Loxias | Loxias 29 Eros traducteur | I. Eros traducteur |  1. Eros 

Karen Haddad-Wotling  : 

Le désir de ne pas traduire. Quelques réflexions sur l’amour pour une langue étrangère

Résumé

Certains écrivains éprouvent, non le désir de traduire, mais le désir de ne pas traduire : ils choisissent de conserver des mots étrangers dans leur propre texte. À travers les exemples de Stendhal, d’Alfieri et de Proust, on étudie quelques modalités de ce rapport à la langue étrangère.

Abstract

Some writers feel, instead of the wish of translation, the wish of not translating: they choose to keep foreign words in their own texts. After the example of Stendhal, Alfieri and Proust, the paper examines different modes of this relation to foreign language and of writing as a translation.

Index

Mots-clés : Alfieri , citation, intraduisible, langue maternelle, Proust, Stendhal, traduction

Texte intégral

Dans le roman d’Henri-Pierre Roché, Deux Anglaises et le continent, il est question de l’amour d’un Français, Claude, pour deux sœurs anglaises, Muriel et Anne ; il apprend l’anglais, elles apprennent le français ; Muriel écrit son journal intime en français pour l’envoyer à Claude ; chacun parle la langue de l’autre ; pourtant, après la première scène d’amour entre Muriel et Claude, on trouve ce bref dialogue : « Parlons-nous la même langue ? », demande Muriel. « Parle-t-on jamais la même langue ? » répond Claude. François Truffaut, dans le film qu’il a réalisé en adaptant les Deux Anglaises1, a multiplié les passages d’une langue à l’autre qui rendent sensible la distance entre les amants, de celui, Claude, que les sœurs appellent le continent, à l’Angleterre : monologues intérieurs en anglais, pas toujours sous-titrés, lettres et journaux intimes en français et en anglais, traductions simultanées par des personnages ; le romancier, lui, ne fait pas surgir le mot étranger dans son texte français ; mais il fait dire à Muriel l’Anglaise, en français : « la vie est faite de pièces qui ne joignent pas »2

Le désir de ne pas traduire dont il sera question ici a quelque rapport avec la démarche de François Truffaut, avec ces « pièces », ces morceaux de langue étrangère qui sont le signe même de l’altérité. Avec le désir non pas de traduire cette étrangeté, de l’assimiler, mais de la conserver telle quelle, si douloureuse, dérangeante, mais aussi, séduisante, qu’elle puisse être.Il ne s’agit donc pas ici de la démarche du traducteur qui laisse subsister un mot étranger dans le texte qu’il traduit – par souci de faire reconnaître le terme technique, pour suivre l’usage, dans le cas, par exemple de certains termes de la langue philosophique – ni de celle, inverse, plus lâche, du traducteur qui, devant un ensemble de mots donnés, qu’il ne réussit pas à traduire un par un, mot à mot, cède au découragement, et refuse, plus ou moins sournoisement, de traduire tout de cet ensemble, éprouve le désir de ne pas traduire qui est en fait le désir de faire disparaître les mots au lieu de les conserver tels quels, de camoufler en quelque sorte ce qui demeure l’intraduisible du texte.

Ce qui sera donc plutôt évoqué ici est cette situation de non-traduction volontaire, et plus précisément, parce qu’elle permet parfois des jeux de miroir et une représentation concentrée, la représentation fictionnelle de cette situation : celle d’un auteur, d’un narrateur, d’un personnage, qui ne sont pas nécessairement des traducteurs, mais dont le discours garde inséré en soi, comme un « corps étranger », des mots, des expressions, des phrases en langue étrangère : que signifie donc alors cet attrait pour une langue qui pousse, non à la traduire comme semble l’impliquer la métaphore d’« Eros traducteur », mais à la citer, la conserver, la mettre en valeur comme une pierre précieuse enchâssée dans le texte ? on peut même se demander, et c’est ce que montrera l’un des exemples choisis, si la pointe extrême de ce désir, alors, ne consiste plus à la citer simplement, mais à entrer complètement dans la langue, à passer dans l’autre langue, à changer de langue, ou du moins essayer.

