Loxias | Loxias 31. Autour des programmes de concours 2011 (agrégation, CPGE) | I. Agrégation de Lettres et d'Anglais, CPGE Lettres |  Montaigne: livre I des Essais 

Eliane Kotler  : 

De quelques effets de deixis dans le livre I des Essais

Index

Géographique : France

Chronologique : XVIe siècle

Plan

Texte intégral

1C’est un exercice périlleux de prétendre s’intéresser à l’écriture des Essais. Il est bien connu que Montaigne a découragé d’avance les meilleures volontés du monde :

Je sçay bien [dit-il] quand j’oy quelqu’un qui s’arreste au langage des Essais, que j’aimeroye mieux qu’il s’en teust. (40, p. 251)

2Peut-être ferais-je donc mieux de ne pas m’aventurer dans cette voie interdite. Pourtant, au risque de « déprimer le sens » des Essais, je m’attacherai à l’une des caractéristiques les plus frappantes de l’écriture de l’œuvre, celle qui consiste à solliciter indirectement le lecteur par le recours à différents effet de deixis1.

3Certes, dans les Essais l’embrayage se fait du texte sur lui-même, et il peut donc sembler farfelu de parler de deixis. Mais les Essais figurent aussi une situation de discours fictif ; dès lors, dans la mesure où les instruments de la deixis véritable, la deixis indicielle (celle qui met en relation un élément verbal avec le réel extra-linguistique) et ceux de la représentation, anaphorique ou cataphorique, sont les mêmes, les deux valeurs, déictique et représentative, s’actualisent simultanément. Pour mieux captiver le lecteur, ou pour mieux l’annexer, Montaigne joue de cette double valeur de certains éléments du discours qui semblent désigner au lecteur des fragments du réel, alors qu’ils ne font que représenter des fragments du texte lui-même.

4Ces éléments du discours, porteurs d’une double casquette, ce sont essentiellement les démonstratifs, employés :

51° dans la locution présentative ou représentative c’est

62° dans la construction segmentée :

7- c’est... qui / que

8- c’est... que / de

93° comme déterminants cataphoriques (l’effet de deixis du démonstratif anaphorique est très atténué ; je n’en parlerai donc pas ici).

I. « C’est » présentatif ou représentatif

10« C’est »est par excellence « l’instrument de relation prédicative »2. Sa fonction majeure est celle de représentation. De fait, les emplois de « c’est », présentatif véritable, c’est-à-dire embrayeur mettant en relation l’énoncé et une référence qui serait extérieure au texte lui-même, sont assez peu nombreux.

1.- « C’est » présentatif

11Les seuls passages où se manifeste une véritable deixis sont ceux pour lesquels la référence est précisément le texte des Essais, en train de s’écrire ou achevé. Citons les premiers mots de l’avis « au lecteur » :

C’est icy un livre de bonne foy, lecteur.

12et deux autres exemples tout à fait analogues :

Ce ne sont icy que resveries d’homme qui n’a gousté des sciences que la crouste premiere en son enfance. (26, p. 146)
Ce sont ici mes humeurs et opinions. (26, p. 148)

13Dans ces exemples, l’effet de deixis repose également sur un autre embrayeur, « ici », qui désigne le livre comme objet référentiel.

14En tout état de cause, c’est là, me semble-t-il, le seul cas d’embrayage sur le monde extérieur. Le plus souvent le texte embraye sur lui-même, si bien que la deixis doit se décrire en termes d’impressivité, à moins de parler avec Todorov, si l’on n’a pas peur de mots, de « deixis anaphorique »3.

2.- « C’est » anaphorique ou représentatif

15« C’est » représentatif marque le plus souvent le passage d’un discours plus ou moins neutre à un discours subjectif.

16Prenons l’exemple du chapitre 41. Dans l’édition de 1580, le chapitre rapporte une observation générale affectée d’une modalisation intégrée à l’énoncé de base :

Des humeurs des-raisonnables des hommes, il semble que les philosophes mesmes se défacent plus tard et plus envis de ceste-cy que de nulle autre [il s’agit du soin de la réputation et de la gloire].

