Loxias | Loxias 29 Eros traducteur | I. Eros traducteur |  2. Expériences 

Evanghelia Stead  : 

Éros et le Centaure. Traduire Mimes de Marcel Schwob (1893) en grec moderne

Résumé

Mimes de Marcel Schwob, série de textes brefs, chapelets d’instantanés du monde antique, semble faire entendre, fraîches et passionnées, les voix d’une vie quotidienne disparue. Le désir de traduire ce livre du français en grec moderne a constitué une expérience où Eros fut présent dans cette fascination pour les voix, mais aussi dans le mouvement pendulaire entre passé et présent, entre vivants et morts. Quant au Centaure, il incarne le défi de traduire une œuvre de l’entre-deux, puisque Mimes, réécriture d’un vaste choix de petits genres antiques, est aussi une œuvre conçue dans plus d’une langue, elle-même nourrie de mots antiques ou de leur traduction imagée.

Index

Mots-clés : Catulle , Centaure, choliambe, Eros, fin-de-siècle, grec ancien, grec moderne, Hérondas, koinè, latin, mime, Schwob, syrinx

Texte intégral

En prononçant cette communication aujourd’hui, je déroge à une règle, et cette désobéissance me conduira à dire plusieurs fois je. Il m’est arrivé d’écrire quelquefois des articles et des études critiques sur des traductions. Mais jamais sur les miennes. Quelque chose qui est de l’ordre du faire, plus que de l’ordre du commentaire, de l’intime, plus que du public, d’un travail qui avance lentement et à tâtons, et qui ne veut connaître ni sa raison d’être, ni son ordre, ni son raisonnement, a guidé jusqu’à présent ce choix – à mon avis, un bon choix pour qui veut continuer de traduire en écoutant l’œuvre plutôt qu’en s’écoutant parler. Et, sans doute, je n’y aurais pas dérogé aujourd’hui, si, dans l’appel à communications de ce colloque, il n’y avait, liés, Éros et le Centaure. Éros et le Centaure me semblent bien représenter l’expérience mémorable de ce que fut pour moi de traduire Mimes de Marcel Schwob en grec moderne.

En juin 1982, à Paris, je cherchais un sujet pour une maîtrise de Littérature Comparée. Un des sujets proposés – tous adossés à la littérature antique, grecque et latine – consistait à voir comment la littérature fin-de-siècle (appelée « littérature de décadence » par Désirée Nisard) revenait à des formes brèves, plutôt marginales, de l’Antiquité hellénistique ou tardive pour les ressusciter et les habiter à sa manière. Et, dans ce corpus, figurait Mimes de Marcel Schwob, un écrivain, je crois, que je rencontrais pour la première fois. L’œuvre m’intrigua. J’avais croisé dans mes études de grec, et lors d’un cours de papyrologie et de grec hellénistique, Hérondas le mimographe. Je gardais encore en mémoire quelques instantanés de la vie quotidienne qu’il avait versés dans ses dialogues : une entremetteuse qui vient tenter la fidélité d’une jeune femme, dont l’amoureux est loin, par les cadeaux d’un autre; une mère anxieuse qui parle au maître d’école de la paresse de son fils ; deux femmes dans la foule qui se presse devant le temple d’Asclépios et qui admirent, bouche bée, les œuvres d’art ; etc. Je suis donc allée chercher Mimes de Marcel Schwob, d’abord en bibliothèque, puis dans un des trois petits livres bleus qu’Hubert Juin avait fait paraître dans la collection « 10/18 » avec le masque de l’écrivain dessiné par Vallotton. Quelle ne fut ma surprise ! De tous ces dialogues, il ne restait qu’un seul, celui du mime ii, dialogue entre alpha et béta au marché aux poissons. Dans les autres, du moins du mime i au mime x, on n’entendait plus que des voix isolées, certes, des voix fraîches et babillardes, issues d’une série de scènes colorées, imaginables de suite, mais ne résonnant désormais dans des soliloques. Deux exemples :

