Loxias | Loxias 4 (mars 2004) Identités génériques: le dialogue | Identité générique: le dialogue
Marie-Hélène Cotoni :
Dialogue et didactique dans les périodiques de Marivaux : la place du journaliste
Résumé
Dans ses trois périodiques d’observations morales, Marivaux refuse, en Moderne, le discours d’autorité et les contraintes des formes traditionnelles, en semblant manifester une propension au dialogue. Sous trois physionomies différentes, le journaliste, voire ses doubles, participe à des échanges informatifs souvent marqués par un déséquilibre énonciatif. Tantôt il y défend ses choix en esquivant l’affrontement véritable et en ôtant la parole à l’adversaire, par l’ironie antiphrastique ou le discours narrativisé; tantôt il s’efface pour laisser un personnage insolite délivrer un message qui rompt avec le conformisme. Ailleurs, de fréquents glissements montrent une tension constante entre l’ouverture à l’autre et la reprise de parole, ce qui rend, semble-t-il, variables la place du journaliste et le statut épistémologique du dialogue. En fait, ce journaliste-Protée se glisse dans tous les rôles. Par la prolifération des voix, il crée une apparente pluralité énonciative, gage d’échanges libres et authentiques, et diversifie, avec un talent de romancier, une science comportementale rénovée.
Index
Mots-clés : bigarrure , dérision, dialogisme, dialogue, didactique, journaux, Marivaux, morale, polyphonie énonciative
Texte intégral
1Les trois périodiques qu’a publiés Marivaux, Le Spectateur français de juillet 1721 à l’été 1724, L’Indigent philosophe d’avril à juillet 1727, Le Cabinet du philosophe de janvier à avril 1734 avaient pour but, on le sait, de diffuser non des informations mais des observations et des réflexions morales. L’auteur, en effet, y décrit, comme La Bruyère, les mœurs de son temps, tout en n’hésitant pas à porter, sur ce qu’il voit, des jugements personnels qui laissent transparaître une morale normative. Il possède bien la curiosité, teintée d’optimisme, qui caractérise les premières décennies du siècle, où les domaines d’investigation s’élargissent. Mais il se soucie moins d’explorer le monde que d’explorer l’être humain, sans être marqué par l’amertume d’un La Rochefoucauld ou le tragique d’un Pascal. Les critiques lucides, parfois cinglantes, qui résultent de ses observations ont pour but essentiel d’introduire plus de dignité et de générosité dans les relations humaines. Dans ces années passionnées par la démarche scientifique, où les outils du savoir et l’art d’instruire se diversifient, c’est par une méthode empirique, observation et mise en oeuvre d’expériences concrètes et répétées, qu’il vise à parfaire la connaissance de l’homme, et particulièrement des déterminismes moraux et sociaux auxquels il est soumis. Souvent, en outre, à cette époque, « l’écriture se fait, avec bonheur, échange verbal »1. Nous savons, en effet, à quel point les grands écrivains du siècle ont eu recours au dialogue ou à la lettre.
2Or, dans les années où il a fait paraître ses périodiques, Marivaux, dans les salons de Madame de Lambert et de Madame de Tencin, a participé à cette passion de la conversation. De plus, en tenant compte des oeuvres publiées pendant la même période, du Dialogue entre l’Amour et la Vérité, dès 1720, aux deux premières parties de La vie de Marianne, en 1731 et 1734, sans oublier une vingtaine de comédies, on peut juger que maîtrise du dialogue et lucidité de l’analyse sont indiscutables lors de la rédaction des Journaux. Notre propos est donc d’y chercher quelle utilisation est faite du dialogue pour instruire le lecteur. Et quelle place le journaliste y tient-il ?
3Dans ses périodiques, Marivaux arbore trois physionomies différentes. Car nous entendons d’abord la voix d’un vieillard désabusé, dans les vingt-cinq feuilles du Spectateur français, alors que l’auteur a trente-trois ans. Puis, dans les sept feuilles du second périodique, c’est celle d’un joyeux drille qui s’est ruiné à trop bien vivre, mais ne s’en soucie guère. Enfin c’est une voix d’outre-tombe qui s’adresse au lecteur, dans les onze feuilles du Cabinet du philosophe. En outre, ces figures ont des doubles, que nous rencontrons en lisant le Journal d’un Espagnol, ou le manuscrit envoyé par un Inconnu, insérés dans le Spectateur français. Quant à l’Indigent philosophe, il laisse la parole, dans quelques feuilles, à un camarade qui partage avec lui le goût du vin, une verve endiablée et une certaine sagesse. Les dialogues auxquels participent ces personnages, comme ceux où intervient le journaliste lui-même, peuvent véhiculer une instruction morale, donnée, sous des masques divers2, non par un maître, mais par un médiateur.
