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Simona Pollicino  : 

De l’espace à l’étendue. L’évolution de l’imaginaire spatial dans l’œuvre de Saint-Exupéry

Résumé

L’espace chez Saint-Exupéry refuse la définition de « décor » et plus encore celle de « paysage », tout en gardant un lien fort avec les lieux concrets qui sont des repères pour l’homme. L’espace parcouru, connu dans sa matière, se révèle surtout à travers le dynamisme de l’imaginaire de l’auteur. D’après Bachelard, l’intérêt pour Saint-Exupéry « résidait dans la poétique des matières et des dynamismes ». L’espace devient le leitmotiv de son œuvre entière, ce qui nous a guidés dans la tentative d’illustrer l’évolution que celui-ci subit. Il s’agit d’un parcours pour ainsi dire « en spirale », soutenu par un tissu d’images qui s’alimente du contact avec les éléments du réel et au même temps qui tend vers une dimension transcendante, voire symbolique.

Abstract

Space is the privileged topic in the works of Saint-Exupery; it provides the material of the text, gives it its vitality and mobility. While speaking in spatial terms, the poetic of Saint-Exupéry feeds this foundational element that is far from being a mere decoration, much less a middle of action. The space here is filled with elements of increasingly personal and emotional, so we could define it a device key that opens access to meaning. Amorphous material space invites to give it a mark by transforming it into genuine human space.

Index

Mots-clés : écriture , espace, images, représentation, vol

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

1. Une poétique de l’espace

Aborder la question de l’espace dans l’œuvre de Saint-Exupéry impose aussi bien l’individuation de la relation entre espace réel et espace imaginaire que la compréhension de la manière dont les deux dimensions apparaissent tellement liées qu’elles finissent même par coïncider. Celle de l’écrivain-pilote se présente comme une expérience totale qui fond inextricablement deux choix en apparence inconciliables, l’aviation et l’écriture. Au-delà de cette hypothèse initiale, la conviction dont on est parti est que dans l’œuvre la dimension spatiale subit une transmutation, à savoir un processus de sublimation en partant d’un espace concret, domestique, maîtrisé jusqu’à se transformer, par le moyen du vol, dans un espace « aérien », voire symbolique.

Notre propos est celui de dépasser une approche plus immédiate du texte narratif, visant à établir la fonction de l’espace en tant que simple décor des événements. Bien loin de lui attribuer une étiquette sur la base des plus communes classifications des lieux, lesquelles, le plus souvent, se réduisent à quelques couples antinomiques (ouvert / fermé, dehors / dedans, étendu / circonscrit, etc.), on est plutôt parti de la thèse selon laquelle l’espace est le fondement du texte, la matière même qui lui confère du mouvement et du dynamisme. D’autre part tous les textes de Saint-Exupéry traitent toujours de l’espace ; le plus souvent il s’agit d’un espace géographique réel encore que l’auteur choisisse parfois des milieux fantastiques tels que des planètes inconnues ou des villes imaginaires. La narration se dénoue toujours en suivant un itinéraire de voyage ; et pourtant cet espace n’existe pas a priori, au contraire il est découvert au fur et à mesure que l’on poursuit un trajet. C’est pourquoi il prend une forme et une valeur chaque fois qu’il est parcouru, exploré, connu, pour ainsi dire « apprivoisé ».

La poétique de Saint-Exupéry offre un exemple de la manière dont l’espace matériel vide invite l’homme à y graver son empreinte, en lui conférant une connotation humaine authentique. En effet il existe deux liens possibles avec l’espace : d’une part le rapport quotidien que l’homme établit dans l’espace où il vit, celui-ci étant fait de lieux familiers, de demeures, de rapports sociaux et de nœuds affectifs ; de l’autre le besoin d’évasion de ce microcosme protecteur, parfois accablant et de s’ouvrir vers l’espace du dehors, ouvert, immense, dans le but de redécouvrir un lien originaire avec l’univers. Chez Saint-Exupéry ces deux dimensions coexistent.

Son lecteur partage tous les déplacements, qu’ils soient physiques ou bien imaginaires, afin de saisir l’évolution significative de l’espace au fur et à mesure qu’elle se réalise. De son côté, son personnage est presque toujours un voyageur décrivant très rarement l’espace qu’il parcourt. En revanche il le perçoit à travers son corps, le vit, l’imagine, l’expérimente par tous ses sens, en privilégiant la perspective écartée et vertigineuse du vol aérien. Celui-ci offre au pilote la possibilité de restituer de la consistance à un espace qui serait vide s’il était privé de toute présence humaine. Par le moyen de l’imagination, qui est celui de la création, l’homme peut remplir l’espace, le rendre sensible dans la mesure où il sera capable d’y établir des points de repère.

D’après Matoré, par exemple, « le mot est un jalon1 ». Ainsi le mot est-il employé pour fixer des points dans la matière instable et discontinue que l’on perçoit et ressent. Tout aussi bien que le vol, l’écriture est une manière de traduire l’espace que l’on a parcouru, connu, imprimé. Cela nous fait bien comprendre les mots de Bernadie : « Le récit exupérien est aussi “ voie et passage ”, histoire des changements de l’espace autour de nous, germination ou éclosion d’images dans le grand arbre imaginaire du texte où rien n’est véritablement, immobile ou installé2 ».

Notre but est ainsi celui de suivre chaque séquence du mouvement du pilote dans l’espace, qu’il soit terrien ou bien aérien, en démontrant comment l’espace se présente toujours aux yeux du lecteur en tant que la question fondamentale. Il en résulte que la lecture du texte sera une véritable aventure, d’abord de la perception et de l’imagination ensuite, tout à fait semblable à celle du pilote dans l’espace. Par ailleurs le point de vue aérien bouleverse toute perspective habituelle, toute mesure ou construction précédente, en dépassant les limites qui séparent la dimension terrienne avec ces lieux bâtis et sûrs du reste de l’espace universel dont on ne connaît pas les bornes.

