Loxias | Loxias 3 (févr. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (2e partie) |  Doctoriales 

Stéphane Hampartzoumian  : 

La littérature, une (re-)source pour la sociologie

Texte intégral

1Je voudrais, au cours de cette intervention, aborder le lien qui (r-)attache le discours sociologique au discours littéraire. Et pour penser la réalité de ce lien, je procéderai à une brève réflexion historique et épistémologique. J'illustrerai ensuite cette réflexion, en me référant à mon propre travail de recherche en sociologie, pour montrer comment j'ai essayé de tirer partie de cette proximité du discours sociologique avec le discours littéraire.

2Il est possible de résumer très rapidement l'aspect historique de ce lien entre sociologie et littérature en pointant le fait que l'institution de la sociologie s'est jouée sur l'option positiviste, et cela en complète rupture avec la littérature. On peut dire que l'histoire de la sociologie EST l'histoire d'une rupture avec la littérature, on peut dire que la sociologie et la littérature sont historiquement liés par cette dé-liaison, initiale et fondatrice pour la sociologie.

3Pour résumer la situation, je voudrais rapporter ici cette éloquente analyse que tire Wolf Lepenies (sociologue allemand, spécialiste de l'histoire de la sociologie) à partir d'une observation apparemment anecdotique. En effet, il décide de prendre au sérieux les positions respectives de chaque monument emblématique d’une discipline dans l'espace géographico-symbolique du savoir, en l'occurrence la Sorbonne, pour en tirer ensuite une interprétation des enjeux liés à la (recon-)naissance institutionnelle de la sociologie.

4La cour d'honneur de la Sorbonne est dominée par deux statues, celle de Victor Hugo et celle de Louis Pasteur, un poète et un homme de science. C'est à l'extérieur seulement, sur la place de la Sorbonne, que se trouve le monument à Auguste Comte, fondateur et patron de la sociologie. Tandis que la littérature et les sciences avaient leur place assurée à l'intérieur de l'Université, la sociologie a dû conquérir le droit d'y entrer.

5À cette analyse aussi courte que didactique, j'ajouterai seulement le petit rappel historique suivant : Balzac (1799-1850) et Comte (1798-1857) sont deux auteurs contemporains de l'avènement de la sociologie, ils proposent chacun un type de discours élaboré sur le social et incarnent deux prétendants possible pour la sociologie encore innocente. Entre la pertinence romanesque et la rigueur positiviste, s'est opéré un choix, le choix du positivisme CONTRE la littérature. Disons que la sociologie a fait un mariage de raison en épousant le scientisme et en renonçant aux aventures de l'imaginaire. Elle a ainsi acquis une légitimité scientifique, garantie la plus sûre de son institutionnalisation, mais sur des bases épistémologiques précaires, et surtout sur le sacrifice de l'apport du discours littéraire.

6Aujourd'hui, un siècle plus tard, force est de reconnaître que la littérature n'a aucunement souffert de sa rupture avec la sociologie. On peut se demander par contre, si la sociologie ne souffre pas de la disqualification du positivisme, lorsque le terme positiviste devient l'insulte la plus infamante de toutes les sciences humaines. N'est-il pas temps alors pour la sociologie, qui maintenant est devenue une dame mûre et respectable, de se demander si elle a fait le bon choix ? et de (se) (re-)tourner vers son ancien amour de jeunesse (je veux dire vers la littérature) ?

7Que ce soit clair, je ne dis pas que la sociologie ait à (re-)conquérir la littérature qu'elle aurait auparavant abandonnée, je ne dis pas non plus qu'il faille annexer la littérature ou encore sociologiser la littérature. Ce que je veux dire, c'est qu'il est à présent opportun, selon moi, de créer les conditions les plus favorables à des retrouvailles entre la sociologie et la littérature, et j'insiste : une littérature préservée dans toute sa spécificité. Et c'est là exclusivement la signification de ces clins d’œil, de ces appels du pied, tant il me semble que cette rencontre peut être féconde, voire nuptiale.

8« La sociologie gagne à prendre rendez-vous avec le romancier » nous dit P. Tacussel, pionnier d'une sociologie littéraire. Mais, avant de gagner quoi que ce soit, il faut être prêt à perdre, à prendre un risque, le risque de s'exposer et de se tromper, d'être trompé. Comme lors d'un rendez-vous amoureux, où l'on n'est jamais véritablement assuré que l'autre s'y rende, le risque pour la sociologie, c'est de perdre sa crédibilité scientifique… mais ne risque-t-elle pas de perdre toute crédibilité à camper sur des positions épistémologiques complètement anachroniques ? Il me semble que la sociologie a tout à gagner d'une liaison, fût-elle dangereuse, avec la littérature.

