Loxias | Loxias 3 (févr. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (2e partie) |  Doctoriales 

Szonja Hollosi  : 

La figure mythique du fils prodigue dans le roman marocain (D. Chraïbi et F. Laroui)

Résumé

Le scénario du départ vers l’ailleurs donne le schéma du mythe du fils prodigue dans les romans marocains d’expression française. En observant le décor mythique dans la production romanesque de langue française au Maroc depuis l’indépendance du pays, nous constatons que les images transmises sur l’Autre semblent suivre une certaine logique d’ordre thématique mais aussi d’ordre historique. Nous étudierons particulièrement les œuvres de Driss Chraïbi et de Fouad Laroui.

Index

Mots-clés : altérité , émigration, identité, imagologie

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

1 Précisons dans quelle problématique s’inscrit l’histoire du mythe du fils prodigue.

Les images à quelque régime qu’elles appartiennent, au contact de la durée pragmatique et des événements, s’organisent dans le temps, ou mieux organisent les instants psychiques en une « histoire »1.

2Ensuite, cette histoire évolue avec le temps et subit des modifications. Ce sera dans une optique imagologique que nous étudierons les changements d’un mythe dans l’imaginaire marocain.

3 Le scénario du départ vers l’Autre donne le schéma du mythe du fils prodigue dans les romans marocains d’expression française. En observant le décor mythique dans la production romanesque de langue française au Maroc depuis l’indépendance du pays, nous constatons que les images transmises sur l’Autre semblent suivre une certaine logique d’ordre thématique mais aussi d’ordre historique. Sans – encore – disposer des mesures nécessaires pour observer le décalage temporel et – dans le cas de Driss Chraïbi et de Fouad Laroui – spatial séparant faits initiaux et surgissement des constellations mythiques dans une œuvre littéraire, à la vérification de l’authenticité de l’image de l’Autre nous constatons bel et bien l’existence d’un décalage. Les œuvres d’auteurs maghrébins de langue française, tout en gardant chacune sa spécificité, portent l’empreinte d’un passé relativement récent mais aussi d’un présent où l’Autre dans l’espace maghrébin réel et virtuel est toujours prégnant.

4 Pour examiner la transformation d’un des mythes par excellence de la littérature maghrébine de l’époque post-coloniale nous avons retenu les auteurs tous deux marocains mentionnés plus haut pour deux raisons. D’une part afin d’éviter d’entamer un travail trop ambitieux sur les littératures maghrébines de langue française qui ne pourrait évidemment pas négliger le caractère hétérogène de ces littératures et nous mènerait loin de la problématique de la « prodigalité » du Fils classé maghrébin. Une deuxième raison réside dans l’intérêt de comparer le parcours littéraire chraïbien s’étendant sur toute la période post-coloniale jusqu’à nos jours avec celui d’un écrivain de la jeune génération.

5 La présentation des différents stades du scénario mythique du retour du fils prodigue s’effectuera à travers quelques romans de Chraïbi, tels que Le Passé simple [PS] (1954), Les Boucs [LB] (1955), La Civilisation, ma Mère ! [CM] (1972) et Vu, lu, entendu [VLE] (1999). Avec Méfiez-vous des parachutistes [MP] (1999) ; le dernier des trois romans publiés à l’heure actuelle de Fouad Laroui, nous fournissant le décor contemporain du retour du fils prodigue, un cercle mythique est clos par l’arrivée sur la terre natale en tant qu’étranger à son propre pays. Il s’agira à nouveau de la problématique de l’appartenance culturelle, mais qui se profile sous une lumière nouvelle. D’une part un renversement de la situation s’opère puisque le natif se perçoit comme étranger. D’autre part l’image du fils revenu au bercail rejoint l’hésitation des anthropologues, sociologues et comparatistes quant au classement des œuvres dites « marginales » : les catégories préétablies pour une classification culturelle peuvent-elles encore servir de référence à l’imaginaire de la culture regardante ? Ou encore : l’histoire du mythe du fils prodigue s’accorde-t-elle à celle du pays des auteurs ? Et finalement, le cercle mythique du fils révolté qui revient finalement chez soi, mais qui se trouve confronté à sa culture originelle, s’ouvrira-t-il pour se transformer en spirale et poursuivre le scénario biblique ?