De cet attrait pour la langue étrangère qui ne va pas plus loin que le mot cité, on trouvera un premier exemple chez Proust, dans la manie bien connue de Mme Swann qui est une « anglo-manie » propre à son époque, de Mme Swann qui fait « imprimer sur une invitation à déjeuner que c’était to meet un personnage plus ou moins important3 », qui juge Mme de Cambremer « très ‘pushing’4 » (c'est-à-dire elle-même affectée de snobisme), qui dit au narrateur qu’il est pour Gilberte « le grand favori, le grand crack, comme disent les Anglais5 ». Le personnage de roman, ici, ne se trouve pas dans la situation de traducteur pour autant : nul « texte » ici, dont Mme Swann refuserait de traduire des fragments : la langue étrangère est conservée pour ce qu’elle représente, chacun de ces mots insérés, on le sait, est un signe en soi. Les mots ou locutions anglaises sont supposées signer à elles seules l’élégance que Mme Swann croit attachée à ces mots (là où ils signalent au contraire son snobisme), de la même façon que la manière de prononcer ou d’ôter la particule de tel nom noble signe l’appartenance au milieu des Guermantes, de la même façon que tous les personnages ou presque de la Recherche révèlent quelque chose à travers leur langage – tout cela est bien connu6. Le mot étranger est ici simplement le signe de quelque chose d’autre.

C’est que Mme Swann, bien sûr, ne proclame pas d’amour pour la langue anglaise en elle-même7 : plus intéressant apparaît alors, dans un effet de redoublement qui renvoie justement à Eros, le désir de conserver le mot non-traduit qui est en même temps déclaration d’amour pour cette langue, reconnaissance, de ce que le mot a de non traduisible et d’unique : et c’est encore plus frappant si le mot, l’expression, la phrase en question, sont désignés comme étant ceux « de l’amour ». On peut le noter tout de suite : l’association entre mots qu’on refuse de traduire et mots de l’amour ne va pas de soi ; mais c’est précisément cette association qui intrigue et qui révèle un certain rapport à la langue.

On pense ici, bien sûr, à l’italien de Stendhal, ou plus exactement, à l’italien chez Stendhal, désigné explicitement, par l’auteur ou par des personnages, comme langue de l’amour ou du moins « langue faite pour l’amour » : l’ambiguïté d’une telle appellation éclate dans le passage célèbre de la Chartreuse de Parme, dans lequel Mosca, qui a reçu une lettre anonyme au sujet de la duchesse et de Fabrice, les observe et souffre tous les tourments de la jalousie; le narrateur, on s’en souvient, commente entre parenthèses les propos insérés de Mosca : « Ici même que suis-je autre chose que le terzo incommodo ? (Cette belle langue italienne est toute faite pour l’amour !) Terzo incommodo (un tiers présent qui incommode) !8 »

Commentant, le narrateur fait exactement ce qu’il dit, introduit, laisse persister ce « tiers » étranger qu’est le mot italien dans son texte français, en italiques, et en donne une traduction maladroite : l’expression non traduite laisse alors percevoir, mieux que toute traduction, ce que la situation de tiers exclu a d’insupportable, et que « la langue de l’amour », mieux que toute autre aux yeux de ce narrateur, a « prévue » puisqu’elle est « toute faite » pour l’amour et ses situations prévisibles.

Mais cette situation ne va pas sans paradoxes, surtout si on se souvient que c’est précisément, cette fois, celle d’un traducteur déclaré : le narrateur de la Chartreuse se présente bien comme tel dans l’avertissement, puisqu’il se fait l’écho, tout à la fois, du récit entendu, en italien, fait par le neveu du bon chanoine, puis du « manuscrit de 1830 » qui ne sont autres que les annales de la famille et que l’auteur prétend avoir traduit « sans rien changer ». Que ce manuscrit ait existé, pour Stendhal, sous forme d’une Histoire de la famille Farnèse dont il s’est inspiré de très loin importe peu en l’occurrence – Stendhal ne « traduit » pas l’Histoire, on sait bien qu’elle n’a fourni que quelques éléments d’intrigue au roman ; mais fictivement en revanche, le narrateur n’est qu’un traducteur de l’histoire de la Sanseverina.

