Loxias | Loxias 28 Edgar Poe et la traduction | I. Poe et la traduction 

Marius Conceatu  : 

Baudelaire et Proust traducteurs : les limites de l’étrangeté

Résumé

Nous examinons en quelle mesure la prise en possession de Poe par Baudelaire peut être comparée à l’influence des traductions ruskiniennes de Marcel Proust sur la Recherche du temps perdu. Si Baudelaire peut articuler, grâce à la traduction, une réflexion sur la poétique de la prose et une conception moderne sur la mise en rapport des langues, l’anglais devient une sorte de langue seconde du roman proustien et la pensée de la langue anglaise s’y reflète par un effet de mémoire de Babel, ressuscitant l’« étrangeté » des langues et leur féconde incompréhension. Dans le rapport des écrivains/traducteurs à leur(s) langue(s), Mallarmé joue un rôle de charnière : se trouvant obsédé par une sorte de sous-sol de la langue, où les mots circulent sous les mots, Mallarmé « creuse le vers » en tachant de retrouver cette langue seconde à l’aide du passage par l’anglais.

Abstract

Baudelaire and Proust as translators : the bounds of strangeness.

We are investigating to what extent Baudelaire’s appropriation of Poe’s work can be compared to the influence of Marcel Proust’s translations of Ruskin on the Recherche du temps perdu. Through his translations Baudelaire reflects on the poetics of prose and develops a modern idea of how languages relate to each other, whereas English becomes a sort of second language of the Proustian novel – resuscitating the “strangeness” of languages and their fertile incomprehension. A writer/translator himself, Mallarmé plays a pivotal role: obsessed with a sort of substratum of language where words circulate beneath words, the poet “hones the verse” and uses English to unveil this second language.

Index

Mots-clés : Baudelaire , Mallarmé, Poe, Proust, traduction

Géographique : Etats-Unis

Chronologique : XIXe siècle

Texte intégral

Toute l’esthétique de Baudelaire est construite sur l’étrangeté. Chez Delacroix, il aime les facultés étranges et étonnantes d’un génie retourné sur lui-même. Il parlera de Poe dans les mêmes termes, en précisant qu’il s’agit d’une étrangeté travaillée d’avance, pour qu’elle ne se confonde pas avec un fruit du hasard ou de l’intuition. Baudelaire impose le goût pour la précision et la logique dans toute démarche créatrice. Toujours est-il que Mallarmé définira ses traductions des Histoires extraordinaires comme un « chef-d’œuvre d’intuition française traduit1». La topique mallarméenne est, comme toujours, porteuse de « miroitement, en dessous »2 : non seulement les contes de Poe en version baudelairienne constituent un chef-d’œuvre du genre, mais ils sont du coup devenus un topos français, par un effet de dédoublement, auquel la démarche linguistique de Baudelaire n’est pas étrangère.

Si les poètes des Fleurs du mal et du Coup de dés ont appris l’anglais pour traduire Poe, l’expérience de la traduction de Ruskin est responsable du déclic de l’écriture proustienne. Sésame et les lys et La Bible d’Amiens furent le creuset dans lequel se constitua la sensibilité esthétique proustienne, modelée par son travail de francisation du texte anglais. Les pratiques, difficultés, réussites et échecs des traductions respectives de Baudelaire, Mallarmé et Proust ont déjà été discutés longuement et en détail. Ce qui nous occupe ici n’est pas le problème de l’influence, ni celui de l’inspiration, mais ce à quoi mène la relation des trois écrivains avec la langue anglaise. L’apprentissage de l’anglais et les traductions ultérieures ont permis à Baudelaire de construire une image du génie qui n’aurait pas été envisageable sans la traduction de Poe, car il a non seulement traduit l’œuvre de Poe, mais l’homme lui-même, en l’adaptant pour le faire correspondre à son imaginaire. Mallarmé, quant à lui, a traduit Poe tout en enseignant l’anglais au lycée toute sa vie. Qui plus est, un petit ouvrage comme Les Mots anglais nous donne des indications importantes sur sa conception du langage poétique. Proust a pu récupérer l’expérience traductrice et la transformer en écriture personnelle. Aussi différentes que soient ces expériences, les trois auteurs se situent, par rapport à l’anglais, comme les mots mallarméens dans un « centre de suspens vibratoire »3, où la traduction et la langue étrangère interagissent en visant à atteindre la vérité du langage, qui est l’œuvre.