Mime I. Tenant ainsi un congre d’argent, et de l’autre main mon couteau de cuisine à large lame, je reviens du port à notre maison. Celui-ci était pendu par les ouïes à l’étal d’une marchande aux cheveux luisants, parfumée d’huile marine. Avec dix drachmes, j’achetais ce matin le marché aux poissons : sauf le congre, il n’y avait que de petites limandes, des anguilles maigres et des sardines qu’on ne donnerait pas aux hoplites des remparts. Cependant je vais l’ouvrir ; il se tord comme la lanière d’un fouet de cuir ; puis je le tremperai dans la saumure et je promettrai la fourche aux enfants qui allument le feu.
– Apportez le charbon ! soufflez sur la braise : elle est de peuplier ; ses étincelles ne vous donneront pas la chassie. Voyez, votre tête est vide comme la vessie gonflée de ce congre : le mettrai-je à terre ? Donnez-moi une claie. Allez aux corbeaux ! Cette sauge ne vaut rien, Glaucon : j’en ferai emplir ta bouche, quand tu seras en croix. Puissiez-vous tous éclater comme des ventres de truie bourrés de farine grasse ! Les anneaux ! les crochets ! Et toi, bien que tu lèches les mortiers jusqu’au fond, tu as encore laissé de l’ail broyé d’hier ! Que le pilon t’étouffe, et t’empêche de répondre !
– Ce congre aura la chair douce. Il sera mangé par des convives délicats : Aristippe qui vient couronné de roses, Hylas, dont les sandales mêmes sont teintes de poudre rouge et mon maître Parneios aux agrafes d’or repoussé. Je sais qu’ils frapperont dans leurs mains en le goûtant, et ils me permettront de rester, appuyé contre la porte, pour voir les jambes souples des danseuses et des citharistes.

Mime IV. Auberge, pleine de punaises, le poète mordu jusqu’au sang te salue. Ce n’est pas pour te remercier de l’avoir abrité une nuit au bord d’un chemin obscur ; la route est boueuse comme celle qui mène chez Hadès – mais tes grabats sont cassés, tes lumières fumeuses ; ton huile est rance, ta galette moisie, et, depuis l’automne dernier, il y a des petits vers blancs dans tes noix vides. Mais le poète est reconnaissant aux vendeurs de porcs qui venaient de Mégare à Athènes (tes cloisons, auberge, sont minces), et il rend grâce aussi à tes punaises, qui le tinrent éveillé en le rongeant tout le long du corps, tandis qu’elles avançaient par bandes pressées sur les sangles.
Car il voulut, faute de sommeil, respirer par une baie de la muraille la lumière blanche de la lune ; et il vit un marchand de femmes qui frappait à la porte, très tard dans la nuit. Le marchand cria : Enfant, enfant ! – Mais l’esclave ronflait sur le ventre et de ses bras croisés bouchait ses oreilles avec la couverture. Alors le poète s’enveloppa d’une robe jaune dont la couleur était celle des voiles de noces : cette robe teinte de crocos lui avait été laissée par une jeune fille joyeuse, le matin où elle s’était enfuie, vêtue du manteau d’un autre amant. Ainsi le poète, semblable à une servante, ouvrit la porte ; et le marchand de femmes fit entrer une troupe nombreuse. La dernière jeune fille avait les seins fermes comme un coing ; elle valait au moins vingt mines.
– O servante, dit-elle, je suis lasse ; où est mon lit ?
– O ma chère maîtresse, dit le poète, voici que tes amies sont couchées dans tous les lits de l’auberge ; il ne reste plus que le grabat de la servante ; si tu veux t’y étendre, tu es libre.
[…]

L’émotion que je ressentis devant cet auteur capable de susciter un monde dans une phrase et l’antiquité tardive avec une telle vigueur me décida à choisir autre chose pour le mémoire de maîtrise. Mimes de Marcel Schwob était un texte beaucoup trop beau pour cela. L’envie me prit de le récrire en grec moderne, sans trop savoir pourquoi. Et à partir de ce moment-là, je revins régulièrement à Mimes, traduisant une phrase par ci, un fragment par là, jusqu’en 1985 où une édition de cette œuvre en grec moderne prit définitivement forme, du moins dans mon esprit.

Ce qui m’avait émue de prime abord, les voix, avait une signification spéciale pour l’œuvre, et pour le genre du mime, mais avait subi deux modifications importantes, l’une au début du recueil, l’autre, plus loin. Pour le dire sans détours, Schwob avait en fait transformé deux caractéristiques propres au mime antique, le dialogue et le mètre. Le mime antique, petit genre plaisant et malicieux, s’écrit en iambes « qui éclatent » [skazontes], « claudiquent », ou « boitent » [choliambes]. Les fins de vers claudicantes, proches de la poésie injurieuse d’Archiloque et d’Hipponax, viennent commenter ironiquement les situations cocasses ou délassantes de ces petits divertissements, qui se jouent le plus souvent à deux ou à trois personnages. Du coup, le dialogue est à ce point le trait fondamental du mime qu’Aristote, dans la Poétique, rapproche les mimes de Sophron et de Xénarque des dialogues socratiques et cherche un terme adéquat pour nommer l’art qui s’exprime ainsi1. Or, en privilégiant le monologue, Schwob était passé outre, sûrement en connaissance de cause. D’une part, il connaissait l’œuvre d’Hérondas dans le texte grec, le fac-similé du papyrus que le monde savant venait de découvrir en 18912. De l’autre, il allait lui-même pratiquer le dialogue platonicien dans trois compositions, intitulées « L’Anarchie », « L’Amour », « L’Art », recueillies en 1896 dans Spicilège3.