4L’avertissement programmatique du Spectateur français annonce, en effet, un homme ouvert à la vie, ouvert au dialogue. Dès la première page, l’auteur proclame qu’il ne veut pas être « auteur » mais homme3. C’est le hasard des rencontres, des lettres reçues, l’occasion, et non la méditation sur des sujets préétablis qui détermineront les réflexions de cet écrivain attentif à ce qui l’entoure, qui pratique ce que l’on a appelé un «humanisme expérimental»4. Michel Gilot a bien souligné cette nouvelle conception de la littérature, qui devient une «forme privilégiée de participation à la vie »5. Soucieux d’être utile à ses semblables, ce moraliste raille, dans la sixième feuille, la morale ennuyeuse déversée tout au long de gros traités. Formes et contenu traditionnels sont réunis dans la même réprobation. Il se méfie des in-folio qui favorisent la « solitude philosophique » (p. 138), et qui imposent des jugements définitifs. Il refuse le discours d’autorité. Ce partisan des Modernes, en un temps où l’on substitue les problématiques aux dogmatismes, préfère la discontinuité de ses feuilles volantes, le saut d’un sujet à un autre, selon ses observations du moment, ce qu’il nomme le « libertinage d’idées » (p. 132). L’Indigent philosophe, « naturellement babillard » (p. 277), se propose aussi d’«être un homme et non pas un auteur » (p. 311) et d’écrire sans contrainte : « ce qui me viendra, nous l’aurons sans autre cérémonie ; car je n’en sais pas d’autre que d’écrire tout couramment mes pensées » (p. 276). Et son alter ego lui donnera la réplique, selon la même esthétique du désordre. Quant au Cabinet du philosophe, le lecteur est averti qu’« il ne s’agit point ici d’ouvrage suivi : ce sont, la plupart, des morceaux détachés, des fragments de pensée sur une infinité de sujets, et dans toutes sortes de tournures » (p. 335). Parmi celles-ci, le pseudo-éditeur mentionne précisément « des dialogues ».
5Qu’il s’agisse du Spectateur, de l’Indigent, qui se regarde dans un miroir « comme on regarde un tableau » (p. 281) ou du Philosophe du Cabinet, le scripteur tend à se dédoubler lui-même, afin de mieux observer, de voir au-delà des apparences et de mieux argumenter. Michel Gilot a bien discerné cette attitude « de dédoublement et de distanciation vis-à-vis de soi-même », cette « nécessité d’envisager le contre après avoir fougueusement plaidé le pour »6. Le scripteur nous donne donc parfois à entendre un dialogue intérieur, à l’occasion de petites comédies sociales. Ainsi : « L’or et l’argent brillent sur les habits de cet autre. Ne rougit-il pas d’étaler sur lui plus de biens que je n’ai de revenu ? Non, disais-je, il n’en rougit point » (p. 115). Quand le Spectateur, selon son expression, s’amuse avec lui-même, il n’est pas rare de l’entendre raisonner ainsi : « Je me suis donc dit : qu’est-ce que c’est ? de quoi s’agit-il [...] Eh quoi [..] Allons [...] » (p. 198-199). Doutes, interrogations se font entendre, dans une volonté de dévoilement de l’être profond.
6Mais cette propension au dialogue ne concerne pas que l’approfondissement du Moi. Dans la vingt-troisième feuille, le Spectateur présente son périodique comme une amorce de dialogue avec ses lecteurs, qui seront souvent interpellés, aussi, dans L’Indigent philosophe7. « Il me vient des idées dans l’esprit ; elles me font plaisir ; je prends une plume et les couche sur le papier pour les considérer plus à mon aise et voir un peu comment elles feront. Après cela, quand je les trouve passables, je les donne aux autres, qui s’en amusent eux-mêmes, ou qui les critiquent ; et lequel que ce soit des deux, j’y gagne toujours » (p. 245). On peut supposer que cette enrichissante confrontation, que cette mise à profit de la pensée de l’autre interviennent également en cours de rédaction. Nous examinerons donc comment se déroulent les dialogues à visée didactique. Quelle instruction en est tirée ? Quelle est la répartition des rôles dans l’échange informatif ? Nous serons peut-être amenés à constater de subtils glissements, signes de la tension entre la pluralité énonciative et la reprise de parole par le journaliste. Et dans cette littérature sans frontières, où l’on fait peu de cas des règles, le scripteur ne prendrait-il pas aussi quelques libertés avec le dialogue et avec l’art d’instruire ?
