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Markus Lasch :
Pessoa traducteur: entre Éros et Antéros
Résumé
La connaissance de l’œuvre d’Edgar Allan Poe et l’admiration pour ce poète remontent, chez Fernando Pessoa, à une période très précoce, précisément à l’âge de quinze ans. Dans cette perspective, l’acte traducteur de Pessoa, en transposant en portugais « The Raven », « Annabel Lee » et « Ulalume », trois des créations les plus célèbres de Poe, se place sous le signe d’Eros : le désir de se rapprocher et d’égaler l’objet admiré aussi bien que la capacité démoniaque éprouvée d’être le médiateur entre des mondes différents. Cependant, le geste pessoen est plein d’ambiguïté. Si le poète portugais est guidé par Eros, il ne peut s’empêcher d’obéir également à son antipode, Antéros, symbole que Pessoa ne conçoit point comme l’amour réciproque mais comme l’attitude littéralement anti-érotique d’une autosuffisance divine.
Abstract
The knowledge and the appreciation of Edgar Allan Poe’s work date from a very early time in the life of Fernando Pessoa, as early as the age of fifteen. In this sense, the Portuguese poet’s translating act, when he was rendering to Portuguese «The Raven», «Annabel Lee» and «Ulalume», three of the most well known creations of Poe, evinces clearly an attitude under the sign of Eros: the desire to approximate and to reach the admired object as well as for the demoniac capacity of mediating between worlds. Yet, at the same time, Pessoa’s gesture is full of ambiguity. Guided by Eros, he also obeys the laws of his antipode, Anteros, who in the Portuguese poet’s understanding does not represent requited love but the literally antierotic attitude of divine self-sufficiency.
Index
Mots-clés : Fernando Pessoa , symbolisme, traduction
Keywords : Fernando Pessoa , symbolism, translation
Texte intégral
1Dans sa préface à l’édition de 1845 de ses poèmes, Edgar Allan Poe déclare :
With me poetry has been not a purpose, but a passion; and the passions should be held in reverence; they must not – they cannot at will be excited with an eye to the paltry compensations, or the more paltry commendations, of mankind.1
2La poésie est donc définie comme le fruit de l’enthousiasme, comme une possession, sœur jumelle de cette autre folie productive qu’est l’érotique. On ne saurait trouver de lien plus net avec notre réflexion collective, s’il n’existait pas cet autre texte de Poe, prônant justement tout le contraire : je parle évidemment de « La Philosophie de la composition ». Bien que conscient des allusions et des rumeurs que Poe n’aurait écrit l’essai mentionné qu’a posteriori, dans le seul but de railler la critique, Mallarmé déclara les propos du texte néanmoins vrais et authentiques. Toutefois, le symbolisme, quels qu’aient été ses efforts pour éliminer le hasard de la création poétique et son attachement au maître-mot « toujours travailler », n’a pas voulu pour autant abdiquer la relation de la poésie avec le transcendant ; qui plus est, il n’a pas renoncé à l´irrationnel en tant qu’élément constitutif de la création poétique, en tant qu’élément complémentaire et de tension s’opposant aux forces de la raison. Dans ce sens, ce n’est pas un hasard que la première intention de Paul Valéry dans la conception du « Cimetière marin » ait été l’obsession d’une figure rythmique.2
3Si le débat sur « l’inspiration » et « la transpiration » était d’actualité au milieu du XIXe siècle, aujourd’hui plus personne ne s’engagera dans une telle polémique. On considère le plus souvent que l’acte poétique ne comprend pas seulement le blanc et le noir mais également tout l’éventail de nuances de gris résultant des deux couleurs. Autrement dit, la création poétique puise aussi bien dans les sources du conscient que dans celles du préconscient et de l’inconscient.
4Néanmoins, l’opposition ancienne continue d’être sous-jacente et de persister à d’autres niveaux. En fin de compte, la traduction poétique, en quoi consiste-t-elle ? S’agit-il d’une recréation ou d’une solution consciente d’un problème mathématique avec des variables telles que le son, le rythme et le signifié? Pourtant, les pulsions traductrices, en tant que forces qui aboutissent à ou déterminent une traduction, comprennent souvent d’autres facteurs (en plusde s’inscrire de manière consciente ou inconsciente dans une de ces conceptions, de combiner les alternatives ou de les rejeter en ayant recours à la transposition prosaïque). Un des exemples les plus célèbres est sans doute le cas de Walter Benjamin et de ses traductions de Baudelaire, où un messianisme radical proposé par la théorie s’étiole dans une pratique beaucoup plus profane3. Nous nous intéresserons par la suite à un autre cas où l’on peut déceler des options de traductions ambivalentes ainsi que des objectifs à la fois messianiques et profanes.