C’est dire que, dans Mimes, Schwob avait délibérément isolé les personnages, avait attribué à chacun une voix caractéristique et, avec une extrême économie des moyens, avait versé dans leurs phrases passionnées, rageuses, rusées, gouailleuses, lyriques, peureuses, ou dans leurs éclats de voix tendres ou aigus, tous les éléments nécessaires à une petite histoire souvent dramatisée, comportant paysage, objets, situation, intrigue, convoitises, passions, terreurs. C’est d’abord par là que Mimes s’imposait au lecteur : cette série de textes brefs formait un chapelet d’instantanés du monde antique, parvenus jusqu’à nous avec tout le brillant et la saveur de la vie, mais néanmoins enveloppés de silence. Les voix étaient toutes vives, elles flambaient néanmoins toutes en des monologues d’un instant, restés sans réponse. Les interlocuteurs avaient disparu. Invisibles, attendus, absents, souvent morts, ils laissaient seuls les personnages sur scène. Les voix donc résonnaient, arrachées au passé, pour, à la fin du mime, y retourner.

Plus que par la définition du mime classique, Schwob s’était en fait laissé guider par la différente que Platon établit dans la République entre diégésis [narration, récit] et mimésis4. Il y a mimésis poétique dès lors que le poète donne la parole à un personnage en adoptant son style et ses pensées. Il était évident dans Mimes que l’auteur s’était effacé derrière les personnages et que, monologue ou dialogue, le résultat était une « mimésis ». Schwob avait de plus remplacé les iambes boitillants de l’original par une prose poétique, rythmée et ornée, aux composantes toujours différentes : paragraphes symétriques dans « l’hirondelle de bois », apostrophes dans « l’hôtellerie », passage rythmique du temps dans « la jarre couronnée », clair-obscur dans « la veillée nuptiale », sons émanant de six métaux dans « les six notes de la flûte  ». Ces effets, parfois dissimulés, prenaient à l’occasion la forme de triades symétriques et ordonnaient le texte avec des effets d’intensité, comme dans « Akmé » (mime xix) : Adonis meurt trois fois et Akmé, en une seule nuit, revient trois fois du monde des morts. Le cœur aimant qui est resté dans sa poitrine d’ombre la torture. Elle ne s’apaisera qu’une fois qu’elle aura versé le sang de ce cœur aimant et souffrant dans celui de son amant, resté parmi les vivants. – Ou encore, des variantes entre deux phrases, qui suggéraient dans leur jeu antithétique la frontière entre les vivants et les morts. Par exemple, au mime xv : « Je voyais dans ses yeux la longue ligne de lumière blanche qui marque la frontière de la terre brune et de la mer bleue » ; et « Je vis entre ses paupières la longue ligne noire qui marque la séparation de ceux qui se réjouissent au soleil et de celles qui pleurent près des marécages ».

Schwob connaissait sûrement la définition du grammairien Diomède « Le mime est une imitation de la vie qui contient autant le pardonnable que l’impardonnable ». Ses dix premiers mimes relèvent bien d’une « imitation de la vie » mettant en scène les impardonnables : le poète dévoré par les punaises dans une auberge misérable s’enveloppe d’un voile, se fait passer pour une vieille servante auprès du marchand de filles, et couche avec la plus belle d’entre elles ; le potier vole au dieu ses couronnes pour mettre dans ses cheveux les jacinthes offertes par celle dont il est tombé éperdument amoureux ; l’amant d’Iolé prie la déesse du figuier blanc de donner à l’arbre des figues rouges ; si elle n’y parvient pas, il les ouvrira une à une pour les teindre et faire ainsi aboutir sa prière ; une femme jalouse et riche cherche le bel esclave qui fut son amant, et s’est enfui : elle le fera durement punir. Et cœtera. Ceci jusqu’au mime x. Avec le monologue du marin qui a traversé toutes les mers et s’aventure maintenant sur le fleuve Océan, le recueil franchit une limite symbolique. Le fleuve Océan, qui coule littéralement au cœur de l’œuvre, ne conduit pas tant à l’aventure, comme dans les Histoires vraies de Lucien, mais aux Enfers, comme dans l’Odyssée. Les dix derniers mimes forment dès lors une « imitation de la mort ». D’abord, trois courtes allégories ou paraboles (mimes xi à xiii), sur le silence, sur la ressemblance et la différence, sur la tristesse de l’âge et de la vie finie ; puis (mime xiv), les objets prennent la parole : le chapeau en argile d’une statuette de Tanagra nous parle de sa grâce, mais nous rapproche aussi de la terre et des tombeaux ; une brève série, à partir du mime xv, se transforme en stèle, en pierre funéraire, en épigramme funèbre, en lamentation. Le mime xvii dessine une descente aux Enfers, à laquelle répond le mime xix par le retour de l’amoureuse morte auprès de l’amoureux à qui elle offre son cœur. Et au mime xx, la petite gardienne du temple de Perséphone attend une ombre qui reviendra échanger avec elle les dons des enfers contre les dons de la terre.

