Loxias | Loxias 29 Eros traducteur | I. Eros traducteur 

Philippe Marty  : 

Présentation du titre « Eros traducteur »

Eros traducteur, Actes du colloque international de Nice, mars 2006, réunis et présentés par Philippe Marty, CTEL, Nice

Résumé

Ce qui fait l’unité et la spécificité des études réunies dans ce numéro, est donné par le titre : Eros traducteur. Pourquoi ce titre-ci plutôt que d’autres envisageables ? Eros, c’est dans la théorie des pulsions un nom ni propre ni commun et c’est un singulier qui enveloppe un pluriel : l’ensemble des pulsions de vie. Il permet de situer la réflexion dans une tradition philosophique et mythique. L'eros traducteur est décrit, d'après le phénomène de la rencontre, comme "versabilité infinie".

Texte intégral

Ce qui fait l’unité et la spécificité des études réunies dans ce numéro, est donné par le titre : Eros traducteur.

Pourquoi ce titre-ci plutôt que d’autres envisageables ? Il était possible par exemple de traduire du grec en latin et en français, et de dire : amour traducteur. Mais si c’est le nom d’un dieu, Erôs, si c’est un nom propre, on se retient de traduire ; ou alors il ne faut pas appeler Zeus Zeus, mais : Dieu. Mais ce nom propre de dieu, Erôs, a ceci de particulier qu’il est capable du pluriel : il y a des « erôtes » dans Pindare, par exemple. Erôs n’est pas un seul dieu pour toujours. Il est davantage un de ces dieux instantanés ou ad hoc dont parle Hermann Usener dans Götternamen (Les Noms des dieux, 1896) : un dieu par instant ou par trouvaille, un eros pour chaque chose ou parole à traduire : les amours traducteurs.

Eros, c’est, ensuite, un nom et un motif qui se rencontrent peu dans le grec chrétien ; il dit « agapê » pour désigner l’amour divin, et la communion fraternelle.

Eros, enfin, c’est quelque chose de grec qui comme muthos, logos ou rhuthmos vit parmi nous sous son nom. C’est un dieu grec que Freud a réinstallé parmi nous. C’est dans la théorie des pulsions un nom ni propre ni commun et c’est un singulier qui enveloppe un pluriel : l’ensemble des pulsions de vie.

En employant un nom propre grec, Freud a délivré ses traducteurs de leur tâche, mais la question ou les questions restent pendantes : qu’est-ce que ou qui est Eros (eros) ? C’est une pulsion (« Trieb »), et une pulsion est une force. « Trieb » ne se traduit pas de façon univoque : le portugais, l’italien, le français ont balancé ou balancent (entre « pulsion » et « instinct » pour le français). L’anglais a usé de trois mots : « instinct », « drive », « urge ». Le français a relégué « instinct » tandis que l’anglais l’a préféré. En allemand même, « Trieb » aurait pu être concurrencé par « Drang » qui aurait posé des problèmes de traduction encore plus sérieux que « Trieb », mais qui ne fait pas partie (ou guère) du vocabulaire de la psychanalyse (mais davantage de la poésie allemande, de Heine par exemple).

Quoi qu’il en soit : dans Freud, une force nommée d’un nom grec est dotée d’une énergie nommée d’un nom latin (« libido »), avec le soupçon que « libido » serait simplement la traduction latine d’eros. La langue courante cependant a senti une différence, ou marqué une préférence, et retenu le mot latin : elle parle plutôt, on parle familièrement plutôt de la « libido » (d’une telle, d’un tel). Le colloque aurait-il dû ou pu s’intituler : Libido traductrice ? Du coup, il perdait son dieu, « libido » n’étant pas un dieu, ou une déesse.

Mais Eros n’est pas un dieu non plus, dans Le Banquet de Platon. C’est un « daimôn » qui va et vient et exerce la fonction de truchement ou d’interprète entre les dieux et les hommes. Le colloque aurait pu se placer sous le titre : Le Démon traducteur, ou Démon du traduire.

« Eros », dans le titre du colloque, a peut-être été choisi pour les mêmes raisons que Freud : pour situer la réflexion dans une tradition philosophique et mythique ; ou, après et d’après Freud, pour signifier que ce qui fait traduire, ce qui pousse à traduire du texte (plutôt que lire, souligner, commenter, annoter, paraphraser, transposer, adapter, etc.), c’est une pulsion au sens de la psychanalyse.

Fallait-il dire : pulsion du traduire, comme dit Antoine Berman ? En ce cas, l’hypothèse peut être que la pulsion qui fait traduire n’est pas nécessairement ou seulement ou principalement une pulsion d’eros.

