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Emilie Sánchez Alfonso  : 

La nuit havanaise d’Abilio Estévez

Résumé

Dans son roman Los Palacios distantes, en 2002, (Palais lointains, trad. Alice Seelow, Grasset, 2004),l’écrivain cubain Abilio Estévez s’empare d’une ville réelle, celle où il a vécu avant l’exil, et en fait un lieu de mystère à explorer. Cette ville, c’est La Havane agonisante à la fin du deuxième millénaire, avec ses habitants-zombies condamnés par l’absurdité d’une fin de régime totalitaire à errer parmi ses ruines, à y rejouer encore et encore le spectacle d’une vie impossible. Sous la plume de l’écrivain, cette Havane en déliquescence devient un « miroir de concentration » dans la tentative de saisir le drame d’un peuple, enfermé dans une île-monstre où rien n’est comme ailleurs : la survie est devenue dans cet endroit du monde un mode de vie à part entière et la schizophrénie, une façon tout à fait banale d’exister. Pour comprendre La Havane, il y a la nuit. « Chaque fois que tombe le crépuscule, nous dit Estévez, La Havane commence son fulgurant processus de disparition. » L’écrivain peut alors capturer l’insaisissable et rebâtir sur les ombres, grâce à l’imaginaire libéré, un monde qui laisse sa chance aux hommes.

Index

Mots-clés : Cuba , Estévez (Abilio), exil, La Havane, nuit

Géographique : Cuba

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Le roman d’Abilio Estévez1, Palais lointains, publié en 2002, se rattache à une tradition littéraire cubaine, celle du « roman de La Havane ». Comme dans plusieurs autres romans2 qui ont raconté La Havane, les personnages du livre d’Estévez, de même que les intrigues qui les concernent, servent un projet : décrire La Havane, ou plutôt rebâtir une certaine Havane, intime, complexe, troublante ; transfigurer la Ville-en-Ruines, souffreteuse, anéantie par les cyclones et les pénuries, grâce à l’imaginaire de l’écrivain en exil, nourri de nostalgie mais aussi d’amertume à l’égard de la ville abandonnée. Au bout de ce travail de transfiguration, il y a La Havane devenue un vaste théâtre, comme une scène aux dimensions de toute une ville3, où l’auteur peut faire entendre le chant lyrique qu’il adresse à sa ville perdue.

Dans le roman d’Estévez, l’exploration de La Havane prend la mesure d’une obsession. On sent page après page, de plus en plus grande, cette tension propre à la quête, une sorte de ténacité dans l’écriture, comme un entêtement – que l’on suppose douloureux aussi pour l’écrivain en exil qui écrit loin de cette ville qu’il n’habite plus mais qui l’habite à jamais –, à comprendre, à pénétrer les secrets de sa ville. Cette (en)quête est presque constamment menée de nuit. Pourquoi cette prédilection pour le contexte nocturne dès lors qu’il s’agit de parler de La Havane ? C’est cette question qui nous occupe : ne pourrait-on décrire et comprendre La Havane et, par là, les mentalités cubaines de ce début du XXIe siècle4, qu’en s’abîmant dans les eaux troubles de ses nuits ? Il convient de se pencher d’abord sur ce qui apparaît comme la fonction première de la nuit dans ce roman : celle d’« observatoire » de la schizophrénie cubaine, d’un peuple obligé de vivre selon une « double morale » aliénante – être un révolutionnaire exemplaire et, à la fois, devenir maître dans l’art de la lutte5 pour survivre dans un pays de misère – qui a fait de la peur, et de la folie qu’elle peut engendrer, un mode de vie.

Et comment ne pas envisager par ailleurs cette nuit comme métaphore d’un régime, du mode d’existence qu’il inflige aux hommes, celui de la disparition : dans la nuit, comme dans la conception castriste de la Nation, l’individu ne se distingue plus, il n’est qu’un invisible dans un peuple des invisibles.