7Le dialogue est souvent associé à un encadrement narratif, qui souligne l’importance du réel, du concret, de l’ouverture au monde. Ainsi, dans la cinquième feuille, est mise en scène la rencontre d’un pauvre savetier et du Spectateur, sorti voir la foule envahissant les rues de Paris, à l’occasion de l’entrée de la petite Infante. Dans la dixième feuille, c’est dans une promenade publique qu’il lie conversation avec un homme taciturne. Dans les vingt-deuxième et vingt-quatrième feuilles, se trouvera rapportée la conversation qu’eut l’Inconnu, enfant, avec son père, après la rencontre, à la campagne, d’un seigneur exilé de la cour, puis d’un gai laboureur.
8Ces trois échanges sont marqués par un déséquilibre énonciatif, aux dépens du journaliste ou de son double (l’Inconnu), qui jouent un rôle très effacé, se bornant à relancer l’interlocuteur par des séries de questions. Or le dialogue à visée didactique mettait généralement en scène un maître et son élève ou, comme dans les Dialogues des morts de Fénelon, des personnages célèbres, Confucius et Socrate, Platon et Aristote, Horace et Virgile etc. Fontenelle fait de même ; ainsi, pour railler les partisans des Anciens, il convoque Socrate, en compagnie de Montaigne. Dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, le savant qui instruit une marquise fait également autorité.
9Or dans la cinquième feuille du Spectateur français, le journaliste va interpeller un savetier, qu’il a vu, dans sa boutique, hausser les épaules de pitié devant la foule de curieux qui se bousculaient pour apercevoir la petite Infante de trois ans promise à Louis XV : «Comment ! lui ai-je dit, vous travaillez, pendant que vous pouvez voir de si belles choses, mon bon homme ! » (p. 133). À trois reprises, il qualifiera son interlocuteur, sage émule du savetier de La Fontaine, d’une manière montrant que peuvent cohabiter bassesse sociale et hauteur de vues. Ce « philosophe subalterne » il l’a choisi comme objet d’expérience, pour voir « quelle forme pouvaient prendre des idées philosophiques dans la tête d’un homme qui raccommodait des souliers ». C’est ce « brute Socrate » qui va donner une leçon au lecteur. Malgré les apparences, elle diffère de celle de La Fontaine, qui montrait qu’argent et insouciance ne pouvaient pas faire bon ménage. Le savetier de Marivaux nous dit que, s’il veut survivre, matériellement et moralement, le pauvre doit nécessairement fuir le spectacle d’un luxe excessif qu’on lui met, pourtant, sous les yeux. Son discours oppose très nettement deux mondes hétérogènes, les « petites gens comme nous », qui n’ont pas une minute à perdre s’ils veulent gagner de quoi manger, et « vous autres gens qui avez votre pain cuit, et qui avez le temps de mettre votre journée à rien faire », autrement dit « les fainéants » et « ceux-là qui n’ont pas moyen d’être comme eux ». Amorcer un rapprochement de ces deux mondes, en offrant au pauvre le spectacle de beaux habits et de « beaux équipages », c’est l’entraîner à la paresse, à l’amertume et au découragement. Un cloisonnement étanche entre groupes sociaux est le remède proposé pour éviter d’éprouver des désirs néfastes, puisque irréalisables, autrement dit pour ne pas « gagner plus d’appétit qu’à moi n’appartient d’en avoir ». C’est du côté de l’artisan nécessiteux que le journaliste voit la sagesse, car il sait se garantir du trouble que pourraient susciter ceux qui le provoquent en étalant leur luxe.
10L’assimilation au philosophe grec laisserait supposer que l’ensemble des lecteurs doit tirer profit, comme d’une sorte de maïeutique, du discours que le savetier s’adressait à lui-même, afin de sauvegarder sa liberté d’esprit : « Il faut aller mon train, laisser là les autres, et vivre bon serviteur du roi et des siens ; le reste n’a que faire de moi, ni moi du reste ». Ce stoïcien se connaît, sait tout ce qui lui est nécessaire et devine tout ce qui rendrait sa condition insupportable. Fidèle à lui-même, il peut donc finir son discours sur un ton assuré : « Vous ne savez pas ce que c’est que d’être savetier, cela vous passe » (p. 133). La voix du journaliste ne se fera entendre que par une approbation au style indirect. Et celle de l’énonciateur principal met fin à la situation discursive en entonnant une chanson. On pourrait bien voir là des échos de ce « libertinage rocaille » que François Moureau a défini, en le distinguant nettement de l’attitude des philosophes, comme « une philosophie de l’individu contre le moule social »8.