5L’admiration de Fernando Pessoa pour l’œuvre d’Edgar Allan Poe remonte à une période très précoce, plus précisément, à sa jeunesse, qu’il passa, loin de sa terre natale, enAfrique du Sud.A l’âge de quinze ans, lorsqu’il réussit les examens d’admission à l’Université du Cap de Bonne-Espérance, on lui décerne – déjà un premier parallèle avec Mallarmé – un prix pour le style de sa rédaction en anglais. Ce prix, outre une reconnaissance honorifique, impliquait un don de livres aux lauréats. C’est à cette occasion que Fernando Pessoa a fait l’acquisition, entre autres, d’une sélection d’œuvres d’Edgar Allan Poe. Il n’y a par conséquent aucun doute, et ce sera le point de départ de notre réflexion, que Pessoa, avec la traduction de « The Raven », « Annabel Lee » et « Ulalume » traduit non seulement des textes qu’il aimait mais dont il s’était imprégné depuis longtemps.
6Les traductions, par Pessoa, du « Corbeau », d’« Annabel Lee » et d’« Ulalume » ont été publiées pour la première fois en 1924 dans la revue Athena, dirigée par le poète lui-même. Deux poèmes, « Le Corbeau » et « Annabel Lee », incluent dans le titre la note suivante : « rythmé conformément à l’original.4 » Prenons l’exemple des deux premières strophes du « Corbeau » pour vérifier cette affirmation.
The Raven
Once upon a midnight dreary, while I pondered, weak and weary
Over many a quaint and curious volume of forgotten lore –
While I nodded, nearly napping, suddenly there came a tapping,
As of some one gently rapping, rapping at my chamber door.
« ’T is some visitor » I muttered, « tapping at my chamber door
Only this and nothing more. »Ah, distinctly I remember it was in the bleak December;
And each separate dying ember wrought its ghost upon the floor.
Eagerly I wished the morrow; – vainly I had sought to borrow
From my books surcease of sorrow – sorrow for the lost Lenore –
For the rare and radiant maiden whom the angels name Lenore –
Nameless here for evermore.5
7Poe lui-même décrit le rythme et la métrique de l’original dans un paragraphe de la « Philosophie de la composition ». Les sizains composés de vers trochaïques commencent par une alternance d’octamètres acatalectiques avec des heptamètres catalectiques et s’achèvent avec un heptamètre et tétramètre également acatalectiques, c’est-à-dire, huit pieds trochaïques dans les vers un et trois ; sept et demi dans les vers deux, quatre et cinq ; trois et demi dans le dernier vers. Nous observons également une césure plus ou moins claire après le quatrième pied :
1 Xx Xx Xx Xx || Xx Xx Xx Xx
2 Xx Xx Xx Xx || Xx Xx Xx X
3 Xx Xx Xx Xx || Xx Xx Xx Xx
4 Xx Xx Xx Xx || Xx Xx Xx X
5 Xx Xx Xx Xx || Xx Xx Xx X
6 Xx Xx Xx X7 Xx Xx Xx Xx || Xx Xx Xx Xx
8 Xx Xx Xx Xx || Xx Xx Xx X
9 Xx Xx Xx Xx || Xx Xx Xx Xx
10 Xx Xx Xx Xx || Xx Xx Xx X
11 Xx Xx Xx Xx || Xx Xx Xx X
12 Xx Xx Xx X
8Quant au système de rimes, mentionné en passant par Poe dans ce même paragraphe,6 il présente le schéma abcbbb//dbebbb etc., outre différentes rimes, assonances et allitérations internes :
Once upon a midnight dreary, while Ipondered, weak and weary
Over many a quaint and curious volume of forgotten lore – While Inodded, nearlynapping, suddenly there came atapping,
Asofsome one gently rapping, rapping at my chamber door.
“’T is some visitor,” I muttered, “tapping at my chamber door –
Only thisand nothing more.”Ah, distinctly I rememberit was in the bleak December;
And each separate dyingemberwrought its ghost upon the floor.