6Ce que révèle l’étude imagologique appliquée aux romans observés, ce sont des thèmes obsessionnels que nous découvrons au travers de la collecte de mots-clés et mots-fantasmes2, mais aussi des scénarii entiers, c’est-à-dire des squelettes éventuels des nouveaux mythes. Nous retiendrons à présent le scénario du fils révolté / émigré. Une certaine continuité est repérée dans les œuvres citées : le mythe se développe et commence à vivre sa propre histoire. Dans Le Passé Simple déjà, œuvre qui donne naissance au profil du Marocain révolté, les images et thèmes le composant montrent l’irréversibilité de l’aliénation en passant par trois étapes canoniques3 : l’admiration de l’Autre, la haine de l’Autre et éventuellement un dénouement aboutissant à la philie ou amour fusionnel avec l’autre l’Autre. Dans cette œuvre de 1954, où le mythe du fils révolté se trouve développé, la révolte échouée sera remplacée par une émigration vers la terre des promesses : la France.

7 Le protagoniste mis en scène par Chraïbi s’étant familiarisé avec la culture dite occidentale sur sa terre même et dans un contexte où les rapports de forces et l’Histoire lui imposent comme valeur suprême cette occidentalisation, se trouve confronté à l’univers de ses parents, autrement dit à un monde auquel il ne peut qu’attribuer des défauts et dont il ne peut dénoncer les perversions. Cette situation de base engendre la première constellation de ce que l’on a nommé le mythe du fils révolté. L’indignation du héros se traduit par une tentative de rupture avec la société marocaine où il ne trouve plus sa place. Pourtant nous nous souvenons bien de la réaction hostile des camarades français et marocains qui ont incité Driss à retourner chez lui :

Un faux-monnayeur ! Tous des faux-monnayeurs ! Lucien, Tchitcho, Roche et ce prêtre nasillant. Chacun d’eux m’a traduit à son optique propre. Moi ? Un beefsteack. Passé de main en main, soupesé, examiné, flairé, marchandé… Boh ! Un beefsteak !

[…] Épluchons : vous ne m’acceptez pas. Je ne puis être votre égal. Car c’est cela votre peur secrète : que je le sois. Et que je vienne revendiquer ma place à votre soleil. Eh oui !4

8 Passé ce stade, le décor violent du scénario s’estompe ; il est remplacé par une indignation méditée cette fois-ci partagée avec le père, enfin semble-t-il, pardonné. Le bilan amer des dernières pages du roman Le Passé Simple est couronné par le départ du protagoniste : il s’envole en direction de la France, avec l’idée de retrouver son véritable chez-soi, le milieu adéquat lui permettant de dénouer son conflit intérieur et de faire valoir ses aspirations. Nous voyons un départ effectif, sans que le récit montre l’arrivée de l’autre côté de la Méditerranée.

9 La suite du scénario se trouvera dans le roman Les Boucs où le héros immigré est placé dans la situation initiale du héros du Passé Simple. C’est un autre personnage, nommé Yalann Waldik – nom évoquant rage et tension latente – qui prend le relais de Driss Ferdi. Le scénario de l’émigration du fils marocain se développe et la phase ultérieure sera inscrite dans une histoire d’humiliation et de haine ; le racisme et la xénophobie poussent le héros à la périphérie du « Canaan » :

Je ne dirai jamais à ceux qui sont restés en Afrique mais que travaille comme un ténia le mirage de l’Europe, d’y expédier simplement leurs souliers : tout ce que peut faire un Bicot en Europe : marcher – à la recherche du bonheur ; non plus, ne leur dirai qu’un palmier-dattier s’y atrophie et y meurt beaucoup moins du gel que des restrictions : d’air, de vie, d’espace, de temps, de soleil, d’amour – tout comme un enfant de la terre fait de chair, d’os et d’instincts (et de rien d’autre)5

10 Le schéma du mythe restant le même au cours de l’immigration, le changement survient au niveau de la forme et peut être repéré dans le sens des déplacements décrits. Les mouvements ascensionnels sont accompagnés d’une élévation vers la lumière (cf. le départ en avion de Driss Ferdi ou plus tard celui de la mère émancipée dans le roman La Civilisation, ma Mère !). L’ascension s’accompagne du beau temps, d’une joie de vivre. Au contraire l’obscurité, les mouvements de descente, la pluie, l’espace vital réduit des protagonistes de « vingt-sept mètres-cubes » dans Les Boucs, le regard vers le bas seraient les signes d’un rapport de type phobie (selon la terminologie de D.H. Pageaux). Être immigré chez l’Autre sous-entend une participation volontaire à la vie de l’Autre, une assimilation de tout ou partie des valeurs culturelles d’un autre groupe humain. Cela implique également la volonté – non pas de s’assimiler – mais d’assimiler l’Autre dans son imaginaire, afin de se définir par rapport à un nouveau contact avec autrui.