11Or une thématique comparable va se retrouver dans la vingt-deuxième feuille. Dans ce récit de l’Inconnu, la situation dialogale est plus conforme à la didactique traditionnelle : «Je me promenais souvent avec mon père, et de tout ce qui s’offrait à nos yeux, il en prenait occasion de m’instruire » (p. 240). Cette instruction va encore porter sur l’inégalité des conditions. Dans un dialogue serré, après la rencontre d’un courtisan malheureux d’avoir été exilé, le jeune naïf va multiplier les questions sur les pièges de la cour, où la méchanceté, la fourberie, la perfidie paraissent « le chef-d’œuvre de l’esprit humain » (p. 241), à cause d’une radicale inversion des valeurs naturelles, qui fait préférer aux qualités morales les dignités sociales. Si le courtisan exilé, pourtant bon et généreux, regrette sa vie passée, c’est par conformité au moule social, parce que « l’habitude des honneurs peut lui avoir gâté l’esprit» (p. 244). Toutefois, le discours paternel, avec sa charge satirique sur les Grands, va vite supplanter le dialogue, et les questions vont se transformer en interrogations rhétoriques, pour conclure cette instruction. L’énonciateur principal, ruiné à la suite d’une longue maladie et d’une banqueroute, demandera à son fils : « Mais au bout du compte, qu’en dis-tu ? notre lot n’est-il pas incomparablement meilleur que celui de ces personnes-là ? » (p. 243).
12Dans la vingt-quatrième feuille, cette leçon est redoublée grâce à une nouvelle rencontre, celle d’un gai laboureur, qui chante, comme le faisait le savetier dans sa boutique, parce que la pluie qui vient de tomber va être bénéfique pour ses cultures. Les questions naïves du jeune fils sont l’occasion d’opposer les besoins artificiels du courtisan, liés à l’orgueil et à l’ambition, sources de tourments et de scélératesses, aux besoins modestes du paysan « qui ne veut que vivre » (p. 253). À nouveau, la conclusion est donnée sous forme d’interrogation rhétorique : « Ne le trouves-tu pas heureux d’être si borné dans ses désirs, qu’en dis-tu ?» (p. 254).
13Avant Rousseau, mais en aboutissant, dans ce premier quart du siècle, à des conclusions différentes, Marivaux fait la critique des groupes sociaux qui préfèrent le paraître à l’être. Toutefois, plus original que le contenu, est le choix des énonciateurs principaux : un savetier, puis un homme qui a été obligé, faute d’argent, de se réfugier à la campagne et qui va laisser sa famille à peu près sans ressources. L’écrivain poussera plus loin la provocation en choisissant des exclus comme énonciateurs, parfois cyniques, de L’indigent philosophe. La revanche sur la misère, non par la révolte, mais par le scepticisme devant les prétendues grandeurs, par la joie de vivre, par l’art de mieux jouir des biens les plus simples, y prendra aussi des accents plus insolents.
14Toutefois l’effet de surprise lié au choix paradoxal de l’instructeur n’est pas réservé aux dialogues sur l’organisation sociale. On le ressent également lors d’un entretien sur les femmes, dans la dixième feuille du Spectateur français. Alors que la voix du journaliste, qui fait d’abord entendre brèves questions et objections, s’assourdit de plus en plus, l’énonciateur principal est un homme à « l’air pesant et taciturne », à la « physionomie [...] épaisse » (p. 160, 161). Or c’est lui qui va offrir une analyse d’une finesse remarquable, aboutissant à un paradoxe : une infidélité est plus improbable chez une femme coquette et frivole que chez une femme sage et vertueuse. Car la femme frivole ne prend le temps de s’attacher à rien : « De la mouche, elle passe à un miroir qui se présente ; de là à sa cornette ; puis à un ruban, puis à autre chose » (p. 160). Tandis que la femme vertueuse, dans une succession d’étapes qui la mènent de la sympathie pour un amant tendre et respectueux à la résistance, puis à un goût d’aventure, à la compassion, à l’admiration, aux pleurs, à la faiblesse accompagnée de reproches, aboutit à une situation où « tout ce qu’elle eut de sentiment pour la vertu passe au profit de sa passion » (p. 162).
15Dans ces trois cas, le journaliste (ou son double) se contente donc de la place de questionneur. L’instruction vient d’où on ne l’attendait pas, d’énonciateurs d’une apparente rusticité, en marge des normes classiques. Pour délivrer un message qui s’éloigne de la doxa, est choisi un éducateur paradoxal.