Et comme tel, il ne se contente pas d’utiliser de ces mots qui trahissent les petits faits vrais de la vie italienne (sediola, buli), de s’excuser, parfois, des italianismes qu’il est supposé mal traduire : « je demande pardon pour cette phrase, traduite de l’italien »9 ; mais encore il bute prétendument contre ces expressions qui sont présentées comme la langue même de l’amour et pour laquelle le traducteur trahit son enthousiasme, son « désir de ne pas traduire ». Or c’est ici qu’apparaît peut-être le paradoxe, celui d’une idée reçue, à propos de cette langue de l’amour qui n’est pas nécessairement la langue de la fusion, mais peut-être aussi bien celle de la séparation, de l’écart, comme si le fait de laisser subsister ces mots étaient le signe d’un écart au contraire, irrémédiable, dans l’amour comme dans la langue : car au fond, à l’intérieur de la fiction, il s’agit bien du même texte, Mosca parle sa propre langue, Mosca ne passe pas de l’italien au français, il n’est pas conscient de parler la langue de l’amour, pas plus qu’il ne l’est de vivre dans ce « pays de l’amour » qu’est l’Italie aux yeux du narrateur-traducteur fictif ou de Stendhal lui-même. Mieux encore : si le terme qui est choisi par ce même narrateur montre l’aptitude de l’italien à exprimer toutes les nuances des situations amoureuses, et ici, d’une situation marquée par la gêne ou l’écart, quelques pages plus loin, c’est encore un terme italien qui indique l’écart, un refus… de répondre à un désir : c’est la situation du Casto Giuseppe dans laquelle Fabrice craint de se trouver vis-à-vis de Gina, expression que le narrateur, pareillement, ne traduit pas, mais paraphrase « proverbe italien, allusion au rôle ridicule de Joseph avec la femme de l’eunuque Putiphar10 ».

Ces exemples ne sont pas évidemment pas exhaustifs, concernant la place de la langue italienne dans le texte du roman, ou dans l’œuvre, mais ils montrent en tout cas l’ambivalence du rapport à cette langue chez Stendhal. On en prendra un dernier exemple, lié précisément à la séparation physique : ainsi du premier message de signes lumineux déchiffré par Fabrice du haut de la tour Farnèse :Ina pensa a te. Message que Fabrice traduit, immédiatement, en français « Evidemment : Gina pense à toi11 » : c’est le début d’une correspondance fournie, mais de manière significative, ce premier message cité en italien est incomplet, et rend compte d’un déséquilibre central : pendant tout le temps où Gina pensait à lui, Fabrice, lui pensait à Clélia. Autrement dit, on peut se demander si ces insertions, si significatives qu’elles paraissent, ne signifient pas plutôt l’écart que la fusion réussie ; l’italien est peut-être la langue de l’amour, mais n’abolit pas forcément la distance – la « langue de l’amour » est-elle autre chose qu’une métaphore de plus ? Après tout, c’est en français que s’inscrit dans le roman cette formule toute simple qui marque précisément la fin de la séparation avec Clélia : « Entre ici, ami de mon cœur.12 »

Peut-être tout simplement parce que, on le sait, la « véritable » langue du désir, de l’amour, du bonheur, chez Stendhal, n’est ni le français, ni l’italien, ni une langue parlée ni une langue écrite, mais comme, on l’a souvent remarqué, une langue indirecte, faite de signes, de gestes, de chants, d’alphabets écrits sur la main, de sonnets transformés… Dans la Chartreuse comme ailleurs, les amoureux (même parlant la même langue et même quand cette langue est l’italien) doivent commencer par forger leur propre système de signes. Comme l’écrit Genette : « La communication amoureuse s’accomplit donc […] à travers des codes télégraphiques dont l’ingéniosité simule assez bien le désir »13… et s’abolit, pourrait-on ajouter, dans l’extase silencieuse, la communion parfaite que n’arrête plus aucun obstacle, en tout cas pas linguistique : « Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un espace de trois années14. »

