Loxias | Loxias 29 Eros traducteur | I. Eros traducteur |  2. Expériences 

Marc de Launay  : 

Le traducteur médusé

Résumé

Puisqu’il est interprète du texte original, le traducteur en est le scrutateur « premier » – non pas chronologiquement, mais logiquement : c’est lui, comme le commentateur, qui cerne au plus près le fonctionnement de la « parole » du texte dans ses efforts pour s’écarter, en innovant, de sa propre langue. La provocation à laquelle Nietzsche ne craint pas de recourir l’entraîne à faire entendre d’autres connotations, érotiques parfois, à l’occasion de topoi philosophiques traditionnels ou académiques ; à montrer quelle part revient néanmoins au « corps » (qui n’est pas matériel) dans un discours qui, précisément, s’acharne à vouloir s’en affranchir.

Index

Mots-clés : Baubo , corps, femme, Méduse, mythologie, vérité

Texte intégral

Dans le chapitre inaugural des Années d’apprentissage de son Wilhelm Meister, Goethe met en scène Marianne, promise à un riche marchand, mais amoureuse de Wilhelm ; elle vient de quitter un théâtre où elle joue un jeune officier dont elle porte encore l’uniforme. C’est sous ce costume qu’elle manifeste sa colère lorsque sa servante lui montre le présent qu’a déposé à son intention le marchand qui lui fait la cour. Mais c’est également sous cet uniforme et parce qu’il lui prête en quelque sorte une audace neuve à laquelle l’expression de son sentiment n’eût peut-être pas su obéir sans lui, qu’elle avoue son amour pour Wilhelm à travers une exigence d’identité que permet seul l’apparent changement de sexe. Elle peut enfin dire : « Je veux être à moi […] tout ce moi qui m’appartient, j’entends le donner à celui qui m’aime et que j’aime. » Et quand Wilhelm survient, c’est elle qui, tel un soldat, prend l’initiative et se jette à son cou. De même que les apparences d’un rôle ne sont pas pure illusion ni sans rapport avec la vérité qu’elles contribuent à manifester, sous les apparences d’une autre langue, la traduction, de même, révèle l’original à un aspect de lui-même, et sollicite l’identité fluctuante de la langue-cible, non pas immédiatement bien entendu, mais par un détour vers le texte et la culture-source dont l’identité est elle-même sujette à la fluctuation. Ce n’est pas que Marianne, déguisée, dirait autre chose que ce qu’elle ressent, mais c’est plutôt que, sans ce costume qui la transforme au point de lui donner l’apparence de l’autre sexe, elle ne dirait rien de ce qu’elle éprouve néanmoins. Les formes de l’énonciation ne sont pas des adjuvants dont on pourrait ainsi se passer pour se contenter, par-delà tout effet de style, toute connotation, parvenir au supposé cœur dénotatif des énoncés. La traduction aurait alors une sorte de point archimédique dans le texte-source qui ne serait constitué que d’éléments sémantiques.

L’intitulé même de ce colloque nous entraîne, au contraire, à porter notre attention sur ce qui a longtemps pu passer pour secondaire, les formes de l’expression ; mais n’y a-t-il pas d’emblée ambiguïté dans l’idée même d’érotique ? Dévoiler la vérité, la mettre à nu, n’est-ce pas supposer que la satisfaction cherchée serait dans la contemplation de ce qui enfin s’est débarrassé de tous ses fards ? Ne sommes-nous pas tous autant d’Hérode attendant impatiemment que Salomé tienne enfin sa promesse ? Et dans ce cas, les voiles du discours sont nos ennemis, et les charmes du style de vains dérivatifs. L’alternative vaut-elle ? Ou bien l’érotique du texte serait soutenue par tout ce qui ressortit à son style, ou bien c’est le dévoilement de son contenu qui serait garant d’une satisfaction plus profonde. On le sait, pareille alternative n’a pas grand rapport avec la traduction qui, elle, est confrontée à des sémantèmes, à des configurations sémiotico-sémantiques qui n’autorisent aucune disjonction exclusive de cette nature. Cette alternative n’est pas non plus ce qui résulte de l’une des plus anciennes apparitions d’Eros dans le discours philosophique où, cas exceptionnel, c’est une femme qui vient expliquer ce qu’il est à des hommes, parmi lesquels figure Socrate lui-même, et qui, tous réunis en un banquet, dissertent sur l’amour sans parvenir à en démêler la vraie nature. Eros est précisément un mixte, un intermédiaire entre « sage et ignorant », autrement dit un « philosophe ».1 Les dieux ne feraient pas de philosophie, selon Diotime, puisque, déjà sages, ils ne désirent pas le devenir2. Nietzsche se targue d’avoir innové en affirmant le contraire à l’avant-dernier aphorisme de Par-delà bien et mal, et le « Chant nocturne » de Zarathoustra II se conclut sur l’aveu : « mon âme aussi est le chant de quelqu’un qui aime », qui désire, donc, et même qui « désire désirer ».