Freud considère que les deux pulsions antinomiques, vie et mort, se combattent ou se combinent : l’acte sexuel combine (dit-il) agression et désir d’union intime. La description que donne Freud de la dynamique des pulsions utilise des schémas qui ressemblent à ceux de la « traductologie » : Freud parle de source, cible, sujet, objet, appropriation, détour. On peut poursuivre l’analogie : Freud dit par exemple que dans l’état amoureux complet, « völlige Verliebtheit », l’objet aimé vient se mettre à la place du sujet, le remplacer. Ainsi, en traduction, la version interlinéaire, où (dit Goethe) la traduction cherche à s’identifier à l’original, où l’un vient à la place de l’autre (ou l’autre de l’un), le calque pas à pas, le suit comme son ombre (« laisse-moi devenir / l’ombre de ton ombre », dit Brel) – la version interlinéaire représenterait « l’état amoureux complet ».

Mais une différence entre la dynamique des pulsions et la dynamique traduisante est que ce qui s’appelle « source » dans la vie de la pulsion, est interne et placé dans le sujet désirant, tandis que, dans l’opération de traduction, ce qui s’appelle conventionnellement la source est la chose étrangère et extérieure.

De quelle façon peut-on dire que, dans l’opération de traduction, l’original lui-même est la source de la pulsion de traduire ? Cela veut dire que lui-même, l’original, désire traduire. Cela peut se comprendre en entendant dans « traduire » la voix moyenne du grec (le désir s’exprime à la voix moyenne, catégorie que les langues modernes ont perdue) : l’original désire que quelque chose se lève à partir de lui qui le traduise. L’original désire que quelque chose, à partir de lui, lui revienne et l’intéresse. Il désire procréer, et s’accroître au sens du « increase » du premier vers du premier des Sonnets de Shakespeare. Il désire traduire, se traduire, être traduit : toutes les voix ensemble et comme une seule.

Qui dit « original » parle évidemment déjà dans le champ de la traduction : la traduction a déjà commencé, le soleil de la traduction (du désir, d’eros) s’est déjà levé, ou la source a déjà surgi (ce sont là les métaphores impliquées dans les mots « source » et « original », de « orior »).

On dit en français : « lire dans l’original », mais aussi : « lire dans le texte ». Lire dans le texte, c’est, par exemple, lire Mandelstam en russe, c’est avoir cette capacité. « Lire dans l’original » peut s’entendre dans un sens différent : c’est lire dans le russe de Mandelstam ce qui « est devant être traduit », ce qui fait lever ou appelle l’eros traducteur, ce qui fait qu’eros ou amour vient à la rencontre (Amour est Rencontre : « Il s’en revient à ta rencontre », « Te souviens-tu de sa rencontre », Apollinaire, Vitam impendere amori).

Dans la rencontre, une seule chose est, un même, une même chose (le « même », « self » des Sonnets de Shakespeare, c’est toujours cela qui « est devant être traduit »). Il n’y a pas deux choses dans la rencontre, il n’y a pas l’un et l’autre, l’un qui rencontre l’autre. Il n’y a pas un premier et un second, un sujet et un objet, un désirant et un désiré. Il y a du même – se partageant. C’est ce qu’exprime très simplement un poème de Goethe dans le Divan (Livre VIII, poème 17), qui pourrait être pris pour paradigme des poèmes de l’eros traducteur : « Amour pour amour, heure pour heure, / Parole pour parole et regard pour regard », etc. : à chaque fois un « même » partagé et potentialisé (entre les amants) par et autour de la même préposition pivotante (« um », « pour »).

C’est peut-être là la différence d’essence entre l’eros traducteur et l’eros pulsionnel qui va d’un sujet à un objet. L’eros traducteur (c’est peut-être cette hypothèse que fait l’intitulé du colloque) est l’eros de la rencontre, ou ego et alter sont donnés originellement comme accouplement, paire, « Paarung » dit Husserl dans la cinquième des Méditations cartésiennes (la paire, le duel de la conjugaison grecque, est, comme la rencontre, de « l’un à deux », de l’un et du même sans relâche partagés par le « est » ou « um », à la façon que montrent les vers de Goethe). C’est à cette rencontre originelle que revient, plus qu’au texte dit « source », le nom d’original.

« La rencontre, et non l’étreinte », dit Hofmannsthal, est proprement la pantomime érotique décisive. La rencontre, dit Hofmannsthal, ou le salut partagé.

Le salut échangé (tous les jours, dans la rue et partout) est le cas de traduction minimale : « salut ! – salut », « salve – salve ». Dans le salut, quelque chose ne se passe que si c’est partagé. Et dans le salut, l’un souhaite à l’autre de rester « entier » (« salvus »), intègre : de rester lui-même tel qu’il est. De ce « lui-même », Barthes dit (dans l’épisode « Adorable ! » des Fragments d’un discours amoureux) qu’il est équivalent à l’adjectif ou appellatif « adorable » : « adorable » dit tout (de l’être aimé), mais « adorable » dit aussi ce qui manque au tout. « Adorable » dit :

ceci est mon désir, en tant qu’il est unique : « c’est ça ! c’est exactement ça (que j’aime) ! » Cependant, plus j’éprouve la spécialité de mon désir, moins je peux la nommer ; à la précision de la cible correspond un tremblement du nom ; le propre du désir ne peut produire qu’un impropre de l’énoncé. De cet échec langagier, il ne reste qu’une trace : le mot « adorable » (la bonne traduction de « adorable » serait l’ipse latin : c’est lui, c’est bien lui en personne).