Ce que Saint-Exupéry synthétise dans son expression « univers étalé » correspond à l’espace en deçà des paramètres connus, à savoir cet espace circonscrit et protégé des lieux tels que la maison ou bien tous ces endroits où se déroule l’activité humaine sur la terre et qui répondent à la notion de « demeure », celle-ci étant plus un lieu mental que matériel. Et pourtant il existe aussi un espace inconnu qui n’obéit pas aux lois de la pesanteur ; c’est l’espace du cosmos dont la matière est formée des quatre éléments et dont les mouvements et les transformations sont tellement imprévisibles qu’ils dépassent souvent la logique.

Saint-Exupéry a saisi et communiqué à travers sa double expérience de pilote et d’écrivain une image vive et dynamique de l’univers. Le fait que même Bachelard ait lu Saint-Exupéry en reconnaissant l’échafaudage latent sur lequel toute l’œuvre s’appuie ne nous étonne pas. Cette construction trouve son fondement justement dans la conception bachelardienne d’imagination. L’image est la forme d’expression que l’auteur privilégie quand il traduit ce qui autrement resterait un ensemble indistinct de perceptions et de sensations. Dans cette perspective, l’expérience du vol soutient l’imagination, en suivant ses processus de création / recréation des images perçues. Voilà l’unité d’une œuvre dont la cohérence profonde et invisible, ce « canevas unifié et continu », jaillit de combinaisons affectives et mentales. Une lecture focalisant la valeur symbolique de l’image spatiale semblerait la plus fidèle au sens profond de l’œuvre.

En présupposant que toutes les œuvres de Saint-Exupéry s’ouvrent dans un espace, on entre spontanément dans le texte en suivant un mouvement coïncidant avec celui d’un moyen de transport, qu’il soit l’avion ou bien un train ou encore une voiture. A l’intérieur du texte l’espace se manifeste d’une façon double : tantôt un espace accueillant, durable « de résidence », tantôt un espace hostile, précaire, « de résistance ». Dans les deux cas, il est la matière avec la quelle on entre en contact. Chez Saint-Exupéry celui-ci ne sera jamais homogène, continu, géométriquement mesurable mais plutôt, du moment qu’il est vécu par la perception, il est tangible et concret.

L’espace régit la structure du récit en lui donnant du relief à chaque mutation à cause de l’écart, de la vitesse, de l’alternance des points de vue. Cela nous ramène au vol qui est la condition déterminante en vertu de laquelle la relation de l’homme (le pilote) à l’espace n’est pas du tout évidente et ne se fonde plus sur un ordre certain des choses.

Chez Saint-Exupéry la première forme de collocation dans l’espace voit l’homme intégré dans un réseau de relations familiales et sociales, un ensemble de lieux connus, bien délimités et, au point de vue affectif, où règnent la tranquillité et l’harmonie. Toute action humaine a comme but celui de satisfaire le besoin de stabilité dans le territoire auquel il appartient, à travers la création de liens « assurant la liaison étroite de l’homme avec la terre, son travail et sa maison »3. Voilà le réel dans sa dimension « domestique », dont l’espace est maîtrisé, délimité dans des confins connus, bâti selon différentes formes établissant un ordre. Le lien de l’homme Saint-Exupéry aux lieux qu’il a élevés au niveau de sa demeure sont ceux de son enfance, dont le souvenir pendant ses heures de vol aura la fonction d’un rappel. Le topos de la terre est présent d’une manière presque obsédante, lorsque l’auteur évoque dans ses images la solidité et la résistance terriennes qui sont un obstacle pour l’homme. Toutefois cette hostilité tout apparente montre la terre comme un espace à conquérir et à dominer à travers une expérience pouvant redécouvrir l’appartenance mutuelle de l’homme à l’espace. Saint-Exupéry associe à la terre tous ces lieux qui sont surtout des abris, des endroits « fidèles » tels que la maison, symboles de stabilité et d’immutabilité. Cela nous rappelle les mots de Bachelard à propos de ces lieux intouchables qui ont survécu aux circonstances : « notre âme est une demeure. Et en nous souvenant des “maisons”, des “chambres”, nous apprenons à “demeurer” en nous-mêmes4 ». Dès lors le lieu qui représente mieux l’existence est la maison; non seulement elle situe l’homme dans l’espace, mais elle constitue un repère qui alimente le lien indissoluble à la terre. Les réflexions de Saint-Exupéry pendant ses moments de doute et d’inquiétude le confirment : « le sens des bruits de la maison, de la routine et des offices. Je voudrais y être plongé jusqu’aux os »5. Tous les lieux habités tels que la maison racontent comment l’homme habite son espace et il s’établit dans son « coin du monde ». Les images liées à ces lieux expriment solidité et permanence :

Images de vieilles maisons, demeures ancestrales, entourées de parcs aux arbres séculaires, images de vieilles dames tout appliquées au sentiment de leur éternité; vision des vieux maîtres incarnant, dans le collège si calme, ce monde protégé de l’enfance, d’où Bernis et le narrateur se sont élancés vers la vie, forces neuves qu’entraîne l’ivresse ardente de leur jeunesse et qu’une obscure inquiétude ramène pourtant vers l’image de ce qui est vieux, de ce qui a su durer. Ces images rassurantes ont une grande puissance sur l’âme et pendant la guerre Saint-Exupéry les a mobilisées parfois dans la lutte contre le désespoir6.