Heureusement, l’écrivain sera encore là, magicien qui découvrira au fond de la nuit havanaise – d’un monde urbain ténébreux assez proche tout compte fait de la représentation habituelle de l’Enfer – préservée du crime, de la disgrâce, de la désillusion, une forme de Beauté : la nuit, chez Estévez, c’est aussi la possibilité pour La Havane et pour les Havanais, au-delà du rêve et des joies qu’elle autorise, d’une dignité, d’une élégance retrouvées.

Peur et folie

La Havane n’est plus depuis longtemps la ville de la luxure, du jeu, de la légèreté, et depuis l’effondrement en 1989 du bloc socialiste qui permettait à la capitale de rester à peu près debout, elle est même devenue tout le contraire. C’est comme si l’idée même de plaisir en avait été bannie, balayée par le cyclone de la Révolution. En 1990, avec le début de ce que les autorités ont appelé la « Période spéciale en temps de paix », Cuba arrive dans la deuxième phase, en quelque sorte, de son aventure révolutionnaire. C’est un temps de sévères restrictions, où la vie au quotidien est devenue une survie, qui a impliqué le développement d’une économie souterraine et, avec elle, d’une morale souterraine. Le régime n’acceptant pas la réalité de l’échec, les citoyens cubains sont contraints de « se dédoubler » en permanence, de subir le tiraillement entre la préservation d’une conscience révolutionnaire, qu’il faut sans cesse prouver – les Comités de Défense de la Révolution (CDR), sont à chaque coin de rue – et l’obligation de transgresser les principes officiels, en raison de cette lutte au quotidien pour pouvoir se nourrir, s’habiller, élever ses enfants dans des conditions décentes. À La Havane en particulier, considérée pendant longtemps comme le joyau de l’Amérique coloniale, les édifices somptueux ont laissé la place aux ruines. La capitale tropicale où l’on venait s’encanailler est triste, sombre. Plus de couleurs sur les façades, et les néons des boutiques, des cafés et des cabarets sont un souvenir presque effacé au pays où la coupure d’électricité a pris l’ampleur d’un fléau. « La lumière est partie », « la lumière est revenue6 », sont certainement les phrases que les Havanais prononcent le plus souvent, au gré des rationnements d’électricité décidés par les autorités. À la tombée de la nuit, c’est comme si la ville disparaissait. Il suffit de se rendre sur la terrasse du dernier étage de l’immeuble le plus haut de La Havane, le « Focsa », une horreur de béton d’où l’on peut contempler l’étendue de la décrépitude havanaise, pour le constater : on dirait, tout en bas, que la capitale s’est transformée en village avec la disparition du soleil. Ça et là seulement, quelques points lumineux, et tout le reste est plongé dans le noir. Les Cubains n’ont pas le droit de s’en plaindre. Il faut accepter, se résigner, et jouer à faire semblant d’être heureux, surtout depuis l’émergence du tourisme7 qui incite les Cubains à entretenir, pour satisfaire les visiteurs, les clichés associés aux populations tropicales : à Cuba on est pauvre mais heureux, on rit volontiers, on danse. À Cuba, on a peur surtout, d’être dénoncé pour une pratique de marché noir, de ne pas arriver à survivre encore un jour de plus, de rencontrer, la nuit, sur son chemin, un misérable prêt à tout ou un policier zélé… Les trois protagonistes de Palais lointains, Victorio, l’indigent que l’on a expulsé de son appartement insalubre car la maison où il se trouve, menaçant de s’écrouler, doit être démolie, Salma, une jeune prostituée recherchée par son proxénète, et Don Fuco, le mystérieux saltimbanque, dans leurs errements et par le fait de leur rencontre, nous emmènent au cœur de cette ville éteinte, eux-mêmes conduits par une énergie étrange, faite de peur et d’espérance mêlées. La nuit, la monstruosité de ce qu’il reste de La Havane se révèle. La ville réelle, fatiguée, morose le jour, fait place à un monde d’une inquiétante étrangeté, bel et bien fantastique :

