Loxias | Loxias 30 Doctoriales VII | Doctoriales VII
Patricia Carlier-Venant :
Ut pictura poesis ou du symbolisme chromatique dans l’œuvre de Jean Giono
Résumé
La démarche de cherchant de l’auteur repose sur une intuition, celle qui voit dans l’œuvre de Jean Giono les traces d’un ésotérisme aux sources multiples. La critique s’est déjà penchée sur une lecture du texte gionien comme une œuvre picturale. Il s’agit de comprendre dans cette étude comment Giono utilise ses propres convictions et croyances pour faire de son champ d’écriture un atelier où il va éprouver ses personnages, tester leurs aptitudes à évoluer et surmonter les épreuves (soigneusement pensées par Giono lui-même d’ailleurs) et de montrer comment l’utilisation des couleurs se met au service de cette recherche. La dynamique des couleurs chez Giono est loin d’être fortuite, elle est la manifestation de sa conception du monde qui l’entoure. Représentation onirique et vertu magique, la coloration du monde gionien, est finalement un indice que l’auteur offre aux profanes pour tenter de percer ses mystères. Sa Provence devient le décor flamboyant et coloré de ce processus de transformation qui agit sur les personnages mais aussi sur le lecteur et sur Giono lui-même. C’est dans une perceptive alchimique qu’il faut appréhender l’utilisation de la palette de couleurs qui va suivre. L’idée d’une influence alchimique dans l’œuvre de Jean Giono est apparue à la lecture de celui qui, comme en témoignent les ouvrages présents dans sa bibliothèque du Paraïs, connaissait parfaitement le sujet. Il ne s’agit pas de faire de Giono un apprenti-sorcier veillant sur sa marmite-athanor dans l’attente de la Pierre Philosophale. C’est une vision quasi junguienned’une transmutation subjective qui est présentée ici.
Abstract
Jean Giono is known for being such on extraordinary story taler able to create an imaginary writing universe. He knows how to develop characters into an over symbolizing Provence where colors are used as a painter would do. As far as the colors are concern we have chose an alchemical point of view to show an initiatory artistic and writing creation.
Index
Mots-clés : alchimie , couleurs, Giono (Jean)
Géographique : France
Chronologique : XXe siècle
Thématique : alchimie
Plan
Texte intégral
C’est dans une perceptive alchimique qu’il faut lire le propos qui va suivre. L’idée d’une influence alchimique dans l’œuvre de Jean Giono est apparue à la lecture des textes de celui qui, comme en témoignent les ouvrages présents dans sa bibliothèque du Paraïs, connaissait parfaitement le sujet. Il ne s’agit pas de faire de Giono un apprenti-sorcier veillant sur sa marmite-athanor dans l’attente de la Pierre Philosophale. C’est une vision quasi junguienne1 d’une transmutation subjective qui est présentée ici2.
La luminosité et les couleurs parfois violentes de la Provence, faite de noir, de blanc, et de rouge, teintes opérant pour elles-mêmes et en relation avec les deux autres, confèrent un chromatisme particulier à l’univers gionien. Le recours aux couleurs est très fréquent dans « le Cycle du Hussard », et évidemment porteur de sens :
Dans son impériale, Angelo voyait se déployer autour de lui les murailles d’un vaste amphithéâtre de montagnes mordorées. Elles portaient jusque dans le bleu de gentiane, au milieu du ciel, des pointes de glace acérées, empanachées de poussières de bise. Dans les anfractuosités des immenses gradins, au milieu de la bure éteinte des mélèzes, éclatait le vert acide de petits champs de seigle, le noir lustré d’un toit d’ardoise, le vermeil de chaume, le bariolage des façades d’un petit hameau perdu, l’écume d’une cascade. […] Un mouvement général de la terre et des arbres soulevait les couleurs et les formes et donnait à tout le paysage une exaltation, une véhémence soulignées par le battement de flammes d’argent de peupliers dans le vent, une allure de départ qu’accentuait le tournoiement des corbeaux3.