Saint-Exupéry fera appel au souvenir de sa maison d’enfance et de ce qu’il appelle « réalité qui dure » chaque fois qu’il doit faire face au vide ; on peut bien comprendre alors comment devant l’espace accablant du désert, le château de Saint Maurice de Remens représente les qualités de la maison archétypique telles que la stabilité et la permanence. Plusieurs fois cette résidence constitue un refuge contre les bouleversements du dehors et surtout du monde des adultes. D’Agay en est convaincu :

Il évoque toujours, dans la solitude d’une nuit glacée, sa chambre et son poêle, les lampes du vestibule, les fêtes de la maison.
Mais pour lui, le principal ce n’est pas de posséder cette maison, ni de l’habiter en permanence, c’est d’y avoir vécu, d’avoir connu cette chaleur et de l’emporter au-dedans de soi pour qu’elle le réchauffe et l’anime7

La terre, la maison, la mère. Ce sont des figures toujours présentes qui revivent à travers la mémoire dans la forme d’images claires et éternelles conférant à l’enfance de l’auteur un rythme fait de rituels et de liens, symboles de protection et d’inaltérabilité. Bien loin d’être un espace ouvert, le jardin de Saint-Maurice est un endroit plus protégé que le château même ; Saint-Exupéry évoque cet espace où se déroulaient les jeux d’enfance, les courses du chevalier Aklin avec ses frères et tous les plus beaux moments d’une « Enfance Immobile ». Un microcosme rempli de souvenirs, d’images récurrentes, un espace sûr, solide, où règne un « ordre sans fissure ».

Néanmoins le point de vue offert par la vision quotidienne des choses n’est pas suffisant, puisqu’il ne permet pas de réaliser pleinement la spatialité de l’homme. Saint-Exupéry expérimente en effet une spatialité totale par le vol ; l’avion offre une perspective autre par laquelle il est possible de reconsidérer la place de l’homme non seulement en deçà des confins du monde, mais aussi en rapport à l’univers entier, donc en termes pour ainsi dire « cosmiques ». Il en résulte, comme le dit Quesnel, que « sa première loi est bien celle de toute maison : être trahie »8. La tendance naturelle de l’homme est de se mouvoir, de s’ouvrir à l’extérieur dans un espace avec lequel interagir. Le voyage appelle l’homme à sortir de sa « maison-nid » pour s’engager dans un double itinéraire, extérieur et intérieur, qui est une aventure de la conscience dans l’espace du monde. Il s’agit de rompre avec les grilles habituelles de l’existence et de devenir le protagoniste d’une participation active, de là le voyageur « se coule ainsi dans un nouvel espace »9.

Dans cette perspective on devrait interpréter le voyage aérien ; celui-ci devrait effectivement être vu comme expression de l’élan de la vie humaine et de la recherche d’un rapport à l’espace qui s’étende au-delà des limites connues et d’une réciprocité grâce à laquelle l’homme et l’espace interagissent. L’espace ouvert devient espace d’extension/expansion de l’homme qui y fait l’expérience d’une conscience « en situation ». Paraphrasant la pensée de Bachelard, être en contact avec l’univers signifie partir chaque fois, choisir d’habiter ailleurs, dans un espace encore « à façonner ». C’est la manière dont l’homme manifeste son appétit, son exigence presque physiologique de participer à la respiration du monde. Et du moment que, selon Bachelard, l’homme ne peut pas vivre horizontalement, le choix du vol est une conséquence de la valeur que Saint-Exupéry confère au courage, à la lutte contre toute forme de pesanteur ou de chute ainsi qu’à l’élévation. « Toute valorisation est verticalisation »10, affirme encore Bachelard. Le mouvement vers le haut permet d’assister à un enrichissement de l’espace familier ; l’écart par le vol pose le pilote au milieu de deux réalités, d’une part le monde inhumain, absurde et accablant, de l’autre celui qui l’appelle à l’ouverture et la participation au mouvement perpétuel de l’univers. Ici l’homme-pilote s’engage dans une lutte contre le monde minéral et la casualité des puissances naturelles. Son évasion n’est ni une fuite ni une conclusion, mais plutôt la recherche d’un ailleurs, tout en sachant que c’est une manière d’expérimenter et donc d’apprécier la contingence dans sa profondeur. Loin d’être une simple contemplation immobile du monde, la position privilégiée de l’homme en vol coïncide avec sa participation dynamique à la vie universelle. Pour Saint-Exupéry voyager c’est avant tout « changer de chair » ; en plus, voler signifie vaincre la matière, se dégager pour rejoindre la dimension de l’air pur, où l’on a la conscience de l’« instant libre », d’un instant où l’on entrevoit l’avenir et l’espoir.

Une fois que le pilote arrive à une certaine altitude, on assiste à une transition d’un espace à un autre, d’un microcosme borné, connu et maîtrisé à un macrocosme inconnu, débordant et souvent menaçant. Dans une sorte d’interstice entre ces deux dimensions il y a l’espace intime de l’homme-pilote ; celui-ci, « jouet des éléments », doit être capable de surmonter les forces naturelles d’un espace dur, vide et étranger.

Il faudrait alors s’interroger sur la manière dont l’espace chaque fois traversé peut devenir dans le texte la matière vive, sensible, intime qui alimente l’imagination de celui qui vit une telle expérience. Il s’agit de comprendre comment l’écriture peut rendre lisibles les espaces pénétrés pas seulement à travers la seule description, mais par une série d’images spatiales dans la plupart des cas, dont la germination se manifeste en tant que phénomène spontané et immédiat. De l’œuvre de Saint-Exupéry, Bachelard saisit l’aspect qui confirme sa théorie de l’imagination, en prenant en considération la contribution de la navigation aérienne à l’imaginaire qui alimente le texte et la production des images. Le texte est parcouru par le sentiment d’une lente gravitation qui intéresse toute chose : le paysage, les personnages, les images, etc. C’est pourquoi son rythme profond est scandé d’un mouvement continu dans l’espace. En réfléchissant sur le rapport entre le réel et l’imaginaire ainsi que sur la fonction de l’écriture, Saint-Exupéry s’interroge :

Le grand problème réside évidemment dans les rapports du réel et de l’écriture, ou mieux, du réel et de la pensée. Comment transporter l’émotion ? Que transporte-t-on quand on s’exprime ? Quel est l’essentiel ? Cet essentiel me semble aussi distinct du monceau de pierres dont elle est sortie. Ce que l’on peut prétendre saisir et traduire et transmettre du monde extérieur ou intérieur, ce sont des rapports11.

