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Estelle Cambe  : 

Critique institutionnelle d’un roman du Manitoba français : Le soleil du lac qui se couche de J.R. Léveillé

Résumé

Formé d’une myriade de petits champs littéraires dispersés dans les anciennes colonies françaises, le système littéraire francophone subit des mutations depuis une trentaine d’années et se voit modifié par de nouvelles configurations institutionnelles, comme au Québec qui est parvenu à une autonomie reconnue. Dans la diaspora nord-américaine, les institutions se sont formées à l’intérieur de réseaux permettant leur intégration dans un ensemble plus vaste. Stimulée par l’édition et accédant à une réception critique, la création littéraire s’est épanouie. L’œuvre de J.R. Léveillé est tout à fait représentative d’une renaissance dont elle a dessiné les contours, au Manitoba, et délimité les formes. Son roman, Le soleil du lac qui se couche (2001) pourrait bien constituer à cet égard un épiphénomène de l’émergence littéraire dont le processus est à la fois dépendant des politiques institutionnelles et largement autodéterminé.

Index

Mots-clés : Canada , émergence, francophonie, institution, J.R. Léveillé, littérature, Manitoba

Plan

Texte intégral

L’étude des littératures francophones dans les universités et les écoles françaises se trouve bien souvent sujette à un vide méthodologique, cause de la perplexité des enseignants et signe de leur hésitation à les inclure dans les programmes. Il faut dire qu’elles appellent d’autres méthodes d’analyse que celles appliquées parfois aveuglément à la littérature française car elles font un usage distinct de la langue et de la culture. Elles ont en commun d’être « écrites en français dans des contextes où cette même langue se trouve en relation concurrentielle, voire parfois conflictuelle, avec d’autres langues1 ». Ces situations de contacts entraînent de la part des auteurs une « surconscience linguistique » mais aussi un phénomène d’étiolement pour ce qui est du français dans la diaspora nord-américaine. Paradoxalement, alors même que les signes d’un déclin se manifestent, une institution littéraire naissante permet à des œuvres produites localement d’être lues et d’exposer les formes d’un étiolement redouté, notamment par le Québec où le combat pour la défense du français est toujours vif. En France, la pureté de la langue de Molière s’est maintenue en excluant les parlers populaires, les dialectes régionaux et toute variation risquant de mettre en péril un ordre social bien établi. Or, la diversification des corpus et leur élargissement à une littérature-monde conduisent à lire et à étudier des textes mettant en scène le jeu varié des langues. Celui-ci s’enracine dans un contexte dont il peut être difficile de saisir, à distance, les composantes sociohistoriques et institutionnelles, mais qu’il s’avère nécessaire de connaître pour parvenir à une interprétation éclairée des différents enjeux de ces textes. Cette étude s’appuie sur le roman de J.R. Léveillé, Le soleil du lac qui se couche2 (2001) que l’on situera dans un contexte postcolonial d’émergence littéraire avant d’analyser la structure institutionnelle au Manitoba à travers le dispositif énonciatif de l’œuvre et son discours critique. On se demandera comment l’œuvre s’assigne une place dans le monde et se fait reconnaître, étant donné son éloignement des centres institutionnels et la diversité des publics.

Situations de la littérature au Manitoba

Le contexte postcolonial

Selon la typologie établie par W. Ball3 (1977) et reprise par Michel Beniamino dans La francophonie littéraire, le « Canada français » est situé, à l’instar de la Belgique, de la Suisse romande et du Val d’Aoste, dans la catégorie des « zones hors France ». Le français y est importé à la suite de vagues d’immigration, qui ont pris leur essor, dans l’Ouest, à la fin du XIXème siècle, le clergé québécois s’étant entendu avec l’Église catholique romaine pour y envoyer des colons français et belges, défricher des terres incultes et élever leur descendance, et ceci, en réaction à une autre colonisation vers l’Ouest, plus pressante et nombreuse, menée par le gouvernement fédéral à Ottawa et par ses représentants, anglophones et protestants. La dualité historique conflictuelle entre les peuples colonisateurs anglais et français et les efforts répétés de réglementation auxquels elle a conduit le parlement canadien, a donné lieu en 1969 à l’adoption d’une Loi officielle sur les langues, garantissant au français le statut de langue officielle dans un état fédéral bilingue, soucieux de la préservation de ses minorités. De fait, le choix de la langue officielle utilisée incombe aux gouvernements des provinces, et hormis au Québec où le français s’est imposé, l’anglais est ailleurs la langue de la majorité. Au Manitoba, la situation du français se présente de manière spécifique, en raison des luttes juridiques qui ont animé pendant plus d’un siècle les francophones pour recouvrer des droits bafoués (Loi sur la langue officielle en 1890, Loi Thornton en 1916). Fondée avec le concours d’un chef métis, Louis Riel, francophone et catholique, la province s’est édifiée en formant le projet d’une égalité juridique (Acte officiel du Manitoba, 1870) entre les anglophones et francophones, ces derniers étant alors majoritaires parmi les autochtones et les colons. La situation s’est rapidement inversée, à commencer par l’arrêt et la pendaison de Louis Riel, accusé de trahison lors d’une insurrection du peuple métis dans les Territoires du Nord-Ouest (1884-1885). Au recensement de 2006, seulement 4% des locuteurs résidents ont déclaré le français comme unique langue maternelle, de même que 4,6% des locuteurs autochtones, les métis, qui parlent aussi le mitchif, mélangeant le français à langue cri et à des mots en anglais.

