennent principalement à l’imagination.21

6Le tableau ci-dessous présente la topique de la vie entre son essence et sa corporalité matérielle, et les catégories de son séjour.

essence de la vie

activité parfaite

l’autre vie

plaisir éternel = béatitude

vie en mouvement

action imparfaite

cette vie nôtre

Âme : plaisirs spirituels légers, aérés

Corps : plaisirs solides, charnus (génération, santé).

7Selon ce tableau, on peut se demander si les plaisirs spirituels, bien qu’issus de cette vie-ci sont plus proches de la béatitude de L’autre vie. Montaigne donnera seulement à la fin du Livre III sa préférence à la volupté de l’esprit, « comme ayant plus de force, de constance, de variété, de dignité22 »que celle du corps. Mais on peut considérer qu’il prépare la réponse – négative – à cette question, au livre I, avec la notion de volupté délicate qui transgresse les divisions d’une topique que ce livre, du coup, du moins par une interpolation audacieuse du chapitre 39 dont la thèse est inédite et sans reprise dans les Essais, fera apparaître comme provisoire.

8C’est pourquoi nous pensons pouvoir montrer que lorsque Montaigne conclut au livre III qu’il aime la vie23, ce n’est qu’avec le Livre I que nous pourrons mesurer l’ampleur, la profondeur, l’audace et l’enjeu de cet amour.

9Nous voici donc à même, mesurant structure et enjeux de la vie et sa puissance de plaisirs, d’exploiter la mine thématique des plaisirs de la vie. L’examen conduira, à travers le chapitre 39 et le chapitre 33 avec lequel il se trouve, pour notre propos en relation dialectique, à faire ressortir trois types d’hédonisme : un hédonisme de nécessité, par stratégie de la puissance vitale : il définirait une vie de plaisirs ; un hédonisme d’imbécillité, par recherche de l’anéantissement; il définirait les plaisirs sans la vie ; un hédonisme supérieur, par expérimentation anticipée de la béatitude éternelle : il définirait une vie-plaisir ou si l’on veut le plaisir comme vie.

101. L’hédonisme de nécessité est celui que le temps, qui menace le mouvement matériel du corps, nous force à nous constituer :

Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes l’usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poingts les uns après les autres et [ajoutait Montaigne dans les premières éditions mais qu’il a supprimé par la suite comme par scrupule de tempérance] les allonger de toute notre puissance24.

11Une ligne plus haut Montaigne distinguait entre l’appétit et l’usage : l’appétit reste indemne comme inhérent à la vie ; il s’instruit et s’aiguise par la fantaisie (l’imagination)  l’usage est soumis aux assauts du temps sur le corps. Or le temps procède par dépossession, à l’arraché, successivement, mais inexorablement. À cette violence du temps, Montaigne oppose la puissance de l’appétit : d’où cette image d’animal prédateur et vorace, d’où la dépense acharnée de l’activité vitale et l’exaltation farouche de la possession. Est-ce sagesse ? Montaigne se garde bien de qualifier de sage une telle vie de plaisirs : mais c’est du moins une vie nécessaire : nous vivons pour vivre et pas pour attendre la mort ; jouir provient du fait que nous vivons, parce que vivre c’est jouir. L’usage des plaisirs de la vie est la condition commune ; seule la vigilance devant la puissance destructrice du temps appelle la voracité, laquelle exprime le sursaut de la vie, sa revanche sur la menace d’anéantissement et de réduction mutilante de l’usage à l’appétit.25

122. Le chapitre 33 semble offrir une alternative : plutôt que d’aiguiser ses dents et griffes sur le temps, ne conviendrait-il pas de penser que ce n’est pas dans le temps de cette vie que nous disposons souverainement des plaisirs, mais dans l’immortalité de l’autre vie où nous pourrions connaître « la béatitude éternelle et céleste » ? Dès lors, il suffirait de se détacher de cette vie et plus encore, de « rompre » avec elle. Montaigne nous offre une page cruelle d’ironie26 à propos de ceux « de nos gens » – entendons les chrétiens – qui reprenant les conseils d’Épicure et de Sénèque de quitter la vie dès lors qu’il y aurait « plus de mal à vivre que de bien », croient habile de la quitter pour jouir d’un plaisir et d’un contentement absolus dans l’éternité. C’est Saint Hilaire de Poitiers qui, ayant invité sa fille à mourir pour qu’elle puisse « se joindre toute à Dieu », non sans avoir perdu auparavant « l’appétit et l’usage des plaisirs mondains », donne à Montaigne matière à sarcasme. Hilaire prie Dieu d’ôter sa fille de ce monde, et est exaucé, pis, sa femme, comprenant « combien elle avait plus d’heur d’être délogée de ce monde que d’y être, pris une si vive appréhension de la béatitude éternelle et céleste qu’elle sollicita son mari avec extrême instance d’en faire autant pour elle. Et Dieu, ajoute Montaigne, « à leurs prières communes l’ayant retirée à soi bientôt après, ce fut une mort embrassée avec contentement commun27. »