Eagerly I wished the morrow; –vainly I had sought to borrow
From my bookssurcease ofsorrow – sorrowfor thelost Lenore– For the rare and radiant maiden whom the angelsnameLenore –
Nameless here for evermore.
9Si l’on compare ces caractéristiques à la traduction de Pessoa, on observera que le rythme binaire a vraiment été respecté. Cependant, nous constatons quelques variations ou irrégularités par rapport à l’original. Dans la première strophe, les pieds cinq et six du troisième vers et les pieds un et deux du quatrième vers sont, à mon sens, iambiques. La deuxième strophe claudique encore plus. Dans le premier vers, si l’on veut conserver le rythme binaire, on a deux pieds à syllabes brèves ou atones (3 et 7) et un pied iambique (6). La séquence iambique suivie de deux syllabes atones est répétée au début du deuxième vers, dont les six derniers pieds sont réguliers pourvu que nous admettions la synalèphe entre « negro, urdi » malgré la césure marquée par la virgule. En plus, nous trouvons dans le quatrième vers un deuxième hémistiche iambique à quatre pieds complets. La syllabe excédante semble être contrebalancée dans le vers suivant, dont l’hémistiche compte, à son tour, trois pieds seulement :
0 Corvo 7 Ah, que bem disso me lembro! Era no frio dezembro, |
Xx Xx xx Xx || Xx xX xx Xx |
10Observons aussi le schéma des rimes finales, des assonances, allitérations et rimes internes :
Numa meia-noite agreste, quando eulia, lento e triste
Vagos, curiosos tomos de ciênciasancestrais,
E já quase adormecia, ouvi o queparecia
Osom de alguém que batia levemente ameusumbrais.
"Uma visita", eu me disse, "está batendoameusumbrais
É só isto, e nada mais."Ah, que bem dissome lembro! Era no frio dezembro,
E o fogo, morrendo negro, urdia sombrasdesiguais.
Como eu qu'ria a madrugada, toda a noite aoslivrosdada
P'ra esquecer (em vão!) a amada, hoje entre hostescelestiais
Essa cujo nome sabem as hostes celestiais,
Massem nome aqui jamais!
11En considérant, donc, jusque-là uniquement les aspects formels du rythme et de la rime, nous pourrions affirmer que nous nous retrouvons face à un exemple typique de traduction poétique réussie, qui transpose les effets de façon adéquate d’un univers à l’autre, cependant avec les pertes inéluctables de toute traversée, notamment lorsqu’il s’agit de langues plus ou moins éloignées. Ou bien, pour emprunter un langage platonicien, nous serions avec la version de Pessoa sous l’emprise d’Éros, au-delà du monde terrestre des lecteurs étrangers ou d’une traduction ne respectant pas les caractéristiques formelles du texte source et en-deçà du monde divin de l’original. De ce point de vue, l’apostille « rythmé conformément à l’original » aurait une connotation de modestie : le poème se rapprocherait de l’original seulement ou pour le moins en ce qui concerne le rythme.
12Toutefois, un bref passage en anglais, rédigé vraisemblablement en 1923, nous dévoile que la note « rythmé conformément à l’original » n’est pas le fruit de la modestie :
A poem is an intellectualised impression, or an idea made emotion, communicated to others by means of a rhythm. This rhythm is double in one, like the concave and convex aspects of the same arc: it is made up of a verbal or musical rhythm and of a visual or image rhythm, which concurs inwardly with it. The translation of a poem should therefore conform absolutely to the idea or emotion which constitutes the poem, to the verbal rhythm in which that idea or emotion is expressed; it should conform relatively to the inner or visual rhythm, keeping to the images themselves when it can, but keeping always to the type of image8.
13Il s’agit donc d’une conception beaucoup plus vaste du rythme selon laquelle traduire conformément au rythme de l’original ne signifie rien de moins que traduire l’essence même du poème de départ. Mais lisons la suite du fragment :
It was on this criterion that I based my translations into Portuguese of Poe's “Annabel Le” and “Ulalume”, which I translated, not because of their great intrinsic worth, but because they were a standing challenge to translators.9
14Cette suite élucide deux choses. Premièrement, que les affirmations sur le rythme au début du passage ne sont pas des affirmations génériques de poétique mais des affirmations étroitement liées au sujet qui nous préoccupe. Deuxièmement, que la note « rythmé conformément à l’original » n’exprime pas seulement une confiance du traducteur en lui-même. Or, l’expression « défi permanent » (standing challenge) ne concerne pas seulement l’original mais affirme également quelque chose sur les autres traductions déjà réalisées à partir de cet original. Le défi subsiste justement parce que les prédécesseurs auraient succombé à l’ampleur de la tâche. Pour le dire autrement, encore une fois la traduction de Pessoa est conçue comme une œuvre démoniaque ou intermédiaire, qui réagit au défi de l’original et à celui des traductions qui la précèdent.