Cette évolution rapide de la saynète la plus pleine de vie aux demi-teintes de la tombe fut un deuxième trait de fascination pour moi. À vrai dire – et je m’en suis rendu compte par la suite –, avant même que Schwob n’eût conçu cette œuvre comme un écho d’Hérondas, il avait publié le 19 juillet 1891 dans un quotidien parisien, une sorte de suite funèbre à Longus, intitulée, comme le roman pastoral, « Daphnis et Chloé »5. Son Daphnis et sa Chloé revenaient des enfers dans l’île où ils s’étaient connus et aimés pour goûter aux choses de la vie, de cette vie simple et savoureuse de leur adolescence. Mais le miel avait perdu son parfum, la cigale son chant, le baiser son frémissement. Et pendant qu’ils erraient à travers les épisodes de leur roman, tous méconnaissables sous le voile gris de l’oubli, on entendait le cri « Le grand Pan est mort ! » qui signe la fin du monde antique. La cité de Mitylène [sic, comme chez Longus] s’écroulait, les statues s’effritaient, et les âmes des anciens amoureux disparaissaient transformées en lauriers et en oseraies recouvrant l’île.

Ce texte, premier dans l’inspiration de l’auteur, allait cependant se retrouver en dernier dans le recueil Mimes, auquel il sert d’épilogue. Par ailleurs, la comparaison entre la date de publication du papyrus d’Hérondas en fac-similé et celle des mimes de Schwob dans la presse6 montre que Schwob n’a eu connaissance de l’œuvre du mimographe alexandrin qu’après la publication de son « Daphnis et Chloé ». Les « mimes » (explicitement intitulés ainsi pour la première fois) qu’il donne à partir d’octobre 1891 (trois mois plus tard) portent incontestablement la marque d’Hérondas et prendront place parmi les premiers dans le recueil7. Recueil composé de la fin vers le début, comme on le voit ; mais recueil fascinant à traduire, car cette composition à rebours peut devenir, lorsqu’il s’agit de traduire en grec moderne, un passionnant problème d’anamnèse linguistique et de travail sur la mémoire des mots.

Dans L’Écho de Paris, en effet, et de livraison en livraison, l’œuvre s’écrit de la fin vers le début et ce mouvement rejoint l’à-rebours temporel qui pousse Marcel Schwob à se projeter en arrière et à ressusciter une forme et un poète de l’antiquité tardive, Hérondas et ses mimes, récemment exhumé grâce à une publication du British Museum. Cette exhumation même, tout en portant en elle quelque chose de la mélancolie des tombeaux, est une résurrection, qu’illustrent les pages sans prétention du mimographe, pleines de charmantes anecdotes et d’instantanés « impardonnables ». Or, l’œuvre constituée en recueil, Mimes de Schwob, suit un mouvement inverse allant des scènes les plus vives de la vie vers les ombres du Léthé et de la mort. Elle est de plus, par son titre et par sa facture, un miroir, autrement dit, un savant exercice d’imitatio, de toute une série de petits genres de l’antiquité classique et tardive. Car on trouve dans Mimes de Schwob de nombreuses réécritures : saynètes de comédie, épigrammes, épithalames, chansons populaires, stèles, inscriptions, ou fables. Ces petits genres dépassent largement la seule œuvre d’Hérondas et deviennent une véritable bibliothèque de l’antiquité, composée des pages de littérature antique, grecque ou latine, épinglées par Schwob dans ses nombreuses lectures8. Or, je me proposais de traduire cette œuvre en grec moderne, c’est-à-dire dans une langue non seulement héritière du grec ancien, mais permettant au lecteur moderne d’effectuer ce voyage à rebours du temps avec une acuité particulière, celle que confère à certains vocables une histoire de la langue vieille de trois mille ans. Mais en même temps, cette traduction, destinée à ressusciter les scènes antiques et les mimes d’Hérondas à travers Schwob, rencontrait un texte écrit dans une langue sonore, rythmée, précise, vive et colorée, allant du plus vif au plus enfoui, et du plus réjouissant au plus mélancolique. Éros était sans doute dans la fascination pour les voix, mais aussi dans ce mouvement pendulaire entre passé et présent, entre vivants et morts ; autrement, je pense que je n’aurais jamais tenté cette traduction.

Reste le Centaure.