13Le lecteur moderne est invité à comprendre l’anecdote comme un témoignage avéré d’une pulsion de mort, dont Freud a formé le concept. Mais si cette interprétation est plausible, elle reste courte parce que si pour Freud le concept de pulsion de mort s’applique « au-delà du principe de plaisir », comme une pulsion indépendante de ce principe fondamental, pour Saint Hilaire, du moins à s’en tenir à la justification qu’il en donne, il ne s’agit de rien d’autre que de l’extension de ce principe lui permettant d’échanger, par la mort, des plaisirs fugaces contre un plaisir total et éternel. Pour donner à cette volonté de faire mourir une fille « en la fleur de l’âge » et de susciter chez l’épouse et pour elle-même un tel désir, un motif avouable (la psychanalyse pouvant mettre à jour des instincts troubles, névrotiques et pervers), il conviendrait de faire référence à une doctrine théologique que Montaigne n’ignore pas puisqu’il fait en ce texte allusion au combat d’Hilaire contre l’hérésie arienne : la kénose. Par la kénose, Hilaire prétend rendre compte du statut ontologique réel du Christ dans son rapport à Dieu. Arius ayant estimé que le Christ, créé et né n’était que semblable à Dieu, mais non de même substance que lui, il fallait, contre Arius, rétablir la divinité intégrale du Christ quant à sa substance, tout en pouvant justifier qu’il fût homme. Hilaire considère que jusqu’à la rédemption le Christ s’était vidé de la forme de Dieu pour revêtir la forme du serviteur28. Dès lors qu’il est vide de Dieu en sa vie humaine, c’est dans l’autre vie qu’il se remplira tout de Dieu. L’étrange attitude de Saint Hilaire consiste à appliquer la kénose à la condition humaine de la vie : se vidant de sa propre substance, elle peut se joindre (mais dans l’autre monde) « toute à Dieu ». Mais cette recherche de la béatitude par l’évacuation de la vie ne peut, pour Montaigne, que relever de « l’imbécilité humaine », c’est-à-dire de sa débilité, de sa faiblesse. Dès les premiers chapitres du livre I29, il la dénonce avec la « bêtise », la « sottise », comme autant de marques de la folie humaine30. La fuite en avant de l’hédonisme mortifère est le contraire d’une sagesse. Il est vrai qu’au livre II, dans l’Apologie, Montaigne envisage le rapport, par la présomption de l’imagination, des plaisirs à la béatitude, sous un autre angle, en ce qu’il postule leur incommensurabilité et la vanité de se représenter la béatitude à l’aune des plaisirs de la vie de « ça-bas ». Il ne dénonce pas tant l’imbécillité qu’il ne demande à l’imagination de s’en tenir au négatif de ses représentations :

ces hautes et divines promesses… pour dignement les imaginer, il faut les imaginer comme inimaginables, indicibles et incompréhensibles et parfaitement autres que celles de notre misérable expérience31.

14Mais au livre I, on ne peut pas dire que notre expérience est misérable : elle est celle d’une puissance de la vie dont l’appétit exprime l’irrépressible mouvement, et que l’usage, quand il reste possible, dirige vers la satisfaction hédonique.