17Mais, dans l’édition de 1588, la part de subjectivité et plus importante, le jugement se fait plus sévère, en même temps qu’il se disjoint de la description des faits :

C’est la plus revesche et opiniastre.

18Un peu plus loin, Montaigne évoque la décision de Lutatius de prendre la tête de ses soldats en déroute pour donner l’image d’un repli organisé, avant de tirer toutes les conséquences de ce qui n’était que suggéré dans le passage narratif :

C’estoit abandonner sa reputation pour couvrir la honte d’autrui.

19C’est apparaît donc bien comme l’indice du passage d’une narration plus ou moins distanciée à un discours subjectif, qui, dans les deux exemples cités, reflète le point de vue de Montaigne. Mais ce discours subjectif peut également être celui d’un actant de la narration elle-même :

Theopompus, Roy de Sparte, à celuy qui luy disoit que la chose publique demeurait sur ses pieds, pour autant qu’il sçavait bien commander: C’est plustost, dict-il, parce que le peuple sçait bien obeyr.

20On retrouve ici une situation de communication directe, puisqu’il s’agit de discours direct. Mais parfois, une certaine ambiguïté demeure quant à l’énonciateur du segment introduit par « c’est »; dans la séquence suivante, on est en droit de se demander si l’on a affaire à un commentaire de Montaigne, auteur omniscient, ou à une explication, sur le mode du discours indirect libre, apportée par le personnage mis en cause :

Quelqu’un, en mes jours, estant reproché par le Roy d’avoir mis les mains sur un prestre le nioit fort et ferme: c’estoit qu’il l’avait battu et foulé aux pieds.

21Ces quelques exemples montrent assez bien, semble-t-il, que les segments introduits par « c’est » représentatif correspondent à l’énonciation d’un commentaire à propos d’un énoncé antécédent, que ce commentaire soit le fait de l’auteur ou de l’un des actants de l’énoncé, dont Montaigne rapporte alors les paroles. Dans ces emplois, cependant, l’embrayage s’opère très nettement du texte sur lui-même: le fait que le verbe soit susceptible de variation temporelle (c’est / c’était) montre bien qu’il ne s’agit pas de deixis véritable, même si l’illusion de la communication directe demeure.

22Corrélativement, il faut noter que « c’est » disparaît lorsque les exemples sont donnés de façon brute, en dehors de toute énonciation de quelque principe explicatif, comme dans le chapitre 45. Il disparaît également lorsque l’adhésion du lecteur est sollicitée d’une autre façon, comme dans le chapitre 34 où se succèdent trois interrogations rhétoriques :

Semble-t-il pas que ce soit un sort artiste ?
Surpassa-t-elle pas le peintre Protogenes en la science de son art ?
Et cet ancien qui ruant la pierre à un chien, en assena et tua sa marastre, eust il pas raison de prononcer ce vers :
Tau0to&maton  h9mw=n  kalli&w  bouleu&etai
La fortune a meilleur advis que nous ?

23Mais c’est là une exception, semble-t-il. Le plus souvent, l’assentiment du lecteur n’est pas même sollicité ; le segment introduit par c’« est » présente ou représente un univers jaugé et jugé, celui de Montaigne, mais aussi parfois celui de personnages évoqués dans les passages narratifs.

II. « C’est » et la construction segmentée

24Nous noterons tout d’abord, et c’est une banalité de le souligner, l’emploi surabondant dans les Essais des constructions segmentées dont le pivot est « c’est ». Ces constructions segmentées sont de deux sortes. On distinguera :

25- 1° celles qui respectent l’ordre canonique de la phrase, c’est-à-dire où l’énonciation du thème précède celle du rhème, du type : « Le but de notre carrière, c’est la mort. », où le démonstratif reprend et globalise le thème pour en détacher plus nettement le rhème. Nous parlerons dans ce cas de « c’est » déictique / anaphorique.