11 L’histoire du fils prodigue jusqu’à ce stade, était liée à un déplacement dans un espace réel : la révolte de l’adolescent marocain dans le Passé Simple qui se concrétise par un départ de chez soi, l’émigration. Celle-ci consiste en un mouvement vers l’univers de l’Autre. Mais également l’obscur scénario de l’immigration, cette descente en enfer décrite par Chraïbi se poursuit ; et l’histoire du scénario commun rejoint la phase où la question de la quête de l’identité, et par conséquent la définition de l’Autre risquent d’échapper aux catégorisations traditionnelles. Au centre de la constellation mythique, nous trouvons désormais un protagoniste marocain virtuel.

12 Si, dans le premier livre cité de Chraïbi, nous avons constaté une répétition du scénario du départ vers l’Autre sous différentes formes, dans La Civilisation, ma Mère ! nous trouverons le même mythe, cette fois-ci dédoublé. La simple existence, quoique relativement passive du protagoniste de culture française mais habitant dans un milieu traditionnel marocain comporte un jugement de valeur : être de culture autre élève le narrateur sur un piédestal, position qui lui permet d’assister, sourire aux lèvres, à la métamorphose de sa mère. L’autre scénario, le parcours de la mère qui s’émancipe au cours du roman montre bel et bien une émigration virtuelle dans la culture de son fils et/ou de celle de l’Européen :

Ma mère a été reçue à tous ses examens – et même au permis de conduire. Elle s’est fait couper les cheveux et me les a offerts, un tas floconneux dans un cabas.

– En souvenir du passé, m’a-t-elle dit.

À Pa, elle a remis ses diplômes entourés d’un ruban. Et nous a annoncé son départ6.

13 Le héros marocain de culture française est fier de sa mère : il tâche de faciliter l’insertion de cette femme de plus en plus « culturée » dans la société qui, outre les femmes ayant la même ambition, risque de l’isoler. La scène finale évoque celle du Passé Simple. Le père choqué par la « révolte » de sa femme s’adoucit, l’épouse part pour l’Occident et, dernier revirement dans la trame de l’action, c’est au moment du départ que le fils annonce qu’il va accompagner sa mère :

J’irai à la découverte de cet Occident, dit la mère, j’ai besoin de faire reculer mon horizon, de constater, de faire un bilan. « Oui, chérie, disait Pa. »7.

14 L’émancipation de la mère et le départ avec le fils à la découverte de l’Occident apparaissent comme une version corrigée de l’émigration. Le héros part avec sa mère, parce que plus averti que celle-ci. L’intrusion à « l’Autre commun » s’effectue avec plus de précautions et dans des conditions meilleures qu’au cours du séjour précédent. La figure de la mère est appelée à contredire un des thèmes constamment repris dans le scénario du départ. L’auteur, pour décaler l’axe de la différence tente d’effacer la femme autre pour appartenir avec elle à la culture occidentale.

15 La culture est d’une part « un système collectif de symboles, de signes et de significations propre à plusieurs sociétés selon des modalités diverses d’intégration », mais aussi « une entité sociale relativement autonome et complexe »8. Elle est une catégorie qui, placée dans le contexte de l’écriture post-coloniale où le soi et l’Autre s’inscrivent, ne peut que fournir des constatations vagues et invraisemblables. Dans le cas du mythe du fils prodigue étudié dans les romans, la pénétration dans la culture de l’Autre s’effectue de prime abord par l’usage d’une langue autre. Le fils de La Civilisation, ma Mère ! ou encore de Vu Lu Entendu partent du même principe : se placer à part entière à l’intérieur de l’univers de l’Autre non pas pour en devenir partie intégrante, mais plutôt pour occuper une position « supra-culturelle ».