La formation des dialectes et du parler métis est entièrement tributaire de l’histoire coloniale.

Les conditions de l’émergence

Les littératures francophones au Canada ont émergé à l’intérieur d’un processus d’étiolement linguistique lié à l’histoire coloniale et à une assimilation constante à l’anglais. « Dans les régions de la diaspora de l’Amérique du Nord […], l’étiolement linguistique se montre sous une forme double : la déstabilisation des variétés vernaculaires par le français standard véhiculé par l’école et les médias, et celle de toutes les variétés de français dominé par l’anglais4 ». Malgré ce processus que les auteurs ont d’ailleurs représenté dans leurs écrits5, et peut-être même, à cause de lui, de petits champs littéraires se sont constitués en s’imbriquant les uns aux autres à l’intérieur d’un système littéraire francophone élargi. Issue d’une minorité active, construite sur les vestiges du colonialisme européen et québécois, la littérature francophone au Manitoba présente les caractéristiques d’une littérature décentrée, éloignée de l’Europe mais aussi du Québec, et coexistant avec une littérature écrite en anglais. Elle est intégrée dans un réseau littéraire interprovincial qui s’est formé dans les années 1970, et qui doit son existence à la création de maisons d’édition dans les provinces de l’Ontario, du Nouveau-Brunswick et du Manitoba. Financées à leurs débuts par des coopératives réunissant professeurs et écrivains, elles sont ensuite subventionnées par les Conseils des arts de l’État fédéral et des provinces et par des organismes culturels. Grâce à ces nouveaux éditeurs, une production littéraire locale voit le jour, et petit à petit, se constitue en corpus. La constitution d’un corpus stimulée par une entreprise éditoriale subventionnée au niveau fédéral et provincial est accompagnée de l’élaboration d’anthologies et de dictionnaires. Universités et revues effectuent un choix dans les textes et assurent leur réception critique. La production stimulée par l’édition se constitue en corpus à travers un processus de reconnaissance engageant des instances locales, tels le Collège universitaire de Saint-Boniface et sa revue, les Cahiers franco-canadiens de l’Ouest,ou interprovinciales comme à Ottawa. On assiste donc au Manitoba et dans l’Ouest à la formation d’un champ littéraire, se construisant à l’intérieur d’un système de reconnaissance à plusieurs niveaux ; entretenant d’abord avec le Québec, puis avec la France, un rapport de périphérie à centre, et s’élargissant à l’échelle mondiale à travers l’internationalisation des marchés et des échanges. Même s’il s’est affaibli sur un plan idéologique, le rapport au centre demeure problématique en ce qui concerne la circulation des livres et l’accès à des grands réseaux de distribution monopolisés.

J.R. Léveillé, l’écrivain et la communauté

La structure peu hiérarchisée du champ littéraire en milieu minoritaire entraîne la polyvalence de ses acteurs et conduit parfois l’écrivain à se mobiliser dans le processus de socialisation des textes produits dans la communauté et diffusés à l’intérieur et à l’extérieur. Même s’il est « seul face au monde » quand il crée, il est par ailleurs investi d’un rôle social. Né en 1945 à Winnipeg, J.R. Léveillé a fait des études classiques au Collège des Jésuites de Saint-Boniface avant de mener une carrière de journaliste à Radio Canada. Poète et romancier, il a écrit et publié une quinzaine de livres aux Éditions du Blé où il exerce depuis 1984 la fonction de directeur littéraire de la collection « Rouge », dédiée à l’expérimentation. Il a dirigé des ouvrages collectifs comme l’Anthologie de la poésie franco-manitobaine (1990) et reçu un prix du Consulat français à Toronto récompensant l’ensemble de son œuvre. Dans Parade ou les autres (2005), un ouvrage rassemblant des textes de critique et d’histoire littéraire, il énonce l’ambigüité de sa position, à la fois en marge de l’institution par son statut d’écrivain et au centre de l’activité de production et de promotion culturelle :