26- 2° celles qui bouleversent cet ordre thème/rhème en l’inversant, du type : « C’est moi que je peins. ». Dans ce cas, « c’est » anticipe sur la suite de l’énoncé ; le démonstratif préfigure le thème de la phrase, il permet l’énonciation d’un prédicat avant même que le thème soit explicitement nommé. Nous parlerons donc de « c’est » déictique / cataphorique.

27Dans les deux cas, la construction segmentée permet la mise en valeur d’un segment rhématique, seulement la perspective n’est pas tout à fait la même.

28J’examinerai d’abord la séquence qui respecte l’ordre canonique de la phrase, puis celle qui le bouscule.

1.- « C’est » déictique / anaphorique

29Cette construction, parce qu’elle respecte l’ordre théorique de la phrase, est surtout utilisée lorsque le thème n’appartient pas à l’univers connu ou supposé tel du lecteur virtuel, et qu’il est important de le poser d’emblée, le rhème n’intervenant que dans un second temps, avec son marqueur d’emphase, certes, mais sans pour autant investir tout le premier plan de la scène.

30Les éléments du discours mis en relation par le morphème « c’est » sont très variés.

31Parmi les structures les plus représentées, nous relèverons d’abord celle qui met en relation deux syntagmes nominaux ; c’est, en tout cas, la plus frappante, parce que l’énoncé ainsi obtenu a souvent une allure de définition, sinon de maxime. Outre la formule bien connue : « Le but de notre carrière, c’est la mort. », nous pourrions citer bien d’autres énoncés qui semblent faits pour passer à la postérité :

Le parler que j’ayme, c’est un parler simple et naïf. (26, p. 171) ;
La plus contraire humeur à la retraicte, c’est l’ambition. (39, p. 246) ;
L’honneur que nous recevons de ceux qui nous craignent, ce n’est pas l’honneur. (42, p. 266), etc.

32La structure favorise les effets d’écho ou d’antithèse ; or les répétitions qui sont leurs corollaires, sont autant de points d’ancrage pour une mémoire toujours paresseuse.

33La structure qui met en relation deux infinitifs : « Que philosopher c’est apprendre à mourir », n’est qu’une variante de celle qui met en relation deux syntagmes nominaux, ce qui n’est guère étonnant dans la mesure où l’infinitif est la forme nominale du verbe.

34Certes, les définitions ainsi obtenues ne traduisent jamais que la subjectivité de leur énonciateur : elles sont ce qu’Olivier Reboul appelle des « définitions oratoires »4, c’est-à-dire des définitions imparfaites du point de vue de la logique argumentative, parce que non permutables ; il n’empêche qu’elles se présentent comme des principes d’explication du monde et que la manière dont elles sont énoncées leur donne toute la force de l’évidence.

35Autre structure abondamment représentée, celle qui unit un infinitif et un syntagme nominal, avec ses deux réalisations possibles :

36- S.N. c’est INF. : « Le remède du vulgaire c’est de n’y penser pas. » (20, p. 84),

37- ou l’inverse : INF. c’est S.N. : « Mourir de vieillesse, c’est une mort rare, singuliere et extraordinaire. » (57, p. 326).

38Dans le tour S.N. c’est INF., le segment introduit par « c’est » apparaît comme un développement du syntagme nominal, comme une adaptation, une transposition en contexte. Quand Montaigne critique le système éducatif, il observe que

notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dict. (26, p. 150),

39et quand il évoque l’attitude de Pompée à la bataille de Pharsale, il extrait un exemple de conduite critiquable pour le désigner plus particulièrement à l’attention du lecteur :

A la bataille de Pharsale, entre autres reproches qu’on donne à Pompée, c’est d’avoir arresté son armée pied coy, attendant l’ennemy. (47, p. 284).