16 Mais que penser du protagoniste de « Méfiez-vous des parachutistes » de Laroui qui, rentré au Maroc pour occuper son poste d’ingénieur dans une entreprise d’hydrocarbures, se fait renverser le premier jour par un parachutiste qui lui tombe dessus ? Ce parachutiste doté de toutes les valeurs d’une société marocaine avec laquelle le héros n’est point familier, loge chez l’ingénieur Machin et prend peu à peu la direction de sa vie. C’est essentiellement avec ce roman de Fouad Laroui que le scénario révolte / émigration / immigration intègre le personnage du fils prodigue, quoique le héros de Laroui lutte tout au long du roman contre l’enfermement dans une classification quelconque. Pour ne pas se laisser « classer », l’ingénieur Machin avance sa solution ; lorsque le moment tant redouté arrive et qu’il doit répondre à la question de son supérieur : « Qui êtes-vous ? », il se morfond longuement avant de répondre : « Mon ambition, dit-il, était de demeurer un singleton, un homme sans importance collective, tout juste un individu9. » Voyant l’embarras de l’ingénieur, ses collègues viennent à son aide :

Bref, en dépit de mes dénégations, […] des collègues, Tajeddine, Nagib et d’autres, se réunirent pour m’apprendre à être ce que je n’étais pas. — Et d’abord, toi, qu’est-ce que t’es ? Machin, c’est quoi ? T’es né où ? — À Saïdia.

Ils se reculèrent avec horreur. — Un Algérien ! — Non, j’y suis né par hasard. Mon père passait par là. — Ta mère aussi, on suppose10.

17 Cette scène de tentative forcée — de la part des Marocains de souche — de réintégrer Machin parmi eux est poussée jusqu’à à la dérision : un autre collègue rejoint le groupe et essaie, de plus en plus désespérément, d’adopter l’ingénieur Machin dans la grande famille très accueillante des Fassi pour lui donner une appartenance. Le fils prodigue se montre de plus en plus hostile à ses hôtes et s’isole au fur et à mesure qu’il se sent étouffé par la présence de l’Autre – marocain. Lorsque l’ingénieur paraît incapable de prendre l’accent fassi (dernière épreuve avant de pouvoir affirmer avec confiance que lui-même est de Fès) son collègue prononce le jugement : « ça ne marchera jamais. Ce type est un blédard vaguement parisien11. » Cette anecdote du narrateur, qui est loin d’être la seule montre, à travers le rire, les thèmes de la « quête d’identité » ou le « problème du bilinguisme12 » qui nous sont d’ores et déjà familiers dans les littératures dites « périphériques » où surgissent les images du fils prodigue.

18 La voix de l’anthropologue annonçant que « dans son rôle de défenseur des droits de l’homme, l’attitude républicaine consisterait à déconstruire les identités pour protéger ce qu’il y a d’universel en chacun de nous »13 pourrait être celle du personnage principal du roman. En effet, tout de suite après le retour au pays, la poursuite du scénario biblique du fils prodigue est mise en question. L’aliénation de la figure de l’ingénieur, mais également du héros de Vu, lu, entendu est flagrante, et si une insertion se produit, de toute façon, elle ne sera pas une ré-insertion.

19Le Fils prodigue tourne en rond et rejoint la figure mythique initiale du fils révolté. Or ce n’est plus la société marocaine dont les valeurs mises en question surgissent à travers l’imaginaire de Driss Chraïbi, mais ce sont deux systèmes de valeurs sans repères spatiaux, qui se trouvent confrontés. Autrement dit, le retour du fils prodigue est marqué par un autre changement primordial : la métamorphose de l’Autre. Nous avons certes pu voir une certaine familiarisation avec l’Occident : les mots-fantasmes pris dans la langue anglaise ou les références à des noms illustres de la culture de l’Autre se sont multipliés, et plus les images de l’Occidental se précisaient, plus l’écart avec la culture d’origine se profilait dans les images.

20 Les transfigurations du fils émigré en fils retourné au pays s’alignent sur l’image de l’Autre telle qu’elle apparaît dans les écrits. Il est facile de constater que l’Autre qui était auparavant le Français, devient plutôt synonyme de l’Européen ou de l’Occidental. Or au moment où la prodigalité comme trait nouveau de la figure du fils du pays apparaît, nous trouverons encore les mêmes qualificatifs, et un mouvement qui va – comme dans « Les Boucs » – vers le bas. Ce ne sont pas les épithètes qui changent, mais ce sont les noms par delà les épithètes valorisantes ou dévalorisantes qui se trouvent modifiés. L’Autre est désormais culturellement indéfinissable.