Pour Vincent Descombes, écrire c’est traduire une expérience qui ne devient texte que par la parole qu’elle suscite. Et pour que le livre traduise l’expérience, il faut que l’expérience soit déjà un texte (qui reste à écrire). Si pour Blanchot et Derrida l’expérience est archi-écriture, il reste que le texte qui en résulte est la description d’une expérience littéraire, et non pas une description littéraire de l’expérience. De ce fait, l’on pourrait parler avec raison d’une archi-traduction : le Poe de Baudelaire est déjà contenu dans l’esthétique et la poétique baudelairienne. L’idée proustienne selon laquelle tout auteur est le traducteur de soi-même était déjà présente à l’esprit de Baudelaire. En traduisant Poe, il n’a fait que se ré-écrire, dans la mesure où il « baudelairise » l’Américain. Sans être pour autant influencé directement par Poe – car, nous le savons depuis Asselineau, la plus grande partie de son œuvre poétique était déjà sur le papier lorsqu’il a fait la découverte du « Chat noir » –, Baudelaire se reconnaît dans Poe, identifie ses affinités avec celui-ci et se dédouble. Selon Lemonnier, il y a eu entre les deux une sorte d’échange et d’interpénétration. Baudelaire a emprunté à Poe un système esthétique et il est redevenu lui-même grâce à son modèle. En revanche, il a prêté à Poe sa passion, sa révolte et son satanisme4. Il a créé son propre Poe-delaire, si l’on peut dire, un hybride des deux personnalités. Lorsqu’il écrit à Sainte-Beuve, en 1856, en ces termes : « Il faut, c’est-à-dire je désire qu’Edgar Poe, qui n’est pas grand chose en Amérique, devienne un grand homme pour la France ; […] cet homme singulier, en matière de sciences, de philosophie et de littérature5 » – Baudelaire doit avoir pensé à sa propre contribution et à sa propre qualité de grand homme.

Valéry a synthétisé ce rapport en termes économiques : « chacun d’eux donne à l’autre ce qu’il a ; il en reçoit ce qu’il n’a pas. » Ce que Baudelaire offre à Poe, ultimement, c’est « une étendue infinie ». Cette étendue qui change le poète en lui-même, comme dans le vers de Mallarmé cité par Valéry (« Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change… »), c’est l’acte, c’est la traduction6. L’acte de la traduction est une expérience révélatrice d’autant plus que le traducteur se heurte à ses propres limites relatives à la connaissance de l’anglais. Lorsque Proust affirme, dans une lettre à Constantin Brancovan, qu’il ne sait pas l’anglais, mais qu’il sait Ruskin, il aurait pu dire plus : il a appris l’anglais de et pour Ruskin. Henri Bonnet et André Maurois ont très vite perçu l’existence d’une affinité élective entre Proust et Ruskin, semblable par son caractère et sa force à l’admiration éprouvée par Baudelaire et Mallarmé pour Edgar Allan Poe. Proust fait plutôt œuvre d’herméneute, moins que de traducteur au sens conventionnel du terme. Richard Macksey et, plus tard, Antoine Berman, parlent de traduction critique. Si, pour Baudelaire, traduire d’une langue à l’autre, c’est comme traduire la peinture ou la caricature en prose, Proust, inspiré par Ruskin, qui voulait interpréter la peinture de Turner à l’aide de paroles et la transmettre ainsi aux générations futures, croit que la traduction doit donner de la vie au langage, au-delà du moment et du lieu de sa matérialisation immédiate. Les para- et péritextes, placés en bas de page, s’étendent souvent sur un espace plus large que le texte ruskinien, clarifiant, commentant, liant idée et mémoire.