On pourra trouver curieux qu’un auteur qui avoue n’avoir que faire de la communauté dans ses œuvres ait tout de même consacré une partie du temps à écrire sur son milieu ainsi que sur ses auteurs et ses artistes dans une anthologie de poésie, dans des textes de conférence et des articles ainsi que dans des numéros spéciaux de diverses revues. Il n’y a pas de contradiction dans cette entreprise : sa perspective heisenbergienne relève d’une liberté sans nom… En effet, j’ai toujours cru que, si les productions culturelles peuvent finir par témoigner d’une époque et définir une culture, elles sont avant tout des œuvres d’exception6.

Sa position centrale dans un édifice littéraire en construction et la polyvalence de son activité dans l’industrie éditoriale et au sein du milieu universitaire, s’expliquent par la formation, dans les années 1970, d’une nouvelle élite culturelle. Celle-ci bénéficie des retombées de la prise en charge technique et financière de la minorité francophone par l’État fédéral et du Programme des groupes minoritaires de langue officielle mis en place, suite à la loi de 1969. La laïcisation du mode de financement et la création d’un programme subventionné par l’État, déchargent la nouvelle élite des pressions exercées traditionnellement par le clergé dans les associations, y compris sur le plan des représentations communautaires et des idéologies. L’institution religieuse a été productrice d’identité culturelle jusque dans les années 1960.

Dans « Interrogations d’un métèque sur la sibylline et dangereuse notion d’identité collective7 », le sociologue Jean Lafontant met en cause le concept même de communauté qu’il trouve inapte à traduire l’hétérogénéité socioculturelle des francophones minoritaires et la variabilité de leur adhésion à un groupe dont l’élite a façonné l’image selon ses propres besoins, grâce à sa maîtrise des discours et à sa connaissance des politiques institutionnelles. Ce qui fait l’unité du groupe repose, selon lui, sur un principe d’action et non d’identité, qui amène les individus à contribuer, de manière conjoncturelle et non essentialiste, à un projet collectif. Il s’interroge sur le choix de penser les minorités francophones de l’Ouest en termes de communautés, le terme supposant une unité qui lui semble illusoire. Car en effet, il n’est pas certain qu’une identité collective puisse être définie en dehors d’un discours porté par l’élite, s’appuyant sur une mythification des origines et sur l’énonciation de traits définitoires. Léveillé souscrit à ce type d’analyses et combat les mêmes représentations, sur un plan littéraire. Dans l’avant-propos de l’Anthologie de la poésie franco-manitobaine, il se livre à une présentation du choix des auteurs et des œuvres d’où ressort l’hétérogénéité socioculturelle du groupe, et par là-même l’impossibilité de parvenir à une vision unificatrice. Cette hétérogénéité est également perceptible dans les niveaux et les formes de leurs écritures. Dans les entrevues qu’il donne sur sa propre activité créatrice, il revendique une liberté absolue dans l’écriture, la dégageant de tout discours idéologique et de toute idolâtrie et se refuse à ce que son œuvre soit porteuse d’une quelconque valeur identitaire pour le groupe :

L’écriture est une floraison tirée de l’humus de la communauté. C’est dans cet humus que se trouvent les racines de l’écrivain […]. Le concept de la création et de l’écriture comme expression et traduction de la réalité sociale est à l’opposé de la véritable création. L’écriture est un acte qui n’est ni asservi à l’expression d’un ‘quelque chose’ – la forme d’un fond – ni assujetti à une idéologie qu’elle soit celle d’une communauté, d’une race, d’une nation ou d’une foi8.

Les œuvres de Léveillé n’assument pas de fonction identitaire sur un plan collectif, ne faisant le récit d’aucun mythe fondateur, ni ne sont liées à la définition géoculturelle d’un territoire, leur action se situant dans divers lieux parmi lesquels le Manitoba. Leur énonciation identitaire, s’il convient de la nommer ainsi, repose donc sur des mécanismes plus subtils construits à travers des scénographies, c’est-à-dire à travers les dispositifs institués par l’œuvre pour énoncer son existence ainsi que sur les discours critiques produits à leur égard.