21 Par définition, nous n’observons pas d’évolution « positive » non plus, dans le rapport entre le soi et l’Autre. Dans Méfiez-vous du parachutiste de Fouad Laroui ou dans La Civilisation, Ma Mère ! de Driss Chraïbi, nous pourrions difficilement nommer l’imaginaire collectif dans lequel les images de l’Autre s’inscrivent – à moins que l’on entreprenne une étude sociocritique forcée. « On ne se plaint pas. Il y a des aspects positifs. La religion de ma mère, tiens, ce n’est pour moi qu’une des trois grandes14 » dit l’ingénieur décrit par Laroui. Sa déclaration confirme l’idée que le parcours mythique échappe aux frontières d’ordre religieux ou juridique (cf. le statut de la femme « occidentalisé » dans le roman de Chraïbi). La manière dont le héros marocain « civilise » sa mère en lui apprenant la culture de l’Autre – qui est en même temps la sienne – le rapproche de l’ingénieur Machin qui rentre au Maroc de chez-soi, c’est-à-dire de l’Europe.

22 Driss Chraïbi, à la fin de ses mémoires Vu, lu, entendu, raconte une aventure avec deux policiers français à Paris, à la fin des années quarante. Il est étudiant à cette époque et se voit profondément humilié par les policiers qui le questionnent dans sa chambre d’hôtel pour savoir s’il est bien au courant que l’hôtel où il loge est une maison de prostituées15. Dans cette scène se cristallise de nouveau le scénario qui comporte comme syntagme minimal le mouvement vers l’Autre. Or après l’explication fournie par le commissaire16 à la suite de laquelle notre héros quitte l’hôtel en question et les filles qu’il ne méprisait point, sa confusion concerne encore son appartenance aux pratiques de l’Autre.

23 En réalité, les scénarii émergeants dans les récits s’inscrivent tous dans une histoire de l’aliénation. La légitimation des images de l’Autre s’effectue à travers le processus d’acculturation et de la recherche d’identité. Les auteurs qui sont les porte-parole de la conscience d’un groupe d’hommes, entrent en contact avec le monde réel et imaginaire de l’Autre ; ils en élargissent la signification : le Français, ancien Colonisateur au début, se transforme en Occidental, transmetteur de valeurs étranges et étrangères.

24La notion de l’Autre doit être conçue dans son sens multiple et désigner un univers symbolique, ce qui permet de conclure que la suite de cette histoire de l’aliénation dans laquelle s’inscrit le mythe du fils prodigue, ne se limitera plus à un cadre géographiquement limité. La réalité multiculturelle redéfinit l’Autre. Le schéma complexe qu’impose le mythe du marocain révolté, sous-jacent aux questions de la religion, de la femme, ou du choix de la langue d’expression prend tout son sens. Nous avons vu comment la figure mythique du fils révolté ou émigré se construisait dans le mécanisme d’une imagerie marocaine pour rejoindre, au fil des années et des œuvres, un autre mythe que nous avons appelé mythe de l’immigré ; et plus tard encore ce même profil mythique deviendra celui du fils prodigue. Autrement dit, le fils prodigue est le synonyme du fils révolté des temps du Passé Simple en 1954, dans la mesure où il est basé sur le modèle de l’aliénation, aboutissant à un déplacement – achevé ou inachevé – de chez soi vers « chez-l’Autre ».

25 L’individu est mis face à une culture qu’il ne peut s’empêcher de voir autrement que sous la forme d’une entité figée par rapport à laquelle il se sent étranger. Les images surgissant dans l’imaginaire des auteurs cités redéfinissent cet individu et inscrivent son existence dans l’univers virtuel des symboles accumulés. Une étude imagologique synchronique sur les littératures de l’époque post-coloniale permet de discerner les changements historiques avec un décalage spatio-temporel. Le scénario qu’implique le mythe du fils prodigue est parvenu aujourd’hui au stade où une suite correspondant à l’histoire biblique peut difficilement être concevable. Réintégrer une culture d’origine qui, dans l’imaginaire des auteurs, apparaît comme enrichie par les contacts d’autres cultures est difficilement possible, le processus dans lequel les peuples sont engagés étant irréversible. Les images de l’Autre se renouvellent constamment et l’image du fils prodigue d’aujourd’hui rejoint celle du fils révolté des temps jadis pour manifester une aliénation : celle de l’individu face au pouvoir des catégories.