9Après avoir évoqué ces vieilles histoires liant la sociologie à la littérature, je vais à présent considérer l'aspect épistémologique qui lie secrètement le discours sociologique au discours littéraire. Les prescriptions épistémologiques d'une sociologie positiviste qui n'ose même plus dire son nom agissent bien souvent comme simple anxiolytique méthodologique, plus utile à rassurer le chercheur qu'à assurer la recherche.

10P. Tacussel nous indique que :

toute formalisation est rassurante, et le principe de causalité exprime à sa manière le dépassement de l'angoisse par la sécurisation méthodologique. Mettre en ordre une accumulation de faits empiriquement constatés, expliquer leur reproduction et leur régularité, demeure essentiel, mais encore plus utile si l'on découvre dans le non-régulier, l'irréductible singularité, le statistiquement mineur, l'image en formation de la structuration sociale dans sa route vers la réalité.

11Peu importe le terme : irréductibilité, indétermination ou indécidabilité… c'est sur ce plus utile (à la connaissance) que je voudrais attirer l'attention, cette part d'in-connaissable contenu dans la réalité sociale et qui nous rappelle avec insistance que le fonctionnement de la réalité sociale n'est pas simplement mécanique, qu'il est aussi organique. Or, précisément il y a, niché dans la connivence qu'entretient la littérature avec le social, un précieux savoir sociologique de cet ordre, que jalouse la sociologie. Un savoir, mais clandestin, puisqu'il se donne sous la forme du discours littéraire, en arrière-plan de la narration, sans les lourdeurs de l'appareillage conceptuel du discours sociologique et surtout dépouillé de toute prétention à la connaissance. C'est ce que nous invite à prendre en compte É. Morin, je crois, lorsqu'il écrit que « le roman n'est pas un objet mineur de la sociologie, (mais qu') il est porteur de sociologie. »

12Il n'est pas question ici de traiter d'une sociologie de la littérature, mais bien de la possibilité d'une sociologie littéraire. J'entends par là une sociologie esthético-compréhensive, c'est-à-dire un discours sur le social qui travaillerait à sortir du positivisme, qui travaillerait à dire la réalité sensible du social et envisagerait dans cette tâche la littérature comme l'outil privilégié de sa démarche, comme le véritable indicateur sismographique de la sensibilité d'une époque.

13Je dois préciser que le savoir social, ce trésor charrié discrètement par la littérature et convoité par la sociologie (ou la connaissance ordinaire que M. Maffesoli oppose à la connaissance savante), n'est pas le savoir sociologique, mais bel et bien ce qui est visé par le savoir sociologique. Il est ce savoir particulier qui étant « toujours-déjà » su et de tous, n'est cependant pas véritablement un savoir, il conviendrait plutôt de parler d'une vérité sensible ou d'un non-savoir, puisqu'étant su, il n'est cependant jamais dit, il est tenu pour non-dit, inédit, indicible.

14Il appartient, me semble-t-il, à la sociologie de se prononcer et de prononcer un savoir sur ce savoir du ressenti, sur ce non-savoir. Il appartient à la sociologie de chercher à traduire le non-savoir su du social en savoir sur le social, à traduire le silence ou l'aphasie sociale en discours sociologique. Et dans ce délicat travail de traduction, la sociologie doit pouvoir mobiliser tous les discours, pour justement chercher à dire, non pas l'indicible, mais à proprement parler cette indicibilité.

15Je voudrais faire ici référence à G. Bataille, puisque c'est à lui que j'emprunte l'expression de non-savoir. Embarqué dans le chantier de ce qu'il nomme une pensée du non-savoir, il en vient à dire qu'il se sent comme « celui qui ne sait pas ce qu'il y a dans une malle cadenassée et n'ayant aucune possibilité de l'ouvrir, emploierait un langage littéraire pour dire plus que ce qu'il est nécessaire de dire. »

16De la même manière, une sociologie qui se voudrait littéraire, je dirais que ce serait une sociologie qui renoncerait à forcer le cadenas pour ouvrir la malle, qui renoncerait à vouloir résoudre l'énigme du social. Ou, pour le dire autrement, une sociologie littéraire serait une sociologie que ne viserait pas à éclairer la réalité sociale au point de la rendre transparente à elle-même, ce qui la rabattrait encore et toujours du côté du positivisme. Au contraire, l'intention d'une sociologie littéraire, du moins dans le sens où je l'entends, consisterait précisément à rendre compte de l'énigme du social, ou plus exactement du mystère de la réalité sociale, s'il faut donner un nom plus précis à ce qui dans cette réalité résiste à l'investigation sociologique. Une sociologie littéraire donc, veillerait à éclairer non pas l'obscur du social, mais ce qui fait que toujours demeure dans le social une part d'obscurité.