16Tout autres sont les échanges en milieu clos de la sixième et de la quinzième feuilles du Spectateur français. Dans la sixième, le journaliste est témoin, chez un libraire, des préjugés méprisants qu’oppose, aux offres de ce dernier, un lecteur âgé, au sujet des brochures, et en particulier du Spectateur. Il intervient alors dans la conversation, de manière paradoxale, en faussant le dialogue. En effet, il défend de façon caricaturale le point de vue de l’adversaire et, en parlant en son nom, lui ôte la parole. Il lui prête des questions simplistes comme : « La raison, le bon sens et la finesse peuvent-ils se trouver dans si peu de papier ? » Ou : « Est-il de la dignité d’un personnage de cinquante ans, par exemple, de lire une feuille volante ? » (p. 138). Il se garde bien de répliquer en défendant une position sensée. L’allocutaire collectif est donc pris dans un tourbillon d’affirmations à sens unique, qui lui donne envie d’entendre le point de vue opposé, voire de le formuler en aparté. Le journaliste ne lui laisse aucun répit, pas plus qu’à son adversaire, qu’il a réussi à décontenancer : « Il ne savait s’il devait se fâcher ou se taire ; je ne lui donnai pas le temps de se déterminer ». Dans une deuxième offensive, en effet, il se montre tout aussi intarissable pour faire l’éloge sarcastique d’un gros Traité de morale, «lecture importante et digne du flegme d’un homme sensé » (p. 139), dont l’ennui qui s’en dégage garantit le sérieux : « Si l’on avait du plaisir à la lire, cela gâterait tout ». La polyphonie ne réside plus que dans l’ironie du discours tenu par le journaliste, dont on entend le signifié patent et dont on devine le signifié latent. Le journaliste parvient à ridiculiser plus ou moins l’adversaire en feignant de traduire ses propos. Sa stratégie consiste à accaparer la parole tout en taisant son propre point de vue, à feindre de laisser généreusement se déployer l’opinion adverse, tout en empêchant de s’exprimer, en réalité, un adversaire qui finit par se retirer sans chercher un débat authentique.
17Dans le Journal de l’Espagnol, retranscrit dans la quinzième feuille du Spectateur français, le dialogue porte sur la religion. C’est l’appartement du narrateur qui sert de cadre à la prise de parole, lors de la visite d’un jeune homme « plein de lui-même » (p. 196). En neuf répliques, le lecteur est informé qu’il s’agit d’un incroyant qui, railleur, dédaigne « ces bonnes gens qui croient tout sans trop savoir pourquoi ». Son interlocuteur lui renvoie la balle : « Et vous, savez-vous pourquoi vous ne croyez pas ? ». La symétrie des interventions (« Oui, monsieur, je le sais ; je raisonne quelquefois, j’ai des principes ») laisse espérer un véritable échange, qui instruira le lecteur sur deux points de vue opposés. Mais le discours narrativisé succède alors au dialogue direct. L’allocutaire collectif ne pourra pas apprécier lui-même la valeur des arguments de l’incroyant, puisque son interlocuteur, après avoir donné de lui une image dépréciative, où s’additionnent libertinage, vanité et ignorance, impose son propre jugement : ce n’est qu’un nouveau conformisme qu’il décèle chez ce libertin. « En effet le système est venu, et ce système, qui était sa créance, c’était un composé de lieux communs, de bribes d’opinions qu’il avait apparemment retenues de la conversation de quelques esprits, qui se donnent pour esprits forts »(p. 197).
18Dans deux domaines qui lui tiennent profondément à coeur, ses convictions littéraires et ses convictions religieuses, le scripteur, soit par l’ironie antiphrastique, soit par le discours narrativisé, fausse donc le dialogue pour ôter la parole à un adversaire à qui il reproche de ne pas penser par lui-même. Pour transmettre son instruction à l’allocutaire collectif, il use d’un dialogue avorté où, en réalité, seule sa voix se fait entendre. On tend à passer du didactique au satirique. C’est également le cas dans le dialogue que l’Indigent Philosophe ébauche, pour défendre la supériorité de l’homme de bien, avec un méchant, également incroyant ; il y met fin de façon péremptoire : « Est-on moins aveugle dans votre cas que dans le sien ? Et moi, je vous dis que c’est tout le contraire » (p. 306).