40La structure inverse, INF. c’est S.N., ne fonctionne pas de la même façon; « c’est » est alors le tremplin à partir duquel s’énonce un jugement évaluatif. Le fait que cette structure appelle une évaluation dans sa partie rhématique n’est pas un trait d’écriture propre à Montaigne. C’est là un fait de langue. Lorsque le thème est un procès exprimé par un infinitif ou une proposition, le rhème ne peut être qu’une évaluation portée sur ce procès. Ce qui est intéressant, en revanche, c’est que Montaigne ait fréquemment recours à cette structure qui lui permet non seulement d’exprimer sa propre vision du monde, mais surtout de l’imposer :

D’anticiper aussi les accidents de fortune, se priver des commoditez qui nous sont en main […], se servir soy-mesmes, coucher sur la dure, se crever les yeux, jetter ses richesses emmy la riviere, rechercher la douleur […], c’est l’action d’une vertu excessive. (39, p. 243)

41En effet, le morphème « c’est » a une double action : il exhibe le jugement de l’auteur, grâce au démonstratif, et il pose ce jugement en dehors des vicissitudes du temps, grâce au présent du temps indivis du verbe être ; ce, d’autant plus aisément que l’infinitif du thème pose lui aussi l’énoncé en dehors de toute fluctuation d’ordre temporel.

42La structure où le thème est une proposition est très proche de celle dont nous venons de parler :

Quand les Athlètes contrefont les philosophes en patience, c’est plus tost vigueur de nerfs que de cœur. (26, p. 153)

43« C’est » est ici encore le tremplin d’un énoncé interprétatif dont la validité n’est limitée par aucune borne temporelle.

44En revanche, un effet assez différent est obtenu par les séquences de type : relative substantive c’est S.N., comme :

Ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de nostre esprit. (14, p. 58)

45Ou :

Ce qui me semble apporter autant de desordre en nos consciences en ces troubles où nous sommes de la religion, c’est cette dispensation que les Catholiques font de leur creance. (27, p. 181)

46Ici, la curiosité du lecteur est aiguisée par cet énoncé un peu énigmatique où un procès est évoqué avant même que son agent ne soit nommé. Ainsi sollicité, le lecteur se prend au jeu, tenté qu’il est d’aller au plus vite à la solution de la devinette.

47Donc, « c’est » déictique / anaphorique est susceptible de relier des éléments bien différents du discours et d’engendrer des effets que l’on ne saurait regrouper sous une seule rubrique; mais dans tous les cas, la fonction de « c’est » reste la même: Montaigne lui fait jouer dans la chaîne linguistique un rôle de connecteur phatique destiné à s’attacher le destinataire du message, c’est-à-dire le lecteur.

2.- « C’est » déictique / cataphorique

48La structure de ces séquences est plus complexe, parce que l’ordre thème/rhème y est inversé. Dans tous les cas, ce qui est présenté comme déjà acquis, c’est le second segment de la phrase ; le fait nouveau, le rhème donc, intervenant dans le premier. Ceci est vrai pour toutes les structures, y compris celle qui retrouve l’ordre grammatical sujet-verbe, du type : « ce n’est pas la disette, c’est plutost l’abondance qui produict l’avarice. » (14, p. 62). Malgré cet ordre, une telle séquence n’est pas la phrase emphatique correspondant à : « l’abondance et non la disette produit l’avarice » ; elle équivaut plutôt à : « ce qui produit l’avarice est l’abondance et non la disette » ; c’est-à-dire que la question de l’origine de l’avarice préexiste à la désignation de ce qui en est la cause.

49Le phénomène est encore plus évident lorsque le segment détaché en tête de phrase n’est pas repris par un pronom sujet : « C’est une religieuse liaison et devote que le mariage. » (30, p. 198). La notion de mariage est l’un des sous-thèmes développés dans le chapitre « De la modération » ; l’élément d’information, ce n’est donc pas le mariage, mais le jugement personnel que Montaigne porte sur cette institution.