153. Il reste une troisième voie pour cultiver, épanouir, conduire à la limite le plaisir, ouverte au chapitre 39 par un rajout manuscrit tardif (après 1588). Dans la première édition Montaigne méditait sur les avantages de la solitude. Mais ni Cicéron ni Pline le jeune qui la recommandent pour l’étude des lettres ne le satisfaisaient (« ni la fin ni le moyen de ce conseil ne me contente »). Le retrait du monde entraîne « qu’on regarde hors de lui », mais il comporte « une ridicule contradiction » si l’on prétend encore tirer du monde, « absent » par hypothèse le fruit de la solitude que constituent les écrits assurant, mais aux yeux du monde, une « vie immortelle » : c’est du moins ce que Montaigne conclut dans l’interpolation qui nous occupe32. Il évoque alors une attitude qui reste bien encore celle d’une solitude volontaire mais qui, sans tomber dans la contradiction de la précédente et qui, parce qu’elle prend son sens par rapport à « l’autre vie » pourrait sembler relever de celle qu’il a épinglée au chapitre 33, et bien qu’elle implique aussi le souhait de la mort (faiblesse fâcheuse assurément pour Montaigne), lui paraît cohérente et plus forte que tout autre. Ce qui est en jeu c’est la « force de l’imagination » dont le chapitre 21 a montré la puissance mais aussi le potentiel d’illusion et de folie (« ils pensent voir ce qu’ils ne voient pas33 ») mais à laquelle la présente incise reconnaît une fécondité que l’ironie ne semble pas devoir atteindre :

L’imagination de ceux qui, par dévotion, recherchent la solitude, remplissant leur courage de la certitude des promesses divines en l’autre vie est bien plus sainement assortie34.

16Ils se proposent Dieu, objet infini…, l’âme a de quoi y rassasier ses désirs en toute liberté… cette seule fin d’une vie heureusement immortelle mérite loyalement que nous abandonnions les commodités et douceurs de cette vie nôtre. Et « qui peut embraser son âme de l’ardeur de cette vive foi et espérance, réellement et constamment, il se bâtit en la solitude une vie voluptueuse et délicate au-delà de toute autre forme de vie35. »

17L’attitude religieuse de retraite solitaire et l’imagination qu’elle met en œuvre ne relève donc pas, pour le rassasiement des désirs qu’elle cherche, d’un hédonisme imbécile. Sans doute Montaigne ne la qualifie-t-il pas plus que les précédentes, de sage. Du reste il ne l’adopte pas pour lui-même. Au livre III, à la même époque, faisant l’éloge d’un « savoir vivre cette vie36 » dans « l’esjouissance », il confie que « les plus belles vies sont celles qui se rangent au modèle commun et humain37 ». Mais l’édification d’une vie voluptueuse et délicate  exerce sur son esprit une force suggestive d’autant plus grande que cette qualité de vie, loin d’être projetée dans l’autre vie, et bien que nourrie par l’imagination de cette autre vie, s’éprouve dans cette vie-ci, selon un mode raffiné où la spiritualité du plaisir libéré des entraves du temps rejoint la solidité d’une volupté pleine – ce qu’exprime la notion de délicatesse – et qui porte à leur intensité maximale et à leur consomption embrasée, les plaisirs de la vie. Nonobstant sa dépendance de l’imagination, cette volupté suprême se nourrit réellement et substantiellement de béatitude, selon une constance qui défie les atteintes de l’intégrité corporelle : c’est bien une volupté pour l’âme, mais qui est « au-delà » des plaisirs communs de l’âme comme des plaisirs du corps. L’interpolation tardive du chapitre « De la solitude » réconcilie donc l’imagination et la réalité sans que l’imagination ait à se dédire dans l’inimaginable et l’indicible. Par là, la « vie » qu’elle édifie est non seulement au-delà des plaisirs communs mais au-delà de toute autre forme de vie38. Quelque vie voluptueuse que l’on imaginerait resterait en deçà de cette volupté aussi réellement que totalement vécue, car elle est déjà (en cette vie-ci fondée sur la foi et animée par l’espérance), elle est encore (malgré le retrait du monde), éminemment la vie. Non qu’elle se situe « là-bas » (ekei) comme pour Plotin : ni « ailleurs », comme pour les sots ou les fols : elle n’a pas de lieu, ni de modèle, atopique et atypique, produit de la solitude qui, plus qu’un retrait du monde, conditionne l’expérimentation intérieure d’une vie véritablement vie39.

18Alors, mais alors seulement, en fonction de cette expérience transcendante, l’expression plaisirs de la vie transgresse les significations étroites ou mesquines dont elle est dotée et s’ouvre à la connotation de l’essence intégrale et du but de la vie. Dans certaines conditions, sur le principe de la « foi » en rupture avec les facultés mondaines, notre imagination peut éprouver une volupté sublime mais réelle, supérieure mais non abstraite, par représentation mais effectivement et concrètement vécue, que « l’espérance » porte, dans le mouvement imparfait de notre vie, à la plénitude de l’accomplissement.