Le soleil du lac qui se couche et la réception critique

La réception critique joue un rôle essentiel dans la formation de l’institution littéraire, sa première fonction étant de donner une existence sociale aux œuvres et de les reconnaitre. Ce discours est ancré dans un contexte variable selon les lieux de l’énonciation, le lectorat visé et le statut des locuteurs, ceux-ci s’exprimant en leur nom mais aussi en celui de l’institution qu’ils représentent, que celle-ci soit universitaire ou journalistique. Le soleil du lac qui se couche a donné lieu à une réception critique relativement importante. Il a obtenu des prix, au Québec et au Manitoba9. Le roman narre la rencontre entre un vieux poète japonais, Ueno Takami, vivant dans le Nord du Manitoba, et une jeune femme métisse, Angèle, s’apprêtant à étudier l’architecture à Winnipeg. La voix narrative est celle du personnage féminin, faisant le récit de sa relation avec le poète. Agrémenté de six tableaux peints par l’artiste Lorraine Pritchard, et imprimé dans un papier de qualité en caractère Hiroshige, le roman se présente sous la forme d’un livre d’art. Il est composé de fragments numérotés au lieu de pages, sauf dans sa version en anglais10 où l’édition est davantage standardisée. À sa parution en 2001 aux Éditions du Blé, le roman a été accompagné d’une réception critique révélatrice des différents niveaux qui structurent le système littéraire. Tout d’abord, la critique est émise par une universitaire du Manitoba et est adressée au public international dans un colloque à Paris. Cette communication met en jeu deux niveaux de réception, le local et l’international, et se passe en quelque sorte du niveau intermédiaire que représente l’interprovincial. Celui-ci est mobilisé, en second lieu, par un article paru dans la revue Francophonies d’Amérique, située en Ontario. Il est émis par une professeure, spécialiste des littératures francophones en milieu minoritaire. Puis, à un niveau intermédiaire concurrent ou à un niveau central, selon la perspective adoptée, des critiques sont émises dans plusieurs journaux au Québec comme dans Le Devoir et La Presse. Enfin, le roman reçoit une réception à un quatrième niveau, celui de la littérature écrite en français, traduite en anglais et lue par les anglophones du Manitoba. La critique est émise par un écrivain émigré aux États-Unis et parait dans la revue Prairie Fire. Par l’étendue des sources de la réception critique, Le soleil du lac qui se couche et sa traduction, The Setting Lake Sun, ont touché un large public.

Le contexte de l’énonciation introduit des variables dans le point de vue sur l’œuvre et le jeu des politiques institutionnelles s’y exercera à mesure que la critique se rapproche du centre.

Dans « Constructions identitaires et stratégies d’émergence : notes pour une analyse institutionnelle du système littéraire francophone11 », Pierre Halen fait ressortir les composantes de la relation réciproque entre centre et périphérie, à la base de ce système. Selon lui, les modalités de la réception par le centre (franco-parisien) des œuvres de la périphérie conduit les auteurs de la périphérie à utiliser de stratégies rhétoriques répondant aux attentes du centre. Le discours identitaire constitue un mode de reconnaissance privilégié. S’il n’est pas énoncé de manière explicite par l’œuvre elle-même, il peut l’être par sa critique.

La communication de Lise Gaboury-Diallo sur Le soleil du lac qui se couche, prononcée à l’occasion du dixième anniversaire de L’Année francophone internationale et reprise en article, présente une stratégie rhétorique identitaire en réponse au contexte de l’énonciation. Elle rapproche tout d’abord le Manitoba et la France, hôte du colloque, en comparant l’œuvre de J.R. Léveillé, publiée au Manitoba, à celle de Ronald Lavallée dont le roman, Tchipayuk ou le chemin du loup12, a été publié à Paris, chez Albin Michel, un éditeur de best-sellers. Le rapprochement de ces deux œuvres, produites et publiées dans des contextes différents, laisse supposer qu’elles possèdent des traits communs liés à l’origine géographique de leurs auteurs. Ensuite, elle situe Le soleil du lac qui se couche, publié la même année du colloque, dans une histoire littéraire en train de se faire et à laquelle appartiennent des auteurs du Canada français et leurs successeurs contemporains, tels Annette Saint-Pierre et J.R. Léveillé. Elle montre comment se dégage de ces œuvres issues de différentes générations, le thème de la culture métisse et sa transposition dans l’univers symbolique et esthétique du métissage, concept clef de la modernité, permettant de rendre compte des situations de contacts entre les cultures. L’œuvre de Léveillé marque un tournant dans l’histoire des représentations de la culture métisse car elle substitue à une image traditionnellement négative, une indifférence positive. Elle puise dans l’hétérogénéité socioculturelle constitutive du groupe, des motifs imaginaires : « Dans leur œuvre, Ronald Lavallée et J.R. Léveillé montrent comment le tissu identitaire est composé de nombreux fils, de plusieurs couleurs et d’une multitude de motifs […]13 ». La mise en valeur d’une identité culturelle plurielle s’appuie sur l’idée que le Manitoba a été fondé par le peuple métis et que leur culture s’est perpétuée à travers les pratiques artistiques.