L’hôtel Royal Palm a perdu son toit et nombre de ses murs, aussi est-il inhabité, du moins est-ce l’impression qu’il donne. Il y a des fois, les nuits obscures et interminables, trop noires et trop inavouables, où l’on pourrait affirmer qu’apparaissent des lueurs à l’intérieur, comme si on allumait des feux de joie, et l’on pourrait assurer, aussi, qu’on y entend des voix et même des chants de louanges, des chants en langue liturgique, bien qu’on n’arrive jamais à savoir avec certitude si ce sont des chants de ce qu’on appelle la réalité vraie [...] 8

Mais la nuit n’est pas seulement le moment du doute, de l’illusion, de la crainte vague de choses incertaines, c’est aussi, bien sûr, celui où toute la violence de la société cubaine, tant bien que mal contenue le jour, devient plus nettement perceptible. La nuit, à La Havane comme ailleurs, ou peut-être plus qu’ailleurs du fait que tout ou presque tout y est interdit le jour, favorise la débauche, la perdition, le crime. « Trois hommes nous attendaient cette nuit-là ». Salma raconte ainsi à Victorio une nuit de son existence de prostituée, une existence de peur et de violence, à laquelle la misère à Cuba depuis les années 1990 a condamné un grand nombre de femmes et de jeunes filles, même si les autorités essaient de cacher l’ampleur du phénomène, en feignant d’évincer les prostituées des quartiers touristiques et en les chassant de La Havane vers les plages de Varadero. À la table des clients venus d’Europe, Salma et celui qui est devenu le maître de son corps ont un dialogue d’une extrême violence, profitant du fait que les étrangers ne parlent pas espagnol :

We are very happy, dit en anglais El Negro Piedad, mieux connu sous le nom de Saint-suaire9, et il posa sur Salma un regard doux, amoureux, ensorcelant, lui expliquant à voix basse : Il va falloir que tu supportes ce dégoûtant-vieux-gros-nazi de Hambourg, ce mec est bourré de billets avec tous les zéros que tu peux imaginer. Elle lui retourna son sourire affectueux et répondit doucement : Tu es un fils de pute, Negro, un suaire dégoûtant et pourri. Tu vas me sortir de cette misérable vie de merde !insista-t-elle avec juste ce qu’il fallait d’adulation dans la voix. […]10

La tombée de la nuit, c’est aussi le moment où il faut craindre ou fuir la police, se cacher, jouer au chat et à la souris avec ceux qui vous poursuivent ; il faut aussi à cette heure se méfier des effets du rhum consommé partout et en grande quantité. Mais la nuit havanaise appartient surtout aux amants, pour un amour bien loin du raffinement, du romantisme, et plutôt marqué par la bestialité. « C’est l’heure des couples lascifs et désespérés, des buveurs de rhum, de la police11 », résume l’auteur. Pour la jeune Salma, la noirceur de la vie est intrinsèquement liée à la laideur de La Havane, surtout à sa laideur morale. Un soir, elle échange avec Victorio des confidences et l’on comprend que ce qui les rapproche et rend possible leur complicité, c’est ce sentiment permanent de peur qui ravage leur existence, qui les tue peu à peu, de manière insidieuse, et en provoquant de grandes souffrances. Cette peur, c’est avant tout celle que l’on éprouve vis-à-vis d'autrui, c’est-à-dire a priori de tout le monde et n’importe qui, de l’Autre qui, la nuit, peut d’autant mieux s’accomplir comme ennemi et vous causer du tort. À Cuba, cela fait des décennies que chacun surveille son voisin, et que tous vivent dans la crainte de la délation, des représailles.