Notes de bas de page numériques

1  Ainsi Hugo Friedrich, Montaigne, Gallimard, coll. Tel, 1992, p. 78 et sq. p. 337.

2  M. Conche, Montaigne et la philosophie, Éd. Mégare, 1987, p. 92.

3  Ainsi R. Aulotte : Montaigne : Essais, PUF, Que sais-je?, p. 90 et suiv.

4  Rendons justice à M. Conche, Montaigne et la philosophie, op. cit., p. 80, de n’avoir pas négligé cette indispensable référence, bien qu’il n’en ait pas exploité le contenu.

5  Essais I, xx.c. Pléiade. éd. A. Thibaudet, p. 104. Nous citons ici Montaigne dans cette édition sauf indication contraire. Nous adoptons, comme Thibaudet, les Lettres a, b, c, pour désigner les éditions successives des Essais : a : 1580 ; b : 1588, c : éd. posthume.

6 Essais, I, 20c, p. 104.

7  Essais, I, 39a, p. 284.

8  Essais, I, 20c, p. 104.

9  Dans le même passage où Montaigne écrit que « le plaisir est notre but » (I, 20c, p. 104), et neuf lignes plus bas, il souligne que « le dernier but de notre visée, c’est la volupté ». Les deux mots ont généralement le même sens. Quant au mot volupté que l’on rencontre au pluriel au livre III (par exemple III, 10, III, 13), dès le livre I, titre du chapitre 33, Montaigne l’emploie aussi de cette façon (« de fuir les voluptés au prix de la vie », p. 256).

10  C’est l’avis, par exemple, de H. Friedrich, Montaigne, op. cit., p. 67. Mais quand il précise que « Même l’Ethique à Nicomaque ne semble pas l’avoir touché profondément, bien qu’il y recoure assez souvent» (id., p. 68) – mais comment pourrait-on recourir plusieurs fois à un texte sans avoir été touché par lui ? – nous ne le suivrons pas. La conception montaignienne du plaisir le rapproche de celle de l’Éthique à Nicomaque – ce que pense aussi M. Conche (Montaigne et la philosophie, op.cit., pp. 85-86) – et lui emprunte son concept fondamental pour définir la vie, à savoir celui d’activité (energeia).

11  Pour zoè et zen (infinitif substantivé: le vivre et le plaisir qui en provient), cf. Protreptique, frag. 89-90, éd. I. Düring Göteborg 1961, p. 84, ainsi que Éthique à Nicomaque X, 1175a 10 et sq. Pour bios, Éthique à Nicomaque, I, 8, 1099a et suiv.

12  Protreptique, frag. 89.

13  Essais, I, 39a, p. 283.

14  Essais, I, 39a, p. 283: deux occurrences dans le même passage, avec l’article défini dans un cas, indéfini dans l’autre.

15  Essais, III, 9b, p. 1108.

16  Éthique à Nicomaque X, 4 : La zoè est une certaine energeia 1175a 13 (traduction Tricot, éd. Vrin).

17  Essais, III, 13b, p. 1246 : il est vrai que les règles dont il s’agit ici sont celles de la nature : mais la nature est la règle de vie.