C’est nourries de cette tension entre texte et commentaire que l’idée du Contre Sainte-Beuve et plus tard celle de la Recherche du temps perdu prennent naissance. Proust ambitionne avec son roman à la fois une construction narrative et un ouvrage dogmatique7. Nous ne sommes pas censés retrouver le temps perdu (cette promesse n’est qu’un appât), mais nous cherchons la vérité – et toute recherche de la vérité, comme toute activité d’apprentissage ou de traduction, est une peinture des erreurs. Proust est très soucieux de la qualité de son travail, il est hanté par des scrupules. Conscient non seulement des pièges que peut tendre l’anglais à un connaisseur médiocre et qui se veut traducteur, Proust veut également respecter les nuances du français en n’y laissant pas pénétrer des structures ou tournures anglaises. Vers la fin de sa dernière traduction de la Bible d’Amiens, Proust remercie Marie Nordlinger, la cousine de Reynaldo Hahn, qui l’avait jusque là aidé avec des traductions littérales et divers éclaircissements sémantiques et philologiques, et livre un texte crucial pour sa théorie de la traduction :

Vous parlez le français non seulement mieux qu’une Française, mais comme une Française. Vous écrivez le français non seulement mieux qu’une Française, mais comme une Française. Mais quand vous traduisez l’anglais toute la nature primitive reparaît ; les mots retournent à leur genre, à leurs affinités, à leur sens, à leurs règles natales. Et quelque charme qu’il y ait à ce déguisement anglais de mots français, ou plutôt à cette apparition de tournures anglaises et de visages anglais brisant leur accoutrement et leurs masques français, il faudra refroidir toute cette vie, franciser, éloigner encore de l’original et éteindre l’originalité8.

Ce fragment atteste le moment où Proust devient non seulement maître de ses compétences de traducteur, mais, plus important, le moment où il a trouvé la voie vers sa propre écriture, grâce à l’expérience ruskinienne. Il y a là, certes, une conception romantique de la traduction, comme le remarque Antoine Berman, qui l’associe aux noms de Valéry ou Baudelaire. Comme ces derniers, Proust met le signe de l’égalité entre traduction et écriture. Mais ce fragment de lettre montre justement le moment où Proust dépasse ce point de vue romantique : le texte traduit est autre chose que la traduction d’un original ; il est maintenant entré dans un espace intermédiaire où une écriture toute nouvelle peut s’engendrer. Le passage de la langue source vers la langue cible n’est qu’un processus de civilisation de la langue : une translation du fruste, de la vie naturelle des mots anglais, vers une francité refroidie, sobre, presque aristocrate, dans la distance qu’elle prend par rapport à l’anglais initial.

Ce fragment étonnant peut servir de clé pour la compréhension du traitement global de l’anglais et, plus généralement, de l’étranger dans la Recherche du temps perdu. Dans son roman, Proust se sert abondamment de ce qu’il appelle « déguisements anglais de mots français », « tournures anglaises et de visages anglais brisant leur accoutrement et leurs masques français ». Il y a d’ailleurs plus de deux cents mots et expressions anglaises et anglicismes dans le roman proustien. Proust n’a pas beaucoup de certitudes, mais cette théorie de l’extension de l’originalité se fonde précisément sur cela : il est arrivé à pénétrer l’univers langagier de Ruskin aussi profondément qu’il est maintenant libre de s’en éloigner. Le maître n’a plus rien à lui apprendre, l’apprenti doit suivre sa propre voie. Après avoir connu l’étranger (l’anglais de Ruskin) et l’avoir fait connaître aux siens (le public français), Proust s’en éloigne à la recherche d’un élargissement de l’horizon de sa propre langue. Selon les Idéalistes allemands, le même doit faire l’expérience de ce qui n’est pas lui, le but étant le devenir-soi de l’autre et le devenir-autre du même. La formation de soi est traduction, mais aussi fiction. Pour Schlegel, « Tout homme cultivé et en voie de se cultiver porte un roman en son for intérieur9. » C’est ce que Proust découvre à son tour vers la fin de son roman : « [j]e m’apercevais que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire10. »