Tout aussi bien que le voyage / vol l’imagination a la fonction d’opposer sa force au vide et à l’incohérence de l’espace réel. La pensée de Saint-Exupéry s’exprime spontanément à travers des images qui assument une valeur ontologique en tant que le résultat d’un fait de conscience et la preuve de l’intervention active du sujet. Saint-Exupéry, lui, a formulé sa propre théorie de l’origine des images, en individuant deux sources primaires : d’un côté l’espace du dehors, de l’autre côté celui du dedans. Pour apprécier la valeur d’une image, il faut la considérer comme le fruit d’une création originelle ; l’image s’habille d’une connotation cosmique, tend vers l’infini, tout en suivant la direction même du vol.

Saint-Exupéry est un « poète de l’avion » comme le définit Albérès, mais il répond aussi à la définition bachelardienne de « poète de l’air », dont l’imagination trouve dans l’élément aérien une participation active à sa concrétisation. Son imagination a le pouvoir de créer une connexion entre une image spatiale et une autre à l’intérieur du tissu textuel, ainsi qu’il en est possible dans le mouvement du vol. Par conséquent la narration poursuit parallèlement à l’expérience physique dans l’espace. La relation topographique est une partie fondamentale du texte, car elle est le moteur de la narration et de l’action à la fois. De là tout déplacement, tout rapprochement ou éloignement dans l’espace réel, coïncident avec les mouvements et la dynamique du récit. Parcourir le texte signifie mettre en œuvre une « vérification » de l’espace et expérimenter sa conquête. Au début de chaque texte, on perçoit la présence d’un point de vue total englobant des villes, des pays, des continents les plus distants. C’est la vision du narrateur-pilote qui se trouve dans un point de convergence d’où il est possible de saisir l’espace, dans le même instant, par son corps et par son imagination. Cet espace, qu’il soit extérieur, neutre et résistant ou bien intérieur, sensible et accueillant, assure le mouvement lent et continu d’une transformation et devient le terrain où l’on assiste à la transition vers le symbolique et à l’ouverture à un nouveau sens.

2. L’espace matériel

Courrier Sud naît d’une expérience marquée par des émotions opposées : d’une part la solitude et la sensation d’étouffement de la vie parisienne, de l’autre l’élan et la tension qui poussent le protagoniste à chercher ailleurs ce que l’auteur définit « le sens de la vie ». Le métier de pilote devient presque une pratique initiatrice d’élévation de l’ici-bas, ainsi que l’avion un instrument de recherche et d’évolution intérieure. Il est possible de distinguer trois parcours parallèles et distincts dont le premier coïncide avec le mouvement du récit avec ses pauses, ses flash-back et ses rappels, le deuxième et le troisième sont les deux versants d’un double itinéraire du protagoniste. Jacques Bernis vit une évolution scandée par les décollages et les atterrissages et en même temps une aventure spirituelle et métaphysique. En tout cas l’espace est acteur, aussi bien sur le plan géographique que sur le plan narratif. Le récit présente une structure peu homogène dont le rythme suit pas à pas l’évolution de la quête dans l’espace et dans le temps. L’histoire de Bernis et de Geneviève n’est que leur tentative désespérée de comprendre l’espace qui les entoure ; chaque scène décrite se déroule dans un lieu bien déterminé dans lequel les personnages essayent de trouver un appui. Courrier Sud, comme l’observe Rubino, montre le caractère dominant de l’errance, à savoir la relation que les personnages établissent avec l’espace est caractérisée par la dialectique entre stabilité et mouvement. Les deux protagonistes vivent une oscillation tourmentée entre conquête et repliement, nomadisme et sédentarité, errance et demeure ; notamment Bernis essaye de trouver des points de repères dans un espace étranger, alors que sa femme se tient, jusqu’à la mort, à l’illusion d’un espace fermé et sûr tel que la maison. La présence constante, intense, de l’espace du dehors est fort tangible, dont la fixité « douce et douloureuse » renforce le drame d’une histoire d’amour qui semble se dérouler hors du temps, dans l’instant d’une rêverie cosmique. Le décor se situe entre le réel et l’irréel, entre expéditions en vol et rêveries d’enfance, en conjuguant un parcours concret et un autre intérieur. Le choix de partir est avant tout un besoin, ou plutôt l’occasion pour conquérir l’espace, tracer des chemins, aspirer à une nouvelle collocation dans le monde. Une telle exigence du protagoniste est à la base du sentiment d’anxiété et d’insuffisance qu’il vit : « Et puis, tu me connais, cette hâte de repartir, de chercher plus loin ce que je pressentais et ne comprenais pas, car j’étais ce sourcier dont le coudrier tremble et qu’il promène sur le monde jusqu’au trésor ». (Courrier Sud, p. 52)

Le vol lui permet de réaliser son désir d’un contact physique avec l’univers matériel ; le voyage représente la quête héroïque d’un rapport authentique au monde, d’un lien originel avec l’univers. Bernis, l’errant, recherche un lieu qui l’accueille, et ce faisant il se situe dans un espace intermédiaire, en marge, où il est destiné à vagabonder dans un état de douloureuse séparation. Pilote de la ligne Toulouse-Dakar, Bernis retrouve dans l’expérience aérienne une alternative à un monde imposé ; cependant il est obligé de voyager sans répit, tout en rêvant de trouver un lieu où habiter. Malheureusement il est un être aérien dont la légèreté ne peut se réaliser que dans le vol.