18  Cf. Éthique à  Nicomaque, X, 4, 1174b 33.

19  Essais, II 37a, p. 881.

20  Essais, II, 20c, p. 760.

21  Essais, III, 9b, p. 1092.

22  Essais, III, 13c, p. 1254.

23  Essais, III, 13b, p. 1253.

24  Essais, I, 39a, p. 285 et éd. P. Villey. PUF, p. 246, note 7.

25  Ce texte est-il de ceux qui peuvent autoriser à parler de sagesse tragique comme le fait M. Conche (Montaigne et la philosophie, op.cit., p. 62 et suiv.) à propos de la conception montaignienne de la sagesse ? Cette interprétation suppose que la mort, comme le plaisir, soit le but de la vie; ce qu’elle est en effet, dans le livre I, et en 1580 (cf. chap. XXa, p. 106). Mais le restera-t-elle ? Après 1588, au livre III, chap. XII, Montaigne ne maintiendra pas l’identité téléologique du plaisir et de la mort. Aussi fera-t-il une modification en apparence désinvolte et ludique, mais décisive pour ruiner une interprétation appuyée sur l’idée de sagesse tragique en écrivant que mourir « c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie, c’est sa fin, son extrêmité, non son objet » (XIII, 12, c, p. 1180) (c’est nous qui soulignons). Un o intercalé et le mot fin passe de sa connotation téléologique à la connotation chronologique. La fin (téléologique) de la vie, c’est vivre ; la fin (chronologique) de la vie, c’est mourir : truisme dira-t-on, mais que Montaigne se fait à lui-même, par rapport à I, xx. Donc, à supposer qu’il ait été un penseur tragique jusqu’en 1588, il semble qu’il devient plus serein sur le tard ; ce faisant il retrouve plus complètement la philosophie aristotélicienne de la zoè comme activité parfaite, c’est-à-dire une activité dont le but n’est autre que l’auto to zen.

26  Essais, I, 33a, p. 257.

27  Essais, I, 33a, pp. 257-258.

28  Cf. Théologie Catholique par Vacant et Mangenot. t.VI, 2e partie. éd. Letouzey 1947, col. 2429 et suiv.

29  Cf. par exemple Essais, I, 2a, p. 34 ; I, 4c, p. 44.

30  C. Rosset, cherchant « la définition de la folie essentielle de la condition humaine », écrit judicieusement dans Principes de sagesse et de folie, éd. Minuit, 1991, p. 69 : « Cet attrait de l’irréel au détriment du réel constitue la folie majeure, propre à l’humanité, que Montaigne analyse et illustre tout au long des Essais avec un mélange d’émerveillement et d’irritation sans cesse renouvelés » ; et de citer I, 3 (« nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà »)–, et III, 4 (« nous pensons toujours ailleurs »). On ne saurait établir de diagnostic plus exact de la folie et de sa parfaite adéquation au point de vue de Montaigne. Ajoutons que Montaigne ne refuse pas de « faire valoir » une « ânerie », si elle « lui apporte du plaisir ». (III, 9, b, p. 1117).

31  Essais, II, 12 ac, p. 578.

32  Essais, I, 39c, p. 283.

33  Essais, I, 33a, p. 125.

34  Sous entendu : que l’imagination de ceux qui suivent le modèle cicéronien de la solitude.

35  Essais, I, 39c, p. 283.

36  Essais, III, 13c, p. 1250. C’est nous qui soulignons.

37  Essais, III, 13b. p. 1257.

38  La notion montaignienne de forme, appliquée ici à la « vie », ailleurs à la « condition humaine » n’est pas nette : elle appellerait une élucidation spécifique. S’agit-il de la forme de type aristotélicien ? L’expression forme de vie renverrait à comprendre que la « vie » dont il s’agit est la zoè, sa « forme » étant l’âme, en tant qu’entéléchie du corps (Cf. Aristote, De Anima, livre II). Pourtant Montaigne semble viser ici une manière de vivre, un bios. S’agit-il de la forme de type platonicien ? Cette forme supérieure de vie serait alors l’essence même de la vie. On peut estimer que Montaigne pense autant à l’acte qu’à l’essence, à la zoè qu’au bios, au-delà des catégories de la philosophie ancienne, selon une approche plus directe et plus empirique, le mouvement étant ce qu’il y a de plus évident.

39  Cette brève étude ne comporte pas une enquête – indispensable – sur les conceptions biologiques et médicales contemporaines de Montaigne ou dont il pourrait s’inspirer. La définition de la vie par le mouvement corporel indique pourtant qu’il adopte une approche « mécanique » du phénomène de la vie, qui deviendra exclusive avec Descartes. Mais Montaigne ne cite ni Léonard de Vinci, ni Vésale, ni Acquapendente. Fernel du moins, sur la médecine duquel il est tout à fait sceptique, ne lui est pas inconnu (cf. Essais, III, 13, p. 1221). Et l’un des objectifs de Fernel avait été d’expliquer les mouvements corporels, du cœur en particulier, en avançant que la cause du mouvement est une vim motricem corpori inhaerentem.

Pour citer cet article

Michel Prieur, « Les « plaisirs de la vie » dans le livre I des Essais », paru dans Loxias, Loxias 31., mis en ligne le 15 décembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6540.


Auteurs

Michel Prieur

Université de Nice-Sophia Antipolis