Hanté par le mot en tant qu’unité de tension, à la fois immédiat et incompris, double et clivé, Mallarmé est aussi sensible que Baudelaire et Proust au jeu de contact avec l’anglais, qui se joue « à part et [se dédie] aussi à la Langue11 ». Ses Mots anglais préfigurent une théorie du langage comme produit d’une crise. Crise de vers, crise de mots, car la découverte du néant ou du monde comme mensonge ou fiction, vide le mot de son contenu. C’est l’œuvre d’Edgar Poe et les traductions ultérieures qui amorcent la transposition du mot en absence et devenir12. Le langage n’existe pas sans être reconstruit, le mot doit être poétisé (refait). Influencé par ses propres traductions de Poe et les textes des grammairiens anglais qu’il a étudiés, Mallarmé oriente sa réflexion sur le discours de son propre langage poétique. Il établit des tables historico-linguistiques de classification des mots, en déduisant une liste de valeurs symboliques des sons, les qualités évocatrices des mots et des phonèmes. Avec la découverte, derrière les constructions naturelles de la langue, des symétries, des correspondances qui font de la langue elle-même un édifice architectural latent, Mallarmé se trouve obsédé par une sorte de sous-sol, de langue seconde qui pourrait être dénichée grâce au passage par l’anglais, et qui se trouve préexistante à toute intervention du sujet. Les mots circulent sous les mots, il y a du langage qui se parle dans le langage : cette intuition linguistique sera appliquée à la poésie. En « creusant le vers », Mallarmé veut retrouver cette langue seconde. Proust fera de l’anglais la langue seconde de la Recherche du temps perdu, comme dit Daniel Karlin dans son très éclairant ouvrage, Proust’s English13.

« On ne voit presque jamais si sûrement un mot que du dehors, où nous sommes ; c’est-à-dire de l’étranger14. » Pour le Mallarmé des Mots anglais, le rapport au langage est d’emblée une affaire de positionnement. Comme de distance, car il faut reculer pour comprendre l’ensemble. Nous retrouvons ici les idées d’éloignement et rapprochement qui occupent Proust dans son propre rapport à l’anglais. Unis par leur étymologie commune, par la rime interne ou l’allitération, les mots qui défilent dans le petit manuel mallarméen parviennent à restituer cette émotion poétique sans doute voulue par l’auteur et à souffler la vie sur une énumération aride. Plutôt enclin à la traduction littérale, attentif à la forme aussi bien qu’au sens, Mallarmé pousse le souci du mot jusqu’au « mot à mot ». D’ailleurs, les poèmes d’Edgar Poe se retrouvent transposés en prose par cette volonté de récupérer les sens et les formes initiales du langage avant d’en faire ressortir leur poéticité. Le recours à la prose, très ouvertement méthodologique, est, pour Mallarmé, une échappatoire dans la théorie du mot, dont la pratique est toute sa poésie.

« Salut, exact, de part et d’autre –15 » – tel est le positionnement du mot mallarméen, ainsi marqué dans Le Mystère dans les lettres. Il y a ici, en partie, l’esthétique du mot comme création en puissance de l’instabilité, de l’oscillation permanente. Le mot est « salut », s’agissant de Mallarmé, se pose déjà comme problématique : est-ce une formule d’accueil (tel un « sésame » qui ouvre la voie vers le texte) ou bien est-ce ce qui nous sauve ? Et comment peut-il être « exact, de part et d’autre – » ? Le tiret, élément graphique parfaitement mallarméen, participe pleinement de cette indétermination, de l’indécision. Le propre de l’écriture est le « miroitement, en dessous » des mots, phénomène qui approfondit le mystère et qui jette dans l’obscurité le grand public. Le mot comme centre de suspens vibratoire a été théorisé par Derrida, qui réfute toute interprétation thématique de la poésie de Mallarmé en faveur de cette réduction à la seule essence de l’hymen, – mot signe, désignant un mariage qui unit, mais qui comporte aussi le sens de membrane séparant, barrière fermant l’accès tout en le promettant.