La vision verticale offre une image du monde très différente, dans lequel les choses apparaissent comme « bien rangées ». A chaque décollage le pilote assiste au « déshabiller de la terre » et vit tout cela comme une libération du paysage terrestre dont l’aspect est fixe et dramatiquement immuable. L’aventure de Bernis est une pénétration dans un « royaume secret » dont il ne distingue pas les limites. Incompatible avec la réalité de la terre, cette dimension est « un souvenir qui ne se put pas raconter », un trésor dont le pilote est témoin et gardien. Le vol donne un point de vue qui confirme l’image sûre et solide de la terre où tout se tient :

Quel monde bien rangé aussi – 3000 mètres. Rangé comme dans sa boîte la bergerie. Maisons, canaux, routes, jouets des hommes. Monde loti, monde carrelé, où chaque champ touche sa haie, le parc son mur. Carcassonne où chaque mercière refait la vie de son aïeule. Humbles bonheurs parqués. Jouets des hommes bien rangés dans leur vitrine.
Monde en vitrine, trop exposé, trop étalé, villes en ordre sur la carte roulée et qu’une terre lente porte à lui avec la sûreté d’une marée. (Courrier Sud, p. 41)

Mais tout cela est-il réel ? Ou s’agit-il plutôt d’une illusion ? En effet cette image compacte n’est qu’en trompe l’œil, en révélant toute son invraisemblance et son inauthenticité.

Sur le plan du récit, l’aventure de Bernis se termine par une faillite, même si son accident en vol assume la valeur symbolique d’une sublimation vers un espace autre. La quête du protagoniste reste irrésolue, puisque il n’arrive pas à être conscient de l’importance de cet « envers des choses » dont il a été spectateur.

Plus tard dans Vol de nuit l’espace et le temps coïncident avec la succession des vols nocturnes de la ligne Aéropostale. En effet la dimension temporelle n’est pas scandée par des horaires ou des dates précis, mais elle est vécue dans une sorte de totalité de l’instant, comme une lutte, une tension continue, dont dépend tout le reste. L’espace est délimité par les trajets différents de trois avions rentrant de Buenos Aires, encore qu’il existe une autre dimension de l’espace administratif des bureaux de la ligne, où les machines à écrire, les télégrammes, les bulletins météorologiques sont les seuls points de repère. Quesnel retrouve dans la rose des vents un schéma symbolique sur lequel pivote le roman : au milieu il y a Rivière, axe d’un microcosme dans lequel règnent l’unité et la cohérence de la volonté et de l’engagement ; aux quatre pôles les pilotes Fabien, Pellerin, le courrier d’Europe et celui du Paraguay. Les trajets de chacun forment un véritable champ de forces dont le magnétisme domine tout le long de l’histoire.

Toutefois le vrai message de Saint-Exupéry est celui-ci : « maintenant, j’écris un livre sur le vol de nuit. Mais dans son intime, c’est un livre sur la nuit »12. La nuit est à la fois l’unité d’espace et de temps où se déroule l’action. Pendant une nuit se joue le destin d’un groupe de pilotes, de leur directeur et d’une femme. La nuit est aussi l’espace dans lequel se réalise la lutte contre les forces obscures de l’« autre face du décor ». Elle représente symboliquement l’univers intime des personnages. Tantôt amie, tantôt ennemie la nuit est précieuse car elle permet aux courriers de gagner du temps sur les autres moyens de transport ; voilà pourquoi elle inspire de l’enthousiasme et de la ferveur et anticipe une victoire glorieuse sur la nature. Elle assume un rôle fondamental dans la mesure où elle favorise le mouvement de la vie intérieure de l’homme. Une fois qu’il a pénétré dans un « monde aveugle », le pilote Fabien se croit un conquérant et ressent le plaisir de pouvoir dominer les choses. Son expérience du vol coïncide avec une prise de conscience du « travail mystérieux d’une chair vivante ». Immergé dans l’espace nocturne, le pilote d’instinct monte de plus en plus, à la recherche de la lumière. A ces moments les images lumineuses assument tout leur dynamisme vertical. De la carlingue Fabien observe les étoiles et la lune comme des signaux de vie dans un ciel nocturne qui apparaît anonyme et indifférent. Malheureusement il ne réussira pas à rentrer à terre, alors que son camarade Pellerin pourra rejoindre l’escale de Buenos Aires, où il sera accueilli comme le « témoin d’un miracle », celui qui a su s’opposer à une matière inconnue dans son aspect obscur et mystérieux. Il est sorti d’un espace où il est possible d’assister à la fusion de l’humain et du minéral, du visible et de l’invisible. La nuit surmontée est une nuit accueillie, faite « de clarté, au lieu de la scintillation et de la surface, le rayonnement venu de la profondeur. Le jour est alors le tout du jour et de la nuit, la grande promesse du mouvement dialectique »13.