15Mais à qui songeait donc Pessoa ? Je pense que c’est assez évident. Ce fut grâce à la plume de Baudelaire que le continent européen connut l’œuvre de Poe et son importance. De même, l’édition de la sélection d’œuvres du poète américain que Pessoa possédait incluait également une introduction de l’auteur des Fleurs du Mal. Pessoa savait aussi que Baudelaire avait contesté à maintes reprises son propre verdict sur l’intraduisibilité de la poésie de Poe : « Une traduction de poésies aussi voulues, aussi concentrées, peut être un rêve caressant, mais ne peut être qu’un rêve10. »Entre les exceptions faites, qui comprenait des poèmes insérés dans des essais ou des contes, figurait, on le sait, « Le Corbeau ». Ce fut également Baudelaire qui entraîna le deuxième grand nom du milieu littéraire français qui s’est consacré à la traduction de la poésie du poète américain : Stéphane Mallarmé. Une vingtaine d’années environ s’écoulèrent entre la première intention de Mallarmé de traduire la poésie de Poe et la parution, en 1888, d’un choix de vingt poèmes. Néanmoins, parmi les premières traductions à avoir vu le jour, se trouve justement la triade traduite par Pessoa : « Annabel Lee » et « Ulalume » qui furent publiées en juin et octobre 1872 dans la revue Renaissance artistique et littéraire et« Le Corbeau », parue trois ans plus tard dans une luxueuse édition avec des illustrations de Manet.
16Le fait que Pessoa visait le duo Baudelaire-Mallarmé, c’est-à-dire les piliers de la poésie moderne française, est confirmé indirectement par le classement des langues romanes selon leur complexité dans un autre fragment, rédigé en anglais, sur la traduction littéraire :
The only interest in translations is when they are difficult, that is to say, either from one language into a widely different one, or from a very complicated poem though into a closely allied language. There is no fun in translating between, say, Spanish and Portuguese. Anyone who can read one language can automatically read the other, so there seems also to be no use in translating. But to translate Shakespeare into one of the Latin languages would be an exhilarating task. I doubt whether it can be done into French; it will be difficult to do into Italian or Spanish; Portuguese, being the most pliant and complex of the Romance languages, could possibly admit the translation.11
17Un autre indice est une brève note de Baudelaire que Pessoa ignorait sans aucun doute car elle ne fut publiée qu’en 1934 mais qui a l’avantage de montrer clairement la teneur et l’ampleur de son défi. Dans un manuscrit intitulé « Avis au Traducteur », édité par Yves Gérard Le Dantec dans les Cahiers Jacques Doucet, on peut lire :
Il me resterait à montrer Edgar Poe poëte et Edgar Poe critique littéraire. Tout vrai amateur de poésie reconnaîtra que le premier de ces devoirs est presque impossible à remplir, et que ma très humble et très dévouée faculté de traducteur ne me permet pas de suppléer aux voluptés absentes du rythme et de la rime.12
18Tout en rappelant que les traductions de Baudelaire ainsi que celles de Mallarmé sont des traductions en prose, nous pourrions voir dans les vers de Pessoa une arme à triple tranchant : faire connaître au public portugais l’œuvre géniale d’un de ses poètes de prédilection, s’égaler par ses traductions à la génialité de la création originale mais aussi, voire tout d’abord, dépasser par « la volupté du rythme et de la rime » ceux qui furent les pères de la poésie moderne, du moins en Europe continentale et par rapport aux langues romanes.13
19Je pense cependant que le geste pessoen va plus loin encore. À travers ses traductions du « Corbeau », d’« Annabel Lee » et de « Ulalume » transparaît une tout autre attitude, une tendance qui s’avère fondamentale pour la compréhension de l’œuvre de Pessoa. Il est remarquable que ni dans le passage à propos des traductions d’« Annabel Lee » et d’« Ulalume » précédemment cités, ni dans aucun autre passage – à ma connaissance – portant sur la traduction ou se référant à Mallarmé, Pessoa ne mentionne les traductions du poète français, avec lesquelles, pourtant, ses versions engagentun dialogue. Et l’aversion ou le mépris vis-à-vis de la culture française, éventuellement inculqués par son éducation britannique, ne suffiraient pas pour justifier ce silence. C’est aux propres originaux, « Annabel Lee » et « Ulalume », que Pessoa nie, dans le passage cité ci-dessus, « une grande valeur intrinsèque » et à propos de Wordsworth il affirme, dans l’autre fragment anglais déjà évoqué :
This brings up the problem as to whether it is art or the artist that matters, the individual or the product. If it be the final result that matters and that shall give delight, then we are justified in taking a famous poet's all but perfect poem, and, in the light of the criticism of another age, making it perfect by excision, substitution or addition. Wordsworth's Ode on Immortality is a great poem, but it is far from being a perfect poem. It could be rehandled to advantage14.