C’est la traduction d’un passage singulier de Nietzsche qui permettra de jeter un peu de lumière sur l’étrange statut du traducteur confronté à l’érotique d’un style philosophique qui délibérément entend se placer sous l’égide d’un dieu philosophe et tout à la fois artiste.

Entre 1884 et 1885, Nietzsche tente de trouver un autre éditeur, car il veut se séparer de Schmeitzner, à la fois parce qu’il appartient au camp antisémite et au cercle de Wagner, et parce qu’il se trouve confronté à des difficultés financières telles que Nietzsche se voit, par exemple, refuser la publication de la nouvelle édition d’Humain, trop humain qu’il préparait durant l’été 1885. Au début du mois d’août 1886, un nouvel éditeur, Fritzsch, rachète les stocks des œuvres de Nietzsche en souffrance chez Schmeitzner, et Nietzsche lui propose tout aussitôt de republier lesdites œuvres mais dotées, chacune, d’un avant-propos. Durant l’été 1886 et jusqu’à l’automne, Nietzsche rédige ainsi cinq avant-propos ; le dernier étant celui qu’il destine au Gai savoir pour lequel il écrira en décembre 1886, le cinquième « livre ». Comme Nietzsche a déjà publié, au début de l’été 1886, Par-delà bien et mal (dont il date l’avant-propos de juin 1885), il va s’efforcer d’établir une continuité thématique entre l’avant-propos du Gai savoir et celui de Par-delà bien et mal, de toute façon antidaté. En effet, le dernier paragraphe de l’avant-propos au Gai savoir nous dit, presque dans ses dernières lignes : « Peut-être la vérité est-elle une femme…», et celui de Par-delà bien et mal débute par la phrase célèbre : « À supposer que la vérité soit une femme – quoi ? Le soupçon n’est-il pas fondé que tous les philosophes, pour autant qu’ils furent dogmatiques, n’entendaient pas grand-chose aux femmes ? »

Le dernier paragraphe de l’avant-propos au Gai savoir est un texte que Nietzsche semble affectionner particulièrement, car c’est exactement ce même texte qu’il donnera à son éditeur, à la fin du mois de décembre 1888, en lui recommandant de le placer à la fin de l’épilogue de Nietzsche contre Wagner dont il vient de terminer la correction des épreuves (le dernier livre dont Nietzsche ait contrôlé l’édition).

Une phrase de ce paragraphe 4 du Gai savoir retient l’attention du traducteur parce Nietzsche y convoque une figure peu connue de la mythologie, Baubo : « Vielleicht ist die Wahrheit ein Weib, das Gründe hat, ihre Gründe nicht sehen zu lassen ? Vielleicht ist ihr Name, griechisch zu reden, Baubo ? » Ce nom propre est un hapax dans l’œuvre de Nietzsche, et mérite donc une attention particulière. Ce n’est bien entendu pas là que réside le problème de traduction, mais c’est par la connaissance de la figure qu’il désigne qu’on peut à la fois le poser et tenter de le résoudre. Les trois premières traductions du Gai savoir en français, celle d’Henri Albert en 1901, celle d’Alexandre Vialatte, en 1950 et celle de Pierre Klossovski, en 1956 ne donnent aucune indication sur l’identité de Baubo, mais les deux dernières témoignent involontairement des effets pour le moins étranges que provoque la phrase de Nietzsche. Henri Albert donnait cette version de la phrase : « Peut-être la vérité est-elle une femme qui a ses raisons de ne pas vouloir montrer ses raisons ! Peut-être son nom, pour parler grec, est-il Baubo ! » Vialatte traduit ainsi : « Peut-être la nature est-elle une femme qui a ses raisons pour ne pas laisser voir ses raisons ? Peut-être son nom, pour parler grec, est-il Baubo ! » Chez Klossovski, la question est d’emblée réglée par… une omission : « On devrait mieux honorer la pudeur avec laquelle la nature se dissimule derrière des énigmes et des incertitudes bigarrées. Peut-être son nom, pour parler grec, serait-il Baubo ? » Dans la reprise de ces lignes en 1888, à la fin de l’épilogue de Nietzsche contre Wagner, Nietzsche prend soin de mettre en italiques « ihre Gründe nicht sehen zu lassen » (« de ne pas laisser voir ses raisons »). Cette insistance n’est évidemment pas anodine, mais dans quelle mesure permet-elle de comprendre l’étrange comportement des traducteurs ?