3. L’étendue ou la dimension symbolique

Depuis Terre des hommes Saint-Exupéry aboutit à un rapport renouvelé avec la terre d’où une nouvelle vision et la conscience d’y avoir ses propres racines. L’intention de l’auteur est de raconter une expérience au niveau universel qui voit l’homme protagoniste d’une réconciliation avec l’espace de la terre, d’une rencontre sensible, existentielle, avec la matière à laquelle il doit son origine. La terre, cette « planète errante », garde aux yeux du pilote un mystère : chacun de ses coins les plus cachés renvoie à des signes à déchiffrer. A plus de mille kilomètres de distance de ce « royaume fantastique » et perdu dans l’espace interplanétaire, le pilote a l’impression de dépasser les limites du monde réel ; survolant Cap Juby et Cisneros, il voit une étendue de salines, des plaines dont les couches de fossiles remontent à une époque très ancienne, comme s’il assistait à une nouvelle création de la terre. La vision aérienne transfigure totalement le désert, celui-ci assumant l’aspect d’un pays légendaire et mystérieux. Le lecteur assiste à un phénomène inversement proportionnel : si d’un côté l’espace est créé au fur et à mesure qu’on le découvre, de l’autre côté le temps se dissout, en faveur de cette découverte progressive. Le mot « espace » par lequel on a jusqu’à ce moment défini ce monde matériel et affectif avec lequel l’homme interagit, est mis en rapport au mot « étendue » qui chez Saint-Exupéry désigne une autre dimension spatiale aux contours plus intérieurs et plus intimes. Voici sa fonction selon Le Hir : « elle force l’homme à se démasquer, à étaler au grand jour ce qu’il vaut vraiment »14.

A celui qui accepte d’intérioriser l’espace, celui-ci se révèlera comme étendue, en l’emportant dans un procès de transformation jusqu’à une condition de « plénitude » et de « certitude ». Cet état est « la plus haute forme de l’aventure » dans laquelle l’espace matériel, qui est aussi celui de l’illusion et du faux-semblant, cède à un autre espace. De cette communion avec l’espace jaillissent des images qui témoignent un passage à une dimension sensible et spirituelle attirant l’homme par des « sollicitations invisibles ». La puissance de ce que Saint-Exupéry reconnaît comme un véritable « sentiment de l’étendue » demeure justement dans l’émotion qu’on éprouve quand on appartient à un espace avec lequel on a établi un lien qui résiste au temps et à la distance. On comprend le sens d’un imaginaire de l’étendue à partir d’une expérience unique aux contours non pas physiques, mais symboliques. De cette manière l’espace est saisi pour ainsi dire « en transparence », par l’effet de reflet dans un autre espace où l’on se trouve à un moment précis. Dans Terre des hommes la description ne consiste pas du tout à représenter des choses et des lieux perçus par le regard, au contraire, ceux-ci acquièrent une connotation autre. Ce passage du réel à l’imaginaire est défini comme « de-réalisant » par Tison-Braun, selon qui la description dérive justement du « sentiment de l’espace » qui présuppose non pas une simple représentation, mais plutôt qui parle directement à la sensibilité et à l’intimité de celui qui le regarde. Voici, par exemple, l’expérience du désert :

Saint-Exupéry a évité la description visuelle pour se concentrer sur certaines caractéristiques morales ; c’est un lieu de « pureté » que nulle présence humaine n’a « souillé » – lieu « précieux », de repos, de silence. Le plaisir « puéril » qu’il prend à fouler le sable vierge, à le faire couler entre ses doigts est beaucoup plus complexe qu’il ne paraît au premier abord. Il y entre un certain besoin de profondeur de marquer de l’empreinte de son pas une neige intacte15.

Plus tard le récit de guerre laisse la place à un récit poétique dans lequel, aux instants les plus inattendus, l’espace et le temps se fondent dans la totalité de l’image poétique. Dans un réel dans lequel toute action humaine perd son sens et tout est proie de la désagrégation, le temps est aboli, ce qui emmène Saint-Exupéry pilote de guerre à écrire : « le temps pour nous s’est gelé aussi » (Pilote de guerre, p. 143). Afin de neutraliser une série d’images d’incendies et de destruction, l’auteur choisit des rêveries d’enfance où règnent des images de protection et d’intimité. Si d’une part l’expérience de la guerre se manifeste par le feu, de l’autre il y a aussi une image positive de cet élément en tant que lumière et flamme intime et universelle à la fois. Malgré le drame de la guerre et la vision d’un monde en vrac, Saint-Exupéry se sent « responsable et désespéré ». Pilote de guerre offre un spectacle de l’espace saisi dans sa discontinuité et son absurdité ; d’ailleurs les images spatiales sont la preuve d’une altération générale, encore qu’il arrive que l’espace se transfigure en étendue au moment où toute chose semble s’effondrer dans le vide et dans l’incohérence. A travers la mémoire Saint-Exupéry remonte à son expérience dans le Sahara où « le désert se nouait et prenait un sens » (Pilote de guerre, p. 160). Bien loin de répondre à un simple besoin d’évasion, la quête de l’étendue est plutôt le choix d’une direction, d’un chemin à accomplir : « l’étendue ne se trouve pas. Elle se fonde » (Pilote de guerre, p. 160). L’une des qualités constitutives de l’étendue est sans doute le silence ou bien, pour l’auteur, ce qui « se passe comme en moi-même, il me faut me hâter de saisir le sens d’un sentiment qui peut s’évanouir » (Pilote de guerre, p. 215).

Dans une perspective spatiale on pourrait partager la thèse de Faliki qui constate dans Le Petit Prince une poétique du déplacement dans la mesure où le texte paraît soutenu d’un schéma de trajets aussi bien réels qu’imaginaires que le protagoniste accomplit d’un point de départ à un point d’arrivée. Ce parcours correspond au mouvement d’aller-retour du Petit Prince de sa planète B612 jusqu’à la Terre. Un itinéraire, celui-ci, représenté par deux dimensions parallèles, l’une cosmique, l’autre terrestre, dont chacune se divise en plusieurs étapes plus courtes. A l’intérieur de ce schéma, la leçon du renard indique le tournant à partir duquel le protagoniste décide de rentrer chez lui. L’abandon de son microcosme pourrait être vu comme la volonté de vérifier, grâce à l’écart, l’immutabilité des liens qu’il a établis, même en affrontant les dangers d’un espace inconnu et résistant. Pour le seul habitant, l’astéroïde représente l’espace de l’harmonie que Bachelard appelle « coin du monde », le premier univers qui condense l’essence de la « maison » avant d’être « jeté dans le monde ». Cependant il existe une bonne raison pour laquelle le Petit Prince décide de s’éloigner d’un lieu où il est « bien logé », à savoir son besoin de connaissance, son envie de savoir si quelque chose existe au-delà des confins d’une existence circonscrite. Son voyage, alors, représente la possibilité d’une transformation et d’un renouvellement en termes existentiels. Aussi bien pour le Petit Prince que pour le pilote, le voyage sur la Terre devient un itinéraire personnel et de rencontre de l’autre à la fois.