20Ceux pour qui les appréciations critiques de Pessoa sont familières reconnaîtront ici son attitude typique consistant à mépriser ou à taire justement toute éventuelle influence ou fraternité d’esprit. Toutefois, il ne faut pas y voir une simple stratégie mais une tendance à l’isolement beaucoup plus vaste.
21Dans le Livre de l’intranquillité, il y a deux passages intitulés « L’Amant visuel ». Dans leur totalité, ils renvoient à une esthétique typiquement décadente, à la façon de Joris Karl Huysmans et A Rebours, où une perception ultrasensible et hypercultivée ne peut supporter ou traiter le monde qu’à travers une vitre de protection ou avec des gants de velours. Néanmoins, un de ces deux passages, où le mot “Antéros” est présent dans le titre, permet, en supprimant seulement quelques lignes, un montage intéressant :
Amo assim: fixo, por bela, atraente, ou, de outro qualquer modo, amável, uma figura, de mulher ou de homem - onde não há desejo, não há preferência de sexo - e essa figura me obceca, me prende, se apodera de mim. [...] Amo com o olhar, e nem com a fantasia. Porque nada fantasio dessa figura que me prende. [...]
A imensa série de pessoas e de coisas que forma o mundo é para mim uma galeria intérmina de quadros, cujo interior me não interessa. [...]
Assim vivo, em visão pura, o exterior animado das coisas e dos seres, indiferente, como um deus de outro mundo, ao conteúdo-espírito deles15.
22Un dieu d’un autre monde. Il s’agit d’un des moments épiphaniques dont le Livre de l’intranquillité est beaucoup plus imprégné qu’on ne l’imagine d’habitude. Mais quels seraient les traits de l’Antéros manifeste ? Le passage qu’on vient de lire indique déjà que la mythologie classique ne peut pas dévoiler grand chose sur ce personnage pessoen. Quand elle contemple le frère d’Éros, elle ne le voit que comme représentant de l’amour réciproque, comme vengeur de l’amour refusé, ou encore, et cela se rapprochera plutôt de notre démarche, comme facteur d’organisation dans le désordre de l’amour. La perspective d’une autosuffisance divine, suscitée par le manque de désir ou le regard indifférent mentionnés plus haut, pourrait indiquer cependant une source platonicienne pour l’amant visuel de Pessoa. On se souvient que dans le Banquet (203a ss.) Socrate, en reproduisant le discours de Diotime, présente Éros, de par sa descendance de Pôros et de Pénia, la pauvreté, comme un être désirant, comme un être qui convoite, comme un daimon, c’est-à-dire, un être à mi-chemin entre la sagesse et l’ignorance, entre les mortels et les immortels. Son désir, et le désir de l’être possédé par lui, est reflété dans la suite comme le désir de posséder le bien à tout jamais : Éros prétend à la (pro)création dans la beauté, Éros représente le désir d’immortalité des mortels (207a ss.)16 Dans ce sens, Antéros, comme antipode d’Éros, son opposé, serait celui qui ne désire pas parce qu’il est sage, celui qui ne convoite rien puisqu’il détient toujours le bien, celui qui ne prétend à rien parce qu’il se sait immortel.