Cette ambivalence de l’amour pour la langue étrangère, utilisée chez Stendhal comme signe d’amour comme de séparation subie, est ce qui amène à évoquer un autre exemple, qui en semble très proche mais qui en montre bien plutôt la complexité : c’est une autre histoire d’amour pour la langue étrangère, une histoire où, de la fascination d’un Français pour la langue italienne, on passe à celle d’un Italien, Vittorio Alfieri, pour sa propre langue oubliée, où d’un mot de la langue, on passe à la langue désirée tout entière, on entre dans la langue tout entière, à ceci près qu’il s’agit en fait de rentrer dans sa langue, dans sa propre langue après avoir été un barbare – Alfieri emploie très souvent le terme...

Alfieri raconte ainsi dans sa Vie comment, après une éducation négligée qui est celle des jeunes nobles de son époque, il en est venu à s’éloigner de toute vie intellectuelle, à perdre toute occasion de parler italien, tandis que se multiplient au contraire les occasions de parler français (langue des origines de la mère, mais non langue maternelle), de sorte que finalement il oublie l’italien, et comment il finit par comprendre qu’il lui faut ré-apprendre cette langue. Réapprendre au sens littéral – grammaire, orthographe, idiomatismes – pour mettre fin à des années d’inactivité intellectuelle et avoir une langue dans laquelle écrire, c'est-à-dire, selon son expression, « avec la pensée et la manière de sentir d’un homme, [se] remettre à l’école, pour épeler comme un petit garçon15. »

Cette langue désirée est-elle, comme chez Stendhal, celle de l’amour ? On pourrait croire le contraire, à lire Alfieri. Car la naissance de l’écrivain à l’écriture est bien plutôt présentée comme ce qui libère enfin des passions aliénantes et du délire passé, longuement racontés dans la Vie. Mais le lien avec Eros est pourtant présent, puisque c’est au chevet de sa maîtresse souffrant d’une maladie vénérienne… que Alfieri entreprend de « barbouiller », selon son expression, en italien, sa première tragédie ; tout, dans son entreprise, est présenté comme le fruit du hasard, puisque l’amant malheureux n’avait pas écrit un mot d’italien depuis fort longtemps16. En fait, la structure très stricte et dramatisée de la Vie insiste tout autant sur le hasard que sur la succession d’avertissements qui devaient l’amener à trouver sa voie, et construit un itinéraire qui va de la quasi-aphasie, lorsqu’il décide s’arracher à sa maîtresse « odieusaimée », à la découverte de l’expression poétique (il écrit ce qu’il croit être un sonnet et se rend compte plus tard qu’il a dérobé un vers à Pétrarque), et enfin à l’apprentissage renouvelé de sa propre langue. Si l’italien est donc la langue « anti-érotique », en revanche, l’apprentissage de la langue désirée est bien représenté comme une passion douloureuse, longue, donc l’une des étapes est l’auto-traduction, où la langue étrangère devient l’ennemie, puisqu’il ne s’agit pas tant d’aller vers l’italien que d’éliminer jusqu’au souvenir du français, « toute parole, toute forme française17 ». Le jeu entre les deux langues n’est donc plus ici comme chez Stendhal le plaisir amoureux de la citation, la volonté de laisser persister l’écart et le manque par rapport à une langue plus séduisante que l’autre, mais un déchirement entre les deux, comme le montre la façon dont Alfieri rend compte de cette période où il se trouve précisément à mi-chemin, pratiquant l’auto-traduction de ses premiers essais de tragédies :

Aussitôt je m’employai à traduire et à mettre en prose italienne ce Philippe et ce Polynice, venus au monde sous des haillons français. Mais quelque ardeur que j’y apportasse, ces tragédies restaient pour moi deux choses amphibies entre le français et l’italien, sans [..] être ni de l’un ni de l’autre […]. 18

Tandis que Stendhal écrit, en français, et en laissant subsister, dans le français, des fragments non-traduits de la langue qui se rapproche le plus pour lui de l’idéal, Alfieri raconte une histoire inverse, le refus de rester au seuil d’une langue, dans l’entre-deux langues.