Salma se pelotonne sur elle-même, lève une main et déclare : Eh bien, à dire vrai le chemin ténébreux de mon enfant n’a rien à voir avec l’obscurité du tien, mais avec les rues crasseuses de la partie de La Havane où Dieu ou le Diable m’ont fait naître. Et pour moi, la peur est associée à des yeux, cent paires d’yeux qui t’observent par les stores des fenêtres, oui, parce que tout le monde te regarde à La Havane, n’est-ce pas ? […] tout le monde te juge, ils te regardent pour faire des commentaires, pour t’accuser, oui, ces yeux, tu vois, c’est comme des couteaux, ces yeux qui se plantent dans ta chair […]12

Si cette association du monde nocturne à l’idée de peur, au crime, à la dépravation est très présente dans le roman, on ne peut prétendre pour autant que soit une association vraiment originale, propre à ce roman ou à la littérature cubaine. Dans toute la littérature de la Caraïbe insulaire on constate cette tendance des écrivains à évoquer les maux de leur île, qu’ils soient d’ordre social, économique ou encore identitaire, dans un cadre nocturne. Si la Caraïbe parvient tant bien que mal à faire bonne figure le jour, cette prétention se solde inévitablement par un échec la nuit, et l’écrivain peut alors observer et mettre ensuite en lumière les tensions, la violence, le désespoir de son île.

Effacement

Ce qui est plus particulier à Estévez, c’est d’envisager la nuit comme une métaphore de Cuba. Au-delà de la souffrance vécue dans cette île, et que la nuit met en relief, comme un aboutissement de ces tourments, il y a la menace de la disparition, la prise de conscience, ici pour les Havanais, de n’être plus rien dans un pays lui-même anéanti, et cela dans l’indifférence générale. « Dans les nuits nébuleuses des quartiers pauvres de La Havane, [Victorio] porte le lot du solitaire13 ». Étrange ville en effet que cette Havane la nuit, sans lumière, avec ses rues désertes parfois et son silence :

On entend des airs de violon. La rue est vide. C’est la pleine nuit. Même les traditionnels policiers ne sont pas là. Les violons et les chants accentuent la solitude de la rue, tandis que la solitude de la rue accentue le son des violons et des chants […]. Malgré l’obscurité, Victorio remarque la peinture écaillée des murs, les taches d’humidité, les marches en vieux marbre qui furent autrefois blanches14.

Dans un environnement aussi triste, dans une ville décadente, c’est comme si l’individu perdait aussi petit à petit sa matérialité, et devenait incapable de désir. Avec la nuit, ce phénomène s’amplifie. Chacun ressemble à tout le monde, chacun est contraint d’abandonner l’idée d’être différent des autres. La nuit instaure une égalisation des êtres, comme le régime révolutionnaire a instauré une égalisation sociale ou économique, du moins dans les principes. C’est ici que l’écrivain met en place un traitement littéraire du motif de la nuit comme métaphore d’un régime politique qui s’est acharné à faire disparaître l’individu dans la masse de la collectivité.

La Havane s’enveloppe lentement de ce voile sale, poussiéreux et diffus de découragement, de léthargie et de consternation qu’est le crépuscule. Nuit obscure (celle du corps et de l’âme). Chaque fois que tombe le crépuscule, La Havane commence son fulgurant processus de disparition. L’électricité est coupée. La vue semble suspendue, […] le temps s’arrête. Seule reste l’attente. On entend des voix : Quand va revenir la lumière. Et les âmes se referment comme des fleurs dans un vase sans eau. Les illusions fuient, le peu qu’il en reste […] Comme tous ceux qui à La Havane subissent les pannes de courant, Victorio perd sa particularité, ses traits personnels ; il cesse d’être ce qu’il est pour se transformer en ombre chinoise15.

Estévez dit bien ici comment une contrainte d’ordre économique, en l’occurrence les restrictions d’alimentation en énergie électrique, entraîne l’effacement physique d’une population, et de ce fait, la tragique disparition de sa faculté à espérer. La nuit havanaise est peuplée d’êtres condamnés à l’invisibilité, à une dépossession de la conscience individuelle. À Cuba il faut renoncer à se distinguer au sein d’une nation obsédée par l’uniformisation, de même qu’il est impossible d’être identifié dans l’obscurité de la nuit qui gomme les particularités de chacun en faisant de lui une silhouette pareille aux autres, anonyme.