La palette de couleurs que Giono utilise n’est pas le fruit du hasard ; c’est celle de Gilbert Durand qui présente « l’opération alchimique (non) pas (comme) une transmutation objective, mais subjectivement (comme) un émerveillement qui se manifeste dans tout son apparat »4. Aux couleurs de la nature se lie le mystère de l’or et de l’argent qui plonge Angelo dans un monde irréel. Bien souvent, le blanc, le rouge et le noir apparaissent et réapparaissent non seulement pour dessiner la Provence idéale (ou idéelle), mais aussi pour en extraire la dimension magique et occulte. Toujours en liaison avec les éléments, le Blanc se juxtapose à l’Air et à l’Eau, le Rouge au Feu, et le Noir à la Terre :
Angelo partit à quatre heures du matin. Les bois de hêtres dont lui avait parlé le garçon d’écurie étaient très beaux. Ils étaient répandus par petits bosquets sur des pâturages très maigres couleur de renard, sur des terres à perte de vue, ondulées sous des lavandes et des pierrailles. Le petit chemin de terre fort doux au pas du cheval et qui montait sur ce flanc de la montagne en pente douce serpentait entre ces bosquets d’arbres dans lesquels la lumière oblique de l’extrême matin ouvrait de profondes avenues dorées et la perspective d’immenses salles aux voûtes vertes soutenues par des multitudes de piliers blancs. Tout autour de ces hauts parages vermeils l’horizon dormait sous des brumes noires et pourpres5.
De son œuvre, Giono fait surgir les couleurs fortement symboliques, quasi alchimiques, celles-là même à l’origine de l’œuvre, de son Grand Œuvre. Voyons comment l’auteur se les approprie pour façonner son univers idéal, lui qui est toujours en quête de renouveau et d’initiation.
L’œuvre au noir
L’on ne songe pas de prime abord à qualifier le paysage gionien d’univers noir, au sens pictural du terme. Pas ou peu de nuits, ou alors constellées d’étoiles bavardes. Pas de clair-obscur comme chez le Caravage qu’adorait Giono. Le noir chez Giono est ailleurs, dans les âmes et dans les cœurs. Action de déconstruction et de dissolution pour les alchimistes, la nigrédation6 est le moyen que Giono a trouvé pour faire passer ses personnages par la porte de la noirceur avant de gagner la lumière permanente. Thérèse, dans le récit de la contre-narratrice des Âmes Fortes, apparaît comme un être sans cœur et calculateur ; les héros de Solitude de la pitié sont eux aussi cruels et mesquins. Il faut noter que Giono opère sérieusement, ne cherchant pas à dévoyer le processus codifié et occulte comme il aime le faire par ailleurs. Car l’Œuvre au Noir est une étape fondamentale, c’est l’Epreuve, celle qui marie inconscient et matière première, la source créatrice de l’Ecriture. Giono aussi doit passer par la porte de la noirceur, c’est un passage obligé, et tout farceur qu’il puisse être, il n’en demeure pas moins un cherchant7 à la poursuite de la Vérité.
Il est important de voir dans la récurrence du motif du corbeau un élément essentiel de cet Œuvre au Noir, dont la couleur image à la perfection l’étape de la putréfaction et de la décomposition qui lui est inhérent. Associé le plus souvent dans les croyances traditionnelles à la fonction de guide, voire de démiurge8, le corbeau n’est pas, dans l’œuvre de Giono, synonyme de malheur. Au contraire, il permet le passage d’un état à un autre, et, à l’instar des alchimistes, Giono s’en sert pour signifier l’imminence d’une transformation. Ainsi Angelo, au beau milieu de l’épidémie de choléra, erre-t-il à la recherche de quelque chose qu’il ignore. Et tout ce voyage sera jalonné de visions de corbeaux, oiseaux qu’il voit voler :
Il était presque juste au-dessus, à quelque cinq ou six cents mètres de haut au-dessus du hameau que le garçon d’écurie avait appelé Les Omergues. Chose curieuse : les toits des maisons étaient couverts d’oiseaux. Il y avait même des troupes de corbeaux par terre, autour des seuils. A un moment donné, ces oiseaux s’envolèrent tous ensemble et vinrent flotter en s’élevant jusqu’à la hauteur de la passe où se trouvait Angelo9.