Il ne s’agit donc pas, comme c’est le cas pour d’autres écrivains, de se créer une autre langue pour écrire comme Nabokov, ou de changer de langue comme Beckett ou Canetti : il s’agit tout simplement de se réapproprier sa propre langue, connue jadis, mais oubliée sous le double effet de l’éducation et de l’exil volontaire, et par là même, de trouver ce qui ne pouvait être mis en mots. Tâche harassante dont Alfieri souligne bien le caractère radicalement déstabilisant : « je dirais (si je ne craignais le ridicule de l’expression) je dirais en deux mots qu’il me fallait tout le jour dé-penser, pour repenser ensuite19. »

Mais sans doute Alfieri ne fait-il là que vivre, du fait de sa situation particulière, et de manière extrême, l’expérience de tout écrivain, qui est de construire sa propre langue, de devenir « étranger » dans sa langue même ; comme le disait autrement Deleuze à propos de Kafka : « Comment devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue ?20 » En écrivant dans une langue étrangère à l’intérieur de sa propre langue, en trouvant « la possibilité de faire de sa propre langue, à supposer qu’elle soit unique, qu’elle soit une langue majeure ou l’ait été, une langue mineure21 ». De fait, la particularité de l’italien d’Alfieri est liée à la fois à son itinéraire, et à la situation politique d’une Italie éclatée ; Alfieri souligne lui-même qu’il préfère « écrire dans une langue presque morte et pour un peuple mort, et [se] voir enseveli [lui]-même de [son] vivant, que d'écrire dans ces langues sourdes et muettes, français ou anglais22 ». L’italien est une langue morte, oubliée des Italiens eux-mêmes23. L’italien d’Alfieri ne représente pas la même chose que l’allemand pour Kafka, certes, mais il s’est présenté d’abord à lui comme une langue étrangère. Avant Proust et avant Kafka, Alfieri découvre littéralement ce que sait sans doute tout écrivain : que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère »24 et qu’ils passent en tout cas par l’épreuve de l’étrangeté dans la sienne propre.

Et ceci nous ramène enfin à l’anglais de Mme Swann, anglais qui, comme une sorte de préparation à la tâche du futur écrivain, est aussi la langue de l’amour malheureux, de l’amour qui isole ; car Mme Swann, on le sait, ne se contente pas de faire étalage de mots anglais comme d’accessoires de mode, elle parle abondamment anglais à sa fille, et se sert de cette langue quand elle veut ne pas être comprise par le narrateur, dans les Jeunes filles en fleur par exemple. On assiste alors au phénomène inverse qui rend étranger le familier : au lieu que soient cités, en italiques ou entre guillemets, des fragments de langue étrangère dans le français cité, c’est le français qui est évoqué, à l’état de fragment prisonnier, dans le discours opaque d’Odette, discours qui n’est pas cité mais désigné comme ensemble de « sons » :

Aussitôt ce fut comme si un mur m’avait caché une partie de la vie de Gilberte, comme si un génie malfaisant avait emmené loin de moi mon amie. Dans une langue que nous savons, nous avons substitué à l’opacité des sons la transparence des idées. Mais une langue que nous ne savons pas est un palais clos dans lequel celle que nous aimons peut nous tromper, sans que, restés au dehors et désespérément crispés dans notre impuissance, nous parvenions à rien voir, rien empêcher. Telle cette conversation en anglais dont je n’eusse que souri un mois auparavant et au milieu de laquelle quelques noms propres français ne laissaient pas d’accroître et d’orienter mes inquiétudes, avait, tenue à deux pas de moi par deux personnes immobiles, la même cruauté, me faisait aussi délaissé et seul, qu’un enlèvement25.