Le thème du métissage est abordé par les autres critiques émises, en filigrane ou en fil conducteur. Il est révélateur d’une esthétique et d’une vision du monde propres à l’auteur. Dans « Le soleil du lac qui se couche/The Setting Lake Sun », Kathleen Kellet-Betsos s’adresse au public canadien, universitaire et bilingue de la revue Francophonies d’Amérique. Aussi, son étude critique repose-t-elle sur une comparaison entre la version française et la version anglaise du roman. Elle analyse les effets de la traduction sur les lectures de l’œuvre. En ce qui concerne le langage, les subtilités telles que la manière dont Ueno et Angèle se parlent, passant du « tu » ou « vous » et flottant entre plusieurs modes de communication, n’est pas rendue dans la version anglaise, y substituant un « you » générique et monocorde. De même, la version anglaise propose une pagination du texte qui s’écarte du numérotage par fragments, celui-ci faisant pourtant partie intégrante de l’esthétique zen de l’œuvre. La forme du livre d’art, perceptible à la qualité du papier, à l’utilisation du caractère d’imprimerie Hiroshige et surtout aux illustrations fournies par les photographies des tableaux de Lorraine Pritchard, est effacée dans la version anglaise qui ne reproduit pas les tableaux de l’artiste. Or cette omission est regrettable car les tableaux participent à l’esthétique de l’œuvre :

Ces compositions sur du papier japonais (le washi) marient des couleurs subtiles aux bribes de calligraphie japonaise. L’établissement des correspondances entre les arts visuels et la littérature, entre l’Orient, l’Occident et les cultures indigènes est un thème essentiel à cette œuvre. Enchevêtrés au récit lyrique de Léveillé se trouvent des références intertextuelles diverses : la poésie d’Ikkyu, l’histoire du peintre Wang Mo, un chant chippewan14.

Le métissage culturel ressort d’une esthétique intertextuelle faite d’emprunts à des récits orientaux et amérindiens et de l’usage de symboles, parmi lesquels des objets divers et les noms d’artistes, auxquels sont associés des visions du monde et des modes d’être spirituels.Utilisé comme procédé d’écriture, il est aussi pris au sens propre, comme à la fin du roman où Angèle, enceinte d’Ueno Takami, s’apprête à lui donner une forme physique et corporelle.

Ce thème est abordé dans la plupart des critiques émises par les journalistes du Québec, sans pour autant faire l’objet d’une même technicité dans l’étude esthétique de l’œuvre. En réalité, les journalistes sont davantage sensibles à la voix narrative féminine et à une écriture permettant d’embrasser le point de vue de la narratrice âgée, faisant le récit de sa jeunesse. Dans Le Devoir, Robert Chartrand s’adresse à un lectorat averti et à des penseurs libres, à l’instar de la devise du journal. Après avoir résumé des romans antérieurs, Plage (1984) et Une si simple passion (1997), il présente Le soleil du lac qui se couche, comme un« hommage au Manitoba, à ses paysages et à ses artistes », « une évasion vers l’Orient et vers les cultures amérindiennes ». Il situe le roman dans le milieu de la création artistique, de par sa facture et son contenu. Puis, il décrit la relation entre Ueno Takami et Angèle passant « de l’éblouissement au désir amoureux ». Le propos de Chartrand vise à intéresser les lecteurs au livre et à leur faire partager son enthousiasme, ce qu’il réussit fort bien par sa reprise et son interprétation de l’histoire d’amour. Grâce à l’écriture par fragments, le point de vue de la Métisse sur la rencontre est livré par petites touches, en souplesse et en émotion ténue. De plus, « le roman chante toutes les formes de métissage, culturels, esthétiques, ethniques ». Le propos mène à une réflexion sur le métissage linguistique. La situation de contact des langues est exposée de manière allusive bien qu’elle soit essentielle à la saisie des enjeux du texte :

Il y a enfin le métissage linguistique, à peine effleuré par la narratrice, et qui pourtant est central ici. Elle qui a appris à parler « le bon français comme on dit – ce qui lui paraît « miraculeux », « car ce n’est pas toujours facile de parler français dans ce milieu anglophone », n’a-t-elle pas selon toute vraisemblance échangé en anglais avec ses amis et son vieil amant ? Elle ne le signale nulle part, nous laissant conjoncturer sur ce silence15.