Et plus loin dans le récit :
D’autres vols de corneilles et de corbeaux s’étaient de ce temps levés des endroits où ils s’acagnardaient, et s’approchaient en haillonnant. Mais, voyant Angelo debout et dégagé, ils glissèrent sur leurs ailes raidies et retombèrent sur les toits10.
Ce sont ces oiseaux qu’il doit combattre avec Pauline11 ; auxquels même il est associé :
Après avoir soigné des centaines de malades, il était obligé de reconnaître qu’il ne servait à rien. Les quatre ou cinq bonshommes qui, au début, s’étaient mis avec lui avaient depuis longtemps abandonné la partie. Non seulement il n’y avait pas réussi à sauver une seule vie mais quand il approchait maintenant, les moribonds associent tellement sa présence avec celle d’une mort certaine qu’ils passaient subitement dans une suprême convulsion. On l’appelait le corbeau, du nom qu’on donnait à ces hommes sales et ivres qui fossoyaient les morts avec une indécente brutalité très répugnante. Il fallait convenir qu’il n’était pas très populaire12.
Angelo ne semble pas saisir le rôle de ses oiseaux. Il les voit à Omergues, il rencontre tout de suite après le médecin français ; Pauline et lui les chassent par peur de la contagion, ils ne pourront échapper à celle-ci puisque le choléra fait partie des épreuves qu’Angelo doit surmonter. La métaphorisation d’Angelo en corbeau laisse à Giono la part belle pour en faire le symbole de la transmutation de l’être, mais une transmutation ratée puisqu’Angelo ne lit pas, ou ne sait pas lire, les signes. Au cœur des ténèbres cholériques se cache la Lumière à laquelle Angelo ne peut accéder ; il a cependant accepté de se perdre pour mieux se retrouver. C’est en cela qu’Angelo est un personnage simple au sens chimique du terme, simple et neuf, qui a besoin d’être aidé, d’être formé, d’être accompagné.
Giono le cherchant sait combien cette étape est importante, et nécessaire à la progression de la transmutation. Alors il triche. Et par son écriture, en ce qui concerne Angelo, dans lequel il a placé beaucoup d’espoir, il va feindre la réussite de cet Œuvre au Noir, en créant un ensemble de ficelles romanesques. Giono va permettre à Angelo de dépasser cet obstacle de taille, et le mettre sur la voie de l’étape suivante. Angelo devait réussir !
L’Œuvre au Blanc
Il est vrai que le blanc est également une couleur gionienne, en ce qu’elle est symbole de pureté et source de lumière. Giono insiste dans de nombreux romans sur la notion de blancheur de l’aube, et ce pléonasme crée un effet d’intensification de la métaphore dont découle le plus souvent cette évocation. Dès les premiers romans paniques l’aube blanche était génératrice de renouveau, de progrès, de jours meilleurs. C’est à l’aube que Panturle décide de faire revivre Aubignane13 (ville dont la forte connotation étymologique ne doit pas échapper « Aub-ignane ») ; c’est plus tard à l’aube également que commence le périple d’Angelo dans le Hussard : « L’aube surprit Angelo béat et muet mais réveillé14. »
Déjà dans le Triomphe de la Vie, Giono évoquait l’importance de l’aube, et de son caractère régénérateur pour la création, ici l’œuvre de son père artisan :
Il y a eu une aube de mains mouvantes avant l’aube de lumière. L’ombre des ateliers s’est éclairée avant l’ombre du ciel. En cette saison, il y a encore assez de jour, à six heures et demie du matin pour qu’on n’allume pas les lampes et la clarté des mains est venue la première se poser sur les outils. A mesure que la terre se renversait de plus en plus vers le soleil, les mains ont commencé à préparer la transformation de la matière, tout s’est déjà mis au travail pour la vie. C’est le désir de la vie, son triomphe, qui a fait ce matin comme tous les matins, voleter les mains à travers les ateliers, à l’heure de la pointe de l’aube, quand il y a encore trop d’ombre pour que le corps de l’artisan soit visible ; mais sa main se voit qui tape le cuir dans la bassine, éprouve du pouce la lame du rabot, dépend les ciseaux, commence. Ces heures là, entre l’aube et le café, où l’œuvre se construit, c’est le moment où l’artisan est le plus près des lois qui commandent son métier, où il les essaie une à une sur ce qu’il veut faire, à mesure que la main, sur laquelle le jour qui monte met de plus en plus de lumière, travaille avec une science beaucoup plus près de l’esprit dans le grand jour15.