À la fin de cet inévitable « processus de disparition », il ne reste plus que la perspective de la mort. Les trois protagonistes du roman d’Estévez déambulent dans La Havane, comme des êtres à l’agonie, errants, toujours suivis de cette ombre morbide : au bout de leur errance, de cet effacement progressif de leurs illusions, de leur faculté à espérer ou à rire, ils savent que se profile l’irrémédiable mort. « À l’âpreté de la solitude s’ajoute le froid de la peur. […] la nuit est si profonde, si noire, qu’elle semble irréversible. L’aube ne viendra jamais16. »

Au commencement était le néant

Devant cette menace du néant, ce spectacle de désolation, il reste pourtant quelque chose à faire : l’écrivain est là qui veille ; il ne peut se résoudre à la victoire morbide d’une nuit « irréversible » signifiant la fin de La Havane, de la ville aimée dont il reste le souvenir, préservé dans l’exil. Alors la nuit devient un refuge, peut-être le seul refuge possible, d’où l’on peut refuser le spectacle funeste de la cité et des âmes en ruine. La nuit, présage de mort, peut avoir pour l’écrivain une fonction de re-création de la vie. Et dans le roman d’Estévez, où l’on voit les trois protagonistes se réfugier dans un vieux théâtre abandonné de La Havane, on assiste bel et bien à une métamorphose de la nuit en lieu de représentation : comme le noir de la scène annonce au théâtre l’apparition imminente d’un monde dans lequel le spectateur est invité à entrer, la nuit jouera le rôle d’un espace-temps propice à la mise en scène des rêves de Salma et Victorio, avec l’aide de Don Fuco. Grâce à la nuit et à la magie de l’écriture romanesque, l’auteur fait le pari de rebâtir La Havane, grâce à la force du désir. Dans ce roman, la vie à La Havane est un songe, et c’est le moment magique de la nuit qui autorise cette renaissance. Par le charme de la nuit, les Havanais peuvent se réapproprier leur ville. Tout peut commencer à nouveau : « Une fois qu’on accède aux ruines, il est inévitable d’imaginer qu’on est entré dans le cœur même de La Havane. Victorio pense à une hypothétique genèse de la ville dans laquelle il serait écrit : Au commencement était le théâtre17. »

D’ailleurs, dans une île de la Caraïbe comme Cuba, pays écrasé de soleil, la nuit se conçoit aisément comme un moment de réveil, contre la léthargie annoncée, on l’a vu plus haut, par le crépuscule. Il suffit d’enrayer le processus de disparition tant redouté, de se refuser à l’envisager comme une fatalité. La nuit on peut enfin respirer, trouver l’air nécessaire au sursaut du corps, du désir, de la conscience. L’imaginaire de l’écrivain-démiurge est là pour aider à ce contre-processus de réapparition d’une ville désirable, gaie, paisible. C’est ainsi que, depuis l’exil, Estévez, avec l’autorisation de la nuit qui vient le délivrer du souvenir d’une ville en décomposition, reconstruit sa ville, dans la liberté de l’écriture :

La nuit ennoblit La Havane. Le sortilège des ombres cache la saleté de la ville, corrige ses imperfections, déguise sa déliquescence et sa misère. La Havane du soir et de la nuit (et la nuit est étonnamment absolue à La Havane) a peu ou rien de commun avec La Havane des matins rudes, des midis atroces, humides et enragés. […] La nuit il n’y a pas de maisons, pas de bâtiments démolis, pas de palais ; juste de la lumière18.