La langue étrangère devient alors séparation, danger provoquant chez le narrateur le désir inverse de traduire pour savoir, pour déchiffrer, passer l’obstacle : non par amour de la langue étrangère, mais par haine cette fois. Le narrateur, s’il s’assimile métaphoriquement au traducteur, est celui qui traduit unelangue ennemie ; les images employées ici redoublent celle de la langue étrangère : le génie malfaisant, l’enlèvement et surtout le palais clos renvoient à un imaginaire oriental, un imaginaire de la captive et du harem, qu’on ne s’étonnera pas de retrouver chez Proust, à ceci près que c’est le narrateur qui se trouve enfermé à l’extérieur, comme plus tard il sera, de fait, le véritable prisonnier de sa captive Albertine.

On citera un autre exemple de ce renversement, lié à la question de la traduction, dans l’épisode bien connu, non de la langue étrangère, mais de l’expression incompréhensible, les mots grossiers d’Albertine, cités cette fois (« me faire casser le pot »), dans La prisonnière : car ici le narrateur se trouve comme face à une expression étrangère dont il devinerait intuitivement le sens, un sens qui ne provient pas de l’analyse de chaque mot en particulier mais de l’ensemble — et on retrouve d’ailleurs l’image de l’enfermement :

Mais tandis qu’elle me parlait, se poursuivait en moi, dans le sommeil fort vivant et créateur de l’inconscient (sommeil où achèvent de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque là), la recherche de ce qu’elle avait voulu dire par la phrase interrompue dont j’aurais voulu savoir quelle eût été la fin26.

Il est frappant de constater quetoute cette recherche, dans sa mise en scène, ressemble au déchiffrement d’une phrase en langue étrangère, au travail du traducteur perplexe : réflexion sur le contexte, mise en rapport avec une expression dans une autre langue (celle du corps) qui tient un langage qu’il faut également interpréter, mais plus facilement, tenir compte « non pas seulement de la phrase d’Albertine, mais de son regard excédé [..], un regard qui semblait dire27 : ‘Merci, dépenser de l’argent pour des choses qui m’embêtent, quand sans argent je pourrais en faire qui m’amusent !’ ». Le narrateur est ainsi amené à un changement « de méthode » selon son expression, comme lorsqu’on renonce à chercher un mot dans le dictionnaire pour chercher ailleurs, à une autre entrée :

Jusque-là je m’étais hypnotisé sur le dernier mot « casser », elle avait voulu dire casser quoi ? Casser du bois ? Non. Du sucre ? Non. Casser, casser, casser. Et tout à coup, le retour au regard avec haussement d’épaules qu’elle avait eu au moment de ma proposition qu’elle donnât un dîner, me fit rétrograder aussi dans les mots de ma phrase. Et ainsi je vis qu’elle n’avait pas dit ‘casser’, mais ‘me faire casser’28.

Ici, la répétition du mot incompréhensible (casser, casser, casser) n’est pas la répétition d’un mot en langue étrangère, mais il remplit exactement la même fonction, à ceci près que la trouvaille, la compréhension provoquent l’horreur, et non la joie. Cette langue ennemie, cette langue haïe, une fois déchiffrée n’amène qu’à la découverte d’un autre inconnu — il y a toujours un degré de plus dans l’étranger. L’autre, profondément opaque, semble toujours parler une langue étrangère, comme le montrera encore, plus tard, l’épisode des petites blanchisseuses, et le « langage inconnu » de leur plaisir qu’il faut « du temps » au narrateur pour identifier, « par analogie ».29