Dans la première version que j’avais lue, Mimes était une suite de vingt et un textes (le mime xv avait été dédoublé) pourvus d’un prologue et d’un épilogue, au total donc vingt-trois proses poétiques, bizarrement titrées. Le titre apparaissait toujours en bas du texte et était double : à gauche, un mot (ou plus) en grec ancien, à droite, un mot (ou plus) en français. Visiblement des paires, ces mots composaient des pendants puisqu’il n’arrivait que rarement que l’un soit la traduction de l’autre. On avait ainsi : au mime i, où le cuisinier revient du marché tenant d’une main un congre, de l’autre « [s]on couteau de cuisine à large lame », le couple machaira [coutelas] / le cuisiner, qui en deux mots dresse le portrait du personnage. Au mime iv, l’histoire du poète qui se fait passer pour une vieille servante et couche avec la plus belle des filles, le couple koreis [punaises] / l’hôtellerie, qui résumait la situation par deux mots représentatifs. Au mime vii, où parlait la maîtresse amoureuse d’un esclave beau mais indiscipliné, le couple éloquent mastix [fouet] / l’esclave déguisé. Au mime viii, un superbe épithalame, où l’on voit apparaître le dieu Hymen en personne, quoique de façon cryptée, le couple lychnos [lampe] / veillée nuptiale, qui se passe de commentaire. Et au mime xvii – un texte sur le désir, l’inconnu et le deuil – le couple korè [jeune fille] / le miroir, l’aiguille, le pavot.

Je ne savais pas encore que l’édition originale de Mimes (1893) avait été entièrement façonnée à la main par Marcel Schwob, et que ce livre, photolithographié, à l’instar des Poésies de Stéphane Mallarmé (1887), et publié au Mercure de France aux frais de l’auteur, cherchait de toute évidence à imiter, page après page, le fac-similé du papyrus d’Hérondas9. Je ne savais pas non plus que le poète Pierre Quillard, qui traduirait quelques années plus tard les Mimes d’Hérondas aux éditions du Mercure de France, allait faire précéder sa traduction d’une fiction, tenant lieu de préface, qui s’attarderait sur le scribe transcrivant sur papyrus des mimes10. Dans l’entourage du Mercure, il était évident que ce scribe était tout autant le scribe antique, anonyme, que le scribe moderne, Marcel Schwob, qui avait substitué, page après page, son écriture, petite, égale, intelligible, à l’écriture non ornée de l’original antique, et qui avait tracé les titres en grec, en bas à gauche du texte français, en imitant précisément les lettres onciales du manuscrit retrouvé. Ce n’est pas tout. L’importance de ces mots grecs était telle que, l’année suivante (1894), pour la première édition commercialisée de Mimes par le Mercure de France, Jean Veber composerait une couverture sur laquelle les trois mots du titre grec du prologue – « cigale », « miroir », « fleur » – apparaîtraient en or, en même temps que le monogramme de l’auteur, contre le fond violet d’une image dictée par le prologue11. Je ne savais donc pas que l’impression autographe, l’illustration et l’ornementation des premières éditions typographiques, soulignaient toutes l’importance des vocables grecs. Cependant, l’existence autonome de ces mots au titre me semblait révéler quelque chose de la conception de l’œuvre.

Schwob me parut ainsi penser à des mots grecs autant qu’à des mots français pendant qu’il composait les Mimes. Ce n’étaient pas des mots empruntés au dictionnaire, mais des souvenirs de lecture, sans doute pourvus d’un poids émotionnel spécial. En bas du texte, à gauche, ils rappelaient des passages précis, restituaient une ambiance, ressuscitaient une scène. Je me dis alors que, comme dans les excavations, ces mots pouvaient indiquer ce qu’on a sauvé de l’oubli, de même que derrière chaque page des mimes bruissaient les textes antiques. Six titres sur vingt révèlent des objets que l’on aurait pu trouver dans des fouilles : machaira [coutelas], lychnos [lampe], lèkythos [burette, fiole], stélè [stèle], daktylios [anneau], potèrion [coupe]. Cependant, onze autres mettent en avant les insectes (tettix [cigale], koreis [punaises], melissa [abeille]), les plantes (anthos [fleur], hyakinthos [jacinthe], asphodelos [asphodèle], daphnè [laurier]), les oiseaux (chelidôn [hirondelle]), les fruits (syka [figues], mèlon [pomme]) ou les coquillages (kogkhè). La révélation des choses, de ce monde ou de l’autre, conduit à la création poétique. Le premier et le dernier des mimes de l’édition originale autographe (qui deviendront respectivement le prologue et l’épilogue de la première édition typographique) ont pour titre trois mots grecs, qui ouvrent la série des combinaisons et des associations possibles, tout comme ils viennent la fermer : tettix, dioptron, anthos [cigale, miroir, fleur], et asphodelos, melissa, daphnè [asphodèle, abeille, laurier]. À la même époque, Schwob note dans la préface du Roi au masque d’or : « Comme les masques sont le signe qu’il y a des visages, les mots sont le signe qu’il y a des choses. Et ces choses sont le signe de l’incompréhensible »12.