Le journaliste salue l’œuvre de Léveillé à travers un métissage décliné sous toutes ses formes. Dans « Un pari délicat pour J. R. Léveillé », paru dans le journal La Presse, Réginald Martel évoque le pari délicat qui consiste à donner la parole à la narratrice de sa propre histoire, c’est-à-dire à une femme s’exprimant sur un ton quasi confidentiel et dont l’auteur parvient à restituer le naturel à travers une voix « sans affectation mais aussi sans gravité, avec plutôt une sorte de simplicité joyeuse16 ». L’histoire entre la jeune Métisse et le poète japonais qui conduira à la mort prévue de l’amant et à la grossesse d’Angèle ne cède jamais au tragique. La légèreté que l’auteur prête à la voix d’Angèle caractérise, selon Guy Gauthier, le style même de Léveillé, artisan du verbe et virtuose de l’écriture, à la manière de Mozart. Dans « The Setting Lake Sun17 », le critique adresse un éloge dithyrambique aux lecteurs de Prairie Fire, ceux-là même qui pourront découvrir l’œuvre à travers sa traduction mais n’auront pas accès à la magie du style, à des images écrites d’un tracé de plume, à un style léger et musical, offrant un étrange mélange d’élégance et de simplicité, une impression d’aisance et de facilité. Gauthier conclut sa critique en comparant le style de Léveillé à celui de Gide ou Camus. On pourra être étonné par ce rapprochement entre écrivains mais finalement, il indique que les identités ou les sentiments d’appartenance dans le monde intellectuel et artistique relèvent sans doute bien plus d’affinités que de localisation géographique et de communauté d’origine.

En raison de ces affinités électives, qui s’étendent au-delà des frontières de la communauté, plusieurs critiques font observer que J.R. Léveillé pourrait être plus connu s’il vivait ailleurs, c’est-à-dire s’il s’était rapproché des centres culturels et des lieux de diffusion et de réception.

Dans « L’ange et le mourant », Julie Hamel s’adresse au lectorat d’un magazine à Montréal :

Né et résidant à Winnipeg, Léveillé est peu connu ici, bien qu’il ait signé une quinzaine de romans, d’essais et de recueils de poésie. Le soleil du lac qui se couche nous entraîne entre Winnipeg et le Grand Nord du Manitoba, dans la relation entre une jeune Métisse et un vieux Japonais, et pourtant l’histoire pourrait se passer n’importe où, tant c’est la rencontre qui importe, entre celle-là, qui tient à merveille son rôle de soleil, et celui-là, qui sait qu’il devra mourir bientôt18.

L’éloignement de Winnipeg explique que l’œuvre de J.R. Léveillé n’ait pas été lue ni reconnue pleinement par le public montréalais. Selon Réginald Martel, on pourrait en dire autant du public parisien. Dans « Un pari délicat pour J.R. Léveillé19 », il note que si l’écrivain avait été parisien, on aurait déjà mesuré et apprécié l’étendue de son talent. Il évoque aussi une représentation qui s’attache à Winnipeg et qui fait en quelque sorte obstacle à la renommée de l’écrivain. Il s’agit de l’ombre de la romancière Gabrielle Roy (1909-1983). L’écrivaine, née au Manitoba et célébrée au Québec, a éclipsé par sa postérité, les autres voix qui se sont exprimées à sa suite. De même, Gilles Marcotte commence « De Winnipeg et d’ailleurs20 » en évoquant le souvenir de Gabrielle Roy, devenue québécoise après avoir passé sa jeunesse au Manitoba, et qui a décrit Winnipeg et le village de Saint-Boniface dans ses écrits autobiographiques. L’œuvre de Léveillé fait entendre une voix tout autre et sans comparaison avec l’univers fictif de la romancière. Il oblige le lectorat à se déshabituer d’une image du Manitoba fixée par l’enseignement scolaire et à s’ouvrir à d’autres représentations. Ainsi, il semble que le pari délicat de J.R. Léveillé n’ait pas uniquement consisté à se glisser dans la peau d’une jeune femme Métisse mais aussi à faire vivre et exister un milieu littéraire au Manitoba en dehors de l’ombre posthume de Gabrielle Roy. Pour cela, il a su renoncer à la gloire qu’aurait possiblement apportée l’exil dans une métropole culturelle.

Nous aimerions ajouter à cette étude une proposition de lecture critique portant sur les représentations du milieu littéraire et du contexte de l’énonciation dans l’œuvre. Elle fera apparaître des similitudes là on l’on ne cherchait à voir que des différences entre le Québec et le Manitoba. Dans L’absence du maître : Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme, Michel Biron étudie le milieu littéraire québécois à travers ses représentations dans l’œuvre de plusieurs auteurs. Dans leurs textes, le centre (franco-parisien) ne représente plus qu’une médiation lointaine et l’institution est absente de leur imaginaire. De fait, la société qu’ils imaginent est dépourvue de structure hiérarchique. Elle est élaborée « non pas contre mais en dehors du pouvoir institutionnalisé ». Cette indétermination ressurgit sur la caractérisation des personnages et sur leurs relations, sur les enjeux narratifs, et sur les formes de l’écriture :

Le héros liminaire par excellence est celui qui ne possède aucune qualité juridique ou politique, c’est-à-dire d’ordre institutionnel, et qui se trouve par conséquent le mieux placé pour nouer un autre type de lien social fondé, lui, sur la familiarité […]. Ce héros liminaire échappe aux classifications habituelles et tend à se dépouiller des signes propres à la structure sociale (la position sociale, la propriété, les vêtements)21.

