Loxias | Loxias 6 (sept. 2004) Poésie contemporaine: la revue Nu(e) invite pour son 10e anniversaire Bancquart, Meffre, Ritman, Sacré, Vargaftig, Verdier... |  La Revue Nu(e) fête ses dix ans: 1994-2004 

Ghislaine Del Rey  : 

Se souvenir des belles choses…

Résumé

Se souvenir des belles choses... Au travers des jeux de transformation du langage de quelques artistes de la revue NU(e). Ces jeux mêlent tous les arts (écriture, peinture, dessin, photographie...) à des souvenirs de poètes.

Texte intégral

1Se souvenir des belles choses… Au travers des jeux de transformation du langage de quelques artistes de la revue NU(e).

2Se souvenir, car nous verrons que, dans ces dépliements que les artistes font subir au langage, la mémoire, individuelle, universelle, de l’âme et du corps, est le fil d’Ariane des mots, des images.

3Les belles choses, car même les plus douloureuses, sont le sel de la création artistique, de ce qu’il y a de plus humain en l’homme.

4Danielle Androff, Jean-Marie Rivello, Henri Maccheroni, Farhad Ostavani et Serge Popoff ont cette écriture qui invite à la découverte d’un monde.

5Écrire et dessiner : l’acte est de la même origine. Écrire, dessiner avec de l’encre, en grattant, en jouant avec la lumière. Chacun, de ces artistes, offre des gestes qui tiennent de l’émergence et vont à l’immanence.

6Émergence liée aux accidents des matériaux, voulus, maîtrisés, abandonnés à leur objective présence : jeu entre l’œil et la main, les sens et le cerveau : « voir, c’est concevoir » affirmait Cézanne. Penser à partir du corps, au travers de pratiques diverses, se fondre dans un Faire qui est en fait un Exister, un être-là au monde.

7Monde, paisible d’apparence, des images de Danielle Androff : le corps nu, morcelé qui s’offre de l’effleurement de la lumière sur chaque cm2 de peau, appelant quelque chose de l’ordre du « merveilleux » :

Le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau1.

8Merveilleux donc car échappant la figuration du corps modèle pour écrire la figure du corps modelé, par une pratique proche de celle de Man Ray, le Man Ray des jeux surréalistes. Par la technique des filtres employés, Danielle Androff invite le hasard, hasard, seul capable de l’émergence du merveilleux qui requiert le brouillage visuel, l’aveuglement au visible afin de mieux lire sous l’apparence, au-delà de la lumière :

On doit regarder le travail de la lumière. C’est la lumière qui crée. Je m’assois devant une feuille de papier sensible et je pense2.

9indique Man Ray.

10C’est ainsi que le Regard particulier du peintre photographe se saisit, tranche, arrête dans le temps du bain, diffuse juste ce qu’il faut, veut, pense, mise sur sa « bonne étoile », saupoudre d’atomes de lumière la surface du papier- matière porteur de l’infime capture de l’autre.

11Noir/Blanc : et la profondeur s’opère, et avec elle remontent les sensations, les souvenirs de mère, de femme, de cette découverte du corps, de ce corps féminin que la peinture n’a pas cessé de scruter - modèle - mais au sens de modeler : terre originelle du monde… L’effleurement devient envoûtement, l’image se transforme en écriture dans un parcours des arêtes, des courbes, des abîmes, de la surface où la main-œil glisse, caresse, trace du bout des doigts, englobe de la paume, rêve et s’arrache dans l’instant où la coupure du papier, l’arrêt du bain révélateur, raisonne comme la fin du désir, la mort de l’enfance, le don de soit à l’autre, la fin de l’œuvre.

12C’est une utilisation de la photographie comme pour mieux se saisir des possibles inversions de la « spectralité » du simulacre et de la réalité en négatif, se focalisant, par les détails choisis, sur les choses, le « modèle », que pour y être mieux noyé, ouvrant ainsi son monde de papier à l’écriture de Béatrice Bonhomme :

Cette déchirure flagrante comme une déflagration de neige au centre du cœur.
Tout le monde témoigne que son corps de pluie rouge a recouvert l’émargée de lumière3.

13De tout temps, les artistes ont procédé aux portraits de leurs pairs, ainsi Man ray a photographié Philippe Soupault en 1921, Les Mains d’Antonin Artaud en 1922, Aragon et Breton en 1923-24, Paul Éluard en 1922.

14Jean-Marie Rivello, pour NU(e) photographie des « gens d’écriture », comme le rythme, le ton, le soupir révèlent du sens des mots.

15«  Si on peut le dire, pourquoi le peindre » affirmait Francis Bacon. Là aussi, la présence corporelle se dit, non pas dans un instant posé, mort, mais dans un de tous les instants passés et à venir.

16Telle posture, tel geste, telle image fondue, floue et presque enchaînée, tel cadrage presque hors-cadre, tous ces accidents de vie qui disent de l’être bien plus que la pose arrangée, sont capturés par l’œil de Jean-Marie Rivello. Il a la curiosité de l’enfant et le plaisir de métier accompli de l’artisan.