Le Centaure, cet être mythique de l’entre deux, était donc au départ dans la pensée et les mots de l’auteur, dans son rapport à Hérondas et à la littérature grecque ou latine, classique ou alexandrine. Sous prétexte d’imiter l’un, Hérondas, c’est un assortiment, un mélange de genres antiques tardifs que pratiquait Schwob. Le Centaure était aussi dans sa conception de l’œuvre en une langue mixte, où le français, le grec et le latin se côtoyaient. Un bel exemple en est le mime ix, à la fois une variation sur le mime « La Jalouse » d’Hérondas (la maîtresse jalouse de son jeune et bel esclave, qui est aussi son amant) et sur le mime vii de Schwob lui-même, sur un thème analogue, que le mime ix reprend et amplifie. Ceci pour l’inspiration. La composition, elle, est bien plus complexe. Le titre grec du mime ix phasèlos [haricot] renvoie au latin phaselos, embarcation mince et allongée qui ressemble à la cosse du haricot (ce que reflète la phrase de Schwob « un bateau aminci comme la coque de la phaséole »), et au quatrième des Carmina de Catulle qui s’ouvre sur ce même mot : « Phaselus ille, quem videtis, hospites » – « Ce bateau que vous voyez, ô hôtes ». Catulle y donne la parole à l’embarcation qu’il avait employée lors de son voyage en Bithynie, par convention littéraire déjà connue des épigrammes grecques. Aucune parenté donc entre ce carmen et le mime ix qui raconte le voyage de la maîtresse riche et de l’esclave, son amant. Et pourtant, Schwob a calqué leur voyage sur les étapes mentionnées par Catulle : sa « mer Pontique dont les flots sont noirs » reflète le v. 9 de Catulle « trucemue Ponticum sinum », ses « rives de la Thrace » répondent au v. 8 « horridamque Thraciam ». « Et nous traversâmes aussi les Cyclades » calque le v. 7 « insulasue Cycladas » et « nous touchâmes à l’île de Rhodes » reprend le v. 8 « Rhodumque nobilem ». Simple jeu littéraire ? Je ne le pense pas. Car, au passage, Schwob traduit aussi Catulle de manière imagée. En empruntant au poète latin le trajet, il pense aussi aux mots latins, à leur origine, et à l’image que révèle l’origine. Ainsi, au lieu de traduire l’expression « siue palmulissiue linteo » à la lettre (et prosaïquement) par « soit à la rame… soit à la voile », il remonte de palmula, la rame, à palma, la paume, et se rappelle que linteum est une étoffe de lin. Le sens caché des choses est le sens masqué du mot que sa traduction imagée dévoile : « les petites paumes de bois et les voiles de lin qui poussent les barques » anime, transmue même, les rames et les voiles qui, autrement, auraient frisé l’évidence. Le mot est un masque qui révèle la chose, elle-même au centre d’un monde secret et imagé, qui comme les voix et les silences, parle de l’indicible.

C’est ce double, voire ce triple substrat linguistique qu’il fallait traduire en grec moderne, dans une langue héritière d’une des langues fondatrices du texte, de même que le français l’était pour le latin. Si je m’étais donnée cette tâche après analyse, j’y aurais sans doute renoncé. Mais, c’est sous l’émotion de la première lecture que j’avais ressenti l’impulsion de récrire Mimes en grec. De restituer ce texte, pétri d’antiquité et néanmoins moderne, dans une langue proche de nous, proche de moi, sans doute plus apte que le français à jeter un pont par-dessus le temps. La traduction devint alors une sorte d’archéologie poétisante qui n’est traduction qu’en étant relecture, recherche et rêverie sur le sens des mots et leur histoire. La syntaxe souple du grec moderne, le rythme de la prose de Schwob qu’il me fallait restituer garantissaient un canevas fluide, vivace, qui emportait le lecteur. L’effort de l’anamnèse linguistique se concentra, lui, dans le choix des mots.