La hantise du mot et l’obsession des facultés combinatoires du hasard mènent Mallarmé, peut-être avec raison, à restituer, avec ses listes de mots anglais réunis selon les étymologies (réelles ou fantaisistes) ou les allitérations, un état double du langage16. Cette différence primordiale et inhérente fait osciller le mot entre son état « brut ou immédiat ici, là essentiel17 ». Autrement dit, ce dont il est question ici, c’est la différence plus prosaïque entre le langage courant et le langage poétique. Il s’agit, pour le poète, de transmettre l’intransmissible du langage par le langage, « réussir avec des mots18 ». Réussir quoi ? À produire du « silence avec des mots19 », ce qui équivaut à créer, « en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musique20 ». Répondant à Baudelaire qui regrette que la traduction des poèmes de Poe ne soit qu’un rêve, Mallarmé rappelle que les quelques poèmes que Baudelaire lui-même a traduits se situent entre la traduction de la prose et son propre livre des Fleurs du mal. Les poèmes traduits sont encadrés soit dans « quelque dissertation », soit dans un conte de Poe, et constituent, pour Mallarmé, l’« exception dans l’interdit qu’il [le poème] porte21 ». Qui plus est, dans son texte intitulé Sur la philosophie dans la poésie, Mallarmé dit : « L’armature intellectuelle du poème se dissimule et se tient – a lieu – dans l’espace qui isole les strophes et parmi le blanc du papier : significatif silence qu’il n’est pas moins beau de composer, que les vers22. » Remarquons encore une fois, outre les tirets, l’idée d’un espace qui sépare mais qui assure tout de même une création, tout comme le fécond silence des mots ou le concept d’une architecture spontanée et magique, paradoxes qui tiennent, eux-aussi, de l’imaginaire de l’hymen. Un dernier exemple de cette étrange vision du mot comme centre de suspens vibratoire se trouve dans la traduction par Mallarmé du poème The Bell/Les Cloches. Tout en admettant, à son tour, que c’est un poème intraduisible à cause des sonorités particulières en anglais, il choisit de rendre les répétitions de l’original avec des parenthèses où les mots apparaissent en italiques, comme des espèces de didascalies.

Keeping time, time, time,
In a sort of Runic rhyme,
To the tintinnabulation that so musically wells
From the bells, bells, bells, bells,
Bells, bells, bells—
From the jingling and the tinkling of the bells23

devient, en français : « allant, elle d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec la "tintinnabulisation" qui surgit si musicalement des cloches (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches) : du cliquetis et du tintement des cloches24. » Ici la parenthèse accomplit la même fonction que le tiret dans « Salut – » : il s’agit de marquer au niveau de l’inscription aussi bien qu’au niveau conceptuel ce lieu situé dans l’entre-deux, là où doit se placer la traduction.

Comment ne pas faire l’analogie entre un Baudelaire qui se découvre tout créé, pour ainsi dire, dans l’œuvre de Poe, alors que le travail sur Ruskin offre à Proust la condition et le but d’une création en puissance ? Le maillon qui les lie c’est bien Mallarmé, pour qui Poe fut une expérience charnière. Pour Baudelaire, Mallarmé et Proust, traduire, c’est s’ouvrir vers ce qui est irréductiblement autre, dans une curiosité vers le non-moi. La traduction fait partie d’un complexe de relations qu’on établit, lorsqu’on traduit, entre son moi intérieur et le moment historique que l’on vit. « L’étranger est essentiellement un traducteur25 », dit Julia Kristeva. Le Baudelaire obsédé par Poe souscrirait sans doute à la profession de foi de Proust, selon laquelle « le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur26 ». Baudelaire veut traduire l’étrange et le beau, le monstrueux et le mal, tandis que Proust s’intéresse à la mémoire, aux sensations, à cette langue singulière, « sensible », comme dit Kristeva, qui n’est pas une langue faite de signes, mais une langue entre guillemets, un univers informe d’impressions. Même en se proposant des cibles différentes, ils aboutissent tout de même à une langue d’« étrangeté », plus étrangère que tout idiome déjà constitué27. Traducteur d’étrangeté, l’écrivain devient autre. Gilles Deleuze propose de : « [t]oujours revenir à la formule de Proust : "Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère"28. » Ou inversement à la nouvelle de Kafka Le grand nageur (qui n’avait jamais su nager) : « Il me faut bien constater que je suis ici dans mon pays et que, en dépit de tous mes efforts, je ne comprends pas un mot de la langue que vous parlez29. »

Dans Un manifeste de moins, Deleuze rappelle que « c’est imposer à la langue, en tant qu’on la parle parfaitement et sobrement, cette ligne de variation qui fera de vous un étranger dans votre propre langue, ou de la langue étrangère, la vôtre, ou de votre langue, un bilinguisme immanent pour votre étrangeté30. » Ligne de variation, ou centre de suspens vibratoire, traduction d’étrangeté ou hymen, autant de manières différentes de suggérer que ce sont les écrivains traducteurs eux-mêmes, en se penchant sur la pensée de la langue, qui rendent le processus de la traduction complexe et vertigineux.