Il faut attendre l’édition italienne, réalisée grâce à la nouvelle impulsion donnée par Giorgio Colli et Mazzino Montinari pour voir apparaître un premier éclaircissement ; Frederico Masini traduit : « Forse la verità è una donna que a buone ragioni per non far vedere le sue ragioni. Forse il suo nome, per dirla in greco, è Baubo ? », et il explique en note que Baubo serait une « divinité éleusienne connue par le mythe orphique de Déméter » et que Nietzsche tiendrait ses sources des Protreptiques II, 20 de Clément d’Alexandrie. Il ajoute que certains Fragments orphiques indiquent que Baubo montre son sexe à Déméter. Nietzsche, en bon philologue, n’a certainement pas évoqué par hasard ce nom difficilement identifiable au moment où il fait entendre comme un leitmotiv philosophique associant la vérité, la femme et la louange des Grecs qui, dit-il dans ce dernier paragraphe de l’avant-propos au Gai savoir, « savaient vivre » parce qu’ils « s’en tenaient fermement à la surface, au pli, à la peau » , ces Grecs, « superficiels par profondeur » qui « comme nous [sive Nietzsche] ne croient plus que la vérité reste la vérité lorsqu’on lui retire son voile ».

L’aphorisme 339 du quatrième livre du Gai savoir, qui date donc de 1882, identifie la vie à la femme en esquissant déjà le dispositif stylistique développé, quatre ans plus tard, dans le paragraphe 4 de l’avant-propos ; d’autre part, « La chanson à danser » de Zarathoustra II, en 1883, met en scène la vie, qui est incontestablement une figure féminine, et l’oppose à une autre allégorie féminine, la « sagesse » que Zarathoustra va abandonner, au profit de la « vie » précisément. Ce chant est celui que chante Zarathoustra tandis qu’autour de lui des jeunes filles dansent avec Cupidon. Et il s’adresse à la vie en ces termes : « Je t’ai regardé dans les yeux, ô vie ! Et il m’a semblé alors sombrer dans ce qui est sans fond [Unergründliche]./ Mais tu m’as repêché avec un hameçon doré ; tu t’es moquée de moi, en riant, lorsque je t’ai appelée insondable [unergründlich]./  “Ce que tu dis, c’est ce que disent tous les poissons [répond la vie] ce qu’ils ne peuvent sonder [ergründen] est sans fond. / Or je ne suis que changeante et farouche et femme en toute chose, et certainement pas vertueuse:/ peu importe que pour vous les hommes je m’appelle "la profondeur", ou "la fidèle", "l’éternelle", "l’énigmatique"…” » C’est à cette époque, précisément que Nietzsche commence à identifier explicitement « vie » et « volonté de puissance »3. Bien plus tard, en 1888, on trouvera encore un écho de cette formulation dans deux des « Maximes et traits » du Crépuscule des idoles (le premier livre de ce que Nietzsche désigne par « l’an I de sa conversion des valeurs ») ; l’aphorisme 16 dit ceci : « Entre femmes. “La vérité ? Oh, vous ne connaissez pas la vérité ! N’est-ce pas un attentat à toutes nos pudeurs ?” » ; et l’aphorisme 27 (qui est un démarquage d’un mot emprunté au Journal des Goncourt): « On tient la femme pour profonde. Pourquoi ? Parce que chez elle on ne touche jamais le fond. La femme n’est pas même plate. »

Il est temps de lever le voile sur Baubo, ou, plutôt, de lui lasser lever le sien… à sa manière, mais en prenant garde au fait qu’il s’agit d’abord de ce que Nietzsche lui-même pouvait en connaître. Comme en témoignent ses notes de travail de 1864 à 1869, Nietzsche a manié les Pères de l’Église dont Clément d’Alexandrie, Arnobe l’Ancien et Eusèbe de Pamphile qui, tous trois, mentionnent Baubo, les deux premiers rapportant l’épisode suivant : Déméter, errant à la recherche de sa fille Coré, enlevée par Hadès, arrive à Eleusis où elle est accueillie par Baubo qui, pour la distraire de son chagrin, chante des vers bouffons et obscènes, mime un accouchement et tire de dessous ses jupes une poupée à l’effigie du fils de Déméter, Iacchos, ou, selon la version, soulève simplement ses jupes et lui montre son sexe.4 On sait aussi que Baubo est le nom d’une ménade de la lignée des filles de Kadmos qui introduisit à Magnésie un culte de Dionysos en obéissant à une injonction d’Apollon.5 De plus, Nietzsche a étudié de près ce qui touchait au culte de Déméter, en s’attachant particulièrement aux formes poétiques dont il s’accompagnait, pour rédiger un cours sur les origines de la musique et de la poésie.6 Erwin Rohde, l’ami de Nietzsche, voit dans Baubo un démon féminin terrifiant, apparenté aux figures des Gorgones.7 Dans le cahier P I 6, 178, daté d’octobre 1867-mars 1868, Nietzsche écrivait : « C’est une bonne qualité que d’être capable d’avoir un œil artiste sur son propre état ; et d’avoir, même lorsque l’on souffre et que la douleur nous touche, lorsqu’on est angoissé ou dans un état comparable, ce regard de Gorgone qui instantanément pétrifie tout en œuvre d’art : ce regard qui vient d’un monde d’où la douleur est absente.8 » Il y a en effet une vingtaine d’occurrences de « Gorgo » ou de « Méduse » réparties tout au long de l’œuvre de Nietzsche.

Si l’on revient au contexte immédiat de ce paragraphe 4 de l’avant-propos au Gai savoir, on observera Nietzsche composer savamment – en musicien qu’il est, en philologue qu’il est resté, comme il le dit dans l’avant-propos à Aurore, et à destination de lecteurs dont il exigera qu’ils soient « amoureux du lento » et capables de saisir des quarts de ton – son effet final : les plans sémantiques et sémiotiques sans cesse interfèrent en se passant en quelque sorte le relais, sans cesse le sémiotique assume le rôle du sémantique et cherche à en proposer comme un contre-point, de même le sémantique renvoie-t-il au sémiotique pour y puiser de quoi se démentir en alertant la sensibilité des lecteurs ou des auditeurs. C’est ainsi qu’en évoquant les jeunes gens qui inquiètent, de nuit, les temples pour se précipiter sur la déesse Isis et tenter de lui ôter ses voiles pour mieux l’embrasser, Nietzsche les récuse pour mieux installer une érotisation simultanée du discours décrivant le rapport à la vérité cachée ; c’est ainsi qu’il introduit, comme un accord attendant son écho, le terme « Gründen » (« mettre en plein jour ce qui est gardé secret pour de bonnes raisons »), et qu’il joue de l’adjectif « tief » (profond) en le présentant d’emblée comme équivoque : il y a un comportement qui croit à la profondeur cachée, et que Nietzsche dénonce, mais au nom d’une autre profondeur qu’il invoque pour dire qu’elle lui permet de ne pas se laisser prendre au piège du faux savoir, lui qui se targue d’être un vrai savant (c’est-à-dire un savant qui « en artiste […] apprend à oublier, à ne pas savoir »), cette autre profondeur qui sait ne devoir rien chercher sous les apparences. Il va jusqu’à ce coup de cymbale provocateur : « “Est-il vrai que le bon Dieu est partout présent ?” – demande une petite fille à sa mère – : “mais je trouve cela indécent” – Clin d’œil pour philosophes ! » Et juste après, il enchaîne : « On devrait mieux révérer la pudeur avec laquelle la nature s’est dissimulée derrière des énigmes et de chatoyantes incertitudes. » Mais de telles énigmes n’invitent pas au déchiffrement qui chercherait vainement une essence cachée et, partant, une vérité d’un genre tout différent. La nature ne se dissimule qu’à ceux qui refusent de l’admettre comme le seul fond auquel nous puissions nous référer pour peu que nous sachions n’avoir affaire qu’au « texte effrayant »9 de l’homme naturel. Les précautions de la nature se déchiffrent également dans la figure de Baubo qui renvoie, certes au rire, à la farce rigolarde et obscène, à l’exhibition comme à la terreur sacrée : retrousser ses jupes, ce n’est pas seulement montrer ce qu’il y a dessous, c’est très souvent aussi, la mythologie grecque l’indique assez, faire reculer d’effroi celui qui regarde : tel est pétrifié qui croyait découvrir un secret tant désiré ; et ce qui est caché attire, précisément parce qu’on le dérobe, mais qu’on montre qu’il n’y a rien à voir, du moins rien de ce à quoi on s’attendait, voilà qui peut devenir insupportable. D’où la nécessité de s’inventer une échappatoire, une compensation où l’angoisse trouve réparation à cette trop évidente absence : ainsi Baubo tire-t-elle de son sexe exhibé un simulacre d’enfant ; elle sait, en sage-femme dionysiaque, un secret « évident » : l’illusion est nécessaire à la vie au point que chercher la vérité ailleurs qu’en surface, derrière les apparences, est une « folie juvénile », celle qui s’empare des jeunes Égyptiens lorsqu’ils veulent retirer ses voiles à Isis10.

Si l’on en revient aux traductions citées, deux remarques s’imposent :

toutes les traductions proposées négligent complètement l’information philologico-historique, à l’exception de la version italienne, mais elle ne tire aucune conséquence, dans sa récriture, des indications qu’elle donne à propos des sources de Nietzsche ; ces traductions restent donc dans l’incapacité de reconstruire le signifié-source, faute d’en avoir identifié le référent. Faute aussi, d’avoir en vue l’unité textuelle précise dans laquelle ce texte prend place, à savoir la série des avant-propos de 1886 (qui se répondent et dont Nietzsche a pu dire qu’ils constituaient une excellente introduction à sa pensée11) ; car cette unité de traduction est à la fois un nom propre au statut particulier d’hapax, une phrase, le texte de l’avant-propos, les autres avant-propos, et… toute l’œuvre de Nietzsche de 1881 à 1886.

Toutes les traductions (à l’exception de celle de Klossovski puisqu’il omet précisément cette phrase) proposent une même solution à l’effet de redondance jouant sur Gründe : « … qui a ses raisons (ou : « de bonnes raisons ») de ne pas vouloir montrer (ou : « de ne pas laisser voir ») ses raisons… » ; or le texte suppose une équivalence : vérité = femme = Baubo (équivalence méconnue par Vialatte et Klossovski puisque leurs traductions y substituent l’équation simple : nature = Baubo) ; et si Baubo a, certes, de bonnes raisons de ne pas montrer ce qu’elle sait devoir produire le même effet que la tête de Méduse, ce qu’elle cache, ce ne sont pas des « raisons ».

Que signifierait le texte s’il fallait valider l’hypothèse proposée implicitement par toutes les versions antérieures ? On donnerait d’emblée dans un stéréotype de la psychologie misogyne : la femme est rusée, cache ses intentions réelles ; en faisant l’effort de convoquer quelques lambeaux de nietzschéisme, on pourrait aller jusqu’à dire que la ruse est une compensation cherchée par la faiblesse pour faire face aux manifestations viriles de la force brute. C’est un peu vite oublier que, si Nietzsche affirme l’existence du féminin et du masculin, il n’est pas dupe des stéréotypes, encore moins du substantialisme qui consiste à imaginer une « essence » féminine. Au paragraphe 3 de l’avant-propos à Humain, trop humain II, Nietzsche reprend contre Wagner le topos goethéen de l’éternel féminin pour mieux se moquer à la fois du musicien et du poète : « son éternel féminin nous entraîne… vers le bas ! ».12 Mais surtout, c’est oublier, d’une part, le contexte discursif de l’époque où la philosophie allemande n’en finit pas de ratiociner autour de l’a priori et de la question des fondements (Gründe) et de la fondation (Grundlegung) ; ce sont ces topoï que Nietzsche entend d’abord fustiger et soumettre à la critique, non pas en recourant à une argumentation développée selon un même style, mais en mobilisant la raillerie. D’autre part, c’est oublier le mouvement discursif interne de sa propre pensée qui toujours se dérobe face à une argumentation explicite au profit de la démarche aphoristique qu’il emprunte au romantisme pour la retourner contre lui, et au profit, ensuite, de l’allégorisation, comme en témoigne éminemment son Zarathoustra (« un livre pour tous et pour personne »), quoiqu’il ne cesse, à partir de 1885, de semer des indices ou de clairs signaux, destinés aux « esprits libres » : « Les livres pour tout le monde sentent toujours mauvais », dit-il à l’aphorisme 30 de Par-delà bien et mal ; de même, à l’aphorisme 381 du cinquième livre du Gai savoir, écrit dans le contexte des avant-propos, : « On ne tient pas seulement à être compris quand on écrit, mais tout aussi certainement à ne pas l’être. » Du point de vue de la traduction, on tombe souvent dans l’illusion qui consiste à concevoir l’original comme dépositaire d’une vérité localisable, inscrite simplement dans sa « lettre » qu’on préjugera fixe (d’où la multiplication des métaphores spatiales employées dans le discours sur la traduction), alors qu’elle est essentiellement prise dans une double temporalité dont elle n’est que la sédimentation historique. C’est sans doute même une des conditions essentielles de possibilité de la traduction que de retrouver d’abord dans l’original les traces de cette double temporalité : externe, d’abord, celle de l’histoire au sein de laquelle l’original a été une réaction, une prise de position, une intervention, interne, ensuite, celle de sa composition en vertu d’un style, entendu, cette fois, non comme l’épiderme adjuvant d’un corps doctrinal, mais comme la marque inévitable, et créatrice, innovatrice, d’une idiomatique singulière. Cette double temporalité qui va de pair avec une double singularité est ce qui ouvre à l’original un accès à la généralité, à la reprise, à la relecture, au commentaire, à l’interprétation, et, partant, à la traduction.

Les traductions citées n’ont pas vu dans la redondance à laquelle Nietzsche soumettait « Gründe » autre chose qu’une variation du même type sans doute que celle du vers de Molière – « Le cœur a ses raisons… » –, alors que la valeur conceptuelle du premier « Gründe » est désamorcée par l’idiotisme « Gründe haben », et que la valeur sémiotico-sémantique du second est subvertie au profit de sa connotation sexuelle, de sorte que la redondance devient parodie de ces topoï philosophiques. Au premier paragraphe de l’avant-propos au Gai savoir, Nietzsche est tout à fait explicite à cet égard : « Incipit tragœdia – est-il écrit à la fin de ce livre d’une inquiétante désinvolture : qu’on y prenne garde ! Quelque chose d’essentiellement terrible et méchant se prépare : incipit parodia, cela ne fait aucun doute… » Rabattant, en la parodiant, la valeur conceptuelle de Grund sur sa connotation sexuelle (le « fondement »), le mouvement du texte organise l’opposition à la philosophie traditionnelle pour qui la vérité est cachée, pour qui le corps ne peut pas servir de « fil conducteur », tandis que Nietzsche fait valoir qu’il faudrait « s’arrêter à la surface » puisque « cette volonté de vérité, de la vérité à tout prix”, ce délire juvénile dans l’amour de la vérité – nous l’avons désormais en exécration ». Le regard de Gorgone qui « pétrifie tout en œuvre d’art » et la figure sœur de Baubo sont les métaphores transparentes d’une pétrification de la philosophie, malade de sa quête de la vérité comprise comme ultime fondement. C’est pourquoi nous avons choisi de traduire : « La vérité n’est-elle pas une femme qui est fondée à ne pas laisser voir son fondement ? Son nom, pour le dire en grec, ne serait-il pas Baubo ? » En s’appuyant sur la connotation simple d’une vérité cachée, les précédentes traductions faisaient parler à Nietzsche le discours de ses principaux adversaires Platon et Kant, et tenaient donc le discours attendu de la philosophie qui ne saurait être que sérieuse. Nietzsche, dans ses avant-propos, se risque pourtant à des provocations patentes. En veut-on un autre exemple ? À la fin du premier paragraphe de son avant-propos à Humain, trop humain II, on peut lire ceci qui n’est pas fait pour des oreilles sérieuses : Humain trop humain est un « livre pour “esprits libres” ; il a quelque chose de cette froideur presque gaie et curieuse du psychologue qui […] fixe, pour ainsi dire à la pointe d’une épingle, une foule de choses qui sont désormais sous lui, derrière lui : – quoi d’étonnant si, dans un travail aussi piquant et mordant, un peu de sang coule également, si le psychologue a du sang au bout des doigts, et pas toujours seulement – au bout des doigts ?… »

Mais il faut tout de même reconnaître, quand on traduit, la dette que l’on contracte inévitablement à l’égard de ceux qui nous ont précédés ; et ce sont précisément les errements de Vialatte et de Klossowski qui rendent attentifs à ce texte, en révélant qu’il mobilise ou organise une symbolique inconsciente à travers l’érotique du style et la configuration sur laquelle il débouche, celle de la castration dont certains de ses effets entrent en résonance avec la disposition psychique propre aux traducteurs soucieux, la plupart du temps, de « ne rien perdre » de l’original, alors que traduire, c’est précisément se jeter entre les bras d’Eros prisonnier de son histoire familiale : on n’est pas impunément le fils d’Indigence (sa mère) et de Ressource (son père).

Il faut accepter que la traduction reste un travail et non une œuvre, comme le soulignait Humboldt dans son avant-propos à sa traduction de l’Agamemnon d’Eschyle13, et que les traducteurs ne peuvent viser qu’à ce que Ricœur appelait une « équivalence sans identité » puisqu’il n’y a jamais de tertium comparationis entre l’original et sa traduction14.

Le hasard a fait qu’au moment où j’avais à retraduire le Gai savoir, le Magazine littéraire m’avait demandé de traduire une petite note de Freud intitulée… « La tête de Méduse »15 :

« On n’a pas souvent entrepris l’interprétation de certaines figures mythologiques. La signification de la tête tranchée de Méduse, suscitant l’horreur, est facile à comprendre. Décapitation = castration. La peur de la Méduse est donc une peur de castration qui est liée à un regard. De très nombreuses analyses nous ont fait connaître ce motif qui survient lorsque l’enfant, qui jusqu’alors ne voulait pas croire à la menace, entrevoit un sexe féminin. Probablement un sexe d’adulte, bordé de poils, celui de la mère en vérité. Si l’art représente si souvent la chevelure de la tête de Méduse sous la forme de serpents, ils dérivent à leur tour du complexe de castration et, fait remarquable, pour effrayant que soit l’effet qu’ils produisent à eux seuls, ils n’en adoucissent pas moins réellement la peur, car ils tiennent lieu de pénis dont le manque est la cause de cette peur. La règle d’or technique qui veut que la multiplication des symboles du pénis signifie la castration est ici confirmée. Regarder la tête de Méduse pétrifie d’effroi, transforme en pierre celui qui la contemple. Même origine dans le complexe de castration et même modification de l’affect ! La pétrification signifie en effet l’érection, c’est-à-dire la consolation de l’observateur lors de la scène primitive. Il possède encore un pénis et s’en assure par le durcissement de celui-ci.16 »

Or en commençant de traduire ce petit texte, j’ai pu observer chez mes prédécesseurs des variations aussi étranges que celles apparues à l’occasion de l’avant-propos du Gai savoir. Dans Glas17, Derrida omet les deux premières phrases, traduit les troisième et quatrième, paraphrase les cinquième et sixième, puis donne le reste du texte ; Jacques Sédat traduit ainsi18 : « […] l’effroi se produit quand un garçon qui n’a pas voulu croire jusqu’alors à cette menace voit un organe génital féminin. Vraisemblablement celui d’une femme adulte, couvert de poils, généralement celui de sa mère… » Le sexe déjà se couvre, les poils assurant la couverture de ce « rien à voir », premier bâillon apposé aux lèvres de ce bijou décidément si redoutable qu’on en craint la moindre indiscrétion. En outre, un peu plus loin, lorsqu’il s’agit de la pétrification, Sédat, stupéfait malgré lui, traduit par « sidération » : « […] car la sidération signifie l’érection ; comme dans la situation originaire, elle apporte une consolation au spectateur. Il a encore un pénis et il s’en assure lui-même par sa sidération. » Peut-être Sédat a-t-il entendu l’anglais « star » dans l’allemand « starrwerden »… La troisième version, est signée Nasio et Taillandier19 : « […] cette circonstance advient quand le garçon, qui jusqu’alors se défendait de croire à la menace, aperçoit le sexe d’une femme. Probablement d’une adulte, paré d’une toison, essentiellement celui de la mère… »

Étrange référent qui change d’aspect lorsqu’il passe d’un original à la récriture, d’une langue à l’autre, donc ! Le caractère apotropaïque, trop insupportable, a dû dicter ce correctif précieux d’une « toison » devenant ornement baroque de ce qui, ainsi, ne peut plus effrayer autant. La traduction compense alors l’effroi des traducteurs à seulement se représenter le référent qui, dans le texte-source, fait l’objet d’une désignation toute prosaïque, celle qu’un médecin, qui en a vu d’autres, emploie pour désigner une partie de l’anatomie féminine. On dirait les traducteurs assistant, pétrifiés, à une étrange scène primitive entre le référent du texte-source et ses connotations.

Si la tête de Méduse se venge ainsi de ses interprètes, c’est peut-être qu’ils ont été en quelque sorte sourds à l’érotique du texte, dans un cas, aveugles à l’ambivalence du signifié, dans l’autre, médusés par le référant, transis, enfin, par ce que les Grecs appelaient le frisson du sens – la polysémie.

Notes de bas de page numériques

1  Le Banquet, 204 a-b.

2  Le Banquet, 201 a.

3  En 1883, dans la deuxième partie du Zarathoustra, au chapitre « Du dépassement de soi », Nietzsche dit ceci : « Là où j’ai rencontré la vie, j’ai rencontré la volonté de puissance, et ce secret, c’est la vie même qui me l’a confié ».

4  S’il faut en croire le fragment 153 d’Empédocle, Baubo signifie koïlia, c’est-à-dire « ventre ». Cf. O. Kern et P. Wendland, Beiträge zur Geschichte der griechischen Philosophie und Religion, Hommage à H. Diels, 22 décembre 1895 ; il existe également au Berliner Antiquarium une statuette de terre cuite représentant une dea impudica chevauchant un porc à laquelle on donne le nom de Baubo (et l’on présume que Goethe s’en est inspiré pour sa « Nuit de Walpurgis »). Depuis, on a découvert les statuettes « gastrocéphaliques » de Priene qui représentent des femmes sans tête retroussant leurs jupes et montrant leur tête à la place de leur sexe (cf. Th. Weigand et H. Schrader, Priene, 1904, p. 16 sq.). Cf., enfin, le livre de Georges Devereux, Baubô, la vulve mythique, Paris, J. C. Godefroy, 1983.

5  Cf. J. Bollack, Dionysos et la tragédie, Paris, Bayard, 2005 qui commente Les Bacchantes où cet épisode sert de trame initiale.

6  Les notes préparatoires à ce cours datent de 1869 ; par la suite, en 1874-1875, puis en 1878-1879, Nietzsche le reprit en trait explicitement de la poésie iambique dont l’origine est précisément le culte de Déméter « dont, dit-il, les fêtes réclamaient, d’une part, une affliction extatique et, de l’autre, à titre de pendant, la moquerie, la raillerie et le rire. Selon le mythe, c’est Iambé [autre figure de Baubo] qui fait rire Déméter. Peu à peu, iambizeïn signifiera précisément se moquer », cf. Nietzsche, Historisch-kritische Gesamtausgabe, vol. 5, Munich, Beck, 1940, p. 382. L’aphorisme 112 de Humain, trop humain en témoigne également.

7 Cf. E. Rohde, Psyche, vol. 2, p. 408.

8 Cf. Nietzsche, Historisch-kritische Gesamtausgabe, vol. 3, op. cit., p. 344.

9  Cf. Par-delà bien et mal, § 230. Cf. également Le Gai savoir, § 109, in fine.

10  Cf. l’aphorisme 57 du Gai savoir qui mentionne le poème de Schiller, « Das verschleierte Bild zu Saïs » pour réaffirmer qu’il ne saurait y avoir pour lui de « réalité cachée ».

11  Cf. la lettre du 2 décembre 1887, envoyée de Nice à Georg Brandes : « Ces avant-propos, lus comme un tout, pourraient peut-être jeter quelque lumière sur moi, à supposer que je ne sois pas obscur en soi (obscur en moi et pour moi), obscurissimus obscurorum virorum… »

12  « Ihr Ewig-Weibliches zieht uns… hinab ! », tandis que Goethe avait écrit « zieht uns hinan ».

13  Cf. W. von Humboldt, Sur le caractère national des langues, (éd. et trad. D. Thouard), Paris, Le Seuil, 2000.

14  Cf. P. Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004.

15  S. Freud, « Das Medusenhaupt » (ms. daté du 14 mai 1922) in Internationale Zeitschrift für  Psychoanalyse und Imago, vol. XXV, t. 2, 1940, repris in Gesammelte Werke (1941), vol. 7, p. 47 sq.

16  L’intuition de Freud à propos du caractère à la fois apotropaïque et rassurant de Méduse est confirmé par l’étymologie : le nom médousa, l’une des Gorgones (la seule qui tue en pétrifiant) est formé à partir du participe présent féminin de médô qui signifie contenir dans une juste mesure, protéger ; et la racine mèd se retrouve dans le mot metzéa qui désigne notamment les parties génitales.

17  Paris, Galilée, 1974, p. 56 ; c’est la reprise à l’identique du texte paru d’abord dans La Dissémination, Paris, Le Seuil, 1972, p. 47 sq.

18  Cf. Digraphe, n° 7, janvier 1976, p. 5 sq.

19  J.-D. Nasio et G. Taillandier, in Ornicar ?, n° 5, hiver 1975-1976. Le texte y est composé de telle sorte que les premiers alinéas sont les derniers et vice versa… sens.sans dessus dessous, en quelque manière…

Pour citer cet article

Marc de Launay, « Le traducteur médusé », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 12 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6106.

Auteurs

Marc de Launay

CNRS – Archives Husserl de Paris