Dans son portrait de la Métisse22, Benoit Doyon-Gosselin souligne que les personnages du roman de J.R. Léveillé vivent tous dans des situations de minoritaires, à divers degrés, à commencer par Angèle, l’héroïne, qui vit avec sa mère et sa sœur dans un quartier défavorisé. De même, les autres personnages et amis de la narratrice présentent des figures de minoritaires : Ueno, le poète japonais mais aussi Aron, un artiste amérindien et anglophone, et Frank Rinella, un petit italien propriétaire de l’imprimerie où les personnages se rencontrent. Le relations établies dans le texte en sont uniquement de proximité et rapprochent les individus alors que leurs caractéristiques en font des êtres uniques en leur genre et isolés. L’écriture elle-même échappe à toute classification normative car les œuvres « se dépouillent des signes qui permettent de les situer à l’intérieur de la hiérarchie des formes littéraires ». Dans Le soleil du lac qui se couche, les genres se mêlent à travers le livre d’art, alliant l’écriture poétique à la peinture, et le roman renvoie l’image d’un artiste pluridisciplinaire. À la pluralité culturelle de l’univers fictif s’ajoutent des correspondances multiples entre les arts, présentes dans le jeu des citations, des intertextes et dans la matérialité de l’œuvre produite.

Enfin, on remarque une autoréférentialité significative dans l’œuvre de Léveillé qui se met en scène à l’intérieur de la trame narrative et à l’extérieur, dans l’univers social, et joue non seulement sur le mélange des genres mais aussi sur les frontières entre la fiction et la réalité. En tout premier lieu, le livre d’art est mis en abyme par un recueil de poèmes illustré, L’Étang du soir. Dans l’atelier de Franck Rinella à Saint-Boniface, Ueno Takami se rend pour surveiller l’impression d’un recueil de poèmes qu’il a composé et accompagné de gravures. Après plusieurs rencontres avec Angèle, Ueno lui confie la traduction des poèmes en français. Dans l’œuvre, la réalisation du livre d’art constitue un véritable enjeu narratif, faisant agir les personnages en fonction de leurs métiers et les mobilisant autour d’un projet collectif. On pourra y voir une métaphore du fonctionnement de la société en milieu minoritaire, capable de rassembler les individus autour d’une action commune et qui, une fois réalisée, laisse chacun retourner à sa vie et à des réseaux sociaux multiples, sans autre lien avec la communauté. En 2008 parait le recueil de poèmes d’Ueno Takami, L’Étang du soir23, imaginé dans le roman. Illustré par l’architecte Etienne Gaboury, à qui le roman est dédicacé, il consacre le jeu entre la fiction et la réalité et manifeste une autoréférentialité révélatrice de « l’absence du maitre ».

Conclusion

Du Manitoba, de l’Ontario et du Québec, les critiques ont été sensibles à la pluralité artistique et au métissage culturel, décliné sous toutes ses formes et utilisé comme procédé d’écriture dans Le soleil du lac qui se couche de Léveillé. Au Manitoba, l’histoire d’amour entre le vieux poète japonais et la jeune Métisse a brisé plus d’un tabou dans un patrimoine littéraire marqué par les écrits des anciens colons et où la culture métisse a été ignorée voire même dégradée sous l’effet du conservatisme catholique. C’est pourquoi l’œuvre acquiert une valeur inaugurale dans le paysage littéraire récemment façonné par l’entreprise éditoriale. Elle propose un modèle social en accord avec l’hétérogénéité du groupe francophone. Eloignée des grands centres culturels, l’œuvre de Léveillé offre un univers imaginaire d’où s’absente le pouvoir institutionnel. De ce fait, le roman donne à voir son processus de socialisation et s’auto-représente par divers procédés, mettant en scène sa propre émergence. Réussira-t-il le pari de s’exporter et de franchir les cercles dans lesquels il a déjà été reçu ? Il s’y est pourtant préparé, fournissant son mode d’emploi et les clefs de sa réception critique.