Notes de bas de page numériques

1  Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2003, p. 769.

2  Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2003, p. 229.

3  Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », p. 233.

4  Léon Lemonnier, Edgar Poe et les poètes français, Paris, Édition de la Nouvelle Revue Critique, 1932, p. 53.

5  Charles Baudelaire, Correspondance générale, Paris, L. Conard, 1957-1953, t. 1, p. 256.

6  Paul Valéry, « Situation de Baudelaire », Œuvres I, Paris, Gallimard, 1957, coll. « Pléiade », pp. 598-613.

7  Vincent Descombes, Proust : philosophie du roman, Paris, Éditions de Minuit, 1987, pp. 9-19.

8  Marcel Proust, Correspondance générale, éd. Philip Kolb, Paris, Plon, 1970-1993, t. IV, p. 111.

9  Cité dans Georges Benrekassa, « L’énigme, le secret, l’oubli », Romantisme, vol. 17, n° 56, 1987, p. 26.

10  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1987-1989, coll. « Pléiade », t. IV, p. 469.

11  Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. «  Pléiade », 2003 p. 207.

12  Jacques Michon, Mallarmé et les mots anglais, Presses Universitaires de Montréal, 1978, p. 46.

13  Oxford, Oxford University Press, 2005

14  Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », p. 1025.

15  Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », p. 229.

16  Valéry notait (dans « Essai sur Stéphane Mallarmé », Cahiers II, Paris, Gallimard, 1988, coll. « Pléiade », pp. 276-278) que toute la littérature est contenue dans les combinaisons de mots ; il faut tâcher d’en voir le plus possible, d’épuiser le possible. En plus, l’écrivain qui se rend compte de son effort combinatoire (car il y en a qui ne s’en doutent pas) est le plus susceptible d’arriver à la connaissance et à la conscience des limites de son art.

17  Stéphane Mallarmé, Avant-dire au ‘Traité du verbe’ de René Ghil, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », p. 677.

18  Stéphane Mallarmé, Quant au livre, L’Action restreinte, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », p. 214.

19  Georges Mounin, Sept poètes et le langage, Paris, Gallimard, 1992, p. 27.

20  Stéphane Mallarmé, Crise de vers, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », p. 212.

21  Stéphane Mallarmé, Les poèmes d’Edgar Poe, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », p. 770-771.

22  Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », p. 659.

23  Edgar Allan Poe, The Works of Edgar Allan Poe, John Henry Ingram (ed), New York, W.J. Widdleton, 1876, p. 28.

24  Stéphane Mallarmé, « Les poèmes d’Edgar Poe », Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », p. 895.

25  Julia Kristeva, « L’autre langue ou traduire le sensible », French Studies, vol. LII, n. 4, octobre 1998, p. 385.

26  Marcel Proust, Le Temps retrouvé, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1987-1989, coll. « Pléiade », t. IV, p. 469.

27  Julia Kristeva, « L’autre langue ou traduire le sensible », French Studies, vol. LII, n. 4, octobre 1998, p. 392.

28  Marcel Proust, « Notes sur la littérature et la critique », Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1971, coll. « Pléiade », p. 305.

29  Cité par Gilles Deleuze dans Un manifeste de moins, in Carmelo Bene et Gilles Deleuze, Superpositions, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 109.

30  Camelo Bene, Gilles Deleuze, Superpositions, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 108.

Pour citer cet article

Marius Conceatu, « Baudelaire et Proust traducteurs : les limites de l’étrangeté », paru dans Loxias, Loxias 28, mis en ligne le 14 mars 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=5997.

Auteurs

Marius Conceatu

Marius Conceatu est professeur assistant à Southern Methodist University, Dallas, États-Unis. Il a passé son doctorat à Johns Hopkins University, Baltimore, avec une thèse portant sur l’anglais et le problème de l’étranger dans l’œuvre de Marcel Proust. Il a également écrit sur les Esquisses proustiennes (Romanitas, no. 3:1, 2008) et des interférences visant la problématique animalière chez Proust et Albert Cohen (Cahiers Albert Cohen, no. 18, 2008). Un article sur les éléments mythologiques et bibliques dans le roman Terre salée d’Irina Egli (Boréal, 2006) est actuellement sous presse et paraîtra dans la prochaine édition de Women in French.