23Prédictions, représentants et nostalgies d’un autre monde, d’où l’on pourrait observer les choses en toute indifférence parce que les contradictions humaines sont résolues, n’existent pas seulement dans le Livre de l’intranquillité. Il suffit de rappeler l’annonce du supra-Camões dans les trois essais sur la Nouvelle Poésie Portugaise, le maître Caeiro et l’enfant divin du célèbre huitième poème, les tentatives récurrentes d’engendrer un supra-Faust ou les allusions constantes à l’au-delà dans les poèmes ésotériques, sans oublier les fragments théoriques du Erostrate et le « Le roi caché » de Mensagem.
24Qu’on a raison d’établir un lien entre la figure d’Antéros et une perspective messianique, c’est ce que nous confirme une lettre de Fernando Pessoa à João Gaspar Simões. Le poète écrivit au critique le 18 novembre 1930 :
Os dois poemas citados [Atinous e Epithalamium] formam, com mais três, um pequeno livro que percorre o círculo do fenómeno amoroso. E percorre-o num ciclo, a que poderei chamar imperial. Assim, temos : (1) Grécia, Antinous ; (2) Roma, Epithalamium ; (3) Cristianidade, Prayer to a Woman's Body ; (4) Império Moderno, Pan-Eros ; (5) Quinto Império17, Anteros. Estes três últimos poemas estão inéditos.18
25Non seulement les trois poèmes étaient inédits, mais ils sont demeurés inachevés dans les écrits laissés par Pessoa. Et cet inachèvement est tout à fait symptomatique. L’intervention du silence est constante dans cette matière. Il suffit de penser à l’exemple de la mort symbolique de Caeiro ou à la fragmentation de l’œuvre pessoen comme un tout.
26Si la distance nécessaire, en termes messianiques, entre prédiction et incarnation est justement celle qui sépare l’original et la traduction, voilà une question qu’il faudra poser à un autre instant. Or, ce que nous sommes en mesure de constater maintenant, c’est que la méditation sur la traduction associée aux chemins et aux égarements d’Éros peut mener très loin. Pour terminer, il faudrait sans doute préciser que je ne souhaitais point insinuer qu’il y aurait une relation directe et délibérée entre l’intention de Fernando Pessoa de traduire trois poèmes d’Edgar Allan Poe et la perspective messiano-antiérotique19 de son œuvre, telle qu’elle fut décrite. L’état fragmentaire de ses écrits, laissés en héritage en grande partie inédits et l’histoire tordue de l’édition de son œuvre ne pourraient jamais l’autoriser ou le confirmer.Mais ce que j’espère avoir su exprimer à travers l’interprétation libre du sujet proposé pour le colloque « Eros Traducteur », ce que l’histoire de l’édition de l’œuvre de Pessoa a fini par dévoiler ou plutôt n’est pas parvenue à dissimuler, c’est que l’univers littéraire à multiples facettes érigé par Pessoa possède, malgré ses contradictions et ses tensions manifestes, une cohérence profonde, qu’elle soit impulsive ou consciente, une cohérence qu’on retrouve dans le moindre passage de son œuvre et qui continue à susciter toujours à nouveau l’admiration, quel que soit le nombre de lectures déjà entreprises, ou le nombre des traductions proposées.
Notes de bas de page numériques
1 Edgar Allan Poe, « Preface to the Poems », in: The Complete Works of Edgar Allan Poe, VII, New York, AMS Press, 1965, p. xlvii.
2 Cf. Paul Valéry, « Au sujet du Cimetière marin », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 1503.
3 Cf. Walter Benjamin, « Charles Baudelaire, Tableaux parisiens », in: Gesammelte Schriften, IV.1, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1980, p. 7-63.
4 Fernando Pessoa, Obra Poética, Rio de Janeiro, Editora Nova Aguilar, 2003, p. 631, 633.
5 Edgar Allan Poe, The Complete Works of Edgar Allan Poe, VII, op. cit., 1965, p. 94.
6 Cf. Edgar Allan Poe, « The Philosophy of Composition », The Complete Works of Edgar Allan Poe, p. 203-204.
7 Fernando Pessoa, Obra Poética, éd. cit., p. 631.
8 Fernando Pessoa, Páginas de Estética e de Teoria Literárias, Textos estabelecidos e prefaciados por Georg Rudolf Lind e Jacinto do Prado Coelho, Lisboa, Ática, 1966, p. 74.
9 Fernando Pessoa, Páginas de Estética e de Teoria Literárias,op. cit., p. 74.
10 Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », cité d’après Stéphane Mallarmé, « Les Poëmes d’Edgar Poe », in : Œuvres, I, éd. cit., pp. 228-229.