Avec Abilio Estévez, la tragédie de La Havane agonisante, et derrière elle celle de tout un pays épuisé se métamorphosent en chant d’espoir. Pour que se réalise ce prodige, il faut s’emparer de la nuit comme d’une clef qui peut ouvrir le coffre où La Havane conserve ses trésors : la poésie, le droit de rêver, la foi dans la vie. Après l’angoisse que suscite d’abord la nuit, et que les personnages du roman s’aident les uns les autres à affronter, une libération survient, qui ressemble à une ivresse, dont ils acceptent enfin de jouir pleinement. De son côté, l’écrivain en proie à une nostalgie d’abord paralysante, en endossant le rôle de metteur en scène d’une nuit de tous les possibles à La Havane, peut savourer l’épanouissement de son pouvoir créateur. Une fois la nuit acceptée, habitée par l’écriture, il peut espérer dépasser la nostalgie, la vaincre, au moins le temps d’un roman. Rappelons-nous Victorio et ses sensations au moment du crépuscule. L’électricité est coupée. Il ne reste plus que l’attente. Puis, « […] pendant quelques secondes, Victorio a la sensation d’être devenu aveugle, jusqu’à ce que ses pupilles s’adaptent à l’obscurité, laquelle le tourmente et le rend heureux. Ce sont les heures où il jouit de la plus grande liberté19. »

« La littérature est la façon la plus amusante d’ignorer la vie »

Par bonheur, l’écrivain partage avec Victorio cette liberté, qui lui offre le privilège de retrouver l’élégance, la beauté de sa ville perdue, n’en déplaise à la dictature qu’il a laissée là-bas et qui s’acharne toujours contre l’alliée du poète, cette Beauté, qui est son ennemi le plus redoutable. « Je ne comprends pas que l’on puisse vivre seulement des couleurs, parfois si pauvres, de la réalité20 », confiait Estévez à un ami. Et l’écrivain de reprendre avec enthousiasme une phrase de Fernando Pessoa dont il dit qu’elle lui a toujours paru « merveilleuse » : « La littérature est la façon la plus amusante d’ignorer la vie ». Divertissement salvateur pour Estévez, on le comprend alors, que cette recréation de La Havane, comme si elle n’était plus qu’un tableau noir où tout peut être réécrit, afin de lui redonner les couleurs qu’elle a perdues depuis longtemps, à l’image des façades célèbres de son front de mer, autrefois peintes de couleurs vives, aujourd’hui d’aspect délavé, grises, sauf sur les cartes postales vendues aux touristes ou dans le Buena Vista Social Club de Wim Wenders, car personne décidément ne se résout au spectacle de la tristesse havanaise.

Notes de bas de page numériques

1  Né à La Havane en 1954, Abilio Estévez vit en Espagne depuis huit ans. Son premier roman, Ce royaume t’appartient (Grasset, 1999), a reçu en France le prix du meilleur livre étranger en 2000. Il a publié en 2008 en Espagne El navegante dormido (Tusquets), et vient de faire paraître chez le même éditeur son dernier roman, El Bailarín ruso de Montecarlo.

2  On pense par exemple à La Havane pour un Infante Défunt de G. Cabrera Infante, à Voyage à la Havane, de R. Arenas, ou encore à La Traversée secrète, de Carlos Victoria.

3  Rappelons qu’Abilio Estévez est aussi dramaturge. Il a écrit plusieurs pièces, mais le roman est selon lui le genre qui offre le plus de liberté : « Écrire du théâtre provoque une grande satisfaction […] mais le théâtre est un genre tyrannique. Tu as beau vouloir innover, tu ne peux pas échapper à Aristote. Ou bien tu innoves tellement que cela n’est plus du théâtre. Le roman, en revanche, est un espace de liberté totale. Grâce à lui tu peux te permettre tous les luxes du monde. Poétiser, dramatiser, philosopher, du moment que tu n’oublies pas de raconter. », entretien avec Arturo Arango, paru dans le journal La Gaceta de Cuba, décembre 2002.

4  Le roman a pour cadre la veille des années 2000.

5  La lutte, ou lucha, c’est le mot qui désigne à Cuba le fait de se démener en permanence pour résoudre les problèmes du quotidien. Voir, pour une analyse de cette réalité cubaine, l’article du sociologue Vincent Bloch, « L’imaginaire de la lutte ».