19Ce journaliste qui affirme vouloir tirer parti des critiques qu’on lui opposerait fait-il vraiment confiance aux confrontations d’idées ? Dans la même feuille où il suggérait un possible dialogue avec ses lecteurs, il fait une vive satire des réunions où, dans les cafés, d’«honnêtes gens, la plupart amateurs de belles lettres, ou savants » (p. 246) font assaut d’esprit : « Il part une question; l’un la décide hardiment, et sans appel ; un autre condamne tout ce que le premier a dit ; un troisième s’élève qui les condamne tous deux ». Au bout de six interventions, on aboutit à un « charivari spirituel » et à « une masse d’idées subtiles et bizarres qui se croisent, qui ne signifient rien » (p. 247), d’autant que ceux qui débattent plus calmement ne s’écoutent pas davantage les uns les autres. La situation ne s’arrange pas lorsque le narrateur se retrouve seul avec un « un des principaux disputants », enroué à force de s’être égosillé. Le dialogue et la réflexion du journaliste, reproduits alors avec humour, nous le montre embarrassé, affamé, « sur les épines », tant qu’il n’a pas réussi à calmer son interlocuteur en feignant de reconnaître sa supériorité, tout en faisant de lui sa dupe, puisque « de faux éloges l’étourdissaient sur de vraies injures » (p. 250). Cacophonie prétentieuse, d’une part, quand est résumée une discussion dont ne se détache aucune parole, jeu de dupes dans l’échange suivant : voilà ce qu’on retient des débats entre gens de lettres ou savants, des dialogues de ceux qui ont pour charge d’instruire ! De même l’Indigent philosophe mentionnera, dans la septième feuille, un entretien qu’il eut, sur l’âme, avec deux de ses amis. Mais aucune retranscription de ce dialogue, ce qui en suggère la vacuité. La seule réplique rapportée est celle d’un paysan qui les écoutait : « Monsieur, vous avez tant parlé de nos âmes : est-ce que vous en avez vu quelqu’une ? » (p. 318).
20Cette position explique mieux les parodies de discours savants mises dans la bouche du camarade de l’Indigent philosophe. L’énonciateur principal est, cette fois, choisi au plus bas niveau de la hiérarchie sociale, puisqu’il s’agit d’un déserteur, d’un homme mis au ban de la société, qui risque la mort ou la mutilation si on parvient à l’arrêter. Or sa fréquente apologie du vin est mêlée de mots latins : « Le vin réjouit la bile, et de la bile nous en avons tous : ergo , il faut boire ; il n’y a point de docteur de Sorbonne qui puisse disputer quelque chose à cet argument-là, il se moque du distinguo, et moi aussi » (p. 291). Son goût de la boisson s’appuie même sur la physique ancienne : « Point de vide. Je suis comme la nature, je l’abhorre » (p. 292). Les considérations sur les aléas de la Fortune, « aujourd’hui petit, demain grand », sont vite écourtées : « ce que je vous dis là est presque sublime, c’est du beau ; mais il m’ennuie » (p. 291). Ce picaro, qui proclame n’être qu’une linotte, affirme aussi avoir mis « tout son esprit en chansons » (p. 294) et ne risque quelque réflexion grave que sous couvert de joyeusetés : « Primo la vie, ensuite du vin ; car si on ne vivait pas, comment boire ? mais quelquefois boire console de vivre » (p. 297). Les Belles Lettres ne sont pas plus sérieusement traitées. Références à Jupiter et à Ovide précèdent une savoureuse déclinaison parodique : « Parlez-moi d’hoc vinum, hujus vini, voilà ce qui s’appelle un fier substantif. Savez-vous le décliner au cabaret ? on commence par le genitivo parce qu’on dit en entrant au garçon : du vin ; le garçon en apporte au nominativo : voilà le vin ; il vous en verse après, et c’est le dativo; le dativo dure quelque temps, car vous en versez vous-même ensuite jusqu’à l’ablativo : c’est quand il n’y en a plus dans la bouteille ; et puis vous rappelez le garçon pour en avoir, c’est le vocativo ; et puis quand il en rapporte, vous recommencez par le genitivo en tendant votre verre, en disant : du vin ; et par ce moyen vous faites votre déclinaison sans faute » (p. 295).
21Or cette dérision d’une instruction traditionnelle s’accompagne de la plus grande désinvolture quant à la forme dialoguée. Car le face-à-face au cabaret, malgré des « buvez, camarade » (p. 283), « mais parlez donc, camarade », « allons, frère, arrosons, le temps est sec » (p. 285), «Où en suis-je camarade » (p. 292), « qu’en pensez-vous ? » et autres «qu’avez-vous à dire à cela ? » (p. 294) ne nous laisse entendre, en fait, qu’un soliloque. Le narrateur principal s’efface.