11 Fernando Pessoa, Pessoa Inédito, Orientação, coordenação e prefácio de Teresa Rita Lopes, Lisboa, Livros Horizonte, 1993, p. 220.
12 Cité d’après Stéphane Mallarmé, Œuvres, I, op. cit., p. 1515.
13 Par rapport à la « volupté de la rime » voir aussi la thématisation, par Goethe, de la rime comme symbole d’Eros jubilant dans l’épisode d’Hélène du Faust ainsi que dans un poème du Divan occidental-oriental (« Behramgur, dit-on, trouva la rime ... »). Nous verrons plus loin que la restitution / retrouvaille d’un paradis perdu, comme elle transparaît dans la représentation de l’Arcadie de Goethe, joue également un important rôle chez Pessoa, cependant sous des aspects plutôt anti-érotiques.
14 Fernando Pessoa, Pessoa Inédito, éd. cit., p. 220.
15 Fernando Pessoa, Livro do Desassossego, Organização de Richard Zenith, São Paulo, Companhia das Letras, 2004, pp. 464-465. [« J’aime ainsi : je fixe, pour sa beauté, son attraction, ou, dans un autre cas, son amabilité, une figure, de femme ou d’homme – là où il n’est pas de désir, il n’est pas de préférence de sexe – et cette figure m’obsède, me saisit, prend possession de moi. […] J’aime avec le regard et pas même avec l’imagination. Car je n’imagine rien sur cette figure qui me saisit. […] L’immense série de gens et de choses qui forme le monde est pour moi une interminable galerie de tableaux, dont l’intérieur ne m’intéresse pas. […] C’est ainsi que je vis, par vision pure, l’extérieur animé des choses et des êtres, indifférent, comme un dieu d’un autre monde, au contenu-esprit qui est le leur. »]
16 Cf. Platon, Das Gastmahl, in : Werke in acht Bänden, Griechisch und Deutsch, Bd. 3, bearbeitet von Dietrich Kurz, griechischer Text von Léon Robin und Louis Méridier, deutsche Übersetzung von Friedrich Schleiermacher, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1974, pp. 208-393 ainsi que Jean-Pierre Vernant, « Un, deux, trois : Éros », in : L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, pp. 153-171.
17 Le mythe du « Cinquième Empire » est un topos de la littérature portugaise depuis Gonçalo Annes Bandarra et António Vieira. Dans l’œuvre de Pessoa, ainsi que dans celle de ses prédécesseurs, le concept apparaît lié au mythe du retour du « roi caché » Sébastien et au destin social, politique et culturel du Portugal.
18 Fernando Pessoa, Correspondência (1923-1935), Lisboa, Assírio & Alvim, 1999, p. 220. [« Les deux poèmes cités [Atinous e Epithalamium] composent, avec trois autres, un petit livre qui fait le parcours du phénomène amoureux. Il le parcourt dans un cycle que je pourrais appeler impérial. Nous avons donc : (1) Grèce, Antinous ; (2) Rome, Epithalamium ; (3) Chrétienté, Prière au Corps d’une Femme ; (4) Empire moderne, Pan-Éros ; (5) Cinquième Empire, Antéros. Ces trois derniers poèmes sont inédits. »]
19 Dans les dernières années est paru, comme résultat des investigations réalisées par les chercheurs qui travaillent sur les manuscrits de Fernando Pessoa déposés à la Bibliothèque Nationale de Lisbonne, un nombre considérable de textes à contenu érotique et même sexuel. De quelque manière donc, le caractère antiérotique de l’œuvre du poète, espèce de lieu commun de la critique pessoenne, est peut-être lié davantage aux scrupules des premiers éditeurs qu’au désintéressement de Pessoa pour les choses du corps. Je pense cependant que ces résultats des recherches récentes n’invalident pas les interprétations de l’œuvre de Fernando Pessoa qui attestent à sa poésie une perspective essentiellement ontologique, opposée aux thèmes d’Éros. Cf., par exemple Eduardo Lourenço, «Fernando Pessoa ou o não-amor», in : Fernando, Rei da Nossa Baviera, Lisboa, 1993, pp. 55-79 (essai publié originalement en français, dans le numéro d’octobre 1985 de la revue Esprit).
Pour citer cet article
Markus Lasch, « Pessoa traducteur: entre Éros et Antéros », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 13 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6147.
Auteurs
Universidade Federal de São Paulo