17Et c'est donc en ce sens que j'entends le détour et le recours à la littérature. Non pas par simple jeu du discours pour contourner les pesanteurs du discours scientifique, mais bien pour trouver par le biais du discours littéraire, qui dit plus que ce qu'il est nécessaire de dire, un moyen de surmonter les limites méthodologiques étroites de la sociologie positive, et permettre ainsi de retrouver dans le foisonnement du discours littéraire, le foisonnement de l'objet du discours sociologique.

18Parce que, précisément, le discours littéraire m'apparaît être le discours le plus apte à respecter la dimension énigmatique de la réalité sociale, il m'apparaît être le discours le mieux capable de dire le mystère de la réalité sociale, sans pour autant le nier et sans non plus le briser, ce qui souvent est le même geste. Il apparaît alors d'autant plus clairement que la sociologie a tout à gagner à renouer avec la littérature.

19Après avoir thématisé tant bien que mal cette articulation, délicate mais selon moi essentielle, entre sociologie et littérature, je vais pour illustrer mon propos tenter de vous exposer comment, dans mon propre travail sociologique, je me suis mis à lire de la littérature et combien cette lecture me fut heuristiquement heureuse !

20Je travaille actuellement dans la cadre de ma thèse sur le phénomène techno, et pour le dire dans le vocabulaire sociologique, mon objet relève directement de la problématique de l'effervescence sociale. La majeure partie de mon travail spéculatif s'appuie sur un travail méthodologique assez classique, qui consiste en une série d'entretiens semi-directifs. La somme de ces entretiens, patiemment collectés puis transcrits, fournit sous la forme d'un texte un matériel sociographique de première main, scientifiquement exploitable.

21Ma principale proposition théorique consiste à soutenir que la pratique festive techno nous renseigne sur la nature du lien social à l'époque de la post-modernité. Selon moi, le rituel de la fête techno offre la possibilité d'une expérience forte, à la fois intime et collective, sur fond de transgression et de jouissance, il offre un lieu d'expérimentation du sacré où se dé-fait et se re-fait ce qui fait communauté.

22L'ensemble de mes entretiens produit un faisceau de textes qui viennent conforter cette hypothèse selon laquelle l'acte de participation à une fête techno est une expérience existentielle décisive, qui fonctionne sur le modèle d'un rituel initiatique. Et dans ce rituel festif, au-delà des histoires singulières, c'est finalement toujours la même expérience qui se joue, par la (re-)mise en question de son rapport à soi et aux autres.

23Je dois dire que pendant un temps, mon travail a bien fonctionné, sur la base de ces allers-retours entre travail théorique et travail de terrain, entre ouvrages théoriques et entretiens cliniques. J'étais assez content d'avoir ainsi circonscrit mon objet de recherche et j'avançais suivant mon plan, lorsque peu à peu le chemin sinueux de la recherche m'a conduit vers un nouveau thème, ou plus exactement vers un aspect de mon objet que j'avais jusqu'alors ignoré, ou que je considérais à tort comme périphérique, et qui s'avérait finalement être au centre de mon objet. Je me rendais compte que la question de l'effervescence était structurellement et dialogiquement liée à la question de l'ennui.

24J'ai bien essayé au cours de mes entretiens avec des participants à des fêtes techno d'aborder ce thème mais les réponses étaient toujours très décevantes. Autant mes interlocuteurs racontaient volontiers leur expérience festive, autant ils étaient muets sur leurs moments de solitude et d'ennui. Comment est-ce que je pouvais étayer cette intuition, alors que les entretiens étaient inefficaces pour tester cette hypothèse ? Pourtant, j'étais convaincu de l'étroite articulation entre effervescence et ennui, et j'avais la conviction que mes interlocuteurs le savaient aussi bien que moi, seulement il leur était impossible d'en parler (du moins dans le cadre d'un entretien sociologique).