Nous partageons l’affirmation de Bachelard selon laquelle dans les contes presque toujours on met en acte un jeu d’espaces, voire de miniatures. Dans ce cas-là on est délicatement introduit dans le microcosme du prince où règne, selon Bernadie, une « réalité du jouet ». A travers un mécanisme d’amoindrissement, on a l’impression de posséder et de maîtriser ce qui apparaît grand et étranger (c’est le cas des trois volcans de la planète). Un tel phénomène de « gullivérisation » a l’effet de donner un ordre de la même manière dont un enfant range ses jouets. Bachelard en est convaincu : « La miniature est un exercice de fraîcheur métaphysique16 » ; elle a le pouvoir de restituer à l’homme des vraies valeurs telles que la capacité de voir au-delà des apparences et d’apprécier la « petitesse » des choses, du moment que « la miniature est une des gîtes de la grandeur ». L’immensité dont parle Bachelard n’appartient pas à l’espace géométrique, mesurable, mais elle est une valeur propre de l’intériorité, de l’intensité de l’être qui se développe au-delà des limites visibles et tangibles.

Le chemin du Petit Prince a permis la rencontre dans l’instant poétique de deux espaces, l’un extérieur et perceptible par le corps, l’autre invisible et plus intime.

Les jardins de Citadelle, suggestive « fable intemporelle », sont les oasis menacées par l’aridité des étendues de sable. Une autre projection de l’image de la maison d’enfance, le désert de Citadelle est aussi bien un territoire exposé au danger de l’entropie qu’un lieu d’enrichissement de l’esprit par le moyen de l’homme créateur, « Car j’ai découvert une grande vérité. A savoir que les hommes habitent, et que le sens des choses change pour eux selon le sens de la maison » (Citadelle, p. 375). Après avoir vécu à l’ombre d’un homme sage, son père, le jeune prince s’interroge sur la tâche ardue d’édifier une citadelle dans les dunes, notamment de fonder la structure morale de son peuple sur des bases solides et durables. Il réfléchit sur le besoin de l’homme de fixer des pôles, les bases d’une demeure dans l’espace chaotique et informe, ainsi qu’il trouve indispensable de défendre cet espace comme s’il était une forteresse. L’homme doit s’opposer aux forces d’une énergie désagrégeante et favoriser la propulsion d’une force vitale pour qu’elle l’emporte sur la matière inerte sous forme de demeure, ou bien de bâtiment, ou bien de citadelle. Par un acte recréateur du monde, l’homme s’impose de bâtir un espace où pouvoir établir des repères humains et affectifs. C’est pourquoi Bollnow observe :

L’homme n’est que dans la mesure où il occupe une place déterminée, et cette place déterminée ne signifie pas seulement un certain point dans l’espace, mais en même temps une position définie dans l’ordonnance des choses humaines17.

Le résultat d’une telle construction n’est pas seulement un espace fermé et circonscrit, mais au préalable un espace vécu qui a eu une forme grâce au travail et à la volonté de ceux qui l’ont projeté, bâti et enfin habité. C’est ce que nous dit le Caïd : « Le travail t’oblige d’épouser le monde » (Citadelle, p. 527). Pour le prince berbère l’essentiel est que l’homme trouve un appui solide dans la terre, pour que sa condition ne soit pas celle d’une graine exposée au vent. En édifiant et en habitant, l’homme atteint sa pleine réalisation. Heidegger affirme que construire et habiter sont dans la même relation qui lie le moyen et le but. Dans Citadelle la figure de l’architecte a une fonction fondamentale car, en rassemblant des matériaux disparates en vrac, il y impose une organisation et un ordre. Il veut fonder la demeure des hommes; son empire, son palais, son temple, ses campements font partie d’une logique géométrique rationnelle et exigeante. Tous ces lieux sont le produit d’un espace chaotique et indéfini où ils déterminent des espaces affectifs et chargés de présence et de puissance humaines.

L’univers de la ville s’oppose à la non-ville, c’est-à-dire le vide, l’absence. Tout aussi bien que pour la maison, dans la ville se concrétise le désir de l’homme de représenter son être à travers une forme, et notamment dans ce cas là de vivre aussi la plénitude et la concentration de l’espace construit. Espace dense, rempart contre la fuite du temps et la menace du néant, la ville comprime la vie de l’homme et concentre son être. Voilà comment une architecture matérielle se transmute en architecture mentale et spirituelle, dans la mesure où l’espace du dehors s’ouvre à l’espace du dedans. L’espace, alors, devient étendue, dimension dans laquelle règne le silence de l’instant éternel. L’« épaisseur du silence » devient le lieu d’une « saisie de soi », tout en coïncidant avec un sentiment de corrélation et d’intimité de deux dimensions qui se fondent. On ne peut que partager l’idée d’Heidegger selon qui il faudrait trouver une mesure qui puisse saisir les deux espaces à la fois, qui les capture dans une seule image. C’est la conviction même du Caïd :

Je suis celui qui habite. Je suis pôle aimanté. Je suis graine et ligne de force dans le silence afin que soient un tronc, des racines et des branches et tels fleur et fruit et non d’autres, tel empire et non un autre, tel amour et non un autre, non point par refus ni mépris des autres, mais parce que l’amour n’est point une essence trouvée comme objet parmi des objets, mais couronnement d’un cérémonial comme il en est de l’essence de l’arbre, lequel domine son essentielle diversité. Je suis la signification des matériaux. Je suis basilique et sens des pierres (Citadelle, p. 744).