L’aube est le moment propice à la découverte et à la création16. La plupart du temps, Giono la crée rassurante pour ses personnages :
Les premières lueurs du jour lui apportèrent un grand soulagement. C’était encore une fois l’aube blanche et déjà lourde mais malgré sa couleur sans espoir, elle remettait les choses en place, dans un ordre familier17.
Mais au-delà du rôle créateur de l’aube, il faut voir d’autres manifestations de la blancheur, comme dans la figure magistrale et tératogène du glacier de Batailles dans la Montagne. Jean-François Durand insiste sur l’idéal de la blancheur que représente le glacier, mais en une pureté sordide et cruelle. De même que la lumière gionienne est ennemie, la pureté candidale devient monstrueuse et tueuse18. Considérant le blanc comme une menace d’anéantissement pour Saint Jean et Marie, au chapitre X de Batailles dans la Montagne, Jean-François Durand en vient à constater qu’il « n’existe pas d’œuvre au blanc, puisque seul le feu, seule protection contre le masque glacé » effrayante pureté, sera salvateur et lavera les impuretés. Il s’agit pourtant bien d’une réelle albédification, au sens alchimique du terme, mais d’un processus perverti. Une fois encore, Giono se joue des codes hiératiques pour les mouler sur sa propre expérience de scripteur. Une fois la nigredo19opérée, il s’agit de renaître, de commencer un nouveau cycle. Véritable phase de nettoyage et de purification, la lumière n’est pas loin, et l’albedo20 apparaît comme un élargissement du champ de conscience sorti du chaos antérieur de l’inconscient. Si, d’un point de vue chimique, les métaux deviennent argent, spirituellement l’âme polluée est purifiée car le combat intérieur est terminé21.
Dans cet effort pour sortir du noir, Giono met en scène de nombreuses baignades. En effet l’eau purifiante devient un élément récurrent pour signifier cette tentative de passage de la noirceur à la blancheur, à la manière du baptême dans les rites chrétiens. Giono laissait aller toute la force de sa poésie dans ses premiers romans, dans lesquels l’eau, essentielle pour la terre qu’il fait vivre, a un rôle purificateur, comme le bain commun, rituel, de Panturle et d’Arsule. De même, lorsque Panturle lave sa mère morte, à l’écart de tous, c’est pour permettre son passage dans l’autre monde :
Quand elle a été morte, il l’a prise sur son dos et il l’a portée au ruisseau. Il y a là un pré d’herbe, le seul de tout le pays, un petit pré naturel et il a quitté sa mère sur l’herbe. Il lui a enlevé sa robe, ses jupes, et ses fichus parce qu’elle était morte habillée. Il n’avait pas osé la toucher pendant qu’elle souffrait et qu’elle criait. Comme ça, il l’a mise nue. Elle était jaune comme de la vieille chandelle, jaune et sale. C’est pour ça.
Il avait porté un morceau de velours et la moitié d’une pièce de savon et il a lavé sa mère de la tête aux pieds, partout en faisant bien le tour des os parce qu’elle était maigre. Puis, il l’a mise dans un drap, et il est allé l’enterrer ; c’est du soir qu’il s’est mis à parler seul22.
La symbolique conférée à cette scène de thanatopraxie, par le bain sacré, le linceul et l’ensevelissement permet de considérer la volonté littéraire précoce de Giono de faire du passage, de la renaissance un topos essentiel de sa propre esthétique, et une des problématiques de son œuvre. Dès Regain, l’Œuvre au blanc se voyait métaphorisé dans le geste du bain rituel (par immersion totale ou par simple friction du corps), signe d’accompagnement vers une autre étape. L’eau gionienne avait donc une vertu purificatriceet, telle l’eau lustrale, elle permettait l’acte de renaissance, comme Panturle en fait l’expérience ici :
Panturle s’est arrêté au débouché du ruisseau, juste au-dessus du saut du Gaudissart et il a pris l’affût sous un pin. Le pin est penché sur l’eau. Il est maltraité de vent et d’eau ; la peau de dessous le tronc toute moisie. Panturle embrasse le tronc gluant et il monte en faisant les ciseaux avec ses genoux, en lançant ses grandes mains qui se referment sur le rond des branches en tirant des bras, glissant des reins, de la résine plein les doigts. Dans le vide de sa tête, seul le vent sonne, et son désir.