25Alors que j'étais dans cette aporie, un certain nombre de romans abordant le phénomène techno ont été publiés. J'ai entrepris de lire ce corpus littéraire et j'ai découvert ce que je cherchais. Il est en effet frappant de constater que ces romans sur la techno, indépendamment de leur valeur littéraire et de leur style, sont tous plus ou moins construits sur la même structure narrative. Chaque fois, il s'agit d'un individu à un moment charnière de sa vie, entre la fin de l'adolescence et l'entrée dans le monde adulte, qui fait une expérience limite, une expérience de la limite. Il fait l'expérience extime d'un décrochage avec la réalité sociale, sur fond de fête, de drogue et de sexe, puis il revient finalement à cette réalité sociale pour s'y inscrire.

26Le premier enseignement sociologique que je tire de la lecture de cette littérature sur la techno est presque trivial, mais j'avoue que je l'avais perdu de vue à force d'avoir le nez plaqué sur mon objet. J'ai compris que le temps d'une fête techno ne dure pas, il est intense et marque longuement les esprits mais, il ne dure pas longtemps : faire la fête reste un acte ponctuel. Cela se traduit concrètement dans les romans par le fait que la description des fêtes techno s'écrit sur un nombre restreint de pages. Les romans sur la techno débordent donc la simple description des fêtes techno.

27L'originalité revendiquée par cette littérature traitant d'un phénomène contemporain tel que les fêtes techno se dilue rapidement dans le lieu commun du thème littéraire de l'ennui. En effet, je constate que l'ensemble des récits littéraires sur la techno convergent dans l'exposition d'une expérience métaphysique de l'ennui. « Aujourd'hui je commence à m'ennuyer sec », écrit Éric Lentin dès la troisième page de son roman intitulé Rave, et qui est le premier roman à ma connaissance à avoir été publié sur le thème des fêtes techno. Cet ennui qui plombe l'existence du narrateur constitue le thème principal du roman, il ne s'efface qu'un bref instant avec l'agitation liée à sa participation à une fête techno. Je considère que ce roman a une valeur paradigmatique : il illustre très précisément à quel point l'expérience de l'ennui est l'exact contrepoint de l'expérience de l'effervescence.

28L'ennui devient alors le terrain et le terreau sur lequel s'enracinent et fleurissent les discours littéraires sur la techno. La description phénoménologique de l'ennui vécu du quotidien devient le sujet de substitution de ces romans techno, au détriment de l'expérience festive qui passe alors au second plan. Chaque roman sur la techno ne fait que décliner le thème littéraire très classique de l'ennui, du désœuvrement, de la solitude.

29J’ai donc découvert dans le discours littéraire cette matière sociographique première qui me faisait défaut et qui mettait en défaut les procédures classiques de la sociologie positive : je découvrais les éléments essentiels de cette réalité sociale qui ne se laissent pas enregistrer par le dictaphone. L'omniprésence du thème de l'ennui dans les romans qui entendent traiter des fêtes techno m'offrait ainsi la possibilité de valider mon hypothèse théorique. Je trouvais dans le discours littéraire sur la techno un argument pour justifier mon hypothèse. Conforté dans mon hypothèse, je pouvais alors creuser les implications intellectuelles de cette articulation entre l'expérience de l'effervescence et l'expérience de l'ennui, entre une expérience communautaire et une expérience solitaire.

30Pour conclure cet exposé où je me suis interrogé sur la nature du discours sociologique par rapport au discours littéraire, je voudrais préciser que je ne crois pas que la littérature soit le salut de la sociologie, je crois simplement qu'elle offre un autre discours possible sur le social, qui intéresse la sociologie. Car probablement la vérité (du social) ne se trouve ni du côté du discours scientifique, ni du côté du discours narratif, mais plutôt au creux de cette altérité, dans l'entre-deux de leur différence. Je terminerai sur cette citation du philosophe J.-L. Nancy : « La vérité et la narration se séparent […]. La mêlée ainsi démêlée est partagée par la plus tranchante des lames : mais la coupure même porte à jamais les adhérences de l'emmêlement. Entre les deux il y a de l'indémêlable. La vérité et la narration se séparent de telle sorte que c'est leur séparation qui les institue l'une et l'autre. Sans la séparation, il n'y aurait ni vérité, ni narration. »

Pour citer cet article

Stéphane Hampartzoumian, « La littérature, une (re-)source pour la sociologie », paru dans Loxias, Loxias 3 (févr. 2004), mis en ligne le 17 février 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=5975.


Auteurs

Stéphane Hampartzoumian

Responsable du Grémes (Groupe de recherche et d’étude sur la musique et la socialité, Céaq, université René Descartes-Sorbonne Paris V), sous la direction de M. Maffesoli.