22Inversement, alors qu’il paraît d’abord à l’écoute, il lui arrive de prendre subrepticement la parole. Ainsi l’Indigent commence par rapporter les plaintes de ceux qui possèdent, pourtant, tout ce qu’il n’a pas, charge, femme, enfants, argent : « Parlez-leur, ils se plaignent toujours, c’est de leur femme qui joue, c’est de l’État qui va mal », du ciel, du chaud, du froid, d’un fils, d’une fille, d’une troupe de valets. Après cette série de récriminations retranscrites en style indirect, voici un changement imprévu de locuteur, indiqué par la seule présence de possessifs à la deuxième personne : « Après cela, c’est des amis qu’il faut régaler, et qui ne seront peut-être pas contents, qui ont plus envie de compter vos plats que de les manger ; c’est leur vanité qui vient voir si la vôtre soutient noblesse ». Le journaliste accapare la parole, pour interroger, puis moraliser, en glissant d’un sujet à un autre : « Allez-vous manger volontiers chez des gens d’un étalage médiocre, qui donnent de tout leur cœur, mais qui ne peuvent que donner peu ? » (p. 302) On n’est pas loin, alors, dans cette prise à partie, née d’un libre jeu avec le dialogue, des apostrophes fréquentes, souvent véhémentes, que l’émetteur adresse aux riches, responsables du sort des misérables, aux corrupteurs de jeunes filles dans le malheur, aux mauvais critiques.
23Dans des dialogues ébauchés, avortés, de glissement en glissement, parfois on ne sait plus qui parle. Ainsi, le texte intitulé Des femmes mariées, inclus dans Le Cabinet du philosophe, nous livre-t-il successivement l’opinion masculine, « les hommes disent que les femmes ont la faiblesse en partage », puis les interrogations et observations du Philosophe, auxquelles, surgi de nulle part, signalé seulement par des parenthèses indicatives, est substitué le discours féminin : « (vous diraient les femmes) [...] (ajouteront les femmes, car c’est toujours elles que je fais parler) [...] continueront les femmes » (p. 375, 376, 377). Le journaliste, devenu auditeur muet, fait donc soudain prendre en charge un discours revendicatif par plus qualifié que lui. Des glissements comparables se retrouveraient, à la fin du même périodique, dans le Voyage au monde vrai. Le narrateur, lorsque, dans sa jeunesse, il apprend à connaître les hommes malgré leur masque, provoque les explications de son guide à la manière d’un disciple respectueux : « Dites-moi naturellement ce que je dois penser de tout ceci » (p. 418). Mais avant de commencer le récit de ce voyage initiatique, il avait engagé un débat avec un lecteur réticent. C’était lui, cette fois, qui, mûri, jouait le rôle du maître vantant les profits à tirer de cette leçon : « Je vais instruire votre esprit sans affliger votre cœur ; je vais vous donner des lumières, et non pas des chagrins; vous allez devenir philosophe, et non pas misanthrope » (p. 391). On voit combien sont variables et la place du journaliste et le statut épistémologique du dialogue.
24Nous commençons à prendre pleinement conscience de l’ambivalence, et même de l’ambiguïté du titre que j’ai proposé. Si nous entendons par «journaliste » les personnages nommés « le Spectateur », « l’Indigent », « le Philosophe », voire leurs doubles, ce journaliste tantôt donne sa leçon en ôtant la parole à l’adversaire, en esquivant l’affrontement véritable, tantôt s’efface pour laisser s’exprimer avec pertinence un personnage inattendu, voire insolite, dans une tension constante entre l’ouverture à l’autre et la reprise de parole. Mais si nous entendons par « journaliste » l’auteur des trois périodiques, il n’est nulle part et il est partout. Il n’est nulle part, puisqu’il reste anonyme et ne correspond complètement à aucun des locuteurs des divers discours emboîtés. Et il est partout, car il tient toute la place en se glissant dans tous les rôles, selon une esthétique baroque, avec des effets de trompe-l’oeil.
25Car des interlocuteurs comme le Savetier ou l’homme taciturne permettent de beaux effets de réel. Mais nous devinons que le Savetier doit plus à La Fontaine et à Steele9, donc à la culture de Marivaux, qu’aux artisans parisiens qu’aurait rencontrés le scripteur, le 22 mars 1722. Nous voyons l’homme taciturne analyser la passion chez une femme vertueuse avec la même acuité de regard qu’avait montrée le Spectateur, lorsqu’il avait traité ce sujet dans sa deuxième feuille. Quant aux leçons de l’Indigent et de son camarade, elles ne diffèrent guère. Lequel s’exclame « Vive la pauvreté [...]; les gueux sont les enfants gâtés de la nature : elle n’est que la marâtre des riches, elle ne produit presque rien qui les accommode » (p. 282) ? Le second. Mais le premier avait déjà proclamé que, quoique pauvre au souverain degré, cela ne l’empêchait pas de rire. C’est l’ancien déserteur qui, dans la tradition du Roman comique, admire la vie des comédiens au milieu desquels il se trouve, car elle se passe à chanter, manger, boire et faire l’amour ; et il ajoute : « Les rois ne la mènent pas, cette vie-là» (p. 286). Mais c’est l’Indigent qui se réjouira de prendre, avec ses camarades, un repas où les belles manières ne vont gêner personne et qui s’exclamera : « ô gens du monde, que vous êtes de pauvres gens ! » (p. 322). Le « journaliste », dans ce périodique, ne s’efface donc que pour laisser la parole à son semblable, son frère.