Il s’est installé tout cassé comme une bête sur la longue branche au-dessus du vide. Il voit bien de là. La branche craque. [..]
La branche a craqué. Il est là, de tout son poids avec les feuilles.
[..]
Il reçoit dans le dos la grande gifle d’une main froide, et il voit les longs doigts blancs du ruisseau qui se ferment sur lui.
Tout de suite, l’eau s’esquive, le couvre de son corps épais et glissant. Il la repousse de la jambe et du bras ; elle le ceinture, lui écrase le nez, lui fait toucher les deux épaules sur les pierres plates du fond.
[..]
La solide prise de l’eau est autour de sa ceinture ; d’un coup, le ruisseau l’arrache, l’emporte, le lance par-dessus le rebord.
[..]
Il semble que l’eau lui ferme la bouche avec un paquet de tripes froides.
Et il a fait, à la fin, le grand saut dans la cuve.
Depuis un moment, il a recommencé à vivre, mais il a gardé les yeux fermés.
Il est venu un grand bruit doux et une fraîcheur : plusieurs voix d’arbres qui parlaient ensemble. Il s’est dit : c’est le vent. C’est de là qu’il a recommencé à vivre.23
Submergé par l’eau, Panturle se modifie. La personnification du ruisseau (« l’arrache », « l’empêche ») accélère le phénomène, et le jeu de cache-cache s’achève en une noyade mystique. L’immersion totale, à l’image de certaines pratiques baptismales,lui a ouvert les portes d’un autre monde.
On assiste parfois à un dévoiement du topos de la baignade, dont voici un exemple :
Gagou est là, rué sur l’eau. Il la brasse du moulin de ses bras, et elle gicle autour de lui. Elle est sur lui, toute à la fois : dans ses cheveux, contre les poils de sa poitrine, sur son dos maigre, et on l’entend qui froufroute le long des pantalons de toile.
Maintenant il boit.
De ses bras étendus il embrasse la coupe du bassin débordants, il a collé sa bouche sur une faille de la margelle ; entre les gueulées il geint de plaisir comme un petit enfant qui tète24.
Mais plus encore que sa difformité, c’est son rapport à l’eau qui est significatif. Giono narre la poursuite de Gagou par Jaume et ses compères, vers le village mort où l’eau coule à flots. L’image pervertie de la fontaine de jouvence renforce l’idée qu’a Giono de l’art royal qu’est l’alchimie. De la même manière que Janet qui « déparle » est une métaphore du poète raté, Gagou peut être perçu comme celle de l’alchimiste raté, déformé par ses « expériences », mais qui cherche par tous les moyens à retrouver sa forme originelle (par l’hiérogamie avec Ulalie par exemple). En dépassant l’imagerie chrétienne du baptême, on aboutit à la phase dite de « l’immersion dans le bain », étape nécessaire à l’Œuvre au noir des alchimistes.
Se baigner, c’est se laver et se purifier, sorte de rénovation spirituelle et intérieure. Cette étape, refusée à Jaume et ses compères par le manque d’eau, est offerte au simple du village qui, comme le vieux Janet, sait les choses, mais ne peut les exprimer et les livrer aux non-initiés que sont ceux des Bastides. Dans les premiers récits, Giono n’a pas accordé la même dimension sacrée à l’œuvre au blanc. Visiter l’intérieur de la Terre25, soit, mais pas de cette façon-là. Ainsi chez Giono, lorsque le blanc se montre, l’alchimiste ne se sent pas renaître. Et l’écrivain ne sent pas sa création. Les efforts ont été vains. Giono le pessimiste, en se moquant de cette période « d’ablution » empêche l’aube de se lever et l’espoir de s’installer. L’âme polluée des personnages va poursuivre son chemin, avec une deuxième étape de l’Œuvre avorté.