50Dans tous les cas, comme dans une situation de communication à bâtons rompus, tout se passe comme si Montaigne considérait qu’une partie de l’information appartenait déjà à l’acquis du lecteur, et que, dans cette mesure, son énonciation était secondaire par rapport à l’élément présenté, lui, comme nouveau. Benoît de Cornulier parle, à ce propos, et très judicieusement à mon avis, d’ « effet de perspective »5. Quels sont donc les éléments que Montaigne projette au premier plan de son discours ? Les phrases segmentées sur ce modèle sont si nombreuses qu’il semble d’abord difficile de trouver quelque principe unificateur. Ce qui apparaît d’abord, c’est que dans une œuvre comme les Essais qui voit se succéder (ou s’imbriquer) anecdotes et commentaires, le tour avec « c’est » déictique / cataphorique est globalement lié au commentaire. Dès que l’anecdote prend le dessus, la construction segmentée avec « c’est » devient plus rare, voire s’efface complètement.

51Cela dit, pour affiner quelque peu notre analyse, il faut distinguer les deux types de constructions segmentées : celles où l’élément corrélatif de « c’est » est un pronom relatif (ou du moins en a l’apparence)6, et celles où le corrélatif est la conjonction « que » ou une préposition (« de », « ou », « à »).

52a) Lorsque« c’est » est en relation avec un relatif, l’élément détaché est un syntagme nominal que Montaigne désigne à l’attention du lecteur pour des raisons qui peuvent être assez différentes.

53« C’est » détache à plusieurs reprises des expressions faisant référence à des éléments importants dans l’économie d’un chapitre déterminé, comme le « Notre Père » dans le chapitre « Des Prières » :

Je voudroy que ce fut le patenostre que les Chrestiens y employassent.

C’est l’unique priere de quoy je me sers par tout. (56, p. 318)

54Mais dans d’autres contextes, il arrive que le morphème soit l’instrument de relance d’un énoncé qui semble s’achever. Dans le chapitre 32, par exemple, après avoir évoqué les deux interprétations données par les Réformés de leur victoire puis de leurs défaites, Montaigne pourrait achever son propos sur la séquence sentencieuse à allure conclusive : « il vaudroit mieux l’entretenir (le peuple) des vrays fondements de la vérité ». Il n’en est rien. Le discours est aussitôt relancé à partir du morphème « c’est » et de son corrélatif « qui » :

C’est une belle bataille navale qui s’est gaignée ces mois passez contre les Turcs, soubs la conduite de don Joan d’Austria.

55On peut voir dans cette surdétermination d’un syntagme nominal (ici, la bataille de Lépante), une astuce permettant à Montaigne d’accrocher l’attention sur un élément particulier à partir duquel l’énoncé embraye sur de nouveaux développements qui débouchent sur une nouvelle conclusion, elle-même partielle, parce que l’énoncé rebondira sur un « et », dont la fonction inchoative et phatique recoupe celle du tour : « c’est... qui », qui nous intéresse ici.

56b) Quant au tour « c’est » S.N. « que » ou « de », il reflète la manière dont Montaigne appréhende l’univers et présente cette vision du monde comme s’imposant avec la force de l’évidence.

57Dans un certain nombre de cas, assez important, ce tour nous rend témoins de l’étonnement de Montaigne et nous fait partager cet étonnement dans des séquences du type :

c’est merveille de
c’est dire chose esmerveillable que
c’est miracle de
c’est merveille comme la coustume, en ces choses différentes, plante aisément et soudain le pied de son authorité (43, p. 269)

58Dans d’autres circonstances, le tour nous fait au contraire partager son absence de surprise :

Ce n’est pas merveille s’il est si souvent pris au piège (20, p. 84)

59Il redouble l’emphase d’expressions déjà intensives du type :

Ce n’est pas peu de chose de
C’est une chose digne de mémoire de

60Il impose plus souvent encore un jugement personnel sur le monde en fonction de critères d’équité :

Ce n’est pas raison que
C’est une injustice que ,

61ou de bien d’autres critères à l’origine de jugements évaluatifs comme la raison, la droiture, la politesse, le courage, etc.