Notes de bas de page numériques

1  Lise Gauvin, « Situations des littératures francophones : à propos de quelques dénominations », in Karin Holter et Ingse Skattum (dir.), La francophonie aujourd'hui, réflexions critiques, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 28.

2  J.R. Léveillé, Le soleil du lac qui se couche, Winnipeg (Manitoba), Éditions du Blé, 2001.

3  Michel Beniamino, La francophonie littéraire, essai pour une théorie, Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces francophones », 1999, pp. 36-40.

4  Albert Valdman, « Étiolement linguistique », in Marie-Louise Moreau (éd.), Sociolinguistique, concepts de base, Sprimont, Mardaga, 1997, p. 144.

5  Cf. Roger Auger, Je m’en vais à Régina (théâtre), Montréal, Léméac, 1976.

6  J.R. Léveillé, « Avis », Parade ou les autres, Winnipeg, Éditions du Blé, 2005, p. 11.

7  Jean Lafontant, « Interrogations d’un métèque sur la sibylline et dangereuse notion d’identité collective », Sociologie et sociétés, vol. 26, n°1, 1994, pp. 47-58.

8  J.R. Léveillé, « L’écrivain et sa communauté », Logiques improvisées, Winnipeg, Éditions du Blé, 2005, pp. 29-33.

9  En 2002, il a reçu le Prix Champlain du Salon international du livre du Québec et en 2003, le Prix Rue Deschambault (Prix littéraire du Manitoba français).

10  J.R. Léveillé, The Setting Lake Sun, traduit par S.E. Stewart, Winnipeg, Signature Editions, 2001.

11  Pierre Halen, « Constructions identitaires et stratégies d’émergence : notes pour une analyse institutionnelle du système littéraire francophone », Études françaises, vol. 37, n°2, 2001, pp. 13-31.

12  Ronald Lavallée, Tchipayuk ou le chemin du loup, Paris, Albin Michel, 1987.

13 Lise Gaboury-Diallo, « Manifestations du "transculturel" et du "métissage" chez Ronald Lavallée et J.R. Léveillé, deux écrivains contemporains du Manitoba français », colloque « Francophonie plurielle », dixième anniversaire de L’Année francophone internationale, Paris, Université de La Sorbonne, du 17 au 20 mai 2001, repris dans les Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 13, n°2, 2001, p. 136.

14  Kathleen Kellet-Betsos, « Le soleil du lac qui se couche/The Setting Lake Sun », Francophonies d’Amérique, n°13, 2002, pp. 211-213.

15  Robert Chartrand, « La beauté est métisse », Le Devoir, 16 et 17 juin 2001.

16  Réginald Martel, « Le pari délicat de J.R. Léveillé », La Presse, 15 juillet 2001.

17  Guy Gauthier, « The Setting Lake Sun », Prairie Fire Review of Books, Web Archives.

18  Julie Hamel, « L’ange et le mourant », Lettres québécoises, n°104, hiver 2001.

19  Réginald Martel, « Le pari délicat de J.R. Léveillé », La Presse, 15 juillet 2001.

20  Gilles Marcotte, « De Winnipeg et d’ailleurs », L’Actualité, 1er novembre 2001, p. 119.

21  Michel Biron, « Introduction », L’absence du maître : Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Socius », 2000, p. 14.

22  Benoit Doyon-Gosselin, « Autant en emportent les vents : portrait de la Métisse dans Le soleil du lac qui se couche de J.R. Léveillé », Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 14, n°1 et 2, 2002, p. 246.

23  J.R. Léveillé, Etienne Gaboury, L’Étang du soir, Winnipeg, Éditions du Blé, 2008.

Pour citer cet article

Estelle Cambe, « Critique institutionnelle d’un roman du Manitoba français : Le soleil du lac qui se couche de J.R. Léveillé », paru dans Loxias, Loxias 30, mis en ligne le 31 août 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6293.

Auteurs

Estelle Cambe

Née en 1971 à en Normandie, Estelle Cambe a étudié les lettres modernes et la didactique du français langue étrangère à l’Université Paris 3-La Sorbonne Nouvelle. Elle a voyagé et enseigné en France, en Angleterre et en Espagne. Elle poursuit actuellement des études doctorales à l’Université du Québec à Montréal où elle s’intéresse aux littératures d’expression française en Amérique du Nord. Ayant constaté l’existence d’un champ littéraire dans l’Ouest canadien, au sens où l’a défini Pierre Bourdieu dans Les règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire (1992), elle a choisi de retracer son émergence et d’étudier ses spécificités : sa structure en réseau, son hétérogénéité institutionnelle et ses productions mettant en contact les cultures. Elle travaille sous la direction de Daniel Chartier, au Laboratoire international d’étude multidisciplinaire comparée des représentations du Nord.