On connaît bien chez Proust l’articulation entre ce déchiffrement amoureux et l’œuvre à faire : l’apparition du mot étranger ou incompréhensible dans le discours de l’être désiré n’est qu’un signe de plusdu fait qu’il faut le déchiffrer comme « être de fuite », et Albertine en donne maint exemple, comme dans ces paroles qu’il faut parfois lire, dit le narrateur comme des « anagrammes ». Ce déchiffrement, parfois réussi, parfois vain, n’est lui-même chez Proust qu’une métaphore du passage vers l’écriture, l’expérience de la langue étrangère n’étant alors plus ce qui sépare, mais ce qui incite à faire œuvre propre. Elle devient ainsi le modèle de la langue pour écrire, donc pour faire œuvre de traducteur, puisque, on le sait, « celivre essentiel, le seul vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe en chacun de nous, mais à le traduire30 » – chez Proust lui-même, dans un sens non métaphorique, l’expérience de la traduction de Ruskin a accéléré le passage au désir de se traduire lui-même avant qu’il ne soit trop tard.31 Si « le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur »32, on peut du reste ajouter que la tâche du lecteur l’est tout autant, puisqu’il est lui aussi face à une langue étrangère, et confronté à la nécessité de traduire à sa façon, ou de ne pas traduire, ou de traduire « mal », équipé qu’il est de ces « lunettes » spéciales qui sont des lunettes de conversion – de elle en il, par exemple, de ce qu’on croyait une vérité en une interprétation. Chez Alfieri il s’agissait de se dépouiller du français pour trouver sa propre pensée, chez Proust, de se dépouiller de ce que sa propre langue a de trompeur dans son apparente familiarité en la traitant comme une langue étrangère.

On se trouve alors, malgré tout ce que Proust doit à Stendhal, très loin de celui-ci, et plus près d’Alfieri : non plus dans la croyance à (ou l’idéal de) l’ineffable, de l’intraduisible, non plus dans l’usage du langage crypté pour mieux s’entendre contre les autres (comme la langue mi-anglais mi-italien qu’invente Stendhal lui-même dans ses écrits intimes), mais dans la traversée de la langue commune traitée comme une langue étrangère, pour trouver ce qui se rapproche le plus près de l’indicible, cet indicible qui n’existe pas s’il n’est pas formulé, traduit. L’expérience de la langue étrangère est alors ce qui rapproche le plus, non de l’intraduisible, mais de l’obligation de se traduire, autrement dit de la pensée et de la création. Et pour revenir à l’expression de Muriel l’amoureuse dans le roman de Roché, c’est la nécessité d’accepter la « pièce » qui ne joint pas, la brisure, l’écart, dans la langue comme chez l’autre.

Notes de bas de page numériques

1  François Truffaut, Deux Anglaises et le continent, 1971.

2  Henri-Pierre Roché, Deux Anglaises et le continent, Paris, Gallimard, 1956, p. 260, dans une lettre à Claude. Dans le film de Truffaut, elle prononce cette phrase à voix haute, avec un fort accent anglais.

3  Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, À la Recherche du temps perdu, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988,p. 536.

4  Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p. 526.

5  Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p. 527.

6  Voir sur ce point Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, Paris, Gallimard, 1971 ; Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, P.U.F, 1970 ; Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969, « Proust et le langage indirect ».

7  Sur l’anglais de Proust, voir aussi l’ouvrage récent de Daniel Karlin, Proust’s English, Oxford University Press (2007), ainsi que l’article de Martine Boyer-Weinman, (in D. Perrot-Corpet, (éd.), Citer la langue de l'autre : mots étrangers dans le roman de Proust à W. G. Sebald, Lyon, P.U.L., coll. « Passages », 2007, actes d’un colloque qui s’est tenu à peu près au même moment que celui-ci) qui établit notamment un lien entre la valeur de l’anglais et des allusions cryptées à l’homosexualité. Eros, toujours… mais ranger Mme Swann du côté du queer, malgré son lesbianisme avéré, n’est pas ici notre objet. Dans son introduction au volume, Danielle Perrot-Corpet montre de manière très pertinente, la place centrale du phénomène du xénisme dans la langue à partir du XXe siècle. Ici, l’accent est mis sans doute davantage sur la métaphore érotique, mais les interrogations sont très voisines.