C’est folie de
C’est piperie de
C’est une incivile oportunité de
C’est une sotte présumption de
C’est une hardiesse dangereuse de
C’est une lâche ambition de
C’est un vilain usage de

62Dans sa variante interro-négative, le tour sollicite l’adhésion du lecteur de façon encore plus pressante, parce que la seule réaction possible est alors celle qui consiste à abonder dans le sens indiqué par Montaigne :

Est-ce pas un miserable animal que l’homme ? (30, p. 200)

63On peut donc voir dans ce tour « c’est » + jugement de valeur une variante des expressions modalisatrices « nous devrions », « je trouve que », variante d’autant plus efficace que toute marque explicite de subjectivité est gommée, comme tout élément de coercition, d’ailleurs. Ce qui est, pour Montaigne, une évidence le devient aussi pour son lecteur ; Jean-Pierre Seguin parle, à propos de ce tour employé par Diderot, d’« évidence partagée »7, l’expression, bien choisie, pourrait aussi s’appliquer au discours des Essais.

64Il nous reste à voir un troisième et dernier emploi du démonstratif générateur d’effets de deixis. C’est celui du déterminant déictique / cataphorique.

III. Le déterminant déictique / cataphorique

65Les tours où l’adjectif démonstratif détermine par anticipation un élément du texte sont nombreux dans les Essais, aussi bien dans les passages narratifs que dans les commentaires. Prenons un exemple :

J’ay eu long temps avec moy un homme qui avoit demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a esté descouvert en nostre siècle ! (31, p. 203)

66Certes, dès que l’on considère l’énoncé dans sa totalité, la valeur cataphorique du déterminant est évidente. Mais, si l’on se place d’un point de vue discursif, que l’on regarde se dérouler la phrase dans sa linéarité, que l’on considère l’énoncé au fur et à mesure qu’il s’énonce, le démonstratif semble d’abord désigner un élément déjà connu du lecteur, soit parce qu’il a déjà été nommé dans le texte, soit parce qu’il appartient à un univers commun à l’auteur et au lecteur. D’où cet effet de « déjà vu », bien observé par Anna Jaubert dans son analyse de ce qu’elle appelle la « cataphore intégrée »8.

67Jouant sur les différentes connotations nécessairement attachées à ce que l’on connaît déjà, Montaigne dénonce ce qui est, pour lui, négatif ou, inversement, emphatise ce qu’il considère comme positif, retrouvant ainsi, à travers une structure qui existait en latin, mais associée à is, ea, id, les valeurs originelles des démonstratifs iste et ille. Mais, contrairement à ce qui se passe en latin, ces valeurs ne sont pas conférées au substantif par le démonstratif lui-même, ce sont les connotations du substantif, ou des éléments qui l’environnent, qui se réfléchissent sur le démonstratif, créant l’illusion que celui-ci a le pouvoir d’emphatiser ou de déprécier ce qu’il détermine.

68Dans la séquence suivante :

Et remarque des lors en nostre nation ce vice […] d’arrester les passions que nous rencontrons en chemin (40, p. 297),

69ce n’est pas le démonstratif qui déprécie l’entité désignée, mais tout se passe comme si un geste de dénonciation accompagnait l’énonciation de la phrase.

70Le démonstratif n’a pas plus vocation à emphatiser le substantif qu’il prédétermine qu’il n’est apte à le déprécier. C’est l’environnement lexical du substantif qui fait que, dans certains cas, il se trouve rehaussé, alors que dans d’autres il est « déprimé ». Citons, à titre d’exemple, le passage suivant :

Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme especes soubs un genre, c’est le miroüer où il nous faut regarder pour nous connoistre de bon biais (26, p. 157),

71où c’est bien évidemment le sémantisme de l’adjectif « grand » qui, se réfléchissant sur le démonstratif, lui donne ce pouvoir d’amplification qui est, en fait, usurpé.