26En un temps où se développent les sciences du vivant, la curiosité pour les civilisations non européennes, et où l’on procède à une révision des valeurs, Marivaux, sensible à la mobilité des êtres, propose une dynamique nouvelle pour se libérer du conformisme et du culte de l’autorité. Cette nouvelle approche concerne aussi bien les orientations de la littérature que l’analyse psychologique ou les relations humaines, qu’il s’agisse de l’éducation, de la place des femmes dans la société ou des rapports entre riches et pauvres. Son souci de rénovation touche aussi à l’expression formelle, y compris dans l’usage du dialogue.
27Mais il est convaincu, comme le montre son théâtre, du Prince travesti aux Fausses confidences, que le déguisement est indispensable pour délivrer un tel message à une société qui vit masquée, à des « porteurs de visages » (p. 124). C’est ce qui entraîne les avatars de la figure du journaliste et ses changements de rôles. Avant Diderot, il donne la parole à des marginaux dont le discours va frapper les lecteurs. Or, de même que Diderot est présent, dans Le neveu de Rameau, à la fois dans « Moi » et dans « Lui », l’auteur des périodiques exprime ses vues de moraliste en déléguant la parole, comme il le fait encore à travers les lettres qu’il prétend avoir reçues, ou les petites comédies qu’il relate. Toutefois, malgré cette apparente pluralité énonciative, les instances narratives de second niveau emploient les mêmes néologismes, les mêmes tournures généralisantes que l’émetteur principal. Comme on l’a dit, tous « parlent Marivaux »10. Ce journaliste-Protée s’insinue d’une place à l’autre, d’un rôle à l’autre, parce qu’il se construit aussi dans sa relation avec l’autre. Certes, il proclame sa singularité et veut se ressembler fidèlement à lui-même ; cependant, on peut dire de lui ce qu’il dit des physionomies les plus singulières, « qui ne changent point, mais qui, par le commerce que les hommes ont ensemble, contractent quelque chose de liant qui les mitige » (p. 149). En dehors même des parties dialoguées, les périodiques de Marivaux sont dialogiques.
28Cette prolifération des voix, cette projection dans des êtres multiples sont le fait d’un homme de lettres ouvert au monde. Elles dérivent, aussi, du talent d’un romancier. Un romancier qui s’exprime à la première personne, sur un ton de confidence personnelle, à travers ses personnages de journalistes, bien ancrés dans le réel, comme il le fait avec les personnages de Marianne ou de Jacob. Car l’auteur des périodiques, pour convaincre de la vérité de ses propos, vise les mêmes effets d’authenticité, en usant des mêmes feintes. En multipliant les interlocuteurs, qu’on les disqualifie en étouffant leurs voix ou qu’on les propulse sur le devant de la scène, il parvient à produire une impression de diversité, d’extrême liberté des échanges. En ce sens, comme l’écrit François Moureau, il nous offre une littérature morale qui est « moins générale que diversifiée selon l’infinie variété du monde »11. Les invariants du style nous parviennent plus ou moins masqués par la «bigarrure » qui fait succéder « les réflexions les plus sérieuses » aux « discours d’un camarade ivrogne » (p. 310). Le lecteur reçoit les leçons insistantes d’une science comportementale rénovée. Et cela en éprouvant une impression d’authenticité et de variété d’autant plus grandes que les entretiens de personnages colorés et divers avec des rédacteurs de brochures aux postures changeantes font figure de témoignages probants.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Marie-Hélène Cotoni, « Dialogue et didactique dans les périodiques de Marivaux : la place du journaliste », paru dans Loxias, Loxias 4 (mars 2004), mis en ligne le 15 mars 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=33.
Auteurs
Marie-Hélène Cotoni est agrégée de Lettres classiques et docteur d’État. Professeur à l’Université de Nice, elle a publié de nombreux ouvrages et articles sur la littérature française du dix-huitième siècle, sur l’histoire des idées, ainsi que sur la correspondance de Frédéric II. Elle a fait paraître également deux romans à intrigue policière et un recueil de nouvelles.