Jusqu’à l’époque de l’écriture du « Cycle du Hussard ». On sait combien la dimension personnelle est grande dans l’écriture de cette saga et c’est la raison pour laquelle Angelo va être l’exemple de la réussite de cet Œuvre au blanc. Par l’intermédiaire de la nonne, qui lave le corps de morts, en bonne « femme de ménage », Angelo va se métamorphoser :
Je suis perdu dans cette ville
– Tout le monde est perdu dans cette ville. Tout le monde est perdu partout. Alors tu crois qu’en mangeant tu seras fort ?
– Il me semble.
– Il me semble. C’est juste. Eh ! Bien, bien manger. »
Elle lui donna du fromage de chèvre. « Ces gens ne vivent que de fromage de chèvre », se dit Angelo.
Elle avait l’air très fatigué. Une pesante réflexion charruait le haut de son nez.
« Es-tu l’envoyé ? dit-elle.
– Non.
– Qu’est-ce que tu en sais ?
– Je ne suis rien, ma mère, ne cherchez pas.
– Rien ? Quel orgueil ! » dit-elle.
Bien qu’assise sur une chaise, dans cette petite cellule blanche, rendue plus blanche par cette étagère chargée defromages de chèvre sur laquelle tombait un rai de soleil, elle soufflait comme si elle avait été en train de gravir une colline et ses lèvres pouffaient de petites bulles comme les lèvres de certains vieillards endormis.
« Je te materai, dit-elle. Prends ça et mets-le. »
C’était une longue chemise blanche pareille à celle dont étaient revêtus les charrieurs de cadavres26.
Angelo est le prototype du personnage gionien, malléable et prêt à se laisser guider pour trouver sa Voie. Le processus de nihilisation (« Non », « Je ne suis rien ») permet à Giono, au moment de cette rencontre décisive pour Angelo, de faire de ce dernier un être neuf. En l’espace de quelques lignes, l’auteur le sature littéralement de blanc, comme pour s’assurer du résultat, comme si, dans un ultime espoir, l’écrivain voulait forcer l’albédification de son héros, sans laquelle il ne pourrait survivre dans Manosque la Cholérique. Cet extrait montre une fois de plus les limites de la démarche gionienne. De la même manière qu’il avait forcé l’Œuvre au noir (Angelo n’est jamais mort, même symboliquement), il « fait comme si » Angelo avait réussi la deuxième épreuve alchimique. D’ailleurs, en arrivant à Manosque, ce bain rituel lui avait été refusé par les habitants de Manosque qui le croyaient responsable de l’épidémie :
Il avait la peau cartonnée de sueur et de brûlures du soleil. Il voulut se laver à une fontaine. Il avait à peine plongé les mains dans l’eau du bassin qu’il se sentit brutalement saisi aux épaules, tiré en arrière, pendant que des bras très forts le ceinturaient sans ménagement27.
Ainsi Giono montrait-il que son héros n’était pas prêt, qu’il n’avait pas franchi assez d’épreuves pour parvenir à l’étape suivante. Giono vit dans le souvenir littéraire de Langlois, le seul de ses personnages assez fort pour supporter l’initiation mais qui a choisi de se tuer, ne maîtrisant plus son existence. Angelo devait être le suivant, le héros qui saurait réussir ce que Langlois avait raté, lui qui délirait sur la neige maculée de sang, au lieu d’en percevoir le vrai message !28 Giono y met tant de cœur qu’il finit par assujettir son fils littéraire à sa propre volonté de trouver la bonne Voie.