Notes de bas de page numériques

1  Gilbert Durand, L’Imagination symbolique, Paris, PUF, 1998, pp. 89-90.
2  Termes proposés par Daniel-Henri Pageaux, « De l’imagerie culturelle à l’imaginaire », in Pierre Brunel & Yves Chevrel, Précis de littérature comparée, Paris, PUF, 1989, pp. 133-161.
3  Explicitées pour la première fois et appliquées sur le contexte colonial maghrébin par Albert Memmi, en 1957.
4  Driss Chraïbi, Le Passé Simple, Paris, Denoël, [1954], 1986, p. 201.
5  Driss Chraïbi, Les Boucs, Paris, Denoël, [1955], 1976, pp. 96-97.
6  Driss Chraïbi, La Civilisation, Ma mère !, Paris, Gallimard, [1972], 1988, p. 178.
7  Driss Chraïbi, La Civilisation, Ma mère !, Paris, Gallimard, [1972], 1988, p. 179.
8  Pierre Bonte, Michel Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, coll. « Quadrige », [1991], 1992, p. 199.
9  Fouad Laroui, Méfiez-vous des parachutistes, Paris, Julliard, 1999, p. 37.
10  Fouad Laroui, Méfiez-vous des parachutistes, Paris, Julliard, 1999, p. 44.
11  Fouad Laroui, Méfiez-vous des parachutistes, Paris, Julliard, 1999, p. 43.
12  Voir aussi, Fouad Laroui, Méfiez-vous des parachutistes, Paris, Julliard, 1999, pp. 91-99.
13  Jean-Loup Amselle, Vers un multiculturalisme français, Paris, Aubier, 1996, p. 179.
14  Fouad Laroui, Méfiez-vous des parachutistes, Paris, Julliard, 1999, p. 99.
15  Driss Chraïbi, Vu, lu, entendu, mémoires, Paris, Denoël, 1998, pp. 199-201.
16  Le commissaire rassure le protagoniste qu’il « avait servi jadis au Maroc, ce pays de contrastes. […] Il ne doutait pas un instant de mes bonnes mœurs. Mais que dirait monsieur votre père s’il apprenait que son fils s’était fourvoyé, inconsciemment bien sûr, mais fourvoyé bel et bien ? » (Driss Chraïbi, Vu, lu, entendu, mémoires, Paris, Denoël, 1998, pp. 201)

Bibliographie

AMSELLE Jean-Loup, Vers un multiculturalisme français, Paris, Aubier, 1996

CHEVREL YVES, La Littérature comparée, Paris, [1989], 1997

CHRAÏBI Driss, Le Passé Simple, Paris, Denoël, [1954], 1986

CHRAIBI Driss, Les Boucs, Paris, Denoël, [1955], 1976

CHRAÏBI Driss, La Civilisation, Ma mère !, Paris, Gallimard, [1972], 1988

CHRAÏBI Driss, Vu, lu, entend. Mémoires, Paris, Denoël, 1998

DURAND Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, [1969], 1984

DURAND Gilbert, L’Imagination symbolique, Paris, PUF, [1964], 1998

LAROUI Fouad, Méfiez-vous des parachutistes, Paris, Julliard, 1999

MEMMI Albert, Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, Paris, Payot, 1973 ; (Première édition : Paris, Buchet-Chastel, 1957)

PAGEAUX Daniel-Henri, « De l’imagerie culturelle à l’imaginaire », in BRUNEL Pierre et CHEVREL Yves, Précis de littérature comparée, Paris, PUF, 1989, pp. 133-161

Pour citer cet article

Szonja Hollosi, « La figure mythique du fils prodigue dans le roman marocain (D. Chraïbi et F. Laroui) », paru dans Loxias, Loxias 3 (févr. 2004), mis en ligne le 20 janvier 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=3191.


Auteurs

Szonja Hollosi

Histoire, Université de Budapest et de Nice-Sophia Antipolis. Thèse sous la direction d’Arlette Chemain Contribution à l’étude de l’imaginaire dans les lettres francophones du Maghreb. Transformations mythiques et contextuelles. Approche pluridisciplinaire.