Pour le dire un peu rapidement, et sans doute prosaïquement, j’ai traduit en lisant: en découvrant pour la première fois, ou en relisant, une foule de textes, latins et grecs. Ces lectures étaient un accompagnement nécessaire, une sorte de musique d’inspiration qui me permettait d’opter instinctivement pour telle solution, d’en écarter telle autre. Puis, il y eut bien sûr tout un travail sur les mots. Je me rappelle qu’en maniant les dictionnaires, unilingues et bilingues, de français, de grec ancien, de grec moderne et de latin, il m’est arrivé d’avoir parfois recours au Lexique français-grec de L. Feuillet13, que son auteur avait conçu spécialement pour « toutes les classes où le thème grec est prescrit ». C’était de ce même lexique que j’userais plus tard pour préparer le thème grec de l’Agrégation de Lettres Classiques. S’il ne m’a pas fourni de solutions immédiates, il m’a souvent mise sur la piste du vocable qu’il fallait choisir pour dire lampe, chapeau, sangle ou esclave d’une manière habituelle, mais qui permette au lecteur du grec moderne, sans avoir à y penser, de sentir dans la traduction tout ensemble le ton antique et la fraîcheur des Mimes, les strates d’une culture antique distillée, décantée, restituée. Il m’a donc parfois fallu arriver au grec moderne en passant du français au grec ancien, puis au grec de la koinè. Le substrat linguistique varié et nuancé du grec moderne me fut une aide précieuse. Il fallait, bien entendu, se situer en dehors de la querelle politisée et polarisée de la fameuse diglossia, au-delà de la répartition qui range d’un côté les « progressistes » pratiquant la démotique, et de l’autre, les conservateurs ou puristes s’attachant à la katharevoussa. C’est là un clivage dogmatique qui fige le débat et fait perdre de vue la belle diversité du grec moderne. Comme Roderick Beaton l’a montré, dans une littérature qui n’est ni mineure ni marginale, mais souffre d’être très peu connue, nombreux sont les écrivains qui ont exploité la pluralité des codes linguistiques à leur portée pour la création d’effets poétiques signifiants14. Toutes proportions gardées, ma pratique de la traduction de Mimes rejoint cette expérience.

Quant au Centaure, s’il était au départ, dans le mélange des genres, des passages et des langues qui font Mimes, je le talonnais aussi à l’arrivée, dans la traduction, dans le choix de mots à la couleur toute ensemble antique et moderne dans la longue histoire de la langue. Il prenait sans doute corps aussi dans la double pratique de l’annotation et de la traduction : un commentaire était venu s’ajouter à la traduction sous forme de postface et sous forme de notes, mime par mime. « Il pensait que l’œuvre d’art appelle le commentaire » disait Pierre Champion de Schwob. En le traduisant, il m’avait paru tout naturel de le commenter.

Il est au cœur des Mimes de Schwob un mime intitulé en français « les six notes de la flûte », syrinx en grec – un mot qu’il suffit de translittérer pour qu’il soit immédiatement traduit. C’est une allégorie de l’acte poétique qui fait allusion à la création de la flûte aux sept tuyaux. On n’y voit pas le dieu Pan poursuivre la nymphe Syrinx, qui lui échappe dans la fable, pour se transformer en roseaux, qu’il coupe et qu’il agence, créant ainsi la flûte aux sept tuyaux qui porte son nom. On n’y voit qu’un pâtre, parti, il y a longtemps, chercher les sept notes et agencer la flûte. Le mime fait juste résonner les six premières notes – en faisant entendre une note tous les sept ans. Mais le son s’est arrêté à la sixième note. En attendant la septième, qui ne viendra jamais, la jeune fille qui attend le retour du pâtre s’est endormie.

Grâce aux textes brefs de ce recueil, Schwob avait bien illustré l’adage « grand livre, grand malheur ». Grâce à ce mime xi quasiment à son milieu, il invitait à penser le recueil comme un livre ouvert à l’endroit où le son perdu ne traversera jamais le passé pour venir achever un apologue mélancolique.

C’est, je crois, le texte qui m’a demandé le plus grand effort. Il fallait respecter le rythme profond qui l’ordonnait, avec ses retours. Il fallait surtout faire entendre dans ses phrases ces six notes, chacune avec sa propre vibration dans la phrase qui la rendait. Cela m’a pris un temps considérable. Mais quand ce morceau fut achevé, j’ai su que la traduction de Mimes était faite. C’était la Noël 1986. J’ai décroché le téléphone et appelé un éditeur que je ne connaissais que par ses livres, en lui disant que j’avais une traduction à lui proposer. – De qui ? – D’un auteur qu’il ne connaissait probablement pas, et je prononçai le nom. – Il venait de confier à quelqu’un, me dit-il, la traduction de Vies imaginaires – de Schwob, bien sûr, qu’il connaissait. Nous avons aussitôt pris rendez-vous pour quelques jours plus tard. Le reste est une belle série de coïncidences, qui ne relèvent pas de ce qui nous occupe aujourd’hui. Mimes et Vies imaginaires sont sortis ensemble des presses en 1987. Au Centaure j’avais tenté de répondre par un autre Centaure. En matière de poésie, ces êtres de l’entre deux ne sont jamais loin.

Notes de bas de page numériques

1  Aristote, Poétique, 1447b.

2 Classical Texts from Papyri in the British Museum, Including the Newly Discovered Poems of Herodas, edited by F.G. Kenyon, with Autotype Facsimiles of Mss., London, British Museum, Printed by Order of the Trustees [Oxford, At the Clarendon Press], 1891.