8  Stendhal, La Chartreuse de Parme, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, chap. VII, p. 157.

9  Stendhal, La Chartreuse de Parme, p. 115 ; « Quand son chevet avait une épine, il était obligé de la briser et de l’user à force d’y piquer ses membres palpitants. ». Comme le remarque Henri Martineau, non seulement la phrase n’est pas traduite de l’italien, mais elle démarque Chamfort (note 1, p. 1403)…

10  Stendhal, La Chartreuse de Parme, p. 158.

11  Stendhal, La Chartreuse de Parme,p. 340.

12  Stendhal, La Chartreuse de Parme, p. 488. Une variante indique cependant que Stendhal avait envisagé de lui faire dire ceci en italien : « Di quà, amico del core » (note 1, p. 1435). Ce qui montre bien l’instabilité du système adopté.

13  Gérard Genette, Figures, II, op. cit., « Stendhal », p. 165.

14  Stendhal, La Chartreuse de Parme,p. 488.

15  Vittorio Alfieri, Ma Vie, trad. d'Antoine de Latour, revue et annotée par Michel Orcel, Paris, éd. Gérard Lebovici, 1989, p. 168 ; « pensendo e sentendo come uomo, di dover pure ristudiare, e ricompitare come ragazzo», Vita, introduzione di Marco Cerruti, Milano, Rizzoli, 1995, p. 183.

16  Vittorio Alfieri, Ma Vie, p. 153.

17  Vittorio Alfieri, Ma Vie, p. 174.

18  Vittorio Alfieri, Ma Vie, p. 173. Vita, p. 189 « quelle due tragedie mi rimanevano pur sempre due cose anfibie, et erano tra il francese et il italiano senza esser né l’una cosa né l’atra. »

19  Vittorio Alfieri, Ma Vie, p. 170. « […] e direi, (se non temessi la sguajataggine dell'espressione) in due parole direi che mi conveniva tutto il giorno spensare per poi ripensare. » Vita, p. 185.

20  Gilles Deleuze et Felix Guattari, Kafka, Paris, Minuit, 1975, p. 35.

21  Gilles Deleuze et Felix Guattari, Kafka, p. 48. Sur la question, plus vaste, du rapport à la langue maternelle, voir Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996.

22  Vittorio Alfieri, Ma Vie, p. 269. « […] scrivere in una lingua quasi che morta, e per un popolo morto, e di vedermi anche sepolto prima di morire, allo scrivere in codeste lingue sorde e mute, francese ed inglese », Vita, p. 260.

23  Voir par exemple ce que Alfieri dit du jugement que ses contemporains, et lui-même avant sa transformation, portaient sur Pétrarque : « En vérité, j’avais au fond du cœur une certaine rancune contre ce Pétrarque. Quelques années auparavant, pendant que je faisais ma philosophie, un Pétrarque m’était en effet tombé entre les mains : je l’avais ouvert au hasard, par le milieu, au commencement et à la fin et, en ayant lu ou épelé tout au plus quelques vers, je n’y avais rien compris ni pu saisir aucun sens ; aussi l’avais-je condamné, faisant chorus en cela avec les Français et avec tout le peuple des ignorants présomptueux ; et le tenant pour un fâcheux, grand diseur de subtilités et de fadeurs […]. »

24  Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 307.

25  Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p. 573.

26  Proust, La prisonnière, A la Recherche du temps perdu, tome III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 842.

27  Je souligne.

28  Proust, La prisonnière, p. 843.

29  Proust, Albertine disparue, A la Recherche du temps perdu, tome IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 131

30  Proust, Le temps retrouvé, A la Recherche du temps perdu, tome IV, p. 469

31  Pour une mise au point récente sur ces points, voir l’édition de La Bible d’Amiens de John Ruskin établie par Yves-Michel Ergal, Paris, Bartillat, 2007.

32  Proust, Le temps retrouvé, p. 469.

Pour citer cet article

Karen Haddad-Wotling, « Le désir de ne pas traduire. Quelques réflexions sur l’amour pour une langue étrangère », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 13 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6134.

Auteurs

Karen Haddad-Wotling

Université de Paris X