6  « ¡Se fue la luz ! », « ¡Llegó la luz ! ».

7  Le gouvernement cubain s’est résigné à la nécessité du tourisme car dans l’île, au début des années 1990, les pénuries, les périodes de sous-alimentation se multiplient, et l’apport des devises étrangères est apparu comme la seule possibilité de maintenir l’économie de l’île à peu près à flot, même si aujourd’hui la majorité des Cubains continuent de manquer de tout.

8  Palais lointains, p. 14. « El hotel Royal Palm se halla deshabitado, o al menos ésa es la impresión que da : hay ocasiones, en las noches oscuras, interminables, demasiado oscuras y bochornosas, en que podría afirmarse que surgen resplandores allí, como si encendieran hogueras, y podría asegurarse, además, que se escuchan voces y hasta cantos de alabanza, cantos en lenguas, aunque no se llegue nunca a conocer con certeza si son cantos de los que llaman realidad-verdadera [...] », Los palacios distantes, pp. 17-18.

9  Il s’agit du proxénète qui terrorise Salma, et qu’elle cherche à fuir.

10  Palais lointains, p. 230. « We are very happy, decía el Negro Piedad, más conocido por la Sábanasagrada, y miraba a Salma entrañable, dulce, feliz, amoroso y le aclaraba por lo bajo Tienes que espantarte a este asqueroso-viejo-nazi-gordo-de-Hamburgo, putica mía, mira que el magnate esta forrado en billetes con todos los ceros a la derecha que puedas imaginar.Ella le devolvía la cariciosa sonrisa y replicaba zalamera Eres un hijo de mala madre, Negro, una asquerosa-sábana-podrida. Hijo de mala madre que te sacará de la pobreza, replicaba él con ternura. Me cansarás de esta miserable y repuñetera vida !, recalcaba ella con no menores y aparentes adulaciones en la voz. », Los palacios distantes,p. 175.

11  Palais lointains, p. 332. « Es la hora de las lascivas y desesperadas parejas, los bebedores de ron, los policías. », Los palacios distantes, p. 250.

12  Palais lointains, p. 205. « Salma se incorpora, levanta una mano y declara Pues el camino tenebroso de mi infancia, nada tiene que ver con las oscuridades del tuyo, la verdad, sino con las calles asquerosas de esa parte de La Habana en la que Dios o el Diablo me hicieron nacer, y para mí el miedo está asociado a los ojos, […] muchos pares de ojos asomados tras los visillos de las ventanas, ¡¿ay !, que en La Habana todo el mundo mira, que te parece ? […] todo el mundo juzga, miran para comentar, para delatar, sí, los ojos, tú, los ojos como cuchillos, los ojos que indangan en tu carne […] », Los palacios distantes, pp. 156-157.

13  Palais lointains, p. 102. « En las noches nebulosas de los arrabales habaneros, él continúa la suerte del solitario. », Los palacios distantes, p. 79.

14  Palais lointains, p. 333. « Se escuchan violines. La calle está vacía. Es alta noche. Ni siquiera aparecen los acostumbrados policías. Violines y cantos refuerzan la soledad de la calle, mientras la soledad de la calle destaca el sonido de los violines y los cantos. […] A pesar de la oscuridad, Victorio puede notar las paredes despintadas, las manchas húmedas, los escalones sucios de viejos marmoles blancos. »,Los palacios distantes, p. 251.

15  Palais lointains, p. 99. « Cae sobre La Habana ese velo sucio, polvoriento, difuso, de desidia, astío, desaliento, que es el anochecer. La noche oscura (del cuerpo y del alma). Siempre que anochece, comienza la Habana su rápido proceso de desaparición. Cortan la electricidad. La vida parece suspenderse, o se suspende en realidad, el tiempo se detiene. Sólo queda la espera. Se escuchan voces ¿Cuando volverá la luz ?, y los ánimos se cierran como flores marchitas en vaso seco. Las ilusiones huyen, las pocas que quedan. […] Como cada uno de los habaneros que sufre el apagón, Victorio pierde particularidad, rasgos personales, déjà de ser quien es para trasmutarse en sombra chinesca. », Los palacios distantes, p. 77.