L’Œuvre au Rouge
Le rouge symbolise le feu et le sang. Couleur matricielle et immortelle, feu central, cette couleur évoque en alchimie une opération de mûrissement, de régénération de l’homme dans l’athanor : c’est l’Œuvre au rouge, le rubedo. Dans Regain déjà, Panturle, déchiquetant le renard, ressentait une jouissance par le sang :
Et puis, il a attrapé le renard : c’était un jeune. Il était pris de tout juste à l’instant. Il devait être là à manger l’appât au bout des dents, se méfiant, connaissant le système et puis le pas de Panturle a sonné, le coup de dent a été un peu plus rapide, moins calculé et la mâchoire du piège a claqué sur son cou. Il est mort. Une longue épine d’acier traverse son cou. Il est encore chaud au fond du poil, et lourd d’avoir mangé. Panturle l’enlève du piège et il se met du sang sur les doigts ; de voir ce sang comme ça, il est tout bouleversé. Il tient le renard par les pattes de derrière, une dans chaque main. Tout d’un coup ça a fait qu’il a, d’un coup sec, serré les pattes dans ses poings, qu’il a élargi les bras, et le renard s’est déchiré dans le craquement de ses os, tout le long de l’épine du dos, jusqu’au milieu de la poitrine. Il s’est déroulé toute une belle portion de tripes pleines, et de l’odeur, chaude comme l’odeur du fumier.
Ça a fait la roue folle dans les yeux de Panturle.
Il les a peut-être fermés.
Mais à l’aveugle, il a mis sa grande main dans le ventre de la bête et il a patouillé dans le sang des choses molles qui s’écrasaient contre ses doigts.
Ça giclait comme du raisin.
C’était si bon qu’il en a gémi29.
Entre violence extatique et leçon de dépeçage en règle, la mise en scène du rouge est au cœur de l’écriture gionienne. Comme Panturle et Langlois, nombreux seront ceux qui feront couler le sang, par nécessité ou par plaisir. Le rouge gionien étourdit et hypnotise car il est la manifestation de la création. Transfusion spirituelle et don du sang métaphorique, il permet au héros gionien de passer, là encore, au niveau supérieur, celui de la régénérescence.
Au-delà de la symbolique du sang, et dans la logique du processus alchimique que Giono applique à son écriture, on doit voir dans cette profusion de rouge dans les lignes gioniennes une métaphore de l’Œuvre au rouge au cours duquel la matière devient lumière. Signifiant la triomphe de la vie sur la mort cette entrée au rouge symbolise la fin du voyage.
Couleurs
La dynamique des couleurs chez Giono est loin d’être fortuite, et elle est la manifestation de sa conception du monde qui l’entoure. Représentation onirique et vertu magique, la coloration du monde gionien est finalement un indice que l’auteur offre aux profanes pour tenter de percer ses mystères. Bien évidemment Giono laisse planer le doute, et beaucoup de couleurs restent sans explication évidente. Il serait hâtif et erroné de conclure que la pierre philosophale gionienne a trois couleurs. Car la démarche personnelle de Giono le cherchant n’est pas linéaire ; il suit volontairement ou involontairement les méandres de la pensée de l’auteur qui couche sur la feuille ses errances et n’hésite pas à changer de direction de façon spontanée et inattendue. D’ailleurs, si l’on excepte le Hussard, qui porte par bien des aspects toutes les traces de la recherche gionienne, les romans du « Cycle du Hussard » et « les Chroniques » ne sont plus aussi coloriés que les premiers écrits. Seule la robe de Pauline est rouge dans Angelo, les yeux du héros sont noirs (et non bleus comme chez le Hussard). Une couleur, très précisément et symboliquement usitée (le rouge de Langlois par exemple), qui vient rompre le délire chromatique des débuts paniques. Là encore Giono, par maladresse, n’a pas su canaliser ses ardeurs scripturaires pour lisser et harmoniser ses teintes trop hautement chargées symboliquement. Toutefois, à la manière de l’alchimiste, Giono emprisonne ses idées et attend que le travail se fasse, de lui-même, par une longue décantation. La Provence devient le décor flamboyant et coloré de ce processus de transformation qui agit sur les personnages mais aussi sur le lecteur et sur Giono lui-même.
Notes de bas de page numériques
1 Carl-Gustav Jung, Psychologie et Alchimie, [1943], Paris, Ed. Buchet-Chastel, 1970, 702 p.
2 Toutes les références, sauf mention contraire, sont extraites des Œuvres romanesques complètes, édition établie par Robert Ricatte et alii. s. l., Editions Gallimard, 1971-1983, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 6 volumes.