17Faire tout, jusqu’au bout.

18Être le maître de l’incontrôlable pour mieux découvrir, se découvrir.

19Belle générosité de celui qui s’oublie pour mieux écouter l’autre.

20Ces visages, au visage fondu. Tout comme les collages aux saveurs dadaïstes, jeux de mots, jeux de trames, de traces, jeux du corps.

21Encore ce jeu paradoxal et inhérent aux arts, du corps, de la main et de l’âme.

22Penser en touchant, en faisant, mais dans le même mouvement des mots qui ouvrent aux mots, faire en pensant.

23« Voir c’est concevoir » disait donc Cézanne, à quoi il ajoutait : « concevoir c’est composer ». Travail de l’atelier, de la mise en page, de l’organisation du senti, compris, vu, afin de continuer la conversation avec soi et le monde. Que la composition paraisse accidentelle ou qu’elle soit âprement cherchée, elle est : car sans elle le portrait ne serait pas celui de… Celui où juste un rayon de lumière, judicieusement saisi et précieusement conservé, révèle l’âme.

24Quel étrange art que celui qui dévoile l’âme avec juste un je-ne-sais-quoi d’un infini trait blanc placé juste là où il faut. Combien de portraits ratés, morts, absents parce que l’artiste avait simplement oublié d’habiter la lumière.

25Les portraits de Jean-Marie Rivello offrent cette intense présence de l’autre, par l’abandon du matériau. Il provoque le réel surgissant et le présente en acte.

26Cette dilatation des choses, pour mieux s’en saisir est aussi ce que l’on retrouve dans l’œuvre d’Henri Maccheroni.

27L’écriture au lavis des « lumières d’arbre » offre une image où la fluidité le dispute à l’arrachement.

28Technique du lavis déclinée dans tous ses possibles, en coulures mêlées d’eau, encre brossée à la pointe du bambou qui s’assèche comme un corps vidé.

29C’est un corps souple qui s’ouvre sous le lavis sans trait et un corps caparaçonné qui se referme à la pointe sèche de l’écriture.

30Image paradoxale de l’arbre qui se meut en sexe de femme. Image universelle du mystère de la vie, « elle s’inscrit dans l’archive du corps. Trace immobile. Indélébile. Une image impérieuse. Une eau qui se retient », écrit Dominique Cerbelaud4.

31Le dessin de Maccheroni est comme une vague ondulatoire qui respire et se respire, qui happe et qui engloutit. Rythme du périnée. Flux et reflux.

La femme est une mer et la mer un immense impersonnel féminin où se combattent, intriqués l’un dans l’autre comme serpent sur serpent, pli sur pli, pan sur pan, vague sur vague, Eros (l’érotique des fluides où naître et se lover) sur Thanatos (la menace des fluides où se pendre et se noyer) 5.

32écrit George Didi Huberman.

33La forme se joue de l’arbre, de ses racines à ses plus hautes branches, pour mieux captiver, happer, engloutir. Et les traces, les gestes employés par l’artiste pour rythmer la feuille blanche de gris à l’eau colorée, fondue au noir de chine, ont à la fois la retenue et la fulgurance du désir. Pour Yves Bonnefoy

Ah, quel grand arbre ! Il monte dans le ciel comme une fumée… Et quand on s’approche de lui, comme cet enfant maintenant, on voit que ses feuilles sont larges, vernissées, avec des veines d’un rouge cuivré pour se ramifier dans un vert de nulle part dans l’esprit. Un vert comme d’abîme, un abîme où gronderaient des orages6.

34Farhad Ostavani griffe, estompe, caresse, arrache la poudre de pastel déposée sur la feuille comme l’on englobe du regard un objet avant que de l’interroger, le toucher, le posséder.

35Il peint des sensations d’arbre, des mémoires d’arbre.

36La matière au papier confiée est gommée pour mieux accrocher la lumière, la forme naissant au baiser des doigts, capturée dans la paume de la main, puis zébrée de traits secs, comme ces incises dans l’écorce, mots tatoués sur la peau des arbres.

37Et cette écriture se constitue, à la fois, de fusion et de distance.

38Fusion par le contact du corps au corps du papier qui sculpte, dans une visitation de la mémoire, l’arbre souvent effleuré.

39Puis distance, détachement même, qui dit la surface plane du support et affirme le geste de l’écriture.

40Cet arbre qui n’est plus seulement l’arbre propre d’une expérience humaine, mais l’arbre, l’olivier générique universel et éternel.

41Fonction haptique du dessin, où la vue découvre en soi le toucher, et qui ne représente rien de plus que son propre mouvement, faisant coaguler des éléments d’apparence arbitraire en un seul jet continu.