16  Palais lointains, p. 73 et 77. « A la intemperie de la soledad, Victorio agrega el frío del miedo. […] La noche tan noche, tan oscura, parece definitiva. Nunca amanecerá. », Los palacios distantes, p. 59 et 61.

17  Palais lointains, p. 123. « Una vez que se accede a las ruinas, resulta inevitable suponer que se ha entrado en el corazón mismo de la Habana. Victorio piensa en un hipotético génesis de la ciudad donde se deje escrito : En el principio fue el teatro. », Los palacios distantes, p. 96. On constate ici nettement l’intergénéricité chère à Estévez, qui lui permet, par le biais du roman, de s’approprier la cité qu’il a quittée plusieurs années auparavant, pour en faire un théâtre où ses personnages réinventent leur vie.

18  Palais lointains, pp. 39-40. « La noche ennoblece a La Habana. El ensalmo de las sombras oculta lo zafío, corrige imperfecciones, disimula lo roído y lo sórdido. La Habana de la tarde y de la noche (y eso que la noche de La Habana posee una contundente rotundidad) poco o nada tiene que ver con la de las severas mañanas, de los mediodías insoportables, húmedos y violentos. […] En las noches no hay casas, ni derrumbes, ni palacios, sino la luz. », Los palacios distantes, p. 36.

19  Palais lointains, p. 99. « […] Victorio tiene por unos segundos la sensación de que ha quedado ciego hasta que las pupilas se adaptan. La oscuridad lo mortifica y lo hace feliz. Son las horas en que goza de mayor libertad. », Los palacios distantes, p. 77.

20  « No entiendo cómo se puede ir viviendo solamente con los colores a veces tan pobres de la realidad. », entretien avec Arturo Arango.

Bibliographie

Arenas Reinaldo, Viaje a La Habana, Madrid, Mondadori, 1990. Voyage à La Havane, trad. Liliane Hasson, Paris, Actes Sud, 2001.

Bloch Vincent, « Réflexions sur la dissidence cubaine », Problèmes d’Amérique latine, n° 57/58, Paris, Choiseul, pp. 215-241.

Bloch Vincent, « L’imaginaire de la lutte », Problèmes d’Amérique latine, n°61-62, Paris, Choiseul, pp. 105-129.

Cabrera Infante Guillermo, La Habana para un Infante Difunto, Barcelona, Seix Barral, 1984. La Havane pour un Infante Défunt, trad. Anny Amberni, Paris, Seuil, 1999.

Estévez Abilio, Los palacios distantes, Barcelone, Tusquets, 2002. Palais lointains, trad. Alice Seelow, Paris, Grasset, 2004.

Estévez Abilio, Tuyo es el reino, Barcelone, Tusquets, 1997. Ce royaume t’appartient, trad. Alice Seelow, Paris, Grasset, 1999.

Estévez Abilio, El Navegante dormido, Barcelona, Tusquets, 2008.

Victoria Carlos, La Travesía secreta, Miami, Ediciones Universal, 1994. La traversée secrète, trad. Liliane Hasson, Paris, Phébus, 2001.

Pour citer cet article

Emilie Sánchez Alfonso, « La nuit havanaise d’Abilio Estévez », paru dans Loxias, Loxias 30, mis en ligne le 10 septembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6429.

Auteurs

Emilie Sánchez Alfonso

Emilie Sánchez Alfonso est doctorante en littérature comparée à l’Université de Nice Sophia-Antipolis sous la direction d’Odile Gannier et enseigne dans le second degré. Ses recherches en littérature portent sur la Caraïbe insulaire, et plus particulièrement sur Cuba.