72Il faut par ailleurs noter que le démonstratif déictique/cataphorique fonctionne souvent en tandem avec un embrayeur de la personne: cette association fonde cet effet d’univers commun que l’on perçoit dans de nombreux passages :

Ces encheriments deshontez que la chaleur premiere nous suggere en ce jeu, sont, non indecemment seulement, mais dommageablement employez envers nos femmes. (30, p. 198)

73Tout est mis en œuvre pour que l’illusion d’univers commun fonctionne, et que le lecteur – du moins le lecteur masculin – se prenne ou soit pris au jeu, englobé qu’il est, grâce à l’emploi de l’embrayeur « nous », dans l’énonciation d’un jugement qui est, en fait, celui de Montaigne. Cette complicité avec le lecteur, confortée par le recours à une première personne amplifiée9, se vérifie dans de nombreux exemples. Citons-en encore un :

J’avais presentement en la pensée d’où nous venoit cette erreur de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises (56, p. 318)

74Ici encore, grâce au rôle combiné de l’embrayeur « nous » et du démonstratif cataphorique, l’énoncé semble faire référence à un univers commun, à des valeurs communes, ou du moins présentées comme telles.

75D’autre part, la structure qui met en jeu le démonstratif prédéterminant introduit une hiérarchisation dans ce qui est énoncé : comme le déterminant cataphorique engendre un effet de déjà vu, il permet de considérer comme acquis certains faits, que l’on pourrait, comme tels, se passer d’expliciter. On a parfois l’impression que Montaigne est tenté de faire l’économie d’une anecdote trop bien connue pour s’arrêter à sa signification :

Encore avons nous dequoy le comparer (Caton) au faict d’Alexandre, en ce grand et dangereux orage qui le menassoit par la sedition du tribun Metellus… (44, p. 272)

76En réalité, cet effet d’accord préalable avec le lecteur sur le sens à donner à un événement particulier n’est qu’un artifice ; la suite de l’énoncé en témoigne : l’anecdote se développe sous la forme d’une succession de rallonges, plus ou moins bien agencées; mais ce développement, malgré sa longueur, n’occupe finalement qu’une place secondaire par rapport à son interprétation : « ce grand et dangereux orage ».

77Enfin, et quelque peu en marge des effets de deixis que nous avons signalés, le démonstratif peut jouer un rôle dans la liaison thématique. Il arrive que Montaigne joue sur l’identité formelle du déterminant quelle que soit sa vocation anaphorique ou cataphorique, pour établir un parallélisme fictif entre deux séquences qui ne se situent pas sur le même plan dans l’organisation générale du chapitre. Le chapitre « Des Noms » nous en fournit un exemple assez éloquent : Montaigne vient de raconter l’origine mythique de la cathédrale de Poitiers et de sa consécration à Marie ; il rappelle l’anecdote qu’il vient de narrer par un indice anaphorique, puis amorce une nouvelle anecdote, au moyen du même morphème, cataphorique, cette fois :

cette correction voyelle et auriculaire (c’est-à-dire par la parole et l’ouïe), devotieuse, tira droit à l’ame; cette autre, de mesme genre, s’insinüa par les sens corporels. (46, p. 277)

78Le seul problème vient du fait que la deuxième anecdote n’est pas du tout du même genre : ce qui est présenté comme le pendant de la première s’avère être un aparté sur l’influence des sens sur les actions humaines ; le lien avec la thématique majeure du chapitre, les questions d’onomastique, est perdu, mais ce glissement s’opère insidieusement, grâce à l’effet de parallélisme obtenu par la reprise du démonstratif.

79L’effet majeur de la détermination cataphorique est donc le suivant: le lecteur, pris dans l’entrelacs de cette détermination en deux temps, se trouve conduit là où Montaigne veut le mener, par un chemin fléché, jalonné par ces repères qui semblent montrer le monde, tout en revenant au discours, à un discours subjectif, celui de Montaigne.

Conclusion

80Je conclurai autour de trois remarques :

81Cette syntaxe qui caractérise les Essais, qui reproduit dans l’écrit des structures propres à la langue orale et qui dénote donc, si besoin était, le caractère discursif de l’œuvre, est une syntaxe qui se détourne délibérément du latin – du moins pour ce qui est du morphème « c’est » –, ce qui n’est pas inintéresssant du point de vue de l’histoire de la langue.

82D’autre part, le livre I des Essais est celui où Montaigne se réfère le moins à son expérience personnelle, et pourtant, le discours qui y est tenu est tout le contraire d’un discours neutre. Montaigne s’implique sans cesse en tant qu’énonciateur, et c’est à travers les expressions détachées par les morphèmes « c’est », « ce », que nous pouvons peut-être le mieux appréhender sa vision du monde.