Certes il y a encore une représentation organique, mais on assiste plus profondément à une révélation du corps sous l’organisme, qui fait craquer ou gonfler les organismes et leurs éléments, leur impose un spasme, les met en rapport avec des forces, soit avec une force intérieur qui les soulève, soit avec des forces extérieures qui les traversent, soit avec la force éternelle d’un temps qui ne change pas, soit avec les forces variables d’un temps qui s’écoule7.

42Cette logique de la sensation dont parle Deleuze, elle se déplie, se noue dans les gravures de Serge Popoff.

Toujours bleus, et toujours ils reviennent les chevaux de l’enfance pour t’amener, te ramener aux fonts baptismaux de la mort, dans le linceul de la mort8

43 note Béatrice Bonhomme en regard de l’œuvre de Serge Popoff.

44Histoire d’enfance et de métamorphose qui là aussi est ontologiquement liée à la technique de la gravure.

45La confrontation au support, dur ou capricieux obligeant au geste incisif mais aussi maladroit, dépendant de l’attaque des acides et de la pression qui va soumettre le papier à quelque chose de cette écriture hésitante de l’enfance. Et avec elle tous les rêves possibles.

46Écriture qui s’évertue à  l’envers des mots. Qui se noie dans des jeux de marelle aux dessins d’arabesque et qui va mourir, le rêve stoppé au sortir de la presse. Est-ce pour sans cesse repousser la mort que Serge Popoff imprime et imprime encore ces images identiques et uniques à la fois ?

47Images répétées de temps différents, ou la main essuie ou charge encore plus d’encre ces errances de l’esprit.

48Dans ses Carnets d’Afrique, Miquel Barcelo écrit :

Kaolin. Indigo. Poudre d’ébène. Boue jaune et rouge des rives. Fibres de noix de coco. Des pigments douteux de pollen de fleurs. Une couleur stable : moutarde sénoufo-dogon. Asphalte d’Adjamie (utilisée par les femmes entre le Burkina et le Ghana pour décorer les façades des maisons et en même temps isoler de l’eau)9.

49Cette Afrique est étrangement présente dans les gravures de Serge Popoff.

50Une Afrique terre mère originelle, aux rythmes lancinants.

51Les entailles de Serge Popoff gravent cette indicible présence des disparus aux musiques appelés.

52Les strates de papier révèlent des peaux tatouées, griffées de dessins étranges, signes mystérieux, mots de passe d’univers différents mais ayant tous, trait à quelque chose de l’origine.

53Origine des saveurs de l’enfance dont les déchirements n’ont d’égale souffrance, origine de l’origine des hommes, archétype d’écriture qui se délivre comme Pollock libérait ses signes de la danse retrouvée.

54Avoir été là, être toujours là :

ici le temps dé-peint aussi beaucoup. Le peu de choses qui furent recouvertes d’une couche de peinture montrent vite leur vraie nature : du bois, de la tôle, des ongles de femme (?)…

55Leur vraie nature, note Miquel Barcelo, c’est-à-dire l’essentiel, si présent dans les gravures de Serge Popoff, essentiel car simplement la vie.

La vie et la végétation, la vie et la minéralisation, se rencontrent et se combinent dans certains êtres qui caractérisent les aspects les plus mystérieux de la création et quelques-unes de ses harmonies visibles10.

56écrivait Victor Hugo.

57Effet d’immanence de l’œuvre dont la matière poreuse vouée aux turbulences de la mémoire offre le pli de chaque chose dans chaque chose : exercice spirituel dans l’affleurement des formes.

58Métamorphoses de l’existence, mais aussi et surtout un immense bonheur d’enfance, de ces belles choses dont on se souvient, encore et encore…

59« Départ. Ce froid si particulier des matins de voyage », disait Pessoa.

60Départ qui est aussi l’abandon de l’œuvre à l’autre.

Notes de bas de page numériques

1 André Breton, Manifeste du Surréalisme, 1924, Pauvert, 1962.
2 Man Ray, cité par Jean Galolotti, La Photographie est-elle un Art ? Paris, l’Art Vivant, 1928.
3 Béatrice Bonhomme, « La fin de l’éternité », NU(e) 2001.
4 Dominique Cerbelaud,  « Lumière d’arbre », NU(e) 1999.
5 George Didi Huberman, « Hypocondrie et Morphologie selon Victor Hugo », Cahiers du Mnam, 2003.
6 George Didi Huberman, « Hypocondrie et Morphologie selon Victor Hugo », Cahiers du Mnam, 2003.
7 Gilles Deleuze, Logique de la Sensation, la Différence, 1996.
8 Béatrice Bonhomme, « Les chevaux de l’Enfance », NU (e), 1999.
9 Miquel Barcelo, Carnets d’Afrique, le Promeneur, 2003.
10 Victor Hugo, « la Création, la Nature », 1840.

Pour citer cet article

Ghislaine Del Rey, « Se souvenir des belles choses… », paru dans Loxias, Loxias 6 (sept. 2004), mis en ligne le 15 septembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=64.


Auteurs

Ghislaine Del Rey

Université de Nice