Conclusions

« Poétique » est la manière dont Saint-Exupéry perçoit, pénètre et exprime la réalité, notamment sa disposition à recevoir des « sollicitations invisibles ». Ainsi l’écrivain-pilote a-t-il entrevu cette puissance de vie que l’homme possède et qui est toujours changeante, variable, celle-ci étant liée à son être. Il a eu la preuve qu’on est vifs et que le sens des choses se fonde sur un équilibre précaire entre chaos et cosmos, entre le désordre et un ordre, entre la distance et la possibilité d’établir des connexions entre son propre espace (du dedans) et l’espace du monde (du dehors). « Poétique » pourrait-on définir enfin sa tension continue, son élan vital qui coïncide avec l’existence.

Parmi les attitudes de l’homme on reconnaît celle de trouver une forme à l’inatteignable, à travers une structure qui soit mobile, toujours ouverte, point de départ pour de nouvelles créations possibles. Cela dépend de la capacité de l’homme de retrouver des rapports pas toujours manifestes avec le réel, d’imprimer dans l’espace ses propres actions, de fixer ces rares moments de l’existence à l’intérieur d’un contexte plus grand et plus complexe dont il dépend. Dès lors la conviction bachelardienne selon laquelle toute œuvre est toujours une tension entre le désir d’une forme et la richesse d’une matière au rythme fuyant.

Saint-Exupéry manifeste un goût vif pour l’univers, une propension qui se réalise dans une intervention active, aussi bien physique qu’imaginaire, sur la matière du monde. Il s’agit pour lui de participer au dynamisme de la vie même, de la capacité de voir l’« envers des choses », du désir d’exprimer à travers le langage des images poétiques le besoin d’une existence indivise.

On pourrait parler d’une imagination « spatiale » dans la mesure où le vol physique et le vol imaginaire sont deux faces d’une même manière d’entrer dans les méandres d’un espace apparemment étranger et incommensurable, mais dans lequel il est possible de scruter la dimension cachée des choses ou « le visage qu’elles prennent quand elles se croient seules ».

Notes de bas de page numériques

1  Cf. Georges Matoré, L’Espace humain. L’expression de l’espace dans la vie, la pensée et l’art contemporain, Paris, La Colombe, 1962.

2  Sully Bernadie, L’Imagination de l’espace dans l’œuvre de Saint-Exupéry, Thèse pour le Doctorat d’État, Université Paris VII, 1971, p. II.

3  Réal Ouellet, Les Relations humaines dans l’œuvre de Saint-Exupéry, Paris, Minard, 1971, p. 57.

4  Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 19.

5  Antoine de Saint-Exupéry, Lettres à Pierre Chevrier, Œuvres complètes, tome II, 1999, p. 934.

6  Geneviève Le Hir, Saint-Exupéry ou la force des images, Paris, IMAGO, 2002, p. 28.

7  François d’Agay, L’enfance et la maison, in Saint-Exupéry, le sens d’une vie, Paris, Le Cherche Midi, 1994, p. 42.

8  Michel Quesnel, Saint-Exupéry ou la vérité de la poésie, Paris, Plon, 1965, p. 142.

9  Rodolphe Christin, L’Imaginaire voyageur ou l’expérience exotique, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 139.

10  Gaston Bachelard, L’Air et les Songes, Paris, José Corti, 1942, p. 14.

11  Antoine de Saint-Exupéry, Préface au livre d’Anne Morrow Lindbergh Le vent se lève, Œuvres complètes, tome I, 1994, p. 435.

12  Antoine de Saint-Exupéry, Œuvres complètes, Notice, tome I, 1994, p. 954.

13  Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, p. 222.

14  Geneviève Le Hir, Saint-Exupéry ou la force des images, Paris, IMAGO, 2002, pp. 187-188.

15  Micheline Tison-Braun, Poétique du paysage. Essai sur le genre descriptif, Paris, Nizet, 1980, p. 147.

16  Cf. G. Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 140, et passim.

17  O. F. Bollnow, « L’homme bâtisseur de cités », Cahiers Saint-Exupéry 2, Paris, Gallimard, 1981, p. 47.

Bibliographie

 Corpus

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Pour citer cet article

Simona Pollicino, « De l’espace à l’étendue. L’évolution de l’imaginaire spatial dans l’œuvre de Saint-Exupéry », paru dans Loxias, Loxias 30, mis en ligne le 09 septembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6397.

Auteurs

Simona Pollicino

Università di Palermo. Après une maîtrise en Langues et Littératures étrangères, elle a continué ses études en obtenant en 2003 un Doctorat en Littérature Française et littératures francophones à l’Université de Palerme. Dès lors elle a enseigné Langue et Littérature Françaises à la même Université et travaille en tant que chercheur à un projet de recherche sur la traduction de la poésie. Parmi ses plus récentes publications : Traduzione e poesia. Mallarmé traduttore di E. A. Poe, Le versioni del Tombeau d’Edgar Poe di Mallarmé, Antoine de Saint-Exupéry : una poetica dello spazio, Tra linguaggio, immagine e realtà : Yves Bonnefoy e la parola poetica oltre la rappresentazione, « Le paysage superbe du fond des mers » : Yves Bonnefoy e la traduzione come “ dialogo ” poetico, L’intériorisation de l’espace : le désert chez Fromentin et Saint-Exupéry.