3  Le plus ancien de ces trois dialogues est le dernier, paru dans L’Écho de Paris du 17 juillet 1892 sous le titre « Le Deuxième Phédon (fragment) », où la marque de Platon est évidente. Les deux autres avaient paru comme chapitres indépendants dans le volume collectif Féminies (Paris, Imprimé pour les Bibliophiles Contemporains, 1896), et sous un titre différent.

4  République, III, 6-7, surtout 394 c.

5  Marcel Schwob, « Daphnis et Chloé », L’Écho de Paris, 19 juillet 1891.

6  Sur la découverte du papyrus, son accueil par le monde savant, et le rapport de Schwob à Hérondas, je me permets de renvoyer à mon article « Marcel Schwob face aux Mimes d'Hérondas : constitution d'une bibliothèque fantastique de l'Antiquité », dans Les Décadents à l'école des Alexandrins (colloque de Valenciennes, 30 novembre-1er décembre 1995), études réunies par Perrine Galand-Hallyn, Presses Universitaires de Valenciennes, Les Valenciennes, n° 19, 1995, pp. 77-93, fig.

7  Les premiers textes de Schwob à paraître dans la presse sous l’intitulé « mimes » (L’Écho de Paris, 25 octobre 1891) sont : « l’esclave déguisé en femme », « l’hôtellerie » et « la fausse marchande », qui deviendront dans le recueil les mimes vii, iv et ii. Tous sont très proches d’Hérondas, le dernier est le seul mime dialogique de Schwob.

8  On a une idée de ces lectures lorsqu’on consulte ses cahiers d’écolier ainsi que les lettres adressées à Georges Guieysse, son condisciple à la Sorbonne et au lycée Henri IV, en particulier les lettres de l’été 1888, lorsque Schwob, en vacances à Nantes, prépare sa licence de lettres. Une de ces lettres (17 août) est entièrement rédigée en grec.

9  Pour les reproductions, et une réflexion plus générale sur Schwob et le livre, je me permets de renvoyer à mon étude, « Bibliothèque rêvée, histoires de livres », in Marcel Schwob, l'homme au masque d'or, catalogue d'exposition du Centenaire de l'écrivain, Paris, Le Promeneur, 2006, pp. 77-95. Une double page de l’édition originale et un fragment représentatif du papyrus sont reproduits à la p. 88.

10  Les Mimes d'Hérondas, traduction littérale, accompagnée de notes par Pierre Quillard, Paris, Mercure de France, 1900, « Préface », pp. iii-xxvi, voir surtout pp. iv-vi.

11  Couverture également reproduite dans Marcel Schwob, l'homme au masque d'or, op. cit., p. 46.

12  Marcel Schwob, Le Roi au masque d’or, Paris, Paul Ollendorff, 1892, « Préface », p. xviii.

13  Le Lexique français-grec à l’usage des classes de L. Feuillet, paru en 1895 chez Belin, réédité en 1897 et en 1899, a servi à de nombreuses générations d’écoliers apprenant à composer des thèmes en grec tout au long du XXe siècle. Il était à sa 22e édition en 1952. Sa 23e édition est assurée par la maison Belin par simple reproduction photomécanique. Sa modestie et sa rigueur l’ont longtemps recommandé, bien que cette gloire durable n’ait pas suffi à faire lever le mystère du prénom de l’auteur.

14  Roderick Beaton, An Introduction to Modern Greek Literature, Oxford, Clarendon Press, [1994], p. 11 sq., p. 15 sq., et « The ‘Language Question’ in Practice : the Language of Literature », p. 329 sq.

Pour citer cet article

Evanghelia Stead, « Éros et le Centaure. Traduire Mimes de Marcel Schwob (1893) en grec moderne », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 23 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6261.

Auteurs

Evanghelia Stead

Évanghélia Stead, agrégée de Lettres Classiques, est professeur de Littérature Comparée (Université de Reims, 1998-2010, puis Université de Versailles, 2010-) ;  elle a été professeur invitée en  Allemagne (Marburg, semestre du printemps 2008) et elle a bénéficié d'une délégation pour recherches au CNRS (UMR 7171, 2005-2007). Elle travaille sur les littératures de l’Europe occidentale, notamment sur la poétique et l’imaginaire fin-de-siècle, sur la matérialité, l’esthétique et la symbolique du livre, sur les réseaux des revues littéraires et artistiques, et sur les mythes antiques. Elle est l’auteur de plusieurs traductions littéraires en grec moderne et en français, de Marcel Schwob, Mimes (Athènes, Agra, 1987), à Seconde Odyssée : Ulysse de Tennyson à Borges, textes réunis, commentés et en partie traduits par Évanghélia Stead (Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Nomina », 2009).