3 Jean Giono, Angelo, Gallimard, 1958, Pléiade IV, Gallimard, 1977, pp. 55-56. Nous soulignons.
4 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 1ère éd. PUF, 1963, édition Dunod, 1993, p. 251.
5 Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Gallimard, 1951, Pléiade IV, 1977, p. 268.
6 Opération de l’alchimiste qui consiste à dissoudre, détruire, « putréfier » la matière avant de la transformer.
7 Dans cette étude l’on utilisera volontairement le mot cherchant, issu du vocabulaire maçonnique,et non chercheur étant donné l’axe choisi pour étudier l’œuvre de Jean Giono à la lumière de la pensée ésotérique inhérente à son esthétique, comme tendent à le montrer les travaux en cours de l’auteur.
8 Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Robert Laffont, coll. Bouquins, p. 286.
9 Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Gallimard, 1951, Pléiade IV, 1977 p. 268.
10 Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Gallimard, 1951, Pléiade IV, 1977, p. 349.
11 Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Gallimard, 1951, Pléiade IV, 1977, pp. 458-459.
12 Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Gallimard, 1951, Pléiade IV, 1977, pp. 458-459.
13 « Au matin, Panturle a ouvert sa porte sur le monde délivré. C’est la vie, c’est la belle vie avec des gestes et des courses », in Regain, Grasset, 1930, Pléiade I, 1971, p. 346.
14 Jean Giono, première phrase du Hussard sur le toit, Gallimard, 1951, Pléiade IV, 1977 p. 239.
15 Jean Giono, Triomphe de la vie, Grasset, 1942, pp. 80-81, in Récits et Essais, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1989, 1376 p.
16 C’est aussi à l’aube que Panturle et Arsule s’unissent charnellement pour la première fois, in Regain, Grasset, 1930, Pléiade I, 1971, p. 380.
17 Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Gallimard, 1951,Pléiade IV, 1977, p. 362.
18 Jean-François Durand, Les métamorphoses de l’artiste : l’esthétique de Jean Giono de la Naissance de l’Odyssée à l’Iris de Suse, Publications de l’Université de Provence, 2000, 484 p.
19 Ou « nigrédation » explicitée supra.
20 Ou « l’albédification ».
21 « Le blanc, dans les deux cas est une valeur limite, de même que ces deux extrémités de la ligne infinie de l’horizon. Il est couleur de passage, au sens auquel on parle de rites de passage : et il est justement la couleur privilégiée de ces rites, par lesquels s’opèrent les mutations de l’être, selon le schéma classique de toute initiation : mort et renaissance. », Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Robert Laffont, Coll. Bouquins, p. 125.
22 Jean Giono Regain, Grasset, 1930, Pléiade I, 1971, pp. 373-375.
23 Jean Giono Regain, Grasset, 1930, Pléiade I, 1971, pp. 373-375.
24 Jean Giono, Colline, Grasset, coll. Cahiers Verts, 1929, Pléiade I, 1971, p. 169.
25 Formule empruntée à la terminologie alchimique, reprise par la Franc-Maçonnerie (sous la forme V.I.T.R.I.O.L.), formée sur la phrase latine « Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem ».
26 Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Gallimard, 1951, Pléiade IV, 1977, p. 382.
27 Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Gallimard, 1951, Pléiade IV, 1977, pp. 325-326.
28 Jean Giono, Un Roi sans divertissement, Gallimard, 1948, Pléiade III, 1974.
29 Jean Giono, Regain, Grasset, 1930, Pléiade I, 1971, p. 368.
Pour citer cet article
Patricia Carlier-Venant, « Ut pictura poesis ou du symbolisme chromatique dans l’œuvre de Jean Giono », paru dans Loxias, Loxias 30, mis en ligne le 31 août 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6299.
Auteurs
Patricia Carlier-Venant enseigne le français en collège depuis neuf ans. Elle travaille sous la direction de Béatrice Bonhomme sur le thème de l’ésotérisme et de l’initiation dans l’œuvre de Jean Giono, et est rattachée au CTEL de l’Université de Nice. Ses précédents travaux de recherche l’ont notamment amenée à découvrir Sophie Sassernò, poétesse romantique niçoise, et à étudier le processus de fictionnalisation du personnage historique de Giuseppe Garibaldi dans la littérature niçoise.