83Enfin, et surtout, cette syntaxe participe de la rhétorique de la persuasion mise en œuvre dans les Essais. Bien sûr le lecteur y est sollicité par bien d’autres procédés. Dans un cadre élargi, nous aurions pu décrire le fonctionnement des pseudo-embrayeurs, plus souvent conclusifs que présentatifs, « voici » et « voilà ». Nous aurions commenté les embrayeurs personnes: le « nous » si souvent employé, qui intègre le lecteur, l’annexe et le fait participer à l’acte même d’écriture des Essais, le « vous », moins employé, qui prend à témoin, ou à parti, le « tu » qui sait si bien piquer le lecteur. Il aurait fallu prendre en considération les anacoluthes qui sont souvent l’indice de l’introduction d’un thème annexe par rapport à la thématique annoncée par le titre du chapitre, les inversions expressives, etc.

84Cependant, les éléments auxquels nous nous sommes intéressée jouent un rôle bien particulier dans la relation de Montaigne à son lecteur. Sans l’interpeller directement comme le fait le « vous » ou, à un moindre degré le « nous », le démonstratif, par l’effet de deixis qu’il engendre, sollicite le lecteur, signale à son attention certains éléments du discours, à défaut de désigner à son regard certains éléments du monde, lui fait partager points de vue et convictions de l’auteur. La conséquence de cela, c’est que l’écriture des Essais apparaît comme une écriture paradoxale : elle va à l’encontre du contenu du propos et nous fait découvrir un Montaigne beaucoup plus directif qu’il n’y paraîtrait ; si bien que je rejoindrai André Tournon10 pour dire qu’au moment même où Montaigne affiche un projet purement privé, l’écriture des Essais révèle une autre ambition, celle de faire partager à son lecteur sa propre vision du monde, en la lui imposant avec toute la force de l’évidence.

Notes de bas de page numériques

1  Relèvent de la deixis les phénomènes de désignation d'un élément extra-linguistique.

2  Jean-Claude Chevalier, « Exercices portant sur le fonctionnement des présentatifs », in Langue Française, 1, fév. 1969, pp. 82-92.

3  Tzvetan Todorov, « Problèmes de l'énonciation », in Langages, 17, mars 1970, pp. 3-11.

4  Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Paris, P.U.F., 1991, p. 174.

5  Benoît de Cornulier, « Remarques sur la perspective sémantique », in Langue Française, 42, pp. 60-68.

6  Pour J.-P. Seguin, le tour avec « qui » pourrait être issu d'un « qu'il », confondu à l'oral avec « qui ». (Diderot, le discours et les choses, Thèse, Paris III, 1974, p. 291).

7  Jean-Pierre Seguin, Diderot, le discours et les choses, Thèse, Paris III, 1974, p. 273 sq.

8  Anna Jaubert, La Lecture pragmatique, Paris, Hachette, 1990, pp. 113-115.

9  Dominique Maingueneau, Approche de l'énonciation en linguistique française, Paris, Hachette, 1981, p. 14.

10  André Tournon, Montaigne en toutes lettres, Paris, Bordas, 1989, p. 115 : « Tout ne va pas de soi dans le rapport que (Montaigne) entretient avec son public. La question se pose sans doute pour tout écrivain ; mais elle prend ici une acuité particulière, puisque la visée et la matière du livre se donnent pour purement privées. Elle est accentuée encore par l'écart entre le projet défini plus haut de s'"entretenir soi-même" à défaut du lecteur, et les procédés d'expression les plus caractéristiques du texte. Là où l'on attendrait un soliloque, le partenaire en principe superflu est constamment interpellé et pris à témoin. »

Pour citer cet article

Eliane Kotler, « De quelques effets de deixis dans le livre I des Essais », paru dans Loxias, Loxias 31., mis en ligne le 01 décembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6522.


Auteurs

Eliane Kotler

Université de Nice - Sophia Antipolis