À toute traduction faite par et sous eros traducteur s’accroche un « adorable ». Toute traduction est un « salve », est une salve.

Dans la traduction, le même est au sens d’ipse, mais il est manqué. Il manque, parce qu’il devient, il se métamorphose, il change (« vertit se »). Aimer traduire, c’est aimer ipse qui change.

Le traducteur comme l’amoureux s’introduit (c’est l’étymologie que le Cratyle présente du nom « erôs » : « esreô »). Il fend et fait du deux, mais il le fait pour que l’entier reste entier ; il partage pour que le tout reste le tout, pour que le même devienne lui-même.

Le traducteur, comme Œdipe, comme le héros tragique, vient après que tout a été dit, tout a été arrêté. Il a beau se démener, il ne changera plus rien. Mais sa liberté, qui est celle du sage stoïcien, consiste à incarner (jouer, mimer) l’amour du dit, amor fati : à rester et à vaquer à la place où il n’y a plus rien à faire.

Pour toutes ces raisons, le verbe « traduire » n’est pas satisfaisant pour dire « traduire », à cause du « trans » qui veut indiquer qu’on va d’un lieu dans un autre quand on traduit, qu’on échange quelque chose contre quelque chose d’autre. Mais la rencontre traduisante se passe sans bouger dans le même qui change et devient, ou dans le vice-versa permanent (« Amour pour amour », etc.).

Traduire aurait pu se dire (et s’est dit pendant un certain temps) en français : verser, de « versare » ou « versari » : à la fois tourner, se tourner, changer, devenir, et : se trouver souvent, habiter. Le traducteur habite où cela change, il aime le « tournant », il n’aime « dans l’élan de la figure rien tant que le point tournant » (Rilke, Sonnets à Orphée, II, 12 ; le « point tournant », ou « ipse », ou « adorable »). Le traducteur a son habitus sur ce champ, dans ce camp ou ce no man’s land qui n’est ni d’alter ni d’ego. Nul n’est peut-être moins « passeur » que lui, lui par qui quelque chose comme ipse advient ou devient.

L’état érotique propre au traducteur est celui où il éprouve la « versabilité infinie » (Novalis) de tout. C’est le printemps traducteur, le « joi » de traduire : tout naît, devient, tout est devenir mais d’un devenir illimité qui fait dire : c’est lui, c’est bien lui, comme il est dit du printemps dans un poème de Mörike qui s’intitule précisément « Er ists », « C’est lui ».

L’eros traducteur est ce qui fait demander à toute chose : que deviens-tu ? C’est la question de la sollicitude, du souci, « care », « Sorge » : que deviens-tu, texte étranger, dans la traduction ? Que deviens-tu, traduction, toi qui n’es pas destinée à rester (la traduction ne se fixe et ne se satisfait pas plus que le désir, et toujours des traductions nouvelles des sonnets de Shakespeare, ou du Quichotte, naissent) et qui seras remplacée, qui ne tiens pas en place comme Orphée du sonnet à Orphée I, 5 de Rilke qui est une incarnation de la traduction ou de l’eros traducteur : par la traduction plus rien n’est à sa place, tout se remplace, et la place, ou encore « vacance » ou « khôra », c’est celle où le même devient.

Nietzsche dit que la pensée de l’éternel retour du même représente le point par lequel un monde du devenir se rapproche le plus d’un monde de l’être. C’est ce qui se passe aussi, peut-être, par l’effort ou l’eros traducteur.

C’est une façon de comprendre le nom « eros » dans le titre : il y a un eros par rencontre originale, toujours le même eros, toujours lui-même, mais toujours devenant autre : d’où la valeur d’un nom propre, Erôs, qui peut se mettre au pluriel, erôtes.

Et ensuite, par rapport au titre possible « Désir traducteur » (le concurrent le plus sérieux), « Eros » exprime que ça ne vient pas de moi (moi le traducteur ou moi le texte original), que ça n’est pas d’un sujet vers un objet, d’ego vers alter, mais que c’est un dieu qui le peut et qui fait que, dans l’épreuve de la versabilité infinie, « il traduit » comme « il fait jour » ou « il tonne ».

Voilà peut-être et par hypothèse ce qu’entend et fait entendre de singulier le titre « Eros traducteur ». Voici maintenant, dans la succession des contributions, les « erôtes » traducteurs. Les communications sont rangées sous trois rubriques :

- la première, intitulée « Eros », regroupe les contributions à visée plus directement théorique ou parlant plus immédiatement à partir d’eros ;

- la deuxième (« Expériences ») les communications où l’auteur réfléchit sur l’expérience (érotique) qu’il a faite lui-même en tant que traducteur ;

- la troisième (« Rencontres ») les communications qui réfléchissent sur les cas où un écrivain (ou des écrivains) en aime(nt) un autre et le traduit (traduisent).

Pour citer cet article

Philippe Marty, « Présentation du titre « Eros traducteur » », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 31 mai 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6073